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« Production marxienne et inconscient freudien :

l'oubli du symbolique selon Jean Baudrillard »

Sandrine Aumercier

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Au cours des années 70, Baudrillard développe une double critique à Marx et à Freud. Elle vise d’une part le mythe capitaliste de la production et des besoins, dont Marx lui-même resterait tributaire. Elle vise d’autre part la notion freudienne d’inconscient, qui serait indument élargie par la psychanalyse à une ontologie transhistorique. Nous présenterons ici et soulignerons l’intérêt de cette double critique [1]. Nous montrerons également sur quoi Baudrillard fonde sa conception du symbolique et les limites qu’impose sa théorie sémiotique poststructuraliste de l’échange aux critiques par ailleurs justifiées qu’il adresse à Marx et à Freud.

La critique de la production par Baudrillard

Dans Le miroir de la production (1973), Baudrillard décrit le morcellement fonctionnel des objets que la dialectique prétend réconcilier en les faisant entrer dans le mouvement de l’histoire. Il nomme « projection paranoïaque » l’opération par laquelle les concepts s’engendrent les uns les autres en suivant la finalité d’une « science qui ne vit que de séparation ». La science se construit ensuite une anthropologie sur mesure des fonctions qu’elle a d’abord séparées.

Baudrillard analyse certains discours, comme celui de Maurice Godelier, anthropologue marxiste, qui s’étonne que les humains primitifs ne produisent pas de surplus économique. Godelier résout ce problème en disant que ces sociétés sans surplus produisent seulement pour « satisfaire leurs besoins ». Baudrillard y voit une naturalisation de la production qui va de pair avec celle, moderne, des besoins. Mais une fois que les anthropologues ont naturalisé la production, ils se trouvent aussi en difficulté d’expliquer les autres aspects de la « société ». En plaçant les prétendus besoins naturels au fondement du fait social, ils s’intéressent ensuite séparément aux rapports sociaux – parenté, alliance, etc. Ce faisant, ils distinguent artificiellement la survie biologique et les significations sociales sur le modèle de la séparation cartésienne de l’âme et du corps.

Dans Pour une critique de l’économie politique du signe (1972), Baudrillard affirmait déjà qu’il n’existe pas de « minimum vital anthropologique ». « L’homme n’est pas là d’abord, avec ses besoins, et voué par la Nature à s’accomplir en tant qu’Homme. Cette proposition, qui est celle du finalisme spiritualiste, définit en fait dans notre société la fonction-individu, mythe fonctionnel de la société productiviste. Tout le système de valeurs individuelles, toute la religion de la spontanéité, de la liberté, de la créativité, etc., sont lourds de l’option productiviste. Même les fonctions vitales sont immédiatement “fonctions” du système. Nulle part l’homme n’est en face de ses propres besoins. » (Pour une critique de l’économie politique du signe, p. 92). Baudrillard réitère cette critique dans Le miroir de la production en affirmant que ce que nous appelons la « société » n’existe pas en dehors de l’échange symbolique, qui est le fait social primordial. Il en tient le modèle de l’Essai sur le don de Marcel Mauss (1925), dans lequel Mauss décrit le cycle de la triple obligation de donner, recevoir, rendre comme fondatrice du fait social. La survie et la subsistance ne constituent pas en ce sens des principes séparés ni des réalités présociales. « Pour les primitifs, manger, boire, vivre sont d’abord des actes qui s’échangent, s’ils ne peuvent s’échanger, ils n’ont pas lieu. » (Le miroir de la production, p. 65).

La culture occidentale fut la première à se réfléchir elle-même comme critique ; elle se conçoit dès lors comme l’universel et fait entrer dans son musée toutes les autres cultures sous forme de vestiges à son image. Par ce moyen, elle les esthétise sans accéder à leur fonctionnement symbolique. Elle les interprète avec ses propres catégories. La critique qui commence avec l’époque des Lumières ne correspond à rien d’autre qu’à l’universalisation, par l’économie politique, de ses propres principes. Son impérialisme s’exprime ainsi aussi bien dans les domaines géopolitique qu’épistémique.

La dialectique est dénoncée par Baudrillard comme le symptôme de ce que le système de l’économie ne voit pas de la propre rupture qu’il constitue lui-même. Le fait de situer le capitalisme comme le couronnement de la succession des modes de production et d’y voir le moment dialectique d’émergence de la conscience critique permet selon Baudrillard au système capitaliste (également dans sa variante marxiste) d’ignorer ses propres catégories. Une lutte politique située à ce niveau est condamnée à rester immanente au système.

Baudrillard critique l’idéologie du travail en montrant que Marx est resté enfermé dans les catégories qu’il veut dépasser, puisqu’il célèbre le travail à maintes reprises comme une nécessité éternelle du genre humain pour produire des « valeurs d’usage » ou des « utilités ». Au cours de l’Histoire, le métabolisme avec la nature prend selon Marx différentes formes qui se succèdent jusqu’à la forme capitaliste, fondée sur la propriété privée des moyens de production. La force de travail y devient une marchandise au service de la production de plus-value, sans considération de la valeur qualitative du travail et des produits. Le marxisme ne dénonce donc pas, selon Baudrillard, la catégorie de travail elle-même mais l’aliénation des forces productives qu’il veut simplement libérer de la domination des capitalistes et de l’emprise du quantitatif.

La conséquence de ceci est, selon Baudrillard, que le système de l’économie politique ne produit pas seulement un nouvel individu vendant sa force de travail, mais aussi l’idée même de force de travail comme définition fondamentale de l’humain. Cet humain se destine à produire, à se produire et à se dépasser continuellement dans une apologie du progrès et du développement consubstantielle à l’économie. En même temps, il ne cesse d’idéaliser un au-delà fictif de ce productivisme, qui serait un temps prétendument libéré de l’impératif de production grâce à l’automatisation de la production. La libération sociale ne vise donc pas la libération catégorielle du travail et de la production en soi, mais seulement d’une partie arbitraire du travail.

La critique de l’inconscient par Baudrillard

Selon Baudrillard, on l’a dit, on ne trouve rien de tel que le travail et la production dans les sociétés prémodernes, sauf à y rétroprojeter les catégories de l’économie. Or si ce nouvel individu et cette idée de force de travail sont une invention récente, ceci n’est pas non plus sans conséquences sur la conception moderne du sujet dont la psychanalyse a fait son objet d’enquête. Baudrillard affirme : « Il n’y a pas de mode de production ni de production dans les sociétés primitives, il n’y a pas de dialectique dans les sociétés primitives, il n’y a pas d’inconscient dans les sociétés primitives. Tout ceci n’analyse que nos sociétés régies par l’économie politique. Ces concepts n’ont donc en quelque sorte que valeur de boomerang. Si la psychanalyse parle d’inconscient dans les sociétés primitives, interrogeons-nous sur ce que refoule la psychanalyse elle-même. Quand le marxisme parle de mode de production dans les sociétés primitives, demandons-nous dans quelle mesure ce concept défaille à rendre compte même de nos sociétés historiques — ce pour quoi on l’exporte. Et là où tous nos idéologues cherchent à finaliser, à rationaliser les sociétés primitives selon leurs propres concepts, à encoder les primitifs, demandons- nous quelle hantise les travaille de voir cette finalité, cette rationalité, ce code leur exploser au visage. Au lieu d’exporter le marxisme et la psychanalyse (sans parler de l’idéologie bourgeoise, mais à ce niveau il n’y a pas de différence), faisons porter tout l’impact, toute l’interrogation des sociétés primitives sur le marxisme et la psychanalyse. » (Le miroir de la production, p. 49) Baudrillard dénonce aussi dans l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari un discours de libération qui reste marqué de l’illusion productiviste.

Il voit également dans la libération sexuelle une illusion de vouloir libérer les processus primaires qui a la même structure que celle de vouloir libérer la valeur d’usage dans le champ du marxisme. Le corps de la « désublimation répressive » (notion reprise à Marcuse par Baudrillard) conjure la mort en positivant la libido sur le principe du développement des forces productives. Dans les deux cas, le modèle de libération est biologique et non symbolique.

La mort devient à l’époque moderne un événement fatal et irréversible, la vie un capital hédoniste. Nous avons ainsi désocialisé et naturalisé la mort en faisant d’elle un phénomène biologique, médical, scientifique alors que pour les humains primitifs – encore eux – la mort est, dit Baudrillard, un rapport social (L’échange symbolique et la mort, p. 202). Dans les sociétés prémodernes, les vivants et les morts entretiennent des rapports symboliques. Nous fantasmons de notre côté un état de nature, des pulsions sauvages, et leur corolaire imaginaire, un désir qui serait à libérer, là où « les cannibales, eux (…) prétendent tout simplement, par leur cannibalisme, vivre en société. » (L’échange symbolique et la mort, p. 212). Le meurtre n’y a pas non plus la signification que lui prête la psychologie moderne, à savoir celle d’un accomplissement de désir et de règlement de compte. La mort biologique et les significations imaginaires qu’on lui rattache sont en ce sens une invention moderne. Notre société repose sur le rejet des morts hors de la circulation symbolique du groupe. « Car il n’est pas normal d’être mort aujourd’hui, et ceci est nouveau. » (L’échange symbolique et la mort, p. 196). Notons que Baudrillard écrivait cela trente ans avant l’irruption d’un transhumanisme décomplexé affirmant « la mort de la mort » (Laurent Alexandre) comme objectif à atteindre.

Baudrillard développe sur cette base une anthropologie du symbolique qu’il définit comme la circulation et l’échange de ce que nous – c’est-à-dire le monde de l’économie – avons appris à séparer et absolutiser. Chaque terme séparé se mire désormais dans son opposé imaginaire tout en prenant consistance de sa référence imaginaire à un réel. Baudrillard décrit les antinomies insolubles qui en découlent entre le mot et la chose, le signe et le référent, l’imaginaire et le réel, le besoin et le désir, le vivant et le mort, etc. : ceci résulte de la négation du symbolique qui en assurait la circulation.

En même temps, Baudrillard affirme que cette liquidation du symbolique n’est qu’apparente ; car ne cessant jamais d’exister, la dette symbolique ne peut que s’être déplacée à un autre endroit. « Nous payons de notre propre mort continuelle et de notre angoisse de mort la rupture des échanges symboliques avec eux [les morts]. (…) Ce contentieux énorme, fait de toutes les obligations et les réciprocités que nous avons dénoncées, c’est proprement l’inconscient. (…) L’I.C.S. est social au sens où il est fait de tout ce qui n’a pas pu s’échanger socialement ou symboliquement. » (L’échange symbolique et la mort, p. 208). La loi du père, l’interdit de l’inceste, le complexe d’Œdipe, sont les résidus privatisés de cette éviction de l’échange symbolique. Le symbolique n’est pas une instance interdictrice ni un lieu de refoulement, comme le veut le mythe œdipien de la psychanalyse, mais la circulation sociale même, qui met en jeu tout le métabolisme du groupe. Pour cette raison, toute analogie entre les observations de l’ethnologie et celles de la psychanalyse est dénoncée comme une mystification par Baudrillard. L’économique et le symbolique sont compris comme exclusifs l’un de l’autre (L’échange symbolique et la mort, p. 215).

Baudrillard interprète l’hypothèse freudienne de la pulsion de mort non pas comme une vérité éternelle mais comme un mythe qui a quelque chose à nous dire de notre culture et de l’appareil conceptuel de la psychanalyse lui-même, qu’elle rendrait caduque. Cette hypothèse liquide en effet la positivité du principe de plaisir qui serait celle de la théorie des pulsions et du productivisme économique.  

Baudrillard suggère enfin un ordre symbolique qui ne distinguerait pas entre processus primaires et processus secondaires. « L’autonomisation du “psychique” est récente. Elle redouble à un niveau supérieur celle du biologique. (…) d’où résulte précisément le concept de pulsion, qui veut jeter un pont entre les deux et participe simplement de l’arbitraire de l’un et de l’autre. La métapsychologie de la pulsion rejoint ici la métaphysique de l’âme et du corps (…). L’ordre séparé du psychique résulte de la précipitation en notre “for intérieur”, conscient ou inconscient, de tout ce dont le système interdit l’échange collectif et symbolique. » (L’échange symbolique et la mort, p. 234).

Pour cette raison, il nie à la psychanalyse et au marxisme d’avoir dit quelque chose de pertinent sur le symbolique. « Marx croit ressaisir dans l’économique et son procès dialectique l’instance fondamentale. Il ressaisit en fait à travers l’économique et ses convulsions ce qui le hante symptomatiquement : la séparation même de cet économique en tant qu’instance. (…) Mais ceci est vrai aussi de la psychanalyse : sous le terme d’inconscient et de travail de l’inconscient, Freud ressaisit comme instance fondamentale ce qui, là aussi, résulte sous forme de psychisme individuel, d’une fracture du symbolique. (…) L’analyse de Marx et de Freud est critique. Mais ni l’une ni l’autre ne le sont par rapport à la séparation respective de leur domaine. Elles ne sont pas conscientes de la coupure qui les fonde. Ce sont des symptomatologies critiques qui, subtilement, font de leur champ symptomatique respectif le champ déterminant. » (L’échange symbolique et la mort, p. 342).

Le diagnostic de Baudrillard n’est juste que dans la mesure où il simplifie la théorie marxienne du métabolisme avec la nature et la théorie freudienne des pulsions. Il ne fait aucun doute qu’on trouve ces tendances chez Freud et Marx et chez leurs successeurs. Mais il n’en est pas moins vrai que Marx développe aussi une théorie négative des catégories du capitalisme qui revient à une critique de la totalité sociale et pas seulement de sa distribution sociologique (elle sera systématisée par la critique de la valeur-dissociation). De même, Freud vise une conception non vitaliste et non psychologique de la pulsion, dont la pulsion de mort est la formulation la plus achevée (et que Lacan va systématiser). Le verdict de Baudrillard sur leur ignorance respective de la coupure épistémologique qui les fonde et les entraîne dans des généralisations transhistoriques est cependant d’une grande pertinence. La proposition d’évaluer leur apport critique à la lumière d’une théorie générale du symbolique devrait être reprise dans une critique générale de la forme sociale capitaliste.

Quelle théorie du symbolique chez Baudrillard ?

Afin de situer la proposition de Baudrillard dans cette nécessaire double critique de Marx et de Freud, rappelons que, pour Baudrillard, l’économique et le symbolique sont en rapport d’exclusion mutuelle. L’économique réduit le fait social, les activités humaines, le cycle de l’échange et les significations du corps à une comptabilité vitale, à une « gestion de la vie comme survie objective ». Reprenant discrètement des développements de Foucault et de Canguilhem, Baudrillard affirme : « Comme la médecine est celle du cadavre, ainsi l’État est la gestion du corps mort du socius. » (L’échange symbolique et la mort, p. 221). La désintrication des principes de vie et de mort que Freud a observée dans les manifestations cliniques de la contrainte de répétition (ou pulsion de mort) est pour Baudrillard liée à une conjuration moderne du cycle de la dette symbolique.

La critique de Baudrillard exige toutefois une définition plus précise de ce que signifie l’hypothèse de la pulsion de mort. Certains psychanalystes font de la contrainte de répétition le lieu même d’exercice de la fonction symbolique illustrée par la célèbre histoire de la bobine. En effet, la pulsion de mort freudienne n’est pas pulsion de mort, mais pulsion de retour à l’inanimé, intriquée et enrôlée dans la trajectoire d’Eros. L’hypothèse de la pulsion de mort dissout toute finalité utilitariste de la vie ; elle thématise une recherche paradoxale de plaisir supplémentaire qui n’entre pas dans l’économie du principe de plaisir, voire le contredit violemment, mais qui produit aussi rien moins que la culture.

Il reste ainsi une différence fondamentale à théoriser entre une contrainte de répétition symboligène et une contrainte de répétition qui s’achève dans la destruction de tout ce qui existe. La première crée une société, la seconde la rend impossible. Si les psychanalystes postfreudiens interprètent la pulsion de mort – du moins ceux qui en acceptent l’hypothèse – plutôt dans le premier sens, les auteurs qui font un usage non psychanalytique du concept de pulsion de mort l’entendent souvent platement au second sens. Les Lacaniens insistent, eux, sur la notion de jouissance qui constitue une réinterprétation de la pulsion de mort. Ni les uns ni les autres ne s’expliquent sur ce qui fait la différence entre une tendance symboligène et une tendance mortifère de la contrainte de répétition. À suivre Freud, cette différence clinique serait constituée de son degré d’intrication avec la « pulsion de vie ». Mais la généralité même dans laquelle il enferme cette proposition la rend peu utilisable pour une théorie conséquente du symbolique.

Baudrillard pressent que l’éviction de la mort dans l’économie symbolique des sociétés modernes et la promotion de la vie comme fin en soi ont des conséquences en termes de « pulsion de mort ». Mais ce que Freud attribue à une pulsion plus fondamentale que les autres, liée à la logique du vivant, Baudrillard l’attribue à un effet de la séparation sociale du vivant et du mort qui fait passer la vie humaine vers un état de survie. « La mort ôtée à la vie, c’est l’opération même de l’économie politique – c’est la vie résiduelle, désormais lisible en termes opérationnels de calcul et de valeur. (…) La vie rendue à la mort, c’est l’opération même du symbolique. » (L’échange symbolique et la mort, p. 201).

Baudrillard, on l’a vu, emprunte sa théorie du symbolique aux anthropologues. Cet emprunt a le mérite d’ouvrir un écart réflexif par rapport aux catégories économiques – marxiennes ou freudiennes – dont nous faisons une anthropologie spontanée, comme si les humains de tous les temps n’avaient jamais été rien d’autre que des homo oeconomicus. Mais l’argument devient insuffisant dès lors que, disposant de cet étalon épistémique, Baudrillard l’applique sans médiation à notre forme sociale. Il hésite en permanence entre un constat de disparition de l’échange symbolique et une affirmation de permanence cachée du symbolique. Le ton est donné dès la première phrase de L’échange symbolique et la mort : « Il n’y a plus d’échange symbolique au niveau des formations sociales modernes, plus comme forme organisatrice. Bien sûr, le symbolique les hante comme leur propre mort. » (p. 7)

La référence passionnée de Baudrillard à la mort et au sacrifice, empruntée à Bataille – qui fait lui-même une lecture très réductrice de l’anthropologie de Marcel Mauss – le conduit à interpréter en termes de sacrifice symbolique et de logique du don les nouvelles formes de violence. Ce sera la substance de son commentaire du 11 septembre, qu’il nommera un « événement symbolique », un « défi symbolique », qui aurait été accompli par les terroristes mais secrètement voulu par tous (« L’esprit du terrorisme », Le Monde, 02/11/01).

Or son analyse du 11 septembre reprend mot pour mot certaines des propositions contenues dans L’échange symbolique et la mort, comme si l’attentat contre le World Trade Center en constituait la réalisation différée – vingt-cinq ans plus tard – et la confirmation théorique. « Ne jamais attaquer le système en termes de rapports de forces. Ça, c’est l’imaginaire (révolutionnaire) qu’impose le système lui-même, qui ne survit que d’amener sans cesse ceux qui l’attaquent à se battre sur le terrain de la réalité, qui est pour toujours le sien. Mais déplacer la lutte dans la sphère symbolique, où la règle est celle du défi, de la réversion, de la surenchère. Telle qu’à la mort il ne puisse être répondu que par une mort égale ou supérieure. Défier le système par un don auquel il ne peut pas répondre sinon par sa propre mort et son propre effondrement. L’hypothèse terroriste, c’est que le système se suicide en réponse aux défis multiples de la mort et du suicide. Car ni le système ni le pouvoir n’échappent eux-mêmes à l’obligation symbolique – et c’est sur ce piège que repose la seule chance de leur catastrophe. Dans ce cycle vertigineux de l’échange impossible de la mort, celle du terroriste est un point infinitésimal, mais qui provoque une aspiration, un vide, une convection gigantesques. » (« L’esprit du terrorisme », Le Monde, 02/11/01).

Si Baudrillard nage ici manifestement en plein fantasme sur le don et le contre-don pour interpréter le terrorisme, c’est parce qu’il extrapole les résultats de l’anthropologie sur un terrain historique qui n’a rien à voir. Autrement dit, il commet l’erreur inverse de celle qu’il reproche aux tenants de l’économie : il puise dans le corpus ethnologique des éléments d’analyse qu’il généralise et transpose sur le « système » actuel sans interroger l’absolue spécificité de ce même « système ». À rebours de ceux qui comprennent l’humanité de tous les temps à partir d’une généralisation de l’homo oeconomicus, il décrit l’humain moderne sur le modèle transhistorique d’un homo symbolicus de son cru, comme si la modernité n’avait pas aussi produit un « nouveau type humain » congruent au capitalisme (Theodor W. Adorno) qui met justement l’anthropologie au défi.

Les observations brutes de l’anthropologie ne sauraient simplement nous informer de ce que nous avons « perdu », sans quoi elles ne pourraient que constituer un discours réactionnaire ; elles nous obligent aussi à tenter, à rebours, une anthropologie des temps modernes. Faute d’un tel effort théorique, l’écart différentiel dont l’anthropologie critique est porteuse est reperdu dans une nouvelle bouillie transhistorique : en interprétant comme « défis symboliques » des actes spectaculaires de pur nihilisme – ce qui leur fait assurément trop d’honneur – Baudrillard ne nous aide aucunement à comprendre ce qu’il est advenu du symbolique dans notre forme sociale. Il leur confère notamment un potentiel de mise en échec du système qu’ils n’ont pas ; car s’ils attaquent bien le système à l’endroit de son talon d´Achille (l’obsession de sécurité et de survie biologique), rien ne permet de réduire leur signification idéologique au rétablissement d’un échange symbolique nié par ailleurs. Autrement dit, Baudrillard outrepasse la validité de ses propres analyses en conférant au terrorisme une valeur symbolique directement transposée d’observations faites sur d’autres sociétés, qui sont pourtant étrangères au fait du terrorisme. Il réduit ainsi la dimension symbolique de la mort – qui est pourtant le cœur de son argumentation – à une série d’actes violents qui auraient tous la même signification symbolique.

On pourrait confondre cette proposition avec une intuition lacanienne. Mais Lacan était plus prudent lorsqu´il disait : « ce qui est refoulé dans le symbolique reparaît dans le réel » [2]. En insistant sur la dimension d´un retour dans le réel de ce qui est rejeté (ou refoulé, selon les formulations) dans le symbolique, il ne se prononçait pas sur la qualité symbolique de ce qui fait retour. 

Pour une anthropologie du monde moderne à partir des critères du monde moderne

Au-delà de critiques pertinentes adressées au marxisme et à la psychanalyse, Baudrillard pêche ainsi par généralisation transhistorique en sollicitant, pour critiquer la critique, des formes sociales primitives qui ne sont pas en mesure de remplir cette fonction critique dans le monde moderne. Ce faisant, il méconnaît les apports proprement marxiens et freudiens à la théorie du symbolique pour leur substituer une grande théorie du symbolique dont le paradigme est extrapolé de sociétés prémodernes. Baudrillard affirme en effet que marxisme et psychanalyse n’ont pas de théorie du symbolique. Or ce n’est pas parce que Marx n’emploie pas le terme de « symbolique » qu’il n’a pas de théorie du symbolique. Quant à Freud, toute son œuvre peut être dite une réévaluation de la fonction symbolique, prise au niveau du sujet, dans une société qui nie collectivement le symbolique.

C’est faute de saisir la théorie marxienne de la valeur que Baudrillard peut affirmer l’absence de théorie du symbolique chez Marx. Il diagnostique une mutation contemporaine que Marx n’aurait pas été en mesure d’analyser lorsqu’il décrit, dans Misère de la Philosophie, le moment où la valeur d’échange s’universalise au point d’absorber tout ce qui lui échappait jusque-là – vertu, amour, opinion, science, conscience, etc. « C’est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle, ou, pour parler en termes d’économie politique, le temps où toute chose, morale ou physique, étant devenue valeur vénale, est portée au marché pour être appréciée à sa plus juste valeur. » (Misère de la Philosophie) Ce stade est interprété par Baudrillard comme une nouvelle époque qui rend obsolète la loi de la valeur. En ceci, Baudrillard est proche de nombreux auteurs poststructuralistes et post-opéraïstes qui n’ont de cesse d’interpréter la postmodernité comme une époque d’obsolescence de la loi de la valeur, ce qui leur permet de lui substituer des élucubrations théoriques sur les nouvelles formes du capitalisme.

Baudrillard radicalise ici la théorie qu’il avait développée dans Pour une critique de l’économie politique du signe, selon laquelle la production économique n’est pas une production de valeurs d’usages, embarquées dans le processus de l’échange, mais qu’elle est en fait une production de signes qui s’ignore comme telle, ou du moins qui s’est ignorée comme telle jusqu’à l’avènement de l’époque postmoderne. Il affirme que Marx aurait séparé abstraction et besoin, valeur d’usage (ou production pour les besoins) et loi de la valeur. La première serait pour Marx un rapport transparent à soi de l’homme à ses besoins, la seconde la sphère du fétichisme proprement dit. Il s’agirait selon Baudrillard de montrer au contraire que la valeur d’usage n’est pas indépendante de la loi de la valeur tout court. Il reproche à la sémiologie contemporaine de se contenter d’une description structurale de la circulation des signes ; à cela il entend substituer une autre théorie du signe, selon laquelle le signe est devenu le réel même. La réalité se serait  réduite à une pure circulation de signes autoréférentiels. La signification et la référence auraient disparu sous l’effet de la prolifération des signes. L’hyperréalité serait cette « réalité délivrée de son principe [de son principe de réalité, qui] devient, dans un développement exponentiel, intégrale. » [3]

Baudrillard a voulu ainsi accomplir avec ce qu’il appelle la « forme signe » ce que Marx avait fait avec la « forme valeur », d’où le titre grandiloquent Pour une critique de l’économie politique du signe, calqué sur celui de Marx. Il analyse notre société à partir de la loi de la valeur d’échange, en refusant à raison d’hypostasier la valeur d’usage comme un moment séparé et naturel (celui du besoin) de la logique de la valeur. Mais il entend par ce moyen produire une théorie du signe qui rompt avec la loi de la valeur, qu’il n’interprète que comme échange d’équivalent. Il peut alors opposer à cette conception tronquée de la logique de la valeur une autre logique qui transcenderait la loi de « l’échange d’équivalent » et qui serait justement faîte du superflu, de la transgression, du défi à mort, de l’excès…

Le problème est que cette analyse ne se fonde pas sur la théorie marxienne de la valeur proprement dite, c’est-à-dire de la contradiction en procès et de la crise de la valorisation qui lui est inhérente. Baudrillard interprète la diminution de la masse globale de valeur économique comme une abolition de la loi de la valeur marxienne. Que la valorisation de la valeur se fracasse sur ses propres limites est interprété comme une fin réelle de la loi de la valeur, qui serait relayée par une simple simulation tautologique des signes du travail. Le travail ne serait plus une force mais un signe. On continuerait à travailler pour entretenir les signes du travail, alors qu’on serait sorti d’une société qui se reproduit par le travail. On ne peut alors qu’objecter à ceci : cette société se nourrit-elle d’amour et d’eau fraîche, qu’elle parvienne ainsi à transcender les lois économiques de la production ?

Baudrillard prend ainsi à la lettre l’apparence tautologique du fonctionnement capitaliste en lui attribuant d’être devenu réellement une pure apparence et rien d’autre ! L’abstraction réelle est pour lui le réel d’une simulation (voir L’échange symbolique et la mort, p. 53). L’imaginaire serait devenu le réel même. Comme chez nombre d’autres auteurs de cette époque fascinés par la notion d’un « échange d’équivalent » et la circulation (Derrida, Goux, Lyotard, Deleuze et Guattari…), la théorie marxienne est non seulement ravalée à une conception purement échangiste de l’économie, mais en outre à un échange de signes ! La réalité de l’échange de signes serait la vérité fondamentale du capital. Ainsi, Baudrillard accorde plus de réalité, voire toute la réalité, au prétendu procès d’égalisation des signes dans l’échange marchand, plutôt qu’au procès réel de valorisation dans la production dont se soutient le système économique comme tel, même lorsque ce procès est en panne d’accumulation. Ce n’est pas parce qu´une voiture est en panne qu’elle cesse de nécessiter un moteur pour avancer. La notion d’abstraction réelle (Alfred Sohn-Rethel) décrit mieux le paradoxe de la production en partant du présupposé inverse d’une abstraction inscrite dans les actes de production réels, et ce depuis les origines du capitalisme.

Baudrillard ne voit pas que la « différence absolue » sur laquelle se fonde le capital (celle de la plus-value obtenue par le travail et du procès de valorisation qu’il entretient) est précisément celle que le capitalisme nie constamment dans son auto-explication légitimatrice en prétendant interchangeables le travail vivant et le travail mort. En niant symboliquement la différence entre humains et machines, l’économie peut continuer à ignorer la source dont elle vit. Cette négation est à l’origine de la dissolution de tous les anciens systèmes symboliques, qui sont traités par le monde capitaliste comme si tout était désormais mécanisable et donc commutable, et comme s’il n’y avait nulle différence absolue. Il n’y aurait que des différences procédurales.

Selon Marx, le système capitaliste nie de la sorte qu’il y a au moins une différence absolue, et c’est elle précisément qui précipite son effondrement. Lacan suggère, à la toute fin de son séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964) que la psychanalyse vise une « différence absolue » [4]. De même en effet que le capitalisme méconnaît la différence absolue qui le fonde, la psychologie méconnaît la différence absolue entre la logique du signifiant et la communication.

La suprématie de l’échange et de l’égalité dans l’échange n’est que le mythe de la science économique officielle. Ce mythe recouvre, masque et dénie la loi de la valeur dont se soutient pourtant le système économique. Le masquage est si efficace que Baudrillard peut le prendre au premier degré : il n’y aurait plus de loi de la valeur (de la production) et il n’y aurait que l’échangeabilité indéfinie de signes commutables sur le marché des signes ! Armé d’une interprétation superficielle de l’ère de l’information, des télécommunications et de l’automatisation, Baudrillard prête à la nouvelle orgie d’information une qualité d’autoconsistance et d’autonomisation par rapport à la production de valeur qui reste inexplicable du point de vue économique. Quelque pertinente que soit sa critique de l’idéologie de la production, sa critique de l’économie se révèle ainsi une ignorance de l’économie.

La nouvelle suprématie du « signe » rendrait caduc ce qu’il appelle l’époque de la production qui était encore celle de Marx. Cette interprétation repose sur une ambiguïté permanente autour du terme de « valeur », employé tantôt dans un sens marxien (celui de l’économie politique), tantôt dans un sens moral de « ce qui vaut » et qui est représenté par un signe. Une erreur fréquente, hélas, mais fatale pour toute critique de l’économie politique. On passe insensiblement de la valeur économique à la valeur du signe sans remarquer que la valeur économique a chez Marx une définition précise qui fonde en théorie la sphère économique proprement dite. Baudrillard croit donc échapper à l’économie, mais c’est en ignorant la logique économique, à laquelle il substitue une célébration abstraite de « l’échange symbolique ».

Le procédé théorique consiste à commencer par réduire toute la sphère économique à un échange d’équivalent, puis à décréter que cet échange d’équivalent est une supercherie, car aucune société ne fonctionne sur un tel échange. Il y a toujours excédent. La promotion de l’excès par Bataille et Baudrillard repose ainsi sur un fantasme de l’économie et non sur une analyse de son fonctionnement réel. Ce faisant, on peut croire échapper à l’impérialisme de l’économie en absolutisant simplement une notion antithétique de l’échange, à savoir un échange qui ne serait pas un « échange d’équivalent » mais un échange toujours déjà marqué par l’excès.

Les analyses pénétrantes de Baudrillard sur la mise à disposition du corps productif et sur la naturalisation de la production sont finalement ramenées à une simple idéologie en voie de dépassement dans ce qu’il appelle « l’économie politique du signe ». L’interprétation de la production comme idéologie sous le régime de l’équivalence générale lui fait manquer les conséquences de sa propre intuition. Comme il ne se pose pas la question de la soutenabilité matérielle du système de production – qui devrait pourtant être analysé avec les critères de l’économie et non avec ceux de la sémiotique – il est forcé d’en interpréter la crise non pas comme une crise matérielle de la production de valeur, avec son cortège de conséquences sociales, mais comme une crise idéologique du paradigme productif, rattrapé et remplacé par une incapacité croissante du système à se reproduire symboliquement sous le régime cybernétique. Or la cybernétique n’est que la tentative de parachever l’indistinction entre humain, machine et nature dans une théorie systémique générale des échanges que Baudrillard ne parvient pas à critiquer du fait même de sa propre hypostase de l’échange. La négation du symbolique par la cybernétique constitue la généralisation du principe fondamental de l’économie, à savoir la prétendue substituabilité du travail mort et du travail vivant.

Il reste – et Baudrillard y insiste à juste raison – qu’aucune société ne peut exister comme société sans une fonction symbolique, sauf à devenir réellement la ruche de Mandeville. Le capitalisme a bien un principe différentiel fondamental. Ce principe socialement opérant – c’est-à-dire capable de faire société – est la loi de la valeur. La seule « différence absolue » qui domine le système est ainsi celle qui existe entre la dépense énergétique de force de travail humaine qui crée de la valeur et la dépense énergétique de force de travail machinique qui n’en crée pas.

Toute la survie du système économique et tout le développement interne de sa crise reposent sur cette différence, laquelle est radicalement déniée par la science économique officielle. L’économie repose sur le déni de son propre fondement ; elle étend et multiplie son tour de passe-passe en faisant passer progressivement tout ce qui existe dans un effort absolument vain d’égalisation abstraite des échanges dont la thermodynamique, la cybernétique et la systémique sont la plus haute expression. Plus l’intégralité de la vie humaine est marchandisée, c’est-à-dire rendue monnayable et échangeable (dans les termes de Marx : la vertu, l’amour, l’opinion, la science, la conscience, etc., plus l’économie est au pied du mur de sa propre loi de la valeur. Moyennant quoi la loi fondamentale du capital (la création de valeur à partir du travail) absorbe progressivement toute la fonction symbolique sans abolir pour autant la loi de la valeur, qui constitue sa limite symbolique.

En se racontant son processus comme celui de l’échange égalitaire entre partenaires contractuels égaux, le capital couvre son propre fonctionnement symbolique : la production d’un surcroît de valeur à partir du seul travail humain dans une forme sociale qui tend à éliminer le travail humain de la production. Plus l’égalitarisme est affirmé dans le discours, plus est masquée cette loi fondamentale de la valeur. L’effort de niveler toutes les différences vise – mais vainement – à atteindre celle qui régit la production de valeur. Elle n’en impose pas moins sa loi d’airain sur l’ensemble de la société. Elle est symbolique en ceci qu’elle est au cœur de la reproduction de la totalité de la société capitaliste et qu’elle la fait tenir, même négativement.

La célébration narcissique ou réactionnaire de la petite différence sur les ruines de l’ordre symbolique n’a rien à nous dire sur le symbolique. Le symbolique est justement donné par la différence absolue, celle qui fait consister un ordre social, et non par la seule affirmation d’un écart processuel, différentiel, que Derrida a baptisé différance.

Dans le capitalisme, la différence absolue est donc celle de la production de valeur – homogène au processus historique de réduction de tout être et de toute chose, de tout processus, à des grandeurs calculables, à des suites d’opérations mécaniques, formalisables, par lesquelles la machine simule le vivant, sans jamais le remplacer. Son remplacement achevé coïnciderait avec l’effondrement final du système, mais aussi avec une abolition de la fonction symbolique sous le déchaînement de l’automatisme de répétition (de la pulsion de mort). L’automatisme de répétition témoigne du fait que cet unique principe symbolique, qui préside à la création de valeur économique, absorbe progressivement toute la fonction symbolique.

La séparation sociologique du vivant et du mort diagnostiquée par Baudrillard gagnerait ainsi à être replacée dans cette matrice fondamentale de la reproduction globale du système économique. Baudrillard prend l’auto-explication du capital par lui-même – la promotion des petites différences fondée sur le déni de sa propre différence fondamentale – au pied de la lettre. Le capital nous dit qu’il n’y a plus de différence symbolique (qu’il n’y a que des variables), mais il nous masque son principe symbolique fondamental, un principe de reproduction qui absorbe toute autre fonction symbolique dans l’espoir de se survivre. C’est là précisément le point de croisement entre la psychanalyse comme critique de la psychologie et le marxisme comme critique de l’économie politique.

Que dire alors de la psychanalyse ? Les psychanalystes, que Lacan appelait les « praticiens de la fonction symbolique » [5], prennent en charge les retombées individuelles de cet ordre capitaliste, dont l’unique fondement symbolique est la production de valeur par le travail. La psychanalyse traite des conséquences pour l’individu d’être un rouage de ce mode de production. Elle traite des vestiges d’une fonction symbolique en voie de disparaître. Elle traite cet ordre symbolique du point de vue des effets de subjectivité qu’il implique. Elle remonte vers les retombées subjectives de cette différence absolue constamment niée par l’ordre économique, pour qui absolument tout, sans exception – les mots comme les choses – est échangeable sur le marché.

Malgré la promotion post-lacanienne d’une idéologie abstraite du « langage », la psychanalyse ne traite que les résidus de l’ordre symbolique dont elle est issue, nommément l’ordre capitaliste, tant il est vrai qu’un système symbolique se définit d’être collectif. Elle est donc, en tant que discipline et en tant que discours, soumise à la même résorption progressive que tout le reste de l’ordre symbolique dans le « sujet automate » capitaliste. Si elle peut aider certains sujets à tirer leur épingle du jeu, elle n’est pas en mesure de résister à ce rouleau compresseur par ses propres moyens. L’hypostasie du singulier sur laquelle se fonde une certaine lecture de la psychanalyse, est une expression de la tendance postmoderne à méconnaître la nature de ce rouleau compresseur.

Car la compréhension de la logique économique a aussi des conséquences sur la théorie de la lutte contre l’économie. Baudrillard affirme dans L’échange symbolique et la mort qu’on ne détruira jamais « le système » (invariablement désigné par lui sous cette forme indéfinie) par une intervention directe : le capital recycle toutes les critiques. Il serait donc nécessaire de déplacer le combat sur le terrain du symbolique. Qu’est-ce à dire selon Baudrillard ? « Défier le système par un don auquel il ne puisse pas répondre, sinon par sa propre mort et son propre effondrement. » (L’échange symbolique et la mort, p. 64) Cette position traverse, inchangée, toute son œuvre. On la retrouve dans son interprétation du terrorisme comme acte singulier opposé au triomphe de la mondialisation et comme défi à mort ou défi à la logique moderne d’éviction sociale de la mort. C’est là accorder à des actes anomiques une puissance symbolique positivée, emphatique. Cette interprétation découle d’une hypostase de la mort identifiée à « l’échange symbolique » dans les sociétés prémodernes puis transposée sans autre forme de procès sur la société capitaliste dont « le système » n’est déchiffré que comme un système de signes commutables résorbant toute référence à la réalité. L’interprétation de la mort dans le capitalisme reste ainsi rivée à des observations sociologiques qui manquent à saisir le rapport fondamental du vivant et du mort dans le procès de production capitaliste, véritable noyau d’une autophagie de la fonction symbolique par elle-même.

Sandrine Aumercier, février 2025

Ce texte constitue la version écrite d’un exposé tenu au séminaire « Psychanalyse et capitalisme » le 15 février 2025 au Café Plume, Berlin, à partir de la lecture collective d’extraits choisis des livres de Jean Baudrillard Le miroir de la production et L’échange symbolique et la mort.

Source : Grundrisse. Psychanalyse et capitalisme

Version en allemand (PDF)


[1] Nous nous appuierons dans ce qui suit sur Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972 ; Jean Baudrillard, Le miroir de la production, Paris, Galilée, 1975 ; Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976 ; Jean Baudrillard, Simulacres et simulations, Paris Galilée, 1981.

[2] Jacques Lacan, D´un Autre à l´autre, Paris, Seuil, 2006, p. 321.

[3] Raphael Bessis, Lucas Degryse, « Entretien avec Jean Baudrillard », Le Philosophoire, 2003/1, n° 19.

[4] Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, PUF, 1973, p. 248 : « Le désir de l’analyse n’est pas un désir pur. C’est un désir d’obtenir la différence absolue, celle qui intervient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir. »

[5] Jacques Lacan, « Fonctions et champ de la parole et du langage », dans Écrits, paris, Seuil, 1966, p. 284.

 

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