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Antisémitisme et anticapitalisme réactionnaire

Entretien avec Moishe Postone (un extrait)

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Moishe Postone (1942-2018), était un auteur marxiste, mais pas au sens traditionnel du terme. Il qui était basé à l’Université de Chicago. Il a publié en français : Temps, travail et domination sociale (son maître-ouvrage) et des recueils tels que Critique du fétiche-capital: le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, Marx, par-delà le marxisme et La Société comme moulin de discipline (ces derniers recueils aux éditions Crise & Critique). En mai 2010, il était de passage à Londres et s’est entretenu avec Martin Thomas, de Solidarity, au sujet de l’antisémitisme dans la gauche et de l’anticapitalisme réactionnaire. Nous n’avons pas réussi à retrouver l’entretien complet original ; le texte ci-dessous est la traduction de ce qui semble n’être qu’un extrait publié sur le site Workers' Liberty

J’ai l’impression de ne pas connaître les tenants et aboutissants de la situation du Parti travailliste, donc une partie de ce que je dirai pourrait ne pas être entièrement exact. Premièrement, il y a une polarisation extrêmement malheureuse en regard de la relation entre l’antisionisme et l’antisémitisme. C’est une polarisation qui rend le discours politique très difficile. D’une part, vous avez la droite israélienne telle qu’exemplifiée par Netanyahou, disons, qui traite toute critique d’Israël comme étant antisémite. De mon point de vue, cela est complètement illégitime.

Toutes les formes d’antisionisme ne sont pas antisémites. Il y a trop de gens, au sein de la gauche, et je crois que ce nombre ne cesse de croître, qui prétendent qu’aucune forme d’antisionisme ne soit antisémite ; que l’antisionisme est de l’antisionisme et que l’antisémitisme, c’est autre chose. Dans l’univers de la gauche métropolitaine, il est vraiment plutôt remarquable que cette gauche n’ait rien à dire de la Syrie, n’ait rien à dire sur Saddam, n’ait rien à dire sur le fait que nous assistions présentement à une crise absolue du monde arabophone. Cette crise ne peut simplement être imputée à l’impérialisme. Il doit y avoir ne serait-ce qu’une tentative d’analyse politique sérieuse des raisons pour lesquelles absolument chacun des pays arabes post-coloniaux se caractérise par la présence d’une police secrète, et d’une police secrète qui ferait la fierté de la Stasi. Certaines d’entre elles ont été formées par la Stasi et par le KGB, en fait.

La gauche semble incapable de dire quoi que ce soit de ces problèmes. Dans un sens, et ceci est extrêmement hypothétique de ma part, je pense que plus la gauche se sent conceptuellement impuissante à affronter le monde, plus elle se focalise sur le conflit israélo-palestinien parce que cela lui semble clair : la dernière lutte anticoloniale.

Il y aura des personnes de gauche qui n’apprécieront pas mes propos, mais en rétrospective, on pourrait dire que l’ascension de la Nouvelle Gauche internationalement implique une reconnaissance tacite que le prolétariat n’était pas le sujet révolutionnaire. Je crois qu’il y a eu un éloignement de la politique ouvrière. Les nouveaux militants de gauche ne s’étaient pas simplement séparés des partis communistes et des partis sociaux-démocrates ; même s’ils sympathisaient avec la détresse des travailleurs, je crois qu’ils se cherchaient tacitement un nouveau sujet révolutionnaire. Les peuples colonisés en lutte pour la liberté sont devenus le nouveau sujet révolutionnaire. Je crois que parallèlement à cela, il y a eu une fusion, en partie à cause du Vietnam, de la lutte anticoloniale et de l’anti-américanisme.

L’une des différences entre les manifestations massives contre la guerre américaine au Vietnam dans les années 1960 et au début des années 1970, et les manifestations massives contre l’invasion de l’Irak, c’est que pour plusieurs des personnes — pas toutes, mais plusieurs — qui se battaient contre les Américains dans les années 1960, il y avait l’idée de soutenir une révolution progressiste. Les Américains, en tant que force mondiale impériale, mais également conservatrice, entravaient un développement historique positif. Donc les manifestations ne s’opposaient pas seulement aux Américains. Elles visaient aussi à soutenir la révolution vietnamienne — peu importe qu’on évalue rétrospectivement ce mode de pensée comme étant justifié ou non, et qu’on considère ou non qu’il aurait dû y avoir une critique plus poussée du Parti communiste vietnamien. Rien de cela n’était présent dans les manifestations massives contre l’invasion américaine de l’Irak. Il se trouvait très peu de gens qui eussent pu considérer le régime baasiste de Saddam Hussein comme représentant quoi que ce soit de progressiste, et nul ne s’exprimait ainsi. L’anti-américanisme s’est codifié en tant que progressisme. De façon amusante, c’est un reste de la Guerre froide, qui s’est répandu chez des gens qui n’étaient vraiment pas des partisans de la Guerre froide.

Israël s’est fusionné avec l’Amérique dans l’esprit de plusieurs de ces gauchistes anti-impérialistes. On prête à Israël une immense quantité de pouvoir, qu’il n’a pas en réalité. John Mearsheimer et Stephen Walt, qui sont mes collègues à l’Université de Chicago, affirment que l’invasion américaine de l’Irak s’est faite à l’encontre des intérêts américains, mais qu’elle était poussée par les Israéliens. Évidemment, ils ne précisent jamais ce qu’étaient les intérêts israéliens. En réalité, étant donné que ces deux auteurs avaient des liens avec Washington, leur livre était un document qui invitait le département d'État à les écouter davantage que les néo-conservateurs qu’il écoutait. D’une certaine façon, Israël est le manipulateur et Washington est parfois simplement un stupide pantin qui se fait manipuler par ces Juifs incroyablement astucieux. Et parvenu à ce point, le portrait qu’on fait du sionisme est antisémite. Il y a eu des critiques de gauche du sionisme dès le début, fréquemment par des Juifs communistes. Le sionisme a été critiqué par les communistes comme une forme de nationalisme bourgeois.

Cela est complètement différent des critiques actuelles. Tôt dans sa vie — je crois qu’il a plus tard changé son point de vue —, Trotski se référait aux bundistes comme à des « sionistes qui ont le mal de mer ». Cette critique n’a rien à voir avec la Palestine ou avec le peuple palestinien. Elle ne parle que de nationalisme. Le changement pourrait s’être produit dans les années 1930, mais l’un de ses jalons fut le procès de 1952 en Tchécoslovaquie, au cours duquel les staliniens inculpèrent la totalité du comité central du Parti communiste. Il y avait 14 personnes. Onze d’entre elles étaient juives. C’étaient là de vieux communistes. Plusieurs avaient combattu en Espagne. Ils furent accusés d’être sionistes. Si vous lisez ce que « sionistes » signifiait, c’était exactement comme les fascistes parlaient des Juifs — une conspiration suspecte, antagoniste à la santé du Volk, et œuvrant à saper le gouvernement, qui lui existait pour le peuple. Les staliniens ne pouvaient utiliser le mot « Juifs » — ce n’était que sept ans après la guerre —, donc ils utilisaient le mot « sionistes ». C’est là l’origine de l’une des formes d’antisionisme les plus antisémites. Tout a explosé après 1967. L’URSS était furieuse qu’Israël ait vaincu ses deux principaux États-clients et elle commença à soutenir le mouvement palestinien. Les caricatures antisémites et les déclarations sortant de l’Union soviétique étaient particulièrement effroyables[1]. C’est là où a germé l’idée que le sionisme, c’est du nazisme — cela fut généré par l’Union soviétique. Et malheureusement, il n’est pas étonnant que les nationalistes arabes aient pris le relais.

La gauche occidentale a pris le relais elle aussi. Je crois que cela est profondément malheureux. Je crois que l’antisémitisme est presque comme un test de papier réactif pour savoir si un mouvement est progressiste ou non. Il y a plusieurs mouvements anticapitalistes qui ne sont pas progressistes. Et je crois que l’antisémitisme est un marqueur. Je pense qu’il y a beaucoup de choses à critiquer dans les politiques d’Israël, dans l’occupation israélienne et, certainement, dans le gouvernement israélien actuel. Mais il ne peut y avoir aucune discussion politique si vous devez choisir entre Netanyahou, d’une part, et un certain type d’antisionisme antisémite d’autre part. L’antisionisme en tant qu’antisémitisme est une vision du monde. Ce ne sont pas des préjugés contre des Juifs individuels. Il peut sembler parfaitement courtois, bien que j’aie lu sur la façon dont certains étudiants juifs se faisaient clouer au pilori en termes de « tu as l’air d’un sioniste ». Qui peut « avoir l’air sioniste »? Cela veut dire « tu as l’air juif ».

J’ai été frappé par le Rapport de l’ONU de 2002 sur le développement humain dans le monde arabe, qui avait été rédigé par des universitaires arabes. Il évoquait la misère du monde arabe et son déclin massif depuis les années 1970. Ce déclin fut presque aussi précipité que celui de l’Afrique sub-saharienne. En même temps, d’autres régions de ce que l’on appelait autrefois le « tiers-monde » ont connu un essor. Il me semble que ce n’est pas seulement le déclin du monde arabe que l’on observe, mais l’essor d’autres régions, ce qui rend plus plausible l’idée d’une forme d’antisionisme antisémite. Le pouvoir des Juifs ! Ce sont les Juifs qui entraînent tout vers le bas. Ce n’est là qu’une petite variante de l’idée que le problème relève entièrement de l’impérialisme. Eh bien, l’impérialisme est très important, était important, c’était trompeur.

Mais après tout, les Britanniques sont restés en Inde beaucoup plus longtemps que quiconque l’a fait en Syrie. Ou en Irak. Mais je connais plus d’analyses sérieuses produites par la gauche sur l’Inde que sur le Baas. Je trouve cela très dommage au plan politique et lorsque ça devient antisémite, je vois là le jalon d’un tournant vers un populisme réactionnaire. Sur plusieurs campus, l’hostilité s’est étendue à tous les Juifs. Cela a semé la confusion chez plusieurs jeunes Juifs et ils se sont identifiés à Israël encore plus qu’auparavant.

C’est en train de créer une réaction. Plusieurs sont politiquement naïfs et parce que c’est l’existence même d’Israël qu’on remet en cause, ils manquent aussi d’esprit critique face à ce qui se passe en Israël-Palestine. Lorsqu’Israël est la cible de telles attaques — parce que cela n’est pas vécu comme une attaque politique, mais comme une attaque existentielle —, il y a très peu de discussion. Il y a des campagnes telles que BDS [Boycott, désinvestissement et sanctions], celle-ci est fondamentalement malhonnête. Norman Finkelstein l’a compris depuis un bon moment. Certaines personnes sont confuses, et BDS essaie de promouvoir la confusion. Les gens croient qu’il s’agit de s’opposer à l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, point barre, mais ce n’est pas le cas. Parce que si ce l’était, il n’y aurait alors pas de boycott unilatéral de tous les universitaires israéliens, dont la plupart sont fermement opposés aux colonies et à Netanyahou. Je pense qu’il est significatif qu’au paroxysme de la guerre du Vietnam ou de l’invasion en Irak ou d’autres aventures américaines, il n’y ait jamais eu d’appel au boycott de tous les universitaires américains, jamais.

L’Occident utilise le modèle de l’Afrique du Sud ; plusieurs militants palestiniens pensent que le modèle est l’Algérie ; et il n’y a pas d’analogie. Je ne parle pas d’une analogie morale, je veux dire que l’analogie s’effondre à cause des faits démographiques et politiques. Il n’y avait en Afrique du Sud qu’une petite minorité de Blancs sud-africains. Il y a autant de Juifs israéliens qu’il y a de Palestiniens. Donc les tactiques évoquant l’Algérie ou l’Afrique du Sud ne fonctionneront pas. Mais on assiste à un mariage extrêmement malheureux, pour ainsi dire, entre la droite israélienne, qui évolue de plus en plus vers la droite, et ce que je considère comme la droite palestinienne.

De mon point de vue, l’événement marquant fut lorsque [le Premier ministre Yitzhak] Rabin fut assassiné [en 1995, par un extrémiste de droite israélien]. La campagne de la droite contre Rabin fut dégoûtante et vicieuse, et Netanyahou était à la tête de cela. Après l’assassinat de Rabin, on a présumé qu’un vote de sympathie porterait le Parti travailliste au pouvoir. Au lieu de cela, un groupe de Palestiniens a entamé une campagne d’attentats kamikazes. Cela fit élire le premier gouvernement Netanyahou [en 1996]. Les deux travaillent main dans la main. Chaque partie croit qu’en dernière instance, à long terme, c’est lui qui l’emportera. Mais en attendant, politiquement, ils sont unis. C’est un front de droite uni.

Traduit de l'anglais par Karen Ricard.

 

[1] On peut voir l’étude de Léon Poliakov par exemple, De Moscou à Beyrouth. Essai sur la désinformation, Paris, Calmann-Lévy, 1983 (NdÉ).

Tag(s) : #Racisme - homophobie - antisémitisme
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