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Temps abstrait, lutte concrète

Par Christophe Magis*

 

« C’est l’horloge, et non la machine à vapeur, qui est la machine-clé de l’âge industriel moderne. »[1] Quiconque n’est pas encore convaincu de cette affirmation, formulée au milieu des années 1930 par l’historien de la technique américain Lewis Mumford, n’en doutera probablement plus davantage après avoir visionné le dernier film de Cyril Schäublin, Unrueh (« Désordres » en français). Explorant la vie quotidienne d’une cité horlogère du Jura suisse de 1877, Saint-Imier, le scénario est l’occasion de relater l’histoire des mouvements ouvriers de la fin du XIXe siècle en parallèle des transformations sociales et technologiques qui ont marqué les débuts du capitalisme industriel. Et si le film permet de constater l’importance progressive prise par le chemin de fer, le télégraphe, la presse, la photographie ou la publicité dans ces transformations, c’est bien sûr l’horloge qui s’y révèle comme l’instrument déterminant, dans une mise en abîme particulièrement éloquente. Prenant pour héroïne Joséphine, jeune ouvrière à l’usine horlogère du village, Schäublin donne à voir la condition de travailleurs employés à produire les mécanismes au moyen desquels leurs supérieurs évaluent leurs performances… à la production de ces mêmes mécanismes. « Il faut travailler plus rapidement ! » : cette demande que formule le contremaître — avant de détailler la meilleure manière de saisir les pièces de la mécanique d’une montre afin de gagner quelques secondes précieuses — pourrait résumer l’injonction générale de la modernité industrielle. Chaque seconde doit être rendue efficace dans un temps qui devient une mathématique abstraite pour juger ce à quoi il est employé.

Mais tandis qu’une telle discipline minutieuse du temps s’élabore, il se constitue en parallèle une organisation concrète de la lutte contre cette domination progressive des catégories abstraites sur la vie sociale. Dans les ateliers, les ouvriers s’efforcent de n’être pas trop rapides à la réalisation des tâches, afin de maintenir les injonctions à la productivité dans un périmètre d’intensité supportable. Chaque pause-cigarette, chaque échange est l’occasion de maintenir une socialité nouée autour de relations vécues dans un temps qui retrouve ainsi sa dimension qualitative. À l’extérieur, leurs mouvements s’organisent au niveau local, tout comme ils s’insèrent dans des alliances ouvrières et anarchistes internationales. Les horlogers forment des chorales et montent des pièces de théâtre pour célébrer la Commune de Paris, réprimée impitoyablement quelque six ans plus tôt ; ils échangent des idées directement sur leurs bulletins de vote lors des élections cantonales ; ils organisent des tombolas au profit des grévistes engagés dans des luttes diverses par le monde… Et tout ce qui peut demeurer d’une organisation traditionnelle de la société sert de ressource contre la percée de la rationalisation industrielle et la réification qui l’accompagne. D’ailleurs, parmi les personnages du film, le théoricien anarchiste Piotr Kropotkine, géographe de son état, arpente la région pour en dresser une carte qui ne se satisferait pas de la planification de l’espace imposée par les dirigeants de la manufacture horlogère. Quand ces derniers voudraient quadriller tout l’endroit comme un gigantesque entrepôt, en attribuant à chaque parcelle de terrain une lettre suivie d’un chiffre, Kropotkine s’efforce de retrouver auprès des habitants les appellations traditionnelles susceptibles de conserver le témoignage de significations et d’usages concrets.

On sait combien la question de la mesure abstraite et égale de l’espace et, surtout, du temps, est au cœur du déploiement du capitalisme. La généralisation du système métrique, s’appuyant sur un étalon complètement extérieur à la vie sociale concrète — et correspondant initialement à un dix millionième de moitié de méridien terrestre[2] —, a évacué d’anciennes unités bien davantage liées à l’expérience, renvoyant notamment au corps humain (pied, pouce, coudée…), mais dont les définitions, qui pouvaient varier en fonction de particularités régionales, les rendaient peu propices à s’insérer dans un système d’échange généralisé. Il en est de même pour l’imposition du temps linéaire abstrait et régulier qui est venu supplanter les conceptions prémodernes d’un temps variable en fonction de l’objet auquel il s’applique.

En documentant combien la classe ouvrière en devenir du XVIIIe siècle a résisté longuement à l’imposition des nouvelles conventions temporelles, l’historien britannique Edward P. Thompson a montré à quel point la définition du temps et de son organisation structure aussi la dynamique historique de la lutte des classes. C’est, en Europe, l’emploi progressif de main d’œuvre qui a constitué le passage d’un temps « orienté par la tâche » où, pour l’ouvrier, « il n’y a guère de conflit entre travailler et “passer le temps de la journée” »[3] et le temps « de l’horloge », indifférent à l’expérience concrète, caractéristique de la discipline industrielle qui acte le divorce du travail d’avec les autres sphères de la vie. Toute cette transition, émaillée de conflits, s’est faite très progressivement — depuis la manufacture textile de la fin du Moyen Âge, grande demandeuse de main d’œuvre — et avec le renfort du perfectionnement de la mécanique horlogère, de la morale puritaine, des théories de l’économie politique et des appareils urbains de répression. D’ailleurs, dans le Saint-Imier que décrit Unrueh, outre que pas moins de quatre horaires sont en concurrence (l’heure de l’église, de la mairie, de l’usine ou du télégraphe), la police est omniprésente, en la personne de deux gendarmes dont la sympathique bonhomie rend plus diffuse, mais néanmoins toujours patente, l’autorité publique dont ils sont dépositaires. En plus d’opérations de contrôle et de répression des populations, ils ont aussi pour tâche de régler les pendules de la ville.

L’autorité sait également se faire plus abstraite. Et pour que celle du temps de l’horloge achève de s’imposer à grande échelle, à la veille du XXe siècle, la constitution d’une importante bureaucratie administrative a été nécessaire, dont le film donne un aperçu. Dans une immense salle, quelques cols-blancs recueillent, archivent et documentent les performances individuelles des ouvriers, concevant des indicateurs de leur productivité moyenne en fonction desquels les payes sont directement calculées. Certains de ces cadres administratifs, qui mesurent leurs propres déplacements à travers la ville à la seconde près, ébauchent la figure de Frederick W. Taylor, qui portera au paroxysme cette idée de rationalisation totale du temps dans son « organisation scientifique du travail » et qui, dans sa jeunesse, comptait déjà obsessionnellement ses pas[4]. C’est ainsi que la modernité industrielle a parfait ses réponses aux exigences économiques de prévisibilité du cycle de rotation du capital en accompagnant la standardisation du temps d’une centralisation et d’une régulation bureaucratiques de sa distribution. Et même les organisations de travailleurs ont dû, à leur niveau, participer du mouvement ! Un passage du film, montrant des cadres syndicaux cherchant eux-mêmes de nouveaux marchés horlogers à investir (par exemple celui, naissant, du réveille-matin) afin de permettre un maintien de la rentabilité pour le patronat et, en conséquence, la sauvegarde de plusieurs emplois sinon menacés, illustre avec finesse cette dialectique.

Comme Marx l’a montré dès les premières pages du Capital, la production de marchandises, dont le capitalisme constitue la généralisation universelle, induit une logique sociale spécifique où se tissent des rapports particuliers entre temps et valeur à travers la médiatisation du travail. En introduisant la notion de « temps abstrait », Moishe Postone a très clairement exposé ces rapports. Car, la valeur d’une marchandise étant directement déterminée par le temps de travail socialement nécessaire en moyenne à sa production, alors « la dépense de temps de travail se transforme en une norme temporelle qui n’est pas seulement abstraite de, mais aussi s’oppose à et détermine l’action individuelle »[5]. D’autant que chaque seconde gagnée sur ce temps de travail nécessaire en moyenne est susceptible d’engendrer d’importants gains supplémentaires, augmentant la plus-value produite par le travail — et ce, sans égard à l’objet concret à la production duquel le temps est effectivement employé. Dans le capitalisme, détaché des activités et de leur finalité concrète, le temps a changé de nature, devenant « une variable indépendante, mesurée en unités conventionnelles interchangeables, mesurables, continues, constantes […] qui sert de mesure absolue du mouvement ». Le temps dont l’individu fait l’expérience est désormais un temps vidé de toute qualité, qui s’oppose à lui en permanence, lui intimant simplement l’ordre d’en rendre chaque seconde profitable.

Cela se matérialise probablement de la manière la plus évidente dans ce que la modernité a appelé « loisir ». Organisant la vie quotidienne autour du travail sans égard pour sa finalité, simple dépense d’énergie mesurée par le tic-tac de l’horloge, le capitalisme a créé en regard un « temps libre » censé en être l’opposé : temps durant lequel l’activité cesse d’être ainsi réglée. Mais, outre que ce temps a lui-même été rattrapé par la forme-marchandise, devenant à son tour lieu d’investissement et industrie des loisirs donc engagé dans ses propres processus de valorisation, sa simple définition par rapport au temps de travail, ne lui accorde aucune autonomie. Les activités réalisées dans ce cadre peinent donc à rendre au temps sa qualité en représentant un véritable en-dehors du travail. Bien plutôt, elles finissent par être le simple prolongement de ce dernier : il faut les planifier, s’assurer d’y maximiser son utilité, bref, les rentabiliser ; elles demeurent sous la domination du temps abstrait qui continue de les mesurer.

Ainsi, dans le capitalisme, il faut passer son temps à l’employer correctement ! De préférence au travail. Sinon à ces activités qui, préparant le retour au travail, n’en sont jamais que le prolongement. Le néolibéralisme actuel et ses relais, technocrates et politiques, savent faire obéir à cet ordre et sont toujours plus fervents dans leurs actions visant à standardiser le temps toujours davantage, à le vider de ses qualités, et à le dérober aux travailleurs par l’impératif de sa valorisation accrue ! L’augmentation de la durée légale de la semaine, d’un côté, ou la « réforme des retraites » et sa rhétorique permanente d’une urgence à toujours reculer l’âge de départ et augmenter le nombre d’années de cotisation — quels qu’ils soient, d’ailleurs —, en sont des exemples typiques, par lesquels, au passage, les classes dominantes finissent par se condamner elles-mêmes ! Car derrière l’injonction à « travailler plus », sans égard pour ce à quoi le temps de travail est concrètement employé, et au-delà du trucage évident qui vise, pour la question des retraites, à faire baisser les pensions en multipliant les carrières « non complètes », c’est une conception du temps abstrait qui, par la pratique, continue de s’ancrer toujours plus profondément dans la société. Et ce temps abstrait, égal, sans qualités, à la mesure duquel toute activité, fût-elle récréative, s’astreint à n’être qu’une simple variation du travail, s’applique à toutes les catégories de population — dominants compris — lorsqu’il s’établit en norme sociale : « Les formes sociales temporelles ont une vie qui leur est propre et qui sont coercitives pour tous les membres de la société capitaliste — même si c’est d’une manière qui bénéficie matériellement à la classe dominante. »[6] Roger Ekirch a, par exemple, montré l’incidence du monde industriel sur la définition moderne du sommeil et de ses cycles[7]. Quand la norme d’une nuit complète de huit heures s’est imposée, remplaçant le modèle plus profondément ancré anthropologiquement de deux phases de sommeil séparées d’un réveil, c’est toute la société qui a fini par être concernée. …Et toute la société a été concernée par les désagréments conséquents : insomnies et fatigues typiques de la vie moderne. Il en est de même pour le rapport au temps. Même si, évidemment, en fonction de la place dans l’échelle sociale, les effets ne s’en font pas ressentir aussi durement, l’expérience d’un temps sans qualité, que l’on est condamné à perdre, finit par toucher la société dans son ensemble.

Toutefois, sur ce sujet comme sur d’autres, on ne pourra pas attendre que les classes dominantes, tandis qu’elles participent de détériorer les conditions de vie pour tout le monde, prennent conscience de ce dans quoi elles s’embarquent en y embarquant les autres. La contestation ne pourra venir que de ces « autres » pour qui le changement est rendu bien plus urgent par la violence directe et intolérable qui s’impose à eux. Et elle devra notamment, en parallèle de revendications plus claires et immédiates (semaine de 30 heures ? ; retraite à 60 ans ?), s’attaquer à plus longue échéance à la redéfinition des manières d’habiter le temps. En invitant à le considérer à l’aune des activités concrètes qu’ils y déploient, plutôt que d’en faire le juge de ces activités, certains mouvements sociaux des dernières années (ZAD et Gilets jaunes notamment) ont esquissé quelque direction. Bien sûr, il ne s’agit en aucun cas de fétichiser tel ou tel résidu fantasmé de société traditionnelle en l’érigeant en dogme, comme le font actuellement les courants réactionnaires, rêvant à des formes prémodernes de capitalisme « de bon père de famille ». Mais il est de plus en plus certain qu’une critique du capitalisme — bien au-delà de ses seules dérives néolibérales — manquera son objet tant qu’elle ne s’attaquera pas à cette catégorie spécifique de temps qu’il induit et qui détermine les individus et le cadre de leurs actions.

 

*Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université Paris 8.

[1] Lewis Mumford, Technics and civilization, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1934, p. 14.

[2] Notons que les premières définitions font mention de « la dix millionième partie d’un quadrant de méridien terrestre », à une époque où l’on considérait qu’un méridien faisait le tour de la Terre. Cf. Suzanne Débarbat & Antonio E. Ten (dir.), Mètre et système métrique, Observatoire de Paris/Université de Valence, Paris et Valence, 1993.

[3] Edward P. Thompson, Temps, discipline du travail et capitalisme industriel, La Fabrique, Paris, 2004 [1e éd. : 1993], p. 37.

[4] Cf. Evelyne Jardin, « Le père de l’organisation scientifique du travail », Sciences humaines, n° 120, 2001, p. 30.

[5] Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, Paris, 2009 [1e éd : 1993], p. 318.

[6] Ibid., p. 319.

[7] Cf. Roger Ekirch, La grande transformation du sommeil, Amsterdam, Paris, 2021.

 

Tag(s) : #La lutte des classes et au-delà
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