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Clément Homs

Les Chiens de rue de la Théorie critique

Les origines de la revue Krisis : protagonistes et préhistoire de la Critique de la valeur-dissociation (1966-1992)

Paru dans Jaggernaut, n°5, juin 2023

Table des matières

  1. Robert Kurz et les années 68 : de la « Nouvelle gauche » ouest-allemande au marxisme-léninisme
  2. Du SDS au KABD : Robert Kurz et le marxisme-léninisme maoïste (1970-1976)
  3. De l’exclusion du KABD à la fin de l’aventure de la revue Neue Strömung : Espoir et tentatives de refondation de l’unité marxiste-léniniste et expérience d’un « Nouveau courant » (1976-1984).
  4. La création de l’Initiative Marxistische Kritik en 1984 : L’annonce de ruptures théoriques imminentes ou les prémisses de la Critique de la valeur
  5. Ni activisme, ni académisme : Le lancement de la revue Marxistische Kritik en 1986
  6. Le cap de 1988 : Premier manifeste et critique de l’échec/évolution du mouvement anti-autoritaire allemand
  7. De Marxistische Kritik à Krisis, un seul mot d’ordre : « Abattre les vaches sacrées » du vieux marxisme du mouvement ouvrier
  8. D’une poussée théorique à l’autre : de la théorie de la crise au « théorème de la dissociation » de Roswitha Scholz

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*

La préhistoire de la « Critique de la valeur » a jusqu’ici rarement été abordée. On sait habituellement que le groupe-revue Krisis, situé à Nuremberg en Allemagne, avait pris la suite en 1990 de la revue Marxistische Kritik apparue en 1986, et qu’il fut le creuset où furent coulés les premiers matériaux en fusion du courant connu initialement sous le nom de « critique fondamentale de la valeur » puis « critique de la valeur » (Wertkritik) et de ce qui allait devenir, surtout à partir des années 2000, dans le nouveau contexte de la revue Exit !, la « critique de la valeur-dissociation » (Wert-Abspaltungskritik). « Domination abstraite », « sujet automate », « Domination sans sujet », « socialisation totale » : ce sont en réalité les mots d’ordre de toute une formation discursive en Allemagne – la Neue Marx-Lektüre ‒ plus large que le seul périmètre de la Wertkritik, qui s’est développée entre les années 1960 et 1990 et qui se distingue par un « retour à Marx ». La critique de l’ancienne lecture de Marx fut le leitmotiv de toute une génération de théoriciens et activistes, et la voie qui fut celle de la Critique de la valeur, fut indépendante et différente de celle de la « Nouvelle lecture de Marx », de Moishe Postone, de Jean-Marie Vincent[1] ou de Ruy Fausto, même si les objets et problèmes théoriques étaient par bien des aspects identiques. Anselm Jappe est le premier à avoir présenté une « Brève histoire de la critique de la valeur à partir des écrits de Robert Kurz » dans Sous le Soleil noir du capital, en montrant les principales articulations et évolutions théoriques de ce courant dans les années 1990 et 2000[2]. On dit souvent que les premiers moments ont consisté en un abattage successif de différentes vaches sacrées du marxisme du vieux mouvement ouvrier et de l’activisme tout azimut de la gauche « alternative ». Cependant, le contexte direct de la création de Krisis une décennie plus tôt, les origines, les parcours initiaux, les évolutions parfois frappantes et les diverses publications de ses protagonistes n’ont pas encore été présentés. Dans quel contexte a été créé l’initiale « révolution théorique » aboutissant à la première Critique de la valeur et quelles ont été les filiations politiques, militantes et théoriques des premiers protagonistes du premier groupe Krisis ? Dans ce qui suit nous souhaiterions retracer cette histoire en rassemblant un ensemble de notes biographiques concernant plusieurs protagonistes de ce groupe durant la période 1966-1992, c’est-à-dire partir des années d’engagement militant lors du « Mai 68 allemand », pour revenir ensuite sur les années qui ont précédé plus directement la création de Krisis, mais aussi les épreuves et les tribulations des débuts d’un groupe-revue issu de l’extrême-gauche allemande qui allait bouleverser la théorie révolutionnaire et hisser le niveau de la critique du capitalisme à une hauteur inégalée. 

Nous nous sommes appuyés sur différentes sources directes et indirectes. En 2014, dans le cadre du projet archivistique « Materialien zur Analyse von Opposition » (MAO) autour de différents groupes d’extrême-gauche en Allemagne de l’Ouest dans les années 1970-1980 (dont les archives sont situées à l’Université libre de Berlin), a été mis en ligne un ensemble de documents d’archive numérisés, notamment sur le mouvement étudiant radical allemand, le mouvement marxiste-léniniste et les engagements et publications entre 1976-1989 de plusieurs participants de Krisis, autour de Robert Kurz, Peter Klein, Ernst Lohoff, Norbert Trenkle qui figureront parmi les premiers fondateurs de la « Critique de la valeur »[3]. D. Berger a également rédigé une notice et réalisé une numérisation de la revue Diskussionbeiträge datée de 1978-1979 liée à un groupe où Kurz et d’autres protagonistes avaient initialement évolué[4]. L’article d’Ulrich Leicht paru sur le site d’Exit !, « Petite histoire du processus d’élaboration théorique de la critique de la valeur depuis ses débuts en 1986 jusqu’à aujourd’hui » a également consacré un chapitre détaillé à la période en question dont nous reprenons certains développements[5]. Plusieurs protagonistes ont aussi donné des entretiens sur cette période et Peter Klein et Norbert Trenkle ont bien voulu répondre à nos questions, nous les en remercions[6].

1. ROBERT KURZ ET LES ANNEES 68 : DE LA NOUVELLE GAUCHE OUEST-ALLEMANDE AU MARXISME-LENINISME

Le groupe Krisis et l’élaboration du courant de la Critique de la valeur à partir du milieu des années 1980 doivent beaucoup à Robert Kurz. « Bobby » a toujours été son « nom de guerre » au sein des groupes militants auxquels il a participé. La douzaine de livres et les centaines d’articles que Kurz a publiés ont constitué une contribution majeure à la constitution de la Critique de la valeur, puis de la Critique de la valeur-dissociation. Ces écrits se situent sur deux niveaux : d’un côté, une élaboration théorique de fond, menée au travers de longs essais parus dans les revues Krisis et Exit ! (cette dernière fondée en 2004 après la séparation d’avec Krisis) et de nombreux ouvrages portant sur le renouvellement de l’appareil catégoriel de la critique marxienne de l’économie politique et une investigation sur les formes récentes et passées du capitalisme avec sa grande histoire du capitalisme Le Livre noir du capitalisme (1999), Le Monde comme volonté et design. Le postmodernisme, la gauche lifestyle et l’esthétisation de la crise (1999), Le Capital-monde : mondialisation et limites internes au système moderne producteur de marchandises (2005) ou Argent sans valeur (2012). D’un autre côté, Kurz intervient dans la presse dans des centaines d’articles (principalement dans des journaux allemands, autrichiens ou brésiliens), pour, à partir des niveaux théoriques fondamentaux, analyser l’actualité des formes concrètes, des idéologies et de la crise du capitalisme. Cet intérêt pour l’actualité ou des questions plus immédiates liées à la situation de la gauche est aussi très présent, à la suite des attentats du 11 septembre 2001 et des guerres en Irak et en Afghanistan, dans son étude sur les formes de l’impérialisme à l’ère du capitalisme de crise La Guerre pour l’ordre mondial : la fin de la souveraineté et les transformations de l’impérialisme à l’époque de la mondialisation (2003), ou encore dans ses prises de positions critiques envers les positions bellicistes de la gauche anti-allemande, avec L’idéologie anti-allemande. De l’antifascisme à l’impérialisme de crise (2004).

Robert Kurz est né le 24 décembre 1943 à Nuremberg, dans une famille ouvrière nombreuse ‒ ils étaient sept en tout avec ses grands-parents (dont un frère encore vivant en 2012, Helmut Kurz). La famille était orientée politiquement vers la social-démocratie et le syndicalisme ouvrier. Cela a marqué son enfance à bien des égards. « Pour moi, enfant », se rappelle-t-il, « les grands-parents étaient également importants, en particulier le grand-père, qui était ajusteur-mécanicien et actif dans le syndicat. Je me souviens par exemple que le grand-père était un vieil homme qui s’insurgeait contre la guerre du Vietnam devant la télévision »[7]. Sa première expérience en dehors de la famille fut l’armée allemande au début des années 1960, durant son service militaire. « C’est là que je suis devenu pacifiste » raconte Kurz, « je trouvais la Bundeswehr tellement horrible que j’ai un peu dérangé. Un jour, j’ai été retiré de la circulation, je n’ai plus eu le droit de participer aux cours politiques et je me suis décidé à placarder de la propagande pacifiste sur le tableau d’affichage, etc. On m’en a fait le reproche. Ensuite, j’ai refusé de suivre le cours pour officiers et d’autres choses du même genre. J’ai été renvoyé comme caporal. Et par la suite, j’ai encore refusé de participer aux exercices de relève »[8].

Sorti du service militaire, Kurz commence rapidement sa « carrière » militante en participant aux « Ostermärsche », ces marches et rassemblements de protestation contre les armes nucléaires qui avaient commencé dès la fin des années 1950 et qui eurent chaque année un grand retentissement en République Fédérale d’Allemagne. Dès 1957, dans le cadre du réarmement de l’Allemagne, le chancelier Konrad Adenauer avait exigé des États-Unis le transfert d’ogives nucléaires pour des tirs d’artillerie. Portée par des motifs pacifistes ou antimilitaristes dans le contexte de la Guerre froide, la campagne « Kampf dem Atomtod » (lutte contre la mort nucléaire) s’est organisée contre ce projet de réarmement, avec le soutien initial du SPD et des syndicats. Mais ni le large rejet au sein de la population ni les actions de masse soutenues par les églises, les syndicats et le SPD ne réussirent à empêcher la décision de réarmement du Bundestag le 25 mars 1958. Au sein de ce « Mouvement contre la mort nucléaire » (Günther Anders), Kurz fait la connaissance de communistes, notamment de membres du groupe-revue Arbeiterpolitik fondé par Heinrich Brandler (1881-1967), un opposant à la Première Guerre mondiale, brièvement président du Kommunistische Partei (KP) au début des années 1920, avant de finir dans l’opposition anti-stalinienne en fondant en 1928-1929, le KPD-Opposition formé par des membres exclus du Parti Communiste Allemand (Kommunistische Partei Deutschlands, le KPD) alors intégralement stalinisé. « Quand j’étais chez eux » raconte Kurz, « je voyais toujours les Marx-Engels-Werke, les volumes bleus des œuvres de Marx et Engels, posés sur les étagères. […] Ensuite, les choses sont allées assez vite, parce qu’elles étaient liées d’une part au travail syndical pour les jeunes au sein d’IG Metall et au mouvement marxiste, et d’autre part avec la vague du mouvement étudiant, qui m’a vraiment emporté »[9].

Au début des années 1960, Kurz est inscrit en effet à la faculté d’Erlangen près de Nuremberg où il étudie la philosophie, la pédagogie et les sciences politiques ‒ « des matières a priori stériles », fera-t-il remarquer[10]. « Jusqu’à la veille d’une thèse de doctorat que je commençais à rédiger (sur l’histoire du mouvement des étudiants en Allemagne et en Autriche), j’ai obtenu tous mes diplômes, mais je n’ai pas étudié en vue d’une carrière universitaire, mes études étaient entièrement marquées par le mouvement militant. J’ai vraiment été absorbé par le mouvement »[11]. Kurz se retrouve en effet très vite davantage impliqué dans le mouvement étudiant qu’étudiant ‒ il abandonnera ses études et son projet de doctorat et assurera en partie ses moyens de subsistance tout au long de sa vie en exerçant différentes professions. « Après avoir abandonné mon projet de doctorat, j’ai été chauffeur routier, puis chauffeur de taxi pendant sept ans ‒ un métier typique de philosophe. Et je travaillais aussi pour un quotidien local, dans le domaine technique, à temps partiel. Ce que j’ai conservé, c’est tout de même une certaine sécurité. Pour le reste, je suis devenu de plus en plus un indépendant. Pour mon propre compte, à plein temps, en tant qu’activiste social (Bewegungsagitator) »[12].

Durant cette période, au tournant des années 1960, les engagements du jeune Kurz sont marqués par les évolutions de la gauche ouest-allemande. Depuis 1956, le KPD y est interdit, son activité est clandestine et plusieurs de ses militants sont encore incarcérés. En 1968, un Parti Communiste Allemand (Deutsche Kommunistische Partei, le DKP) est créé pour prendre la succession du KPD et dans le contexte de la Détente, les autorités ouest-allemandes s’abstiennent de l’interdire. Il n’existe qu’un seul syndicat ouvrier, la Confédération Allemande des Syndicats (Deutscher Gewerkschaftsbund, le DGB). Créée en 1946, l’Union des Étudiants Socialistes Allemands (Sozialistischer Deutscher Studentenbund, le SDS) constitue le principal syndicat d’étudiants socialistes, qui est à l’origine indépendant mais proche jusqu’au milieu des années 1950, du SPD, le parti social-démocrate ouest-allemand, pour lequel le SDS constituait un réservoir de cadres. Entre 1949 et 1966, le SPD avec à sa tête Willy Brandt, est le principal parti d’opposition, alors que la coalition de droite CDU-CSU avec les libéraux de la FDP (Freie Demokratische Partei) est majoritaire au Bundestag et se trouve au pouvoir durant la période. En 1959, le parti social-démocrate abandonne les références marxistes du programme de Heildelberg (1925) en adoptant le programme de Bad Godesberg, du nom d’une ville dans la banlieue de Bonn où se tient le dit Congrès. Les concepts « de marque » du marxisme traditionnel (lutte des classes, prolétariat, exploitation, capitalisme, société socialiste, société sans classe, etc.) disparaissent en grande partie. Le concept d’aliénation n’est même plus présent dans le document final (tout comme la référence directe à Marx), d’autres concepts (notamment « capitaliste » et ses dérivés, les termes dénonçant les « privilèges » ou la « domination ») voient leur présence fortement régresser. Au même moment, le SDS prenait des positions toujours plus marquées à gauche. Dans ce contexte, les tensions augmentèrent entre le SDS et le SPD, s’envenimant à propos du réarmement de la RFA (accepté finalement par ce dernier), du mouvement anti-nucléaire et surtout du programme de Bad Godesberg. En 1961, la direction du SPD prit une résolution d’incompatibilité, excluant d’office les membres et sympathisants du SDS. Rudi Dutschke (1940-1979), qui avait rejoint l’Allemagne de l’Ouest en 1961 au moment de la construction du mur de Berlin, avait adhéré au SDS berlinois en 1965 et en devint l’un des principaux leaders.

Cette bascule du SPD permit, le 1er décembre 1966, l’entrée du parti au sein d’une large coalition avec la CDU-CSU dirigée par le chancelier fédéral Kurt Georg Kiesinger de 1966 à 1969. Le ralliement et l’entrée du plus grand parti « de gauche » au gouvernement provoqua une grande déception et un sentiment de trahison chez de nombreux électeurs, étudiants et militants de gauche. Il ne fallut pas moins d’une semaine, en décembre 1966, pour que Dutschke appela à la formation d’une opposition au SPD. Comme dans de nombreux pays occidentaux, on assista alors à l’émergence d’une extrême-gauche d’opposition au parti social-démocrate, notamment dans les mouvements étudiants qui se radicalisèrent dans l’opposition extra-parlementaire (Außerparlamentarische Opposition, l’APO) et au sein du SDS, qui devinrent le creuset de la « Nouvelle gauche » ouest-allemande (que Moishe Postone fréquentera durant son séjour en Allemagne dans les années 1970[13]). L’accès au pouvoir du SPD entre 1969 et 1982, avec l’arrivée à la chancellerie de Willy Brand puis de Helmut Schmidt, continuera d’alimenter son rejet par cette « Nouvelle gauche ». Les trois axes principaux du SDS étaient de saisir la société allemande comme représentative d’un capitalisme particulièrement structuré et hiérarchisé, appelant à une révolte anti-autoritaire, à réaliser la jonction avec le Tiers-monde – notamment le Vietnam, et à considérer que l’URSS est en contradiction avec un socialisme authentique.

Le mouvement étudiant à Erlangen débute en 1965 et a d’abord pour contenu la lutte sur les réformes universitaires. Kurz participe au mouvement de 1968 et s’engage pleinement au sein de cette « Nouvelle gauche » étudiante[14]. En 1966, il n’a encore que vingt-trois ans, et va être aux côtés de Karl Held (futur leader du Marxistische Gruppe, MG, avec lequel Kurz polémiquera) et Hans Helmut Hiebel, l’un des activistes fondateurs de la section du groupe SDS de l’université d’Erlangen-Nuremberg qui sera refondé en novembre 1967. Au sein du SDS, Kurz rencontre Udo Winkel (1937-2015) un étudiant en sciences politiques, sociologie et histoire. Winkel est né en 1937 dans une famille ouvrière marqué par un père communiste, et sera l’un des plus anciens compagnons de route de Kurz, participant ensuite à la revue Exit ! au début des années 2000 dans le cadre de la Critique de la valeur-dissociation. Il s’est politisé lui aussi au début des années 1960 dans les « Ostermärsche », puis se trouve très impliqué dans l’Opposition extraparlementaire à Nuremberg, qui s’opposa tout autant au parti social-démocrate ouest-allemand qu’aux « socialismes réels ». Après l’achèvement de son enseignement secondaire supérieur et sa formation en tant que galvaniseur, Winkel fera plus tard des études d’ingénieur mécanique de précision (et travaillera chez Siemens ainsi que pour les archives municipales dans le cadre de recherches sur l’histoire du mouvement ouvrier à Nuremberg)[15].

Jusqu’en 1966, la représentation des étudiants d’Erlangen avait été politiquement conservatrice, et les présidents de la seule association étudiante, l’AStA de ces années-là, déclaraient explicitement qu’ils ne se sentaient pas concernés par la politique de l’université[16]. La création du SDS vint totalement bouleverser la donne. À Erlangen, l’élément déclencheur supra-régional de l’escalade des protestations étudiantes fut la perturbation de la cérémonie de remise de titres académiques du rectorat à l’université de Hambourg le 9 novembre 1967, lorsque deux étudiants portèrent la banderole, devenue célèbre par la suite, portant l’inscription « Unter den Talaren Muff von 1000 Jahren » (Sous les toges, le moisi de 1000 ans) devant les nouveaux professeurs titulaires[17]. Jusqu’à présent, la dispute, qui s’était concentrée sur les problèmes du fonctionnement académique, était restée mesurée et avait reçu le soutien de nombreux professeurs d’université. Cela allait changer, même à Erlangen. Lors des élections du 11e parlement étudiant (la représentation universitaire des étudiants) fin 1967, la majorité, qui s’était déplacée vers la gauche politique, disposa désormais de la majorité, et le SDS en devint le porte-parole. Le point de discorde demeurait le « mandat politique », c’est-à-dire la question de savoir si un corps constitué peut s’exprimer sur des questions politiques générales qui ne concernent pas directement son domaine d’activité - alors que le SDS revendiquait avec véhémence le « mandat politique » pour la représentation étudiante, le président de l’AStA, l’association étudiante historique et conservatrice, le refusait. Dès lors, l’AStA se vit reprocher par Kurz et ses camarades du SDS ainsi que d’autres groupes de gauche d’empêcher la formation d’une ligne critique. Le SDS d’Erlangen visait l’Université libre (la Freie Universität fondée à Berlin en 1948 comme pôle opposé à l’Université Humboldt de Berlin-Est) dans la partie ouest de Berlin, qui allait finalement devenir l’un des centres du mouvement : dans ce cas particulier, les représentants des étudiants avaient le droit de vote dans tous les organes de décision et étaient également représentés dans la commission d’admission, c’est ainsi que le « mandat politique » était réellement exercé dans la pratique.

En octobre 1967, Kurz et le SDS d’Erlangen organisèrent leur première action d’éclat d’ampleur nationale, qui figure aujourd’hui dans toutes les histoires de la littérature allemande : l’action directe contre le Groupe 47, un groupe d’écrivains allemands, réuni pour sa 29e conférence littéraire (inaugurée en 1947, d’où l’appellation de Groupe 47) à l’auberge Pulvermühle (le « moulin à poudre ») à Waischenfeld en Haute-Franconie, en présence de poètes et d’écrivains de renom, comme Günter Grass, Siegfried Lenz et Marcel Reich-Ranicki. Des troubles estudiantins à motivation politique avec des manifestations contre la visite du Shah secouaient l’Allemagne, Israël était en pleine guerre des six jours et des écrivains de renom comme Heinrich Böll, Hans Magnus Enzensberger, Ingeborg Bachmann et Peter Handke avaient pris leurs distances avec le Groupe 47 et refusaient de s’y rendre. Tout avait commencé en 1966 à Princeton, aux États-Unis, où le jeune Handke avait qualifié leur littérature de « terriblement conventionnelle », critiqué leur absence de préoccupations proprement esthétiques et déclaré : « On pourrait tout aussi bien recopier cette prose dérisoire dans un dictionnaire ». Enzensberger dans son brûlot « La clique » avait lui aussi dépeint le groupe en 1962 comme une « coterie sans principes », « une organisation démagogique à base purement commerciale, qui dirige notre République des lettres » au « moyen de succès préfabriqués », un énième symptôme, à ses yeux, du « façonnement industriel des esprits »[18]. Le Groupe 47, initialement fer de lance du renouveau de la littérature allemande après la guerre, était désormais vieillissant et incapable d’intégrer la nouvelle génération d’écrivains plus engagés politiquement. Beaucoup s’attendaient à sa dissolution durant la réunion au « moulin à poudre ». Le 8 octobre, Kurz et ses camarades manifestèrent devant l’auberge, brûlèrent des piles du journal Bild, envahirent la salle et provoquèrent de leurs slogans les écrivains réunis en exigeant que le Groupe 47 se joigne à la campagne du SDS visant le plus grand groupe de presse allemand possédé par le magnat de la presse Axel Springer. Celui-ci, tout en opérant une concentration de la plupart des titres de presse et de l’édition, ne cessait de défendre dans ses journaux une ligne éditoriale résolument anti-intellectuelle et conservatrice, et se trouvait pris à partie par une campagne à propos des prises de positions de ses journaux, Bild notamment, contre le mouvement étudiant de protestation. La tentative d’assassinat de l’activiste Rudi Dutschke par des individus d’extrême-droite, le 11 avril 1968, sera ainsi associée aux campagnes calomnieuses de la presse de Springer. La réunion au Pulvermühle devait être officiellement la dernière du Groupe 47, dépassé sur sa gauche par le SDS.

Ci-dessus : Les membres du Groupe 47 se rassemblent devant l'auberge Pulvermühle en octobre 1967. Pendant ce temps les manifestants étudiants du SDS d'Erlangen sont tenus à l'écart (Photographie : Toni Richter).

En mars 1968, fut également créé à Nuremberg le Republikanischer Club (Club Républicain), sur le modèle d’autres villes, une coordination à laquelle Kurz participa avec Winkel et d’autres, rassemblant sur la ville et tout le nord de la Bavière, un large éventail de différentes organisations, du KPD illégal jusqu’à l’aile gauche du FDP, en passant par le SDS, mais aussi l’AStA et le parlement étudiant de la faculté. Il fut l’organe coordinateur d’un grand nombre d’actions de l’Opposition extraparlementaire (APO) à Nuremberg jusqu’à sa dissolution en 1969 en raison du désaccord sur la légitimité de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie. L’acteur Horst W. Blome, qui tenait dans la Luitpoldstraße de Nuremberg son cabaret « Die Hintertreppe », interdit fin 1967, en fut le cofondateur et la figure centrale. « Nous faisions par exemple des journaux d’entreprise », raconte Kurz, « nous avons fondé une cellule de base d’étudiants en Bavière du Nord ; et là, nous étions très occupés. Les études étaient plutôt secondaires »[19]. Cette coordination se réunissait presque quotidiennement en un groupe de travail ou une grande assemblée, pendant de nombreux mois. Toutes les grandes actions sur le nord de la Bavière, par exemple contre les lois d’urgence, contre la guerre du Vietnam et du Cambodge par les États-Unis, sont parties du Republikanischer Club.

À Erlangen-Nuremberg, il faut noter que le phénomène « 68 » avait une base plus large que celle des étudiants, il s’agissait également d’un mouvement d’élèves et d’apprentis. Les formes de protestation issues du happening et typiques de la révolte étudiante de ces années-là sont devenues omniprésentes en 1968 : « Go-In » et « Sit-In », actions initiées à l’origine par des étudiants américains à Berkeley comme moyen de protestation contre la guerre du Vietnam et de soutien au mouvement des droits civiques. Sur l’université d’Erlangen, le début des affrontements en 1968 a notamment été marqué par deux incidents[20] : les discussions autour de l’affaire Schoeps et l’affaire de l’amendement des statuts de l’université. Hans-Joachim Schoeps, conservateur national-monarchiste émigré après avoir été proche du régime nazi, puis professeur titulaire d’histoire des religions et de l’esprit à Erlangen, avait fait le constat, au vu du développement de l’agitation en Allemagne, dans un article paru le 29 décembre 1967 dans le quotidien Die Welt, d’« actions de décomposition dirigées », d’une « profession de foi en la terreur individuelle » et de « développements [...] qui peuvent devenir dangereux pour l’existence de l’État de droit démocratique ». Il avait opposé à ces observations un « appel à un surcroît d’autorité ». Le SDS l’a alors immédiatement attaqué, lui reprochant d’avoir une attitude « fasciste » en l’invitant à se confronter publiquement en un débat. La réunion qui eut alors lieu dans la Kollegienhaus, bondée, au cours de laquelle le recteur Herrmann tenta une médiation, n’apporta cependant aucun résultat. Schoeps exigea des excuses, le SDS les refusa, et aucun accord, quel qu’il soit, ne fut trouvé.

Ci-dessus : Lors de la marche de Pâques en 1968, il y a un sit-in contre les armes nucléaires et la guerre : les manifestants ont bloqué la route devant l'église Lorenzkirche à Nuremberg. 

À Nuremberg, les affrontements se sont ensuite intensifiés à l’occasion du congrès fédéral du SPD tenu du 17 au 21 mars 1968 dans la nouvelle Meistersingerhalle, lorsqu’une grande manifestation contre les lois d’urgence, qui devaient étendre les pouvoirs de l’État en cas de crise et restreindre les droits fondamentaux, fut organisée à l’initiative de l’APO et du SDS (plusieurs étudiants furent arrêtés). De nombreuses personnalités étaient présentes : Willy Brandt et Herbert Wehner (deux leaders du SPD) qui furent fortement bousculés mais aussi Helmut Schmidt, et même l’écrivain Günter Grass. À l’exception d’un policier blessé, il n’y eut que des dégâts matériels. De nombreuses personnes firent toutefois l’objet d’une enquête après les débordements de la manifestation. L’attentat contre Rudi Dutschke en avril 1968 avait amplifié cette dynamique dans de nombreuses universités, et la plupart des représentations étudiantes étaient passées dans l’orbite des activistes du SDS, qui tentèrent de créer une ambiance révolutionnaire par les actions les plus diverses. Le 19 avril 1968, un « teach-in » fut organisé dans l’amphithéâtre bondé de la faculté de chimie de Erlangen, le communiqué de presse faisant explicitement référence à l’attentat contre Rudi Dutschke. La manifestation, à laquelle participèrent également le recteur Johannes Herrmann, le président du SPD d’Erlangen Helmut Ritzer et le troisième maire d’Erlangen Herbert Guhr, porta avant tout sur le thème de la violence et les objectifs du SDS. Kurz et le SDS intensifièrent leurs actions de boycott des cours et des examens, perturbèrent de nombreux évènements comme, dans la ville voisine, les rencontres annuelles du « Nürnberger Gespräch » (les « Entretiens de Nuremberg ») d’avril 1968, dont le thème était « L’opposition dans la République fédérale ». Le conseiller culture et éducation Hermann Glaser, qui avait initié une série de manifestations, se livra à un discours intellectuel et objectif, mais qui ne trouva pas d’écho favorable auprès des universitaires contestataires. Il invita une trentaine d’étudiants en politique et en sociologie issus des rangs du SDS de la faculté d’Erlangen, mais se vit aussitôt contraint, pour éviter que la manifestation ne soit continuellement perturbée, de lire des passages de la « Bible de Mao » sur la manière de traiter les dissidents. Néanmoins, le SDS tira à boulets rouges sur les rencontres, un représentant lut à la fin du congrès une déclaration selon laquelle les « Entretiens de Nuremberg » ne traitaient pas des véritables problèmes contemporains, mais constituaient une manifestation d’auto-assurance intellectuelle de l’establishment bourgeois. En raison de l’opposition du mouvement de protestation de la jeunesse, la décision fut prise de ne pas reconduire ces rencontres annuelles après 1969. Kurz et ses camarades perturbèrent d’autres évènements comme la 17ème édition du festival des semaines théâtrales lui reprochant de ne proposer que des formes de spectacle dépassées et de n’avoir aucune conséquence politique, si bien que l’édition de 1968 du festival fut également la dernière du genre. Le SDS d’Erlangen-Nuremberg organisa également avec d’autres organisations étudiantes, la manifestation contre les lois d’urgence du 15 mai 1968, qui se termina par un sit-in devant l’église Lorenzkirche (voir photographie).

Ci-dessus : Lors d'une manifestation contre la nouvelle loi d'urgence au printemps 1968, la place du marché principal de Nuremberg est pleine à craquer. A la tribune : Elmar Altvater (Photographie : Friedl Ulrich)

Kurz participe également aux débats organisationnels internes par ses contributions au SDS-Korrespondenz[21]. Ce périodique de bonne facture théorique comme le séminaire du SDS de Munich, participent activement à la diffusion des écrits du marxisme hétérodoxe et de l’École de Francfort au sein du mouvement étudiant, comme cette « Bibliographie sélectionnée et commentée du socialisme révolutionnaire de Karl Marx à nos jours » signée de Rudi Dutschke en octobre 1966. Herbert Marcuse, avec sa dénonciation de « l’homme unidimensionnel » propre au capitalisme et son appel aux marges non aliénées (comme les étudiants), est l’intellectuel le plus important à l’arrière-plan. Le SDS se penche tout particulièrement sur la formation de ses membres et des étudiants comme en atteste encore le « Projet de programme de formation de L’Union des Étudiants Socialistes Allemands »[22], une activité de formation, à côté de celle de l’organisation, qui convainc tout particulièrement Kurz. Pour son activité d’agitateur et de formateur, Kurz va créer durant ces années « Idefix-Press », une petite maison d’édition de brochures et textes militants vendus sur table ou envoyés par correspondance[23]. En 1969, il distribue par exemple les écrits du communiste conseilliste Otto Rühle, Das proletarische Kind. Eine Monographie (1922) ou Das verwahrloste Kind (1926), du psychanalyste et pédagogue socialiste initiateur du freudo-marxisme Siegfried Bernfeld, Vom Gesellschaftsleben der Jugend (1922) et Trieb und Tradition in Jugendalter, du journaliste marxiste et pédagogue Freerk Huisken, Lehrerbildung im Spätkapitalismus, du communiste de gauche, bolchévique critique du capitalisme d’État de Lénine puis opposant à Staline, Nicolaï Ossinski[24], Texte zur Linksoppositon, ou encore du socialiste et pédagogue autrichien Otto F. Kanitz, Kämpfer der Zukunft. Für eine sozialistische Erziehung (1929).

Le groupe SDS d’Erlangen rend compte de ses activités récentes et de sa stratégie dans le n°3 SDS-info en 1969 ; « Bobby Kurz » y apparaît comme « Schülerpolitik » aux côtés d’autres militants[25]. Dans le texte de deux pages, « Stratégie et pratique de la politique universitaire à Erlangen », outre la volonté de percer dans les facultés non-politiques, le groupe se montre soucieux d’éviter les mobilisations étudiantes factices et éphémères afin de les inscrire dans la durée en constituant dans les différentes disciplines enseignées des cellules de base formées d’étudiants auto-organisés capables d’un véritable travail politique sur le long terme et dans un sens révolutionnaire. Ces groupes de base cherchent tout particulièrement à prendre en compte les intérêts concrets des étudiants, visent à créer des conflits en articulant ces intérêts sur le lieu de travail et s’investissent dans un « travail scientifique critique », en utilisant les connaissances pour une pratique révolutionnaire plus large et plus alternative. Par la multiplication de ces groupes de base, la stratégie est de créer au sein des universités, à côté de la direction ou du parlement étudiant, un « double pouvoir » qui puisse à terme politiser l’enseignement et créer la possibilité d’une mobilisation permanente des étudiants. La mise en œuvre de cette stratégie passe d’abord pour le SDS-Erlangen par la perturbation régulière des cérémonies et discours académiques (discours du recteur, etc.), des occupations de bâtiments et autres actions coup de poing pour troubler le cours universitaire et susciter des interrogations chez les étudiants non politisés. Actions qui s’accompagnent régulièrement d’affrontements entre les syndicalistes étudiants compromis et les plus radicaux ainsi que leurs sympathisants. Il est particulièrement intéressant d’y voir relater le diagnostic précoce d’un déficit théorique au sein du SDS, un thème qui constituera une préoccupation constante de Kurz : « l’intégration du travail des groupes de base dans une stratégie révolutionnaire renvoie toujours à la même problématique : Quel est le rôle de l’enseignement supérieur et des sciences dans la société, et quelles sont les possibilités de faire passer le mouvement étudiant de ses prémisses à un processus social révolutionnaire ? L’incapacité à répondre à cette question dans le travail politique concret des groupes de base révèle une lacune de la théorie de gauche dans le capitalisme tardif, dont on était abstraitement conscient, mais qui est aujourd’hui concrètement problématisée et doit être traitée théoriquement. Le collectif de travail, composé de camarades actifs dans la politique de base, s’est penché sur cette question. On essaie de se rapprocher de cet ensemble de problèmes par un traitement sélectif de la littérature existante et en même temps, par le travail collectif, de réintroduire la discussion théorique […], sans tomber dans l’académisme, car il y a derrière un intérêt pratique pour la pratique et la politique de base révolutionnaires »[26]. Ce fut là un sujet de réflexion que ne cessa d’approfondir Kurz au cours de sa vie jusque dans Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie en 2007 où les termes de la discussion finirent par être entièrement renversés[27].

Ci-dessus : Le panneau d'affichage du congrès du SPD à la Meistersingerhalle de Nuremberg est en feu, ce qui réjouit les participants. Les étudiants manifestent du 17 au 21 mars 1968 en marge du congrès contre les lois d'urgence, que le SPD va tout de même approuver. 

2. DU SDS AU KABD : ROBERT KURZ ET LE MARXISME-LENINISME MAOÏSTE (1970-1976) 

L’Union des Étudiants Socialistes Allemands (SDS) fut toutefois rapidement minée par des querelles de pouvoir et des luttes de tendances, et le successeur de Rudi Dutschke, Hans-Jürgen Krahl (un élève d’Adorno), même s’il ne fut jamais formellement président, fut largement discrédité après le fameux « jet de tomates » de féministes, telles que Helke Sander, qui dénoncèrent dans le SDS une « structure patriarcale bourgeoise » qui devait disparaître. Dès 1968, le mouvement étudiant « anti-autoritaire » de Berlin-Ouest a commencé ainsi à se désintégrer en petites factions, et finit par se dissoudre le 21 mars 1970. Le processus de désintégration du SDS et le reflux concomitant du mouvement étudiant laissèrent place à des groupes marxistes-léninistes plutôt de sensibilité maoïste – le trotskysme fur largement minoritaire en Allemagne[28] – qui connurent leur apogée entre 1970 et 1972, avant de décliner dans la seconde moitié des années 1970[29]. Ces groupes appelés les groupes-K (K-Gruppen pour Kommunistische gruppen), et représentent plusieurs dizaines d’organisations désireuses de fonder le Parti, allant des maoïstes aux « spontanéistes ». Ils constituent un large mouvement marxiste-léniniste (ML), organisant peut-être plus de 15 000 personnes réparties dans différentes organisations[30], et irriguant probablement autour de 100 000 sympathisants plus ou moins proches. Au début des années 1970, dans ce processus de délitement du SDS et au niveau local du Club Républicain de Nuremberg, Kurz est déjà de ceux qui critiquent la branche « anti-autoritaire » et « Nouvelle Gauche » du SDS, se rapprochant par conséquent de sa branche plus franchement marxiste-léniniste. Comme de nombreux anciens SDS, Kurz rejoint, on ne sait pas exactement à quelle date (en 1970-1971), l’un de ces groupes communistes, le Kommunistischer Arbeiterbund-Marxisten-Leninisten (KAB-ML) de sensibilité maoïste.

On sait peu de choses sur la fondation proprement dite en 1968-1969 de ce groupe et de son organisation, Jeunesse révolutionnaire (Revolutionäre Jugend, RJ-ML), au sein de laquelle Kurz fut particulièrement actif entre 1970/1971 et 1972. L’origine de ces deux organisations semble se situer dans l’orbite large de Willi Dickhut (1904-1992), ancien membre du KPD d’avant-guerre puis figure du KPD illégal d’après-guerre, qui, déjà influencé par le maoïsme, en fut exclu en 1966 sur fond de rupture sino-soviétique en 1965-1966, dans le contexte du début de la « Révolution culturelle ». Dickhut est de ceux qui critiqueront au sein du KPD le « rapport Khrouchtchev » sur la déstalinisation, adopté en février 1956 en clôture du xxe Congrès du PCUS (Mao et le Parti communiste chinois dénonceront également ce rapport). Dickhut participa alors aux accusations d’un basculement de la RDA et de l’URSS dans le « révisionnisme » et une fois exclu, devint dès lors l’éditeur d’une revue théorique Revolutionärer Weg (Voie révolutionnaire). Il fut en 1969 un membre fondateur et dirigeant, aux côtés de Ernst Aust (1923-1985), du regroupement maoïste KPD-ML concurrent du KDP illégal et du DKP prosoviétique ‒ ce nouveau parti semble avoir été officiellement reconnu par les Républiques populaires de Chine et d’Albanie. Dickhut, comme toute une frange du marxisme-léninisme allemand, critiquait le programme « révisionniste » des KPD et DKP et la théorie bourgeoise de la voie pacifique vers le socialisme. Une de ses thèses était notamment qu’il y avait eu à partir de 1956, une restauration du capitalisme en Union soviétique sous la forme d’un capitalisme bureaucratique monopoliste d’État d’un genre nouveau[31].

L’organisation KAB-Jeunesse révolutionnaire, où va militer Kurz, est elle-même l’héritière d’un groupe appelé Rebell qui est une création autonome indépendante de Dickhut et Aust. Sa fondation en 1968 vient d’une scission au sein du groupe de Mannheim de la Sozialistische Deutsche Arbeiterjugend (SDAJ, l’organisation de jeunesse du DKP pro-soviétique, fondée en mai 1968). Lors de la manifestation du 21 août 1968 dans cette ville contre l’invasion de la Tchécoslovaquie par les pays du Pacte de Varsovie, le groupe se divise autour d’une résolution condamnant l’invasion. D’un côté, on trouve un groupe « fidèle à la ligne » de l’URSS, de l’autre une opposition qui se nomme initialement « Rote SDAJ-Opposition » (premier nom de leur revue) et qui a décidé de rejoindre le SDS et d’autres organisations de l’extrême-gauche dans la manifestation. La revue de ce nouveau groupe fut rebaptisée Rebell et éditée par Jeunesse révolutionnaire[32] : « Nous, communistes, sommes indignés que l’occupation de la Tchécoslovaquie par la clique des renégats révisionnistes soviétiques et leurs sbires ait eu lieu sous le prétexte de ‘‘restaurer les principes de Lénine’’ ». La majorité des militants de Rebell-Jeunesse révolutionnaire ont trouvé prématurée la fondation du KPD de Dickhut et Aust et refusent de se transformer en un organe de lutte idéologique pour la fondation de ce parti en échange d’un financement de l’impression par Aust. Finalement, ils ne participèrent pas à sa fondation en décembre 1968. À la différence des fondateurs du KPD maoïste, les militants de Rebell, initialement présents à Mannheim et Tübingen, venaient directement du mouvement de la jeunesse et des étudiants, et de nombreux militants du SDS et de l’APO les rejoignaient au fur et à mesure du délitement concomitant du SDS. Kurz, qui appartenait au SDS, à Erlangen, participait à l’animation de la section locale de Jeunesse révolutionnaire. Leurs positions générales reprenaient largement celles du mouvement étudiant.

Dans les débats internes sur la future fondation du parti KPD maoïste, deux modèles se trouvaient en concurrence. D’une part, le modèle d’un parti-léniniste classique vers lequel se tournaient les fondateurs Dickhut et Aust, et d’autre part, du côté de Rebell et des militants les plus jeunes, celui d’un regroupement plus lâche qui avait pour principe les projets des cellules rouges de base en entreprise. Pour les militants de Rebell, qui se pensaient comme une organisation concurrente et autonome du KPD maoïste, la structure du parti devait se résumer à une simple « ligue » ou à un « Bund », ce qui contrastait nettement avec les vues des fondateurs de ce parti. Kurz y trouvait la continuation de son travail de constitution, de formation et d’animation des groupes de base d’étudiants auto-organisés, mais cette fois en direction des travailleurs en entreprise. Extérieurement au nouveau parti, le journal Rebell va assumer la fonction d’un organe supra-régional afin de lier entre eux différents groupes locaux d’entreprises. L’heure est à l’organisation et Kurz fait partie des plus actifs : « il n’est plus possible pour les différents groupes de travailler de manière isolée et complètement livrés à eux-mêmes. Nous avons besoin d’une organisation qui coordonne le travail, échange des informations entre les groupes dispersés, et au sein de laquelle nous élaborions une stratégie globale contraignante. Planifions et réalisons des actions communes de manière centralisée. […] Aidez-nous à diffuser le Rebelle »[33].

Ces activistes maoïstes, en rupture avec l’initiative partidaire de Dickhut et Aust, mènent continuellement une lutte contre la « bureaucratie syndicale » et proposent de la remplacer par le concept d’« Opposition syndicale révolutionnaire » (RGO) et de créer des syndicats rouges indépendants, comme en témoigne une brochure intitulée « Pour une politique syndicale rouge »[34]. Dès le début 1969, le groupe Jeunesse révolutionnaire a également participé à la campagne du SDS « Pour un 1er mai Rouge » afin de déborder les cortèges syndicaux dans la manifestation : « Les dirigeants syndicaux opportunistes […] ont conduit la lutte des classes dans l’impasse de la ‘‘cogestion’’ » lit-on dans leur journal. « Cette politique oriente les besoins des salariés exclusivement vers les intérêts des dominants »[35]. On peut encore lire dans leur presse que « les syndicats sont réformistes et largement réactionnaires. […] Le travail syndical révolutionnaire ne doit pas consister à s’identifier aux syndicats existants. Pour une politique syndicale rouge ! »[36]. Outre la position du boycott des élections : (« Pas de voix pour le système bourgeois. Boycottez activement les élections »[37]), le groupe Rebell-Jeunesse révolutionnaire défend également cette autre position venue du SDS : « Le mot d’ordre est le suivant : organiser à la base, faire entrer la lutte des classes dans l’entreprise, l’école et l’université »[38]. Kurz y voit donc la continuité et l’élargissement de son activité au sein du SDS. L’idée mtresse est de développer des cellules de base en entreprise afin de « nous permettre de nous atteler à la construction de syndicats révolutionnaires. […] Ce n’est que lorsque nous aurons réussi, par le travail politique à l’intérieur et à l’extérieur des syndicats, à gagner une véritable base de masse que le mot d’ordre : ‘‘Sortez du syndicat opportuniste, entrez dans le syndicat révolutionnaire’’ sera juste »[39]. « La seule alternative à la cogestion réside dans le développement d’une politique ouvrière socialiste indépendante, qui relie de manière conséquente et directive les objectifs proches et lointains. Une telle alternative ne viendra ni du SPD ni des bureaucraties syndicales établies »[40]. Il s’agit toujours de s’organiser localement et de former des cadres notamment en étudiant quelques ouvrages classiques du marxisme-léninisme dans le but « d’améliorer le travail politique, d’augmenter l’efficacité organisationnelle. […] Avec les résultats de notre formation des cadres, nous espérons pouvoir organiser plus efficacement notre travail d’agit-prop et élargir peu à peu le travail de masse »[41]. Pour ces activistes, les sociaux-démocrates et les dirigeants syndicaux étaient en outre des « sociaux-fascistes », ce qui était une formulation clairement empruntée au KPD et au Komintern des années 1930 et qui se trouvait déjà être le langage du SDS des années 1960. Le groupe prend aussi position contre le concept de « contrôle ouvrier de la production » développé par les trotskystes et notamment par le théoricien Ernest Mandel (1923-1995), qui est dénoncé comme « ne menant à rien », comme une illusion et une tromperie des travailleurs. Le « contrôle ouvrier » ne ferait que mouler les travailleurs dans l’esprit de l’entreprise et cimenterait « un mode de pensée petit-bourgeois »[42].

C’est donc lors des grèves de septembre 1969, que l’ensemble des groupes locaux liés à Rebell-Jeunesse révolutionnaire sont rebaptisés Kommunistische Arbeiterbund (KAB-ML). Cette nouvelle appellation est citée pour la première fois dans le n°14 de Rebell en octobre 1969, où ce titre apparaît désormais comme l’organe du KAB et de son organisation de jeunesse qui reste sous l’appellation Jeunesse révolutionnaire. À Erlangen, en marge des manifestations du 1er mai 1972, 250 personnes se joindront à un meeting politique dont l’initiative est venue de la section locale de la Jeunesse révolutionnaire. Durant l’été, cette même section locale réagira vertement au déroulement de la manifestation et aux discussions qui s’y tiendront, en publiant Unité d’action ou cirque sectaire ? Les leçons de la lutte de mai 1972. L’auteur de la brochure n’est autre que Robert Kurz, il a 29 ans et c’est à notre connaissance sa première véritable brochure théorico-politique[43]. La brochure s’oppose entre autres à une « attitude sectaire » ce 1er mai 1972 de la part de membres du KPD maoïste et du KPD clandestin, mais dresse également le bilan de deux manifestations contre la guerre au Vietnam organisées par la Jeunesse révolutionnaire avec d’autres groupes.

La table des matières s’articule autour de :

- La nature et le rôle politique des sectaires « de gauche ».

- La situation politique et les tâches des communistes

- En quoi consiste la lutte pour « l’unité révolutionnaire de la classe ouvrière » ?

- La lutte contre le réformisme et le révisionnisme moderne

- La véracité prolétarienne et l’imposture petite-bourgeoise

- Synthèse

- Annexe : le bilan de deux manifestations contre la guerre au Vietnam.

Ci-dessus : brochure datée de l'été 1972 et signée de Robert Kurz, Unité d'action ou cirque sectaire ? Les leçons de la lutte de mai 1972. 

Dans la préface, Kurz écrit : « La brochure suivante se limite pour l’essentiel au problème de l’unité d’action dans le contexte de la lutte pour la conquête idéologique de l’avant-garde prolétarienne contre le réformisme et le révisionnisme ; elle ne doit et ne peut pas remplacer une discussion plus approfondie sur les questions de la construction du parti, de la politique en entreprise et syndicale, de la politique d’alliance, etc. Nous traiterons ces questions plus en détail dans un travail plus vaste, mais nous considérons qu’il est nécessaire de s’opposer, également en raison de l’actualité, à la charlatanerie de groupes d’extrême-gauche qui se répandent ces derniers temps en Bavière du Nord et dont la grandiloquence est inversement proportionnelle à leur importance pratique. Nous ne devons jamais laisser passer des positions réactionnaires avant de les avoir critiquées politiquement, idéologiquement et théoriquement. Dans la grande lutte pour la connaissance et la transformation du monde, le prolétariat et les peuples révolutionnaires se heurtent au sabotage et au travail de sape de la part de diverses forces réactionnaires. C’est une mauvaise chose. Mais si nous avons compris la dialectique révolutionnaire et si, selon les circonstances, nous utilisons pleinement ces enseignements par l’exemple négatif pour éduquer et mobiliser les masses, le mauvais peut se transformer en bon ».

En août 1972, les membres du KAB, dont Kurz, décident de fusionner avec un groupe animé par Dickhut issu d’une scission récente d’avec le KPD maoïste et organisé autour de la parution de Revolutionärer Weg. Ils créent le nouveau regroupement du KABD,  Union Communiste Ouvrière d’Allemagne (Kommunistischer Arbeiterbund Deutschlands)[44]. L’objectif déclaré était de construire un nouveau parti marxiste-léniniste après ladite « dégénérescence révisionniste » du KPD et du DKP. Dickhut fut l’un des initiateurs majeurs de ce nouveau regroupement. À cette occasion, la Jeunesse révolutionnaire fusionne avec la Kommunistischer Jugendverband Deutschlands (liée à l’autre groupe) et devient dès lors : l’Union révolutionnaire de la jeunesse allemande (RJVD : Revolutionärer Jugendverband Deutschlands). Le journal Rebell reste l’organe de la RJVD avant de se rebaptiser le Stachel (l’aiguillon).  Kurz va dès lors se trouver impliqué entre 1972 et 1975 dans cette nouvelle organisation en œuvrant comme formateur régional du RJVD en Bavière. Le KABD va faire partie des groupes qui développèrent une véritable implantation ouvrière en entreprises à la différence de nombreux Groupes-K qui restèrent dans le giron étudiant.

La première rencontre de Peter Klein, futur pionnier de la Critique de la valeur dans les années 1980, avec Robert Kurz, eut lieu en 1972 dans ce contexte de création du KABD. Dans les années 1960 et 1970, en tant qu’activistes étudiants puis léninistes, beaucoup se considéraient comme extrêmement dangereux, et donc comme menacés par l’État. L’usage des pseudonymes était dès lors courant. Plusieurs des protagonistes de la Critique de la valeur à partir des années 1980 conserveront d’ailleurs les pseudonymes sous lesquels ils étaient connus dans le milieu militant. « Peter Klein » est le pseudonyme de Bernd Suffert ; il était né en 1947 dans un foyer bourgeois. Fils unique entouré et élevé par cinq adultes ‒ ses parents, ses grands-parents maternels et une tante célibataire (sœur de sa mère) ‒, intéressé par la littérature et la philosophie mais n’ayant pas la prétention de briller dans de telles matières, il s’est vite trouvé désemparé après avoir passé son baccalauréat en 1966, et ne sachant que faire. Il fut poussé par sa mère, dentiste établie, à lui succéder. Le fait que ces études impliquaient une dispense du service militaire obligatoire a été un argument supplémentaire (en plus de la « sécurité ») qui fit pencher la balance vers ce choix. Il commença dès lors des études de médecine dentaire à Würzburg et à Munich, où il subit, comme des millions d’autres personnes, l’influence de l’actualité : la guerre du Vietnam, la mort de Benno Ohnesorg tué par un policier d’une balle de pistolet dans la tête lors d’une manifestation contre la visite officielle du Chah Mohammad Reza Pahlavi, l’attentat contre Dutschke, le mai parisien, le printemps de Prague. Ayant rapidement développé un appétit pour la critique sociale, il lit Sigmund Freud, Herbert Marcuse, Henri Lefebvre, Ernest Mandel, etc. En 1969, un article de Friedrich Tomberg dans Argument fut décisif pour lui : « Le concept d’aliénation dans les Grundrisse de Karl Marx ». Décisif pour le saut dans la « pratique » marxiste-léniniste. « Ce ‘‘saut’’ », raconte Peter Klein, « avait consisté jusqu’alors en un changement de domaine d’études, de la médecine dentaire à la médecine. Il y avait plus de chemins menant de la médecine à l’universalité qu’à partir du bricolage des dentistes, pour lequel je n’étais pas doué. Che Guevara était médecin, Alfred Döblin aussi et le successeur d’Adorno à la chaire de sociologie de Francfort l’était également. Je quittai alors ma salle d’étude solitaire pour me rendre à la réunion politique de la faculté, où l’on ne débattait justement pas du ‘‘concept d’aliénation’’, mais de la nécessité d’une organisation politique attractive»[45]. Au printemps 1970, il se rendit avec d’autres étudiants à Tübingen pour se faire reconnaître comme  l’une des branches d’une organisation marxiste-léniniste locale défendant la ligne « Imposer la ligne de masse à l’université » et déjà rattachée à l’un des Groupes-K, le Groupe d’Étudiants Communistes (Kommunistische Studentengruppen, le KSG-ML). Son inscription dans le mouvement marxiste-léniniste s’est rapidement accélérée : « J’ai d’abord fait un stage d’observation auprès du ‘‘Arbeiterbund für den Wiederaufbau der KPD’’ de Munich, j’ai aussi vendu son KAZ (Kommunistische Arbeiterzeitung) sur le trottoir devant une imprimerie, et je suis finalement redevenu, après l’arrivée d’une camarade de Tübingen (étudiante en économie), un représentant du KSG-ML de Tübingen : avec une table de presse installée chaque semaine et des réunions de cellule régulières. […]. En tant qu’’’organisation autonome’’, nous avons participé aux ‘‘négociations d’alliance’’ pour la grande manifestation de cet été-là (1972) en faveur du Vietnam »[46].

Robert Kurz (1943-2012)

À l’automne 1972, Klein arrive à Erlangen pour poursuivre ses études de médecine (1973-1974 sera consacré à sa thèse de doctorat et il passera son examen d’État en 1975). Il prend contact rapidement avec le représentant local du KSG-ML pour son « transfert politique ». « Ma première rencontre avec Robert Kurz », raconte-t-il, « fut virtuelle, c’était la rencontre avec sa réputation de ‘‘leader’’ ou de camarade particulièrement sympathique. Je n’ai pas obtenu plus d’informations, tout ce que l’on m’a dit, c’est que ce camarade habitait à Nuremberg et que c’est de là qu’il développait et coordonnait les contacts avec de véritables (!) groupes d’apprentis et d’ouvriers dans tout le nord de la Bavière, alors qu’il était depuis longtemps sorti du mouvement étudiant : il avait même participé en 1967 à la protestation contre le Groupe 47 réuni à Pulvermühle, et il avait déjà eu des contacts avec des camarades de l’ancien KPD. Il n’y avait aucun doute à ce sujet, car sur tous les tracts et brochures agrafés qui m’ont été présentés pour prouver le puissant essor de l’organisation, Robert Kurz était nommé comme responsable au sens du droit de la presse (V. i. S. d. P.). J’ai également lu à cette époque une brochure rédigée par lui-même, dans laquelle un Groupe-K concurrent était accusé de léninisme défectueux. Il va de soi qu’un tel révolutionnaire professionnel n’avait aucune chance d’être embauché dans l’enseignement public. Depuis janvier 1972, le ‘‘décret sur les radicaux’’ était en vigueur, qui devait tenir les extrémistes de la trempe de Bobby à l’écart de la fonction publique. Dans ces circonstances prometteuses, Bobby a estimé qu’il n’était pas nécessaire de terminer formellement ses études. C’est vers cette époque qu’il a commencé à conduire un taxi, à 28 ans déjà. En outre, deux soirs par semaine, le dimanche et le mercredi, il occupait un poste bien rémunéré, grâce à la prime de nuit et de jour férié, dans l’expédition nocturne du Kicker, le journal de football publié par la maison d’édition Nürnberger Nachrichten. Dix ans plus tard, il m’arrivait encore d’aller le chercher là-bas le dimanche vers 22 heures et de le ramener en voiture à la maison (située alors à Fürth, dans la banlieue de Nuremberg) »[47].

« Personnellement », évoque Peter Klein, « je n’ai rencontré R. Kurz que de loin durant les premiers mois de mon séjour à Erlangen. Par exemple lors d’un match de football le samedi après-midi, lors d’une manifestation de protestation contre le régime autoritaire en Grèce qu’il animait et à laquelle assistait également ‘‘notre Grec’’ du premier (et unique) bistrot grec d’Erlangen, et parfois aussi le soir dans le bar habituel, après la réunion de la cellule de base, où il discutait avec les camarades établis depuis longtemps à Erlangen. On y discutait des idées de Lénine, bien sûr. En tant que nouveau venu et seul médecin, je me trouvais en marge de l’organisation, une cellule de base composée de médecins n’a vu le jour que l’année suivante, lorsque des étudiants fraîchement diplômés de Neustadt et Cobourg sont venus renforcer les rangs des médecins. Ils avaient déjà travaillé dans l’organisation de jeunesse (RJVD) du KABD. Aux autres étudiants de première année qui n’étaient pas encore organisés et qui voulaient s’engager à gauche, je présentais l’« Histoire du PCUS » ou des indications sur la littérature relative à la Chine : Edgar Snow, Jan Myrdal, Agnes Smedley. Une rencontre quasi officielle avec Kurz eut lieu au printemps 1973, lorsque je lui ai ‘‘présenté’’, je ne sais pas avec quel espoir, deux infirmières intéressées par la politique. Peut-être que là aussi, il était possible d’’’organiser’’ quelque chose et d’établir une ‘‘tête de pont communiste’’ à l’hôpital d’Erlangen ? Tout était ‘‘organisation’’ à cette époque, si bien que le ‘‘camarade-dirigeant’’ Bobby était automatiquement considéré par moi comme un grand organisateur et donneur de directives. Ce n’est que dans les années qui ont suivi que j’ai compris qu’il était avant tout un théoricien et qu’il travaillait à l’époque à un livre ‒ jamais publié ‒ sur le mouvement étudiant. Il est possible que cela ne lui soit apparu à lui aussi qu’au fil du temps. Je me souviens d’une déclaration dans laquelle il disait ‒ en rappelant le destin de Rudi Dutschke, mais bien sûr aussi de Lénine ‒ que c’était un rare coup de chance lorsqu’un praticien politique parvenait en même temps à convaincre en tant que théoricien. Il voulait manifestement être les deux. Mais pour notre initiative, il n’était ni l’un ni l’autre. La perplexité avec laquelle il a abordé notre demande était décevante, mais aussi très sympathique. Que devait-il faire ? Qu’attendions-nous de lui ? Il n’avait aucune idée de ce qui se passait dans le secteur de la santé. C’était une réaction tout à fait normale, sans aucune prétention, pas de place pour les grands mots et la grandiloquence révolutionnaire. Bobby m’a conquis (et pas seulement moi) par son attitude modeste, réservée et peu spectaculaire. Il était tout sauf un homme de pouvoir qui brandissait le poing, il n’était pas un je-sais-tout effronté ou un homme qui coupe la parole de façon arrogante. Sa voix, légèrement rauque, s’y prêtait bien. Elle n’était ni tranchante ni pénétrante, elle ne se prêtait pas du tout à un comportement tapageur. Je l’écoutais volontiers, même si ses explications traînaient souvent en longueur »[48].

À partir de 1975, le KABD où militent Kurz et Klein, en particulier sa section bavaroise, connaît une succession de crises internes, d’exclusions et de départs (sur fond également de scission au sein du maoïsme à la suite à la mort de Mao en 1976). En 1975, quand Günther Jacob, militant connu et très apprécié du KABD à Francfort, a été coopté à la direction centrale du KABD et a entrepris de s’éloigner de l’ouvriérisme, la commission centrale de contrôle, sous la direction de Willi Dickhut, est intervenue sans ménagement en mettant en scène une lutte contre les prétendus « intellectuels petits-bourgeois » et « liquidateurs ». « La collaboration et l’amitié durables avec Bobby » poursuit Klein, « n’ont commencé qu’en 1976. J’étais alors médecin-major conscrit dans l’armée allemande. J’ai eu entre les mains une critique de l’ouvriérisme de notre organisation ML (à l’époque le KABD), qui m’a immédiatement enthousiasmé. Elle émanait d’un certain Günter Jacob de Francfort et plaidait pour un travail théorique sérieux. L’idée de base était d’éduquer les travailleurs, pas de les courtiser. Tout à fait dans l’esprit du Que faire ? de Lénine. J’ai écrit là-bas pour indiquer mon soutien, et comme par hasard, ma lettre est arrivée à Francfort au moment même où Bobby (avec un autre camarade nommé « Grad ») y était en visite »[49]. Dans ce contexte, Kurz et Klein furent exclus en 1976 avec de nombreux membres en Bavière d’Erlangen et de Nuremberg, mais surtout de Schweinfurt, notamment avec Günter Jacob et d’autres, identifiés par la « commission centrale de contrôle » comme des « liquidateurs »-.

Kurz était déjà de ceux qui n’économisaient pas leurs flèches, et suite à cette nouvelle charrette d’exclusions, il consacrera un pamphlet paru en janvier 1978 traitant principalement de l’idéologie et de la politique du KABD de Willi Dickhut : Avant-garde ou arrière-garde ? Une critique de la décadence politique du mouvement marxiste-léniniste à travers l’exemple de l’Union Communiste Ouvrière d’Allemagne (KABD)[50]. La préface est datée de novembre 1977, il est écrit entre autres choses :

« Avec cette brochure, je m’adresse, en tant qu’ancien fonctionnaire du RJVD, à tous les camarades honnêtes et œuvrant à l’intérieur et à l’extérieur du KABD et de ses organisations de masse RJVD et KSG (Kommunistische Studentengruppen), mais aussi aux camarades d’autres organisations révolutionnaires et à tous les ouvriers qui lisent et qui ont une conscience de classe. Comme la plupart des camarades qui ont travaillé politiquement dans un tel cercle au cours des dernières années, j’ai longtemps été convaincu de la justesse absolue de la ‘‘ligne’’ de ce cercle. Comme beaucoup d’’’anciens’’ camarades, je me suis retrouvé, au cours des deux dernières années, tout d’abord impuissant face à la vague croissante de départs, de conflits internes et finalement de scissions, dont l’explication ‘‘officielle’’ et la caractérisation politique par le véritable organe de direction du KABD, la fameuse ‘‘Commission centrale de contrôle’’ [dirigée par Willi Dickhut], étaient dès le début extrêmement minces et superficielles. Et en effet, des cercles comme le KABD semblaient à l’origine avoir réalisé des choses positives dans la lutte contre le révisionnisme moderne comme dans les efforts pratiques pour reconstruire un parti communiste. Mais il ne s’agissait toujours que de questions ponctuelles, de domaines partiels du marxisme et de certaines facettes de son application, et non pas de l’élaboration d’une ligne unifiée et globale pour la construction du parti communiste. Plus encore : sans la moindre tentative sérieuse de régler ses comptes avec la défunte Troisième internationale, d’analyser le déclin et le pourrissement de la plupart de ses partis, on en est resté à la catégorie plus ou moins morale de la ‘‘trahison’’ pour traiter politiquement de cette dégénérescence la plus lourde de conséquences dans le mouvement ouvrier international depuis l’effondrement de la Seconde internationale. Au lieu d’une analyse critique de l’évolution erronée du Komintern (qui a été jusqu’à présent principalement tentée par des auteurs bourgeois à la manière bourgeoise), on a préféré se glisser sans examen critique et plein de vénération pieuse dans les habits ‒ de surcroît beaucoup trop grands ‒ de cette époque révolue, jusqu’à singer un mode d’expression stérile, sans imagination et de manière malhonnête, qui caractérise déjà extérieurement un cercle comme le KABD comme une secte desséchée. Au lieu d’une discussion ouverte et honnête, scientifique, sur l’unité des communistes, les dirigeants de ce petit groupe se sont rapidement jetés (de manière assumée ou dissimulée par quelques formules vides de sens) dans la posture du ‘‘parti’’ et ont défendu leur propre boutique ainsi que sa ‘‘ligne’’ fragmentaire et floue, comme s’ils défendaient le parti prolétarien... Si cette organisation est aujourd’hui désespérément dégénérée en une secte fossilisée dans sa politique vers l’extérieur, il en va de même pour sa structure interne. L’ignorance grotesque, artificiellement entretenue, de la plupart des membres sur toutes les questions fondamentales du marxisme, des textes des classiques et de l’histoire du mouvement ouvrier n’a d’égal que les méthodes administratives ahurissantes et l’intrigue la plus sordide, fondée sur la diffamation personnelle, à laquelle les cliques dirigeantes ont ravalé le centralisme démocratique pour dissimuler leurs violations manifestes des principes fondamentaux du marxisme. Il faut avoir fait l’expérience personnelle des mécanismes d’intimidation morale, de la dissimulation raffinée de toutes les erreurs et défaites idéologiques sous le couvert de campagnes sur le ‘‘style de travail’’ (Arbeitsstil) et de la dissimulation de tentatives d’’’ancrage’’ ratées par l’évocation d’un ‘‘mode de vie prolétarien’’ et d’autres facéties pour pouvoir comprendre comment des hommes et des femmes pensants peuvent se laisser berner de la sorte et se prendre en plus pour des révolutionnaires ! »

Ci-dessus : l'ouvrage de Robert Kurz, paru en janvier 1978 : Avant-garde ou arrière-garde ? Une critique de la décadence politique du mouvement marxiste-léniniste à travers l'exemple de l'Union Communiste Ouvrière d'Allemagne (KABD). 

Son texte eut un certain écho chez des dissidents et exclus. Kurz y appelle à « une analyse historique et matérialiste complète du mouvement marxiste-léniniste [...] qui ne se limite plus principalement à la confrontation des textes classiques avec l’agenda politique de tel ou tel cercle, mais qui déduit les erreurs du mouvement de sa véritable histoire[51]. » L’ouvrage est organisé de la manière suivante :

1. Introduction

2. Théorie et pratique

3. Bataille spontanée et sensibilisation révolutionnaire

- Lutte de masse et parti du travail

- Politique trade-unioniste ou communiste ?

- L’entreprise en tant que « base » organisationnelle ou politique?

- L’économisme et les étapes de la lutte des classes

- Agitation et propagande

4. Stratégie et tactique du parti communiste

- Économie et politique de l’impérialisme

- La lutte contre la guerre impérialiste

- Lutte parlementaire et extra-parlementaire

5. Économisme et relations de classe

- Que signifie la classe ouvrière ?

- Les racines sociales de l’opportunisme

6. la construction du parti et la « bataille des deux lignes »

- Centralisme démocratique et « liberté de la critique »

- Arbeitsstil et « mode de pensée petit-bourgeois »

Epilogue

- Comment le KABD tente de se profiler dans la lutte « politique »

- Le « système correspondant » et la « ligne prolétarienne »

- L’économisme comme « réflexe » des intérêts sociaux de l’aristocratie ouvrière.

Cette exclusion et ce premier pamphlet seront chez Kurz et Klein à l’origine d’une deuxième période de militance entre 1976 et 1984 correspondant à la traversée du délitement du mouvement marxiste-léniniste en Allemagne de l’Ouest et à diverses tentatives et espoirs d’une refondation. L’ensemble du mouvement des Groupes-K s’effondra en effet dès la fin des années 1970, basculant pour partie dans le mouvement écologiste, notamment le nouveau parti des Verts (les Verts de Hambourg et de Berlin-Ouest s’appuyaient ainsi directement sur les restes du mouvement marxiste-léniniste), tandis que l’aile anti-autoritaire essaima dans différentes pratiques et cultures alternatives, et fit de Berlin un bastion alternatif, avec 200 bâtiments occupés, donnant naissance au mouvement autonome, dont une composante se définissait comme anti-impérialiste et s’orientait dans le soutien à la RAF.

Le groupe marxiste-léniniste des « Nurembergeois », comme on les appelait dans le mouvement ML, était, selon ses propres dires, composé d’anciens membres et sympathisants du KABD ou de ses organisations dites « de masse » des alentours de Nuremberg, qui avaient quitté ou avaient été exclus de l’organisation indépendamment les uns après les autres dans les années 1975-1977. À partir de 1977, ce groupe constitua un cercle de discussion avec « l’objectif de lutter pour l’unité des marxistes-léninistes sur une base scientifique, en partant de la constatation que le mouvement marxiste-léniniste sous sa forme d’alors était arrivé à son terme et que les cercles sectaires principaux ne pouvaient plus apporter de contribution propulsive à la construction du parti. Notre point de départ en termes de contenu était tout d’abord la critique du KABD, telle qu’elle s’exprime dans le livre Avant-garde ou arrière-garde de Robert Kurz. Entre-temps, le processus de discussion du groupe avait toutefois progressé »[52]. Au tournant des années 1980, « l’intention politique de notre groupe ‒ quatre à six personnes » raconte Peter Klein, « était exclusivement fournie et portée par Bobby. Il s’agissait tout d’abord de stabiliser le mouvement ML en voie de dissolution ou de le poursuivre sur de nouvelles bases théoriques. Une fois de plus, on a lu Que faire ? Ce n’est que plus tard que nous avons pris nos distances avec le ‘‘vieux mouvement ouvrier’’ en général (on peut suivre cela dans les publications de Bobby). […] Par ailleurs, notre sympathique réunion hebdomadaire, au cours de laquelle nous commencions toujours par examiner le courrier reçu, servait à profiter de la liberté de pensée nouvellement acquise. Aucun sujet, du mouvement féministe au suicide, de l’art au tourisme, n’était laissé de côté. Au moins deux fois par semaine, généralement plus souvent, nous partions courir en forêt, le plus souvent à deux, Kurz et moi ‒ une autre occasion de bavarder. La semaine durant l’accident à Tchernobyl (1986), en particulier, j’étais en très bonne forme pour courir en forêt »[53].

Pour faire mieux entendre leur point de vue afin de freiner la dissolution du mouvement ML et peser sur sa réorientation, le groupe va faire paraître en novembre 1978 la première édition d’une circulaire irrégulière sous le titre Diskussionsbeiträge (Contributions à la discussion), qui s’intitulera à partir du second numéro, Diskussionsbeiträge zur marxistisch-leninistischen Theorie und Politik (Contributions à la discussion sur la théorie et la politique marxistes-léninistes)[54]. Trois numéros paraîtront. Dans le premier, les auteurs se sont principalement penchés sur les concepts des marxistes-léninistes du groupe de Gelsenkirchen lié à la Hauptseite Theorie autour de Heiner Karuscheit et Alfred Schröder ainsi que sur ceux du Kommunistische Gruppe Bochum-Essen (KGBE) et du Kommunistischer Arbeiterbund Kassel (KABK). La Neue Hauptseite Theorie (NHT) est une élaboration théorique marxiste-léniniste qui a vu le jour au début des années 1980 à Gelsenkirchen dans le contexte des nombreuses exclusions de la fin des années 1970 et de la dissolution du mouvement ML. Cette « nouvelle théorie principale » fait le constat d’un profond déficit théorique au sein du mouvement ML et a pour revue Aufsätze zur Diskussion (Essais pour la discussion). Elle tente notamment d’exercer une influence idéologique sur les organisations marxistes-léninistes de l’époque : le KPD, le KPD/ML, le KBW, le KB et le KABD, sous le mot d’ordre de l’« unité des marxistes-léninistes ». « Des contacts ont été établis avec différents groupes de la ‘‘Hauptseite Theorie’’ » raconte Peter Klein, « par exemple avec Heiner Karuscheit à Gelsenkirchen. Une réaction est venue de Kiel, des contacts ont eu lieu à Bochum, Cologne, Mannheim, Berlin, Hambourg, Lübeck et Fribourg. Les voyages et les visites correspondantes ont également eu lieu »[55]. À l’initiative du cercle de Gelsenkirchen, se tient une conférence les 17-18 mars 1979 à Francfort pour coordonner une étude générale sur l’approfondissement et la diffusion de la théorie révolutionnaire dans le mouvement ML. Outre l’organisateur, dix-sept groupes, qui font le même constat d’un déficit de l’élaboration théorique et d’un trop grand ouvriérisme suranné au sein de certaines organisations, y participent. Y participe également le groupe constitué autour de Kurz lors de la première demi-journée. Toutefois les Nurembergeois prennent des distances et critiquent une attitude de révérence envers certains des dogmes dépassés du marxisme-léninisme. Ils ne participent donc pas à Aufsätze zur Diskussion et vont au contraire essayer de se poser en pôle concurrent. À cette fin, ils participent à une coordination marxiste-léniniste dissidente plus large, le ML-Spektrum, où Kurz exerce une activité politique entre 1978 et 1984. Les Nurembergeois vont de la sorte multiplier pendant huit années (1976-1984) les rencontres en vue d’un renouveau et d’une refondation du marxisme-léninisme, dans la perspective de la création d’un « Nouveau courant » (neue Strömung).

Ci-dessus : La couverture du n°2 des Diskussionsbeiträge lancées par Robert Kurz, peter Klein et d'autres ex-militants du KABD, dans le contexte du marxisme-léniniste (trois numéros paraîtront en 1978 et 1979.

Dans la remarque préliminaire du premier numéro de Diskussionsbeiträge, on peut lire ce qui suit : « En réponse à la démarche de Gelsenkirchen du printemps de cette année (conférence et ‘‘déclaration commune’’), notre groupe a fait la proposition de publier dans un premier temps, à côté de nombreuses publications de certains groupes et camarades sous forme de livres et de brochures, une ‘‘circulaire’’ qui serait défendue collectivement par tous les groupes liés au ‘‘Nouveau Courant’’ (Neue Strömung) en tant qu’étape préliminaire d’une revue théorico-politique à laquelle nous aspirons [...]. Les Diskussionsbeiträge continueront à être publiés à intervalles irréguliers jusqu’à ce que les formes du débat au niveau national soient clarifiées. Les présentes contributions traitent principalement de la question des conditions de la formation de ce ‘‘courant’’. En particulier, les deux projets de ‘‘déclaration commune’’ (présentés d’une part par le groupe Volk und Wissen de Gelsenkirchen et d’autre part par le Kommunistische Gruppe Bochum-Essen et le KAB Kassel) sont soumis à une critique ». Le sommaire de cette première édition est le suivant :

- Préface

- Comment former un « courant » ?

- Pourquoi les « déclarations communes » ne sont-elles pas utiles à l’heure actuelle ?

- La logique des « cercles fermés » et le centralisme démocratique

- Le « monolithisme », le « libéralisme » et la « lutte des deux lignes »

- Notes sur la « Déclaration de la construction du parti » du KGB/E et du KAB Kassel

- Lettre au KG Bochum/Essen et au KAB Kassel

La critique des idées de Gelsenkirchen se poursuit en janvier 1979 dans le second numéro. Le Gruppe Revolutionärer Weg (GRW) de Francfort venait de publier l’ouvrage Wer gewinnt wen ? qui y est également discuté. Ce numéro comprend les articles suivants :

- Sur quelques divergences actuelles

- Faut-il mettre à nu l’opportunisme et le combattre ?

- Contre l’apriorisme dans le débat théorique

- Quelle est la fonction de la position sur la question des classiques et sur la IIIe Internationale ? Quelle est la position de la IIIe Internationale ?

- « Nos prochaines tâches » et le primat de la politique

- Préface à la « Lettre ouverte du KPJ au KPdSU »

- Lettre ouverte du ZK du KP japonais (révisionniste) au PCUS

- Documentation : Déclaration de camarades ayant quitté le KABD

Vraisemblablement à l’été ou à l’automne 1979, un troisième (et dernier) numéro des « Diskussionsbeiträge » est publié.

Afin d’être davantage identifiables dans le champ ML dans leur tentative de concurrencer la Hauptseite Theorie, les Nurembergeois vont abandonner la parution de Diskussionsbeiträge et lancer en février 1980 le premier numéro d’une véritable revue théorique : Neue Strömung. Zeitschrift für marxistische-leninistische Theorie und Politik (Nouveau courant. Revue pour une théorie et la politique marxistes-léninistes)[56]. Comme le reconnaissent ses protagonistes en 1986, « Neue Strömung était encore entièrement un produit du différend au sein du mouvement de dissolution des groupes-K »[57]. Au début des années 1980, le groupe tire donc, de l’expérience des deux années précédentes, une conclusion définitive quant à l’impossibilité grandissante de rassembler les groupes marxistes-léninistes. Il ne leur reste qu’à pousser la polémique et à rechercher l’unité avec les camarades avec lesquels l’unité est possible, principalement à travers une lutte de propagande. De cette revue paraîtront seulement quatre numéros, le dernier au milieu de l’année 1981.

Ci-dessus : Couverture du n°1 de la revue Nouveau Courant. Revue pour une théorie et une politique marxistes-léninistes fondée en 1980 (4numéros paraîtront entre 1980-1981).

Dans son premier numéro (tiré à 300 exemplaires), à côté de Walter Loscher, Henriette Föhlich et Robert Kurz, apparaît pour la première fois la plume de « Peter Klein » qui signe l’article « Antagonisme et contradiction en Chine. Sur la critique du KPD-ML à Mao Tsé-toung ». Le tandem Kurz et Klein va dès lors devenir la première cheville ouvrière de la production théorique du groupe. En 1980, tous deux publient des essais aux éditions Neue Strömung, pour Kurz « Vom Jugendprotest zum ‘‘Parteiaufbau’’ » (De la protestation des jeunes à la « construction du parti », 160 pages), une polémique sur l’histoire et la critique du mouvement marxiste-léniniste d’Allemagne de l’Ouest, et pour Klein « Bahros Scheinalternative. Ein Weg in die kleinbürgerliche Sackgasse (La pseudo alternative de Rudolf Bahro. Un chemin dans l’impasse petite-bourgeoise) », 120 pages) tiré à 500 exemplaires. On y retrouve une critique de ce qui a été présenté comme un « nouveau manifeste communiste », la publication en Allemagne en 1977 de L’Alternative de Rudolf Bahro[58].

Ci-dessus Couverture de l'ouvrage de Peter Klein : La Pseudo alternative de Rudolf Bahro. Une critique marxiste-léniniste, paru en 1980. 

En mai et novembre 1980, paraissent les numéros deux et trois de la nouvelle revue, qui poursuivent la critique du KABD, des différents courants marxistes-léninistes et en particulier du courant de Gelsenkirchen « dont l’agonie progresse sans relâche » tandis que se poursuit « la routine oiseuse du ‘‘travail sur les masses’’ ». En juin 1981, l’éditorial du quatrième et dernier numéro tire le bilan de cette activité critique et fait le constat amer que « nous n’avons pas obtenu l’effet escompté à la parution de ce titre. Contrairement à nos espoirs précédents, nous devons maintenant admettre qu’il n’est actuellement pas possible de tenir la revue à jour ». Le groupe note que sa critique du mouvement ML et des positions de la Haupseite Theorie, continue d’être respectée et partagée par toute une série de camarades et de groupes ; cependant, ce terrain d’entente ne suffit manifestement pas pour former un véritable « nouveau courant » qui aurait pu devenir un anti-pôle à la NHT. Aussi différentes que soient les positions entre les groupes qui se sont rapprochés des Nurembergeois, le résultat n’a jamais débouché sur une coopération plus étroite : « les groupes individuels et les camarades qui n’ont pas rejoint la NHT continuent de mijoter dans leur propre jus, quand ils ne sont pas déjà complètement silencieux ». C’est une page importante qui se tourne pour le groupe autour de Kurz, qui remarque que le conflit avec la NHT « n’est pas encore complètement terminé, mais qu’il s’est néanmoins épuisé dans une certaine mesure et ne peut plus être au centre de notre élaboration théorique ». D’autre part, le groupe constate qu’il n’a aucune raison de fond de rejoindre l’une des grandes initiatives qui ont émergé jusqu’alors du processus de désintégration du mouvement marxiste-léniniste depuis les années 1970. Kurz et son groupe sont toutefois invités les 26 et 27 février 1983 à faire une communication à la conférence de la NHT à Francfort/Main, qui sera intitulée « Théorie de la connaissance, histoire du mouvement ouvrier et nos tâches théoriques (thèses) ». Lors de cette conférence, ils tentèrent une nouvelle fois d’exercer une influence idéologique sur la NHT en raison du processus d’érosion qui s’amorçait. Le document susmentionné étayait en même temps la demande de Kurz d’une analyse du mouvement de la jeunesse et des étudiants, qu’il annonçait sans cesse à l’époque, mais qui ne devait jamais paraître :

Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de révolution dans laquelle les masses renversent l’ordre social parce qu’elles ont acquis une compréhension scientifique de sa nature et de ses lois. Au contraire, le renversement passe toujours par des revendications et des mots d’ordre concrets, dont le lien logique en tant que bouleversement révolutionnaire n’est pas directement accessible à la conscience des masses sous une forme scientifique. Les masses réclament du pain et la paix, chassent le gouvernement, établissent leurs propres organes de lutte et de pouvoir, tuent les représentants détestés des oppresseurs, organisent la distribution de nourriture, etc., mais quoi qu’elles fassent, elles ne brisent pas le « fétiche de la marchandise » en tant que tel. La lutte des classes d’une part et son expression scientifique d’autre part (la forme scientifique de la conscience de classe) ne peuvent coïncider qu’au sein du communisme lui-même avec la suppression de la division du travail et la généralisation de la conscience scientifique. L’AKV se rapproche dangereusement de l’ineptie idéaliste des « groupes marxistes » qui, à l’inverse, font justement de la généralisation de la conscience scientifique du capitalisme la condition préalable à son abolition par la classe ouvrière (et même la seule et unique condition préalable) et qui, par conséquent, rejettent explicitement aussi bien un programme politique qu’une stratégie et une tactique politiques pour limiter la « politique » à une agitation et une propagande « explicatives » et « éclairantes » qui doivent « briser le fétichisme de la marchandise ». 

Or, la conscience (politico-sociale) des millions d’individus au sein des masses, contrairement à la conscience scientifique, se développe en premier lieu sur la base de leurs propres expériences pratiques, comme l’a souligné à juste titre Lénine, et ce que l’AKV attaque de manière totalement inavouée (AzD, 20, p. 187). Aucune agit-prop ne peut remplacer ces expériences ; l’agit-prop ne touche que des milliers et des dizaines de milliers de personnes, même dans un grand parti de masse, au mieux des centaines de milliers, la théorie elle-même touche encore moins de personnes. La suppression de la conscience de masse en tant que préjugé dans les rapports bourgeois, dans la mesure où il s’agit de la conscience de masses composées de millions d’individus, ne se fait absolument pas au travers de l’agit-prop, même pas de manière secondaire, mais uniquement par l’éclatement des contradictions sociales matérielles elles-mêmes ; la situation révolutionnaire mûrit uniquement lorsque ni les dirigeants ni les masses ne peuvent objectivement continuer à se débattre dans les anciennes conditions (crise économique et politique). Le passage des masses aux positions révolutionnaires est plutôt une fonction de la politique révolutionnaire et de ses contenus. La politique n’est pas identique à une quelconque « explication » du capitalisme, mais consiste en un regroupement concret programmatique, stratégique et tactique des forces de classe et de masse à l’aide de marques concrètes à travers un processus complexe de regroupement. La situation et le développement socio-économiques des masses, même au sein de la classe ouvrière, ne sont pas du tout uniformes, et par conséquent, le cours de leur conscience spontanée ne l’est pas davantage.

Des courants de masse réagissant différemment à la crise se différencient et recourent spontanément à des modèles d’explication politico-idéologiques préexistants, non pas sur la base d’un fétichisme général de la marchandise, mais en fonction de leur situation spécifique de classe et de couche dans le processus global de production et de reproduction capitaliste. Pour le parti révolutionnaire, cela signifie que le processus de désintégration sociale jusqu’à la révolution, même sur la base d’une crise économique et politique systémique, ne peut pas se dérouler de manière linéaire, mais doit passer par différentes étapes de regroupement stratégique et tactique des forces sociales de masse, à l’aide desquelles les masses se rendent compte par leur propre expérience de la pertinence ou de l’inefficacité des différentes orientations politico-idéologiques (ou plutôt des orientations qui ont un impact sur les masses). D’ailleurs, il ne sera jamais possible de gagner complètement les masses, en particulier les franges petites bourgeoises, d’où la nécessité inévitable de la guerre civile et de la terreur révolutionnaire de masse (le mouvement ouvrier de l’époque de Weimar en était précisément incapable en raison de ses divisions). Mais l’importance de la conscience révolutionnaire scientifique résulte justement du fait que, dans ce processus politique complexe, une politique révolutionnaire correcte n’est possible que sur la base d’une théorie exhaustive, objective et scientifique des conditions données dans tous leurs aspects et contextes, une théorie qui ne se limite en aucun cas à une « analyse de classe » positiviste et empiriquement limitée (le KPD-Komintern n’en avait même pas !), mais qui élève le socialisme scientifique dans son ensemble à la hauteur de l’époque (y compris dans ses fondements idéologiques et épistémologiques). Mais cette nécessité ne découle cependant pas du fait qu’il faudrait remplacer la question de la politique adéquate par des « astuces de médiation » socio-psychologiques et culturelles de masse ou autres, afin de « briser » le « fétichisme de la marchandise » abstrait et d’insuffler aux masses une conscience révolutionnaire abstraite « en soi ». Cela ne diminue en rien l’importance de l’agit-prop révolutionnaire, c’est-à-dire la consolidation d’un parti de masse, la formation d’un réseau de relais du parti, la formation de cadres, la diffusion la plus large possible de la théorie marxiste, etc. De ce point de vue aussi, le KPD de la période de Weimar avait des faiblesses catastrophiques, ce qui se traduisait par exemple par l’incroyable fluctuation de ses membres. Mais premièrement, l’importance de l’agit-prop ne doit pas être élargie de manière illusoire à la fonction de « briser » la conscience de masses composées de millions de personnes, ce qui ne lui a jamais été attribuée ; deuxièmement, les défauts réels de l’agit-prop du KPD-Komintern n’étaient en aucun cas dus à un fétichisme généralisé de la marchandise, mais à une compréhension erronée de la théorie et de la politique, qui s’est avérée être concrètement un économisme tout à fait non-léniniste avec des implications tendanciellement hostiles à la théorie. Il convient d’examiner et de critiquer les erreurs concrètes du KPD-Komintern, de découvrir leur lien logique interne et leurs causes, au lieu de contourner et de dissimuler cette tâche à l’aide d’un « concept de fétichisme » objectiviste[59].

Cette position de Robert Kurz est toutefois restée minoritaire lors de cette conférence, et dès 1984, avec ses compagnons, ils prirent définitivement congé du spectre du ML.

Cette période va progressivement faire émerger chez Kurz, Klein, et leurs compagnons l’idée d’un retour nécessaire à la théorie marxienne, et constitue par là au milieu des années 1980, un moment charnière qui à travers différents projets collectifs aboutira à la fondation de Krisis. En 2000, lors d’un entretien, à la question relative à son inscription dans le mouvement étudiant et le KABD « Quand cet état de flottement a-t-il cessé ? », Kurz indique : « Au milieu des années soixante-dix, après le passage de 68 et des années suivantes. Et c’est là que je me suis associé à quelques personnes avec la volonté de faire maintenant un travail de renouvellement critique et théorique. Nous sommes sortis des groupes prolétariens, des groupes-K, de la cellule rouge, et nous avons dit : la théorie a sa propre valeur, nous ne pouvons pas continuer aveuglément dans cet état maniaco-dépressif issu des conjonctures du mouvement social, la théorie ne doit pas être utilisée uniquement à des fins de légitimation, mais doit apporter sa propre contribution. Et c’est là qu’au cours des années 1980, nous sommes confrontés de plus en plus au fait que le marxisme cache un cadavre dans le placard, à savoir la critique de la forme-marchandise, du travail abstrait, de la forme-argent, qui n’ont pu devenir des systèmes généralisés qu’à travers le rapport-capital »[60]. Le groupe décide dès lors de ne plus rester dans le cadre de l’opposition interne au marxisme-léninisme et croit même voir de plus en plus d’éléments critiques se rapprocher du marxisme au sein du « nouveau mouvement des jeunes », perçus comme les nouveaux destinataires de leur élaboration théorique. C’est ce processus qui allait aboutir à se lancer dans la Critique de la valeur en 1986, après une « phase de mue » de deux ans.

En 1984 fut alors fondé ce qui était présenté comme un forum de discussion théorique : l’Initiative Marxistische Kritik (IMK). Selon ses propres mots, cette nouvelle organisation « se voit comme un espace de discussion et de critique interne et sert à échanger des informations sur des projets en cours, la constitution de groupes de réflexion, etc. Le groupe […] ne constitue cependant aujourd’hui qu’une partie du nouveau cercle de soutien, qui se compose de personnes et de groupes ayant une position marxiste-révolutionnaire, mais des origines politiques et des histoires de socialisation idéologique différentes » : l’éventail va des anciens membres ou partisans des groupes-K des années 1970, comme Kurz, Klein, Winkel à l’éventail des autonomes, d’anciens squatteurs, etc., en passant par des personnes de l’entourage de groupes militants tels qu’Arbeiterstimme et un camarade de l’Arbeiterpolitik[61].

Une nouvelle génération venant des mouvements de contestation dans la jeunesse au début des années 1980 – comme le mouvement des squatteurs en 1981 et plus largement celui des activistes de la scène « autonome » ‒ va ainsi rejoindre le groupe IMK au moment de sa fondation. Après la génération de Kurz, Klein, Winkel, etc., nés dans les années 1930-1940 et tous anciens des groupes-K, c’est une seconde génération née dans les années 1960 qui vient composer le groupe ‒ on peut citer notamment Manfred Kaiser (Fritz pour les proches, et « Ernst Lohoff » comme nom de plume) et Ullrig Krug qui viennent du milieu « autonome » de Nuremberg, ou encore Jürgen Erdmann (« Johanna Stahlmann » comme pseudonyme), Klaus Braunwarth, Norbert Trenkle, Roswitha Scholz, Karl-Heinz Lewed et d’autres. Si le noyau se situe principalement à Nuremberg, le cercle large finit par rassembler une centaine de personnes. Jürgen Erdmann est issu du mouvement de jeunesse (il est né en 1961) et a rejoint les Nurembergeois et l’IMK en 1983. Il a été très actif et a fortement contribué au développement théorique ; il a quitté le groupe vers 1991/92 surtout pour des raisons personnelles. Ullrig Krug a brièvement participé au groupe entre 1984 et 1986 avant de partir pour Berlin, où il a ensuite rejoint la rédaction de Bahamas, un périodique de la mouvance Antideutsche (anti-allemand)[62], distincte de la Critique de la valeur. Le nouveau projet théorique du groupe bouscule également une partie de la première génération, certains se séparant de l’IMK dès le milieu des années 1980, car la critique du marxisme traditionnel allait trop loin pour eux – c’est le cas de Winkel, qui reviendra ensuite au début des années 2000. Braunwarth était également de la première génération et venait également des groupes-K. Il s’est séparé de Krisis en 1990 parce qu’il n’était pas d’accord avec la critique de la mythologisation de la lutte des classes, la description de son immanence au cadre capitaliste et surtout la nouvelle critique catégorielle du travail. Par rapport à cette génération précédente, raconte Trenkle, « nous, la jeune génération, les considérions comme des dinosaures et nous nous moquions de leur dogmatisme. Cette jeune génération comprenait surtout Ernst Lohoff et Jürgen Erdmann et quelques autres, mais je ne les ai guère connus parce que je n’habitais pas à Nuremberg. Roswitha Scholz, qui était alors déjà en relation avec Robert Kurz, ne participait presque pas aux activités ni aux discussions du groupe, mais travaillait en grande partie indépendamment sur ses questions théoriques. En 1990, Karl-Heinz Lewed les a rejoints, mais pour des raisons familiales, il ne s’est pas impliqué aussi intensément dans un premier temps »[63].

Norbert Trenkle est né à Erlangen en 1959 et a vécu en Argentine durant son adolescence de 1969 à 1975, puis au Venezuela et au Pérou, en suivant les mutations de son père qui travaillait chez Siemens. De retour en Allemagne en tant qu’étudiant, il s’est d’abord engagé politiquement à l’université de Göttingen (où il avait commencé des études de sciences économiques), surtout dans un groupe d’étudiants appartenant au spectre de la gauche anti-autoritaire. « Nous mettions l’accent sur le travail théorique », raconte-t-il, « en particulier sur la critique du contenu de l’enseignement au sein de notre faculté. J’ai également participé à des actions politiques en dehors de l’université, notamment dans le cadre du mouvement antinucléaire et des protestations contre la ‘‘double décision’’ de l’OTAN »[64]. En 1983, il rencontre Peter Klein, par hasard, alors qu’il était en visite à Nuremberg, où sa sœur étudiait. « Je n’étais pas satisfait de la critique traditionnelle du capitalisme et de la pratique de la gauche politique » explique-t-il. « C’est pourquoi l’approche théorique de l’IMK et sa polémique contre la gauche m’ont très vite convaincu. J’ai commencé à lire leurs textes, les ai également diffusés à l’université de Göttingen où j’ai organisé début 1985 une manifestation avec Robert Kurz sur la critique de l’Union soviétique et du ‘‘socialisme réel’’. À partir de 1985, j’ai participé plusieurs fois par an aux rencontres et aux séminaires de l’IMK à Nuremberg. Puis, en 1988, j’ai déménagé à Nuremberg pour m’engager plus intensément dans le groupe et dans la rédaction de la revue Marxistische Kritik. Nous vivions alors tous d’emplois à temps partiel ou de prestations sociales (allocations de chômage, etc.) afin d’avoir le plus de temps possible pour notre activité ‘‘politique’’ »[65]. Roswitha Scholz, née en 1959 également, ne vient pas, elle, du marxisme, mais de l’existentialisme et du débat théorique et militant féministe. « Au début raconte-t-elle, j’ai identifié Marx au marxisme des pays de l’Est et aux groupes-K, et tout cela me semblait extrêmement suspect. Ma position m’a placée sans aucun doute au sein de la gauche anti-autoritaire »[66]. Mais elle rencontre Udo Winkel au printemps 1984, et comme elle avait assisté à un séminaire sur l’École de Francfort qui exigeait des connaissances de base sur Marx et Le Capital, elle s’est donc inscrite à un cours d’introduction proposé par l’IMK. Anselm Jappe, né en 1962 à Bonn, est une figure également connue de la Critique de la valeur, il ne rejoindra les activités du groupe que plus tardivement, en 1994[67].  

Avec la création de l’IMK, Robert Kurz et ses compagnons sont particulièrement actifs et productifs, le groupe multipliant la publication de brochures et présentant ses thèses et son positionnement dans de nombreux syndicats, groupes, etc. Le groupe va d’abord se consacrer à une critique des nouveaux mouvements sociaux alternatifs, très en pointe parmi les jeunes des classes moyennes. En juillet 1984, quatre membres ‒ Robert Kurz, Jürgen Erdmann, Manfred Kaiser (« Ernst Lohoff ») et Ullrig Krug ‒ publient la brochure, Fissures et provocations. Un règlement de comptes avec la gauche et les milieux alternatifs[68]. Elle se compose de plusieurs textes, dont le principal, « L’avenir du ‘‘milieu’’ et la crise du capitalisme » est signé de Kurz. Ils y présentent leur point de vue sur l’évolution de l’opposition de gauche depuis les années 1970, en défendant un style polémique qui continuera d’accompagner les publications de la Critique de la valeur et qui est généralement revendiqué ensuite contre toute forme d’académisation du marxisme et de la théorie critique (aucun membres de Krisis n’est universitaire)[69]. Par ce style polémique, fait remarquer Kurz, il s’agira toujours de « distinguer la polémique de la simple invective et de la vulgarité » : « la véritable polémique n’est rien d’autre qu’une aggravation nécessairement ‘‘unilatérale’’ de questions de fond brûlantes : elle ne peut certes pas remplacer des analyses approfondies, mais elle permet tout d’abord de mettre le doigt sur les points sensibles »[70]. Selon la formule  de Kurz, leur refus de toute forme d’académisme et les talents de polémiste qui allaient les différencier de ce qui allait être le style de Moishe Postone, allaient faire des acteurs du groupe de Nuremberg des « Chiens de rue de la théorie critique »[71]. Les auteurs allaient rester bannis au sein de « profondes catacombes », ce que traduit l’éditorial du premier numéro de Marxistische Kritik qui témoigne de l’estimation réaliste de leurs auteurs en ce qui concernait les médiocres chances de réussite de leur projet.

Parmi les « questions de fond brûlantes » évoquées figurent à n’en pas douter ce qui sera bientôt désigné par le groupe comme la compréhension tronquée du capitalisme véhiculée par le marxisme traditionnel et l’ensemble de la gauche écologiste, alternativiste, anarchiste, etc., mais aussi le fait que les militants ne veulent en aucun cas être détournés de la routine du « travail politique » dans laquelle ils se prennent les pieds depuis des années, « comme des ânes dans un moulin à pédales oriental ». Trop de militants préfèrent « réagir comme un chien de Pavlov aux mouvements de surface de la société, en aboyant partout où quelque chose bouge et en offrant leur ‘‘influence’’, essentiellement organisationnelle »[72]. Le pamphlet dès sa première partie, inaugure ce qui va devenir une perpétuelle nage à contre-courant de toute la production Critique de la valeur, à rebrousse-poil de l’anticapitalisme tronqué qui règne à gauche, en critiquant en effet ce fétichisme généralisé de l’immédiateté – l’action pour l’action, l’organisation pour l’organisation, l’agit-prop pour l’agit-prop, au sein des formes de pensée et de modèles d’action toujours préétablis et jamais remis en question – et l’incapacité du mouvement à clarifier véritablement le contenu des « grandes questions » révolutionnaires concernant la compréhension théorique du contexte social global dans lequel nous vivons. Ce sont les échecs du mouvement marxiste-léniniste, des squatters, du mouvement pour la paix dans sa forme actuelle, « les expériences pratiques élémentaires de ces années quatre-vingt elles-mêmes, qui ramènent à la question de la clarification théorique et politique des processus de développement de la société dans son ensemble, et que la conscience de l’immédiateté avait perdue de vue »[73].

Ce fétichisme de l’immédiateté au sein de la gauche est très tôt dénoncé comme une des formes de la « fausse immédiateté » (Adorno) qui empreint la conscience d’une gauche marquée par l’absence d’une véritable réflexion théorique sur l’ordre social qu’elle prétend contester. À l’inverse, fait observer Kurz, il est impérieux de convenir que nous sommes imbriqués dans « une société dans laquelle la relation à la valeur d’échange a pénétré toutes les expressions de la vie, une société du ‘‘marché absolu’’, qui oriente de plus en plus toute sa pensée et son action vers le cycle à court terme des médiations marchandes. La conscience générale de ceux qui appuient sur des boutons et qui avalent des couleuvres ne se reconnaît que sous l’angle de l’exploitabilité immédiate, ce qui s’en écarte ou se réfère à un horizon temporel plus large est de mauvais augure ou du moins sans intérêt. ‘‘Ici et maintenant’’, ‘‘subito’’, ‘‘tout et tout de suite’’ ou rien du tout, tel est le mot d’ordre »[74]. La réflexion théorique tout comme l’action pratique se meuvent dans l’enveloppe du système producteur de marchandises, la forme-fétiche de la valeur qui se trouve ontologisée, et cela vaut tant pour le marxisme du mouvement ouvrier ‒ quels que soient les courants politiques, y compris le syndicalisme révolutionnaire ou l’ultra-gauche marxiste ‒, que pour la social-démocratie, le mouvement anti-autoritaire, l’écologie politique et la gauche postmoderne fixée sur l’hypostase du particulier et de la différence. Dans sa critique de fond de cette gauche, le groupe fait ici siennes les réflexions de Theodor W. Adorno sur la critique de la fausse immédiateté de l’expérience singulière (en l’occurrence politique), à laquelle il est toujours nuisible et préjudiciable de se fier dans la mesure où elle se donne comme non conformée par la forme de vie sociale capitaliste, en tant que jet et sursaut d’une subjectivité inaffectée, alors même qu’elle est toujours déjà l’objet d’une pré-formation tant par les formes de conscience et d’appréhension que par les modèles d’action socialement ordonnés au sein de la valorisation de la valeur/dissociation qui se trouvent déjà fixés a priori, sans aucun effort intellectuel ni réflexif [75]. Dans cette « fausse immédiateté de ce qui est médiatisé » notait Adorno, « c’est là où le sujet se sent tout à fait sûr de lui-même, dans l’expérience première, qu’encore une fois, il est le moins sujet. […] C’est une apparence idéaliste que de nourrir l’espoir que le tout puisse jaillir sans rupture de l’immédiat considéré comme ce qui est solide et absolument premier. Pour la dialectique, l’immédiateté ne reste pas ce pour quoi immédiatement elle se donne. Au lieu d’être fondement elle devient moment »[76].

Les Nurembergeois dans leur défense d’un nouveau projet théorique, reprennent très vite à leur compte cette autre réflexion critique d’Adorno sur le fait qu’à gauche, depuis des décennies :

« l’exigence d’unité de la praxis et de la théorie a irrésistiblement abaissé cette dernière jusqu’à en faire une servante ; elle a éliminé d’elle ce qu’elle aurait dû réaliser dans cette unité. Le visa pratique qu’on réclame de toute théorie se transforma en cachet de la censure. Mais du fait que dans la praxis-théorie tant vantée, ce fut celle-ci qui succomba, celle-là se trouva dépourvue de concept, partie de la politique, de laquelle elle devait faire sortir – livrée au pouvoir. La liquidation de la théorie par la dogmatisation et l’interdiction de penser fut une contribution à une praxis mauvaise ; le fait pour la théorie de recouvrer son indépendance est l’intérêt même de la praxis. Le rapport réciproque des deux moments n’est pas décidé une fois pour toutes mais varie historiquement. Aujourd’hui, alors que l’affairement qui domine tout paralyse et diffame la théorie, la théorie dans toute son impuissance, de par sa seule existence témoigne contre lui. C’est pourquoi elle est légitime et honnie ; sans elle, la praxis qui veut toujours transformer ne pourrait être transformée. Celui qui taxe la théorie d’anachronisme, obéit au topos de supprimer comme périmée ce qui continue à faire mal parce qu’ayant été mis en échec. Par là, c’est justement le cours du monde qui est endossé, alors que l’idée de théorie ne consiste qu’à ne pas y consentir […]. Ce qui chez Hegel et Marx restait théoriquement insuffisant se transmit à la praxis historique ; c’est pourquoi il faut le réfléchir à nouveau théoriquement au lieu de faire en sorte que la pensée se plie irrationnellement au primat de la praxis ; elle-même fut un concept éminemment théorique »[77].

 Pour Kurz et ses camarades, la groupusculisation du mouvement marxiste-léniniste et son échec, ont été fondamentalement l’une des expressions politiques de ce fétichisme de l’immédiateté et du ravalement de la théorie à un outil de légitimation de la « pratique », qui se trouvent à gauche sous diverses formes et à différentes époques :

« Les sectes des groupes-K voulaient gagner directement les prétendues masses et distribuaient des tonnes de tracts devant les usines, sans se soucier des rapports objectifs de médiation des contradictions dans le processus de vie réel de la société, à partir desquels un mouvement social révolutionnaire peut seulement naître et à partir de la connaissance duquel le ‘‘facteur subjectif’’ peut seulement intervenir consciemment. Lorsqu’ils ont échoué dans cette démarche, les groupes-K se sont soit dissous et ont jeté tout le marxisme par-dessus bord, soit ils ont continué à s’agiter avec la même brièveté théorique et la même étroitesse d’esprit organisationnelle au sein des ‘‘nouveaux mouvements sociaux’’ (mouvement anti-nucléaire, de la paix, de la jeunesse, des femmes, des homosexuels, des squatters, etc.). […] Sous une autre forme, le même fétichisme de l’immédiateté se manifeste aujourd’hui chez les Verts alternatifs eux-mêmes, qui veulent passer directement à toutes sortes de belles et utiles choses, comme un ‘‘travail ayant du sens pour tous’’, sans tenir compte du contexte objectif de médiation du mode de production capitaliste (principe du profit, lois du marché, etc.), tout en ne pouvant que faire appel à un compagnon aussi infâme que le ‘‘bon sens’’ et ne pouvant affronter les maux de la production capitaliste de marchandises que de manière extérieure et moralisatrice. Les anarchistes et les groupes comme les ‘‘autonomes’’, les ‘‘anti-impérialistes’’, etc., dont l’horizon politique et théorique ne dépasse pas le bout de leur nez, se montrent tout aussi obnubilés par l’immédiateté »[78].

Et quand bien même une partie du mouvement marxiste-léniniste allemand :

« ne rejette certes pas directement le travail théorique et la clarification sur le plan du contenu, il ne les reconnaît que dans la mesure où ils peuvent être directement utilisés sur le plan pratique et politique. C’est ainsi qu’en l’espace d’une décennie, les groupes-K ont épuisé un grand nombre de personnes sur le plan organisationnel, ont peu contribué à la clarté du contenu et n’ont guère formé de révolutionnaires conscients. Ils sont théoriquement aussi creux et fragiles qu’il y a dix ans, leur compréhension du contexte social objectif global n’a pas progressé d’un pouce et ils ne sont même pas capables de mener un véritable combat d’arrière-garde face aux attaques écologistes et alternativistes à la mode contre le marxisme. […] Au fil du temps, cette pensée immédiate bornée a dilué la lutte nécessaire des fractions pour ce qui concerne la ligne et le but du mouvement d’opposition et a conduit à un engourdissement général de la pensée théorique, jusqu’à une hostilité ouverte à la théorie. Les grandes questions historiques de la société ont été reléguées à l’arrière-plan et dénoncées comme une simple idéologie ou un jeu académique qui n’aurait aucune valeur nutritive pratique. Les différents ‘‘domaines de la pratique’’ et les mouvements partiels ou ponctuels sont devenus indépendants les uns des autres et se sont fragmentés en des milliers d’initiatives individuelles, qui se sont toutes focalisées sur leur ‘‘thème’’ particulier et n’ont plus rendu compte du contexte social global dans lequel s’inscrit objectivement leur activité »[79].

En novembre 1984, paraît également dans la revue alternative Gemeinsame Beilage, en tant que publication liée au groupe Neue Strömung et à la nouvelle IMK un autre essai important de Robert Kurz : L’Objectif socialiste et le nouveau mouvement ouvrier. Critique du mode de production soviétique[80]. Cette double référence indique une nouvelle fois son caractère transitoire puisqu’il s’agit d’un « courant » appartenant encore au processus de dissolution du mouvement marxiste-léniniste allemand dans les premiers pas d’une initiative théorique fondamentalement nouvelle. Cette situation permet de comprendre la relation entre la Critique de la valeur et la théorie marxiste. La première est née d’une tentative, toujours au sein du marxisme, de remettre la logique de la valeur au centre de l’argumentation théorique, tout comme Marx avait défini le capitalisme comme un « mode de production fondé sur la valeur ». À certains égards, Kurz s’accroche encore dans cet essai au style doctrinal des groupes-K, avec lesquels il a rompu à la fin des années 1970. Cependant L’Objectif socialiste et le nouveau mouvement ouvrier est aussi un texte de rupture qui propose une interprétation originale du « mode de production soviétique » et de la signification historique de la Révolution d’octobre 1917, qui préfigure par certains aspects les interprétations du premier grand ouvrage de Kurz en 1991, L’Effondrement de la modernisation. Avant cet ouvrage qui fera connaître la Critique de la valeur à un large public, « l’histoire a un long passé, a fait remarquer Kurz. Il nous a fallu environ dix ans pour arriver à voir ce système comme un système de modernisation de rattrapage, comme un système de valorisation de rattrapage », et assurément cet essai de 1984 constitue une étape initiale majeure[81]. Le fait que sur la surface du billet de 100 marks en monnaie est-allemande figurait la tête de Karl Marx montrait déjà clairement que quelque chose était resté un point aveugle dans le marxisme du mouvement ouvrier. « L’on traitait d’une part un point central de la critique marxienne du capitalisme sans le critiquer » faisait observer Kurz, « et d’autre part on le reléguait dans le domaine philosophique et ésotérique. Marx dit très clairement qu’une société basée sur la valeur, c’est du capitalisme. Et dans la Critique du programme de Gotha, il le formule encore plus clairement : la première étape, l’entrée dans le socialisme, consiste déjà dans le dépassement de la forme-marchandise. C’étaient des conclusions clés. Et c’est dans ce contexte que nous avons commencé à travailler sur ce que l’on appelle l’économie soviétique. Celle de l’URSS et, par extension, de tout le socialisme réellement existant, y compris les mouvements de Libération nationale, pour lesquels l’économie soviétique et le socialisme d’État ont toujours été un certain modèle. Et nous avons essayé de ne pas seulement soumettre le tout à une critique philologique, mais aussi de le situer historiquement »[82].

À cette époque, cependant, le point de vue de la Critique de la valeur n’est pas encore directement formulé en tant que programme théorique. Cela se produira progressivement tout au long des années 1980. Elle est encore présente sous une forme embryonnaire. En suivant ici le commentaire de Marcos Barreira[83], trois points méritent d’être soulignés dans L’Objectif socialiste et le mouvement ouvrier : l’incompatibilité entre le socialisme et la loi de la valeur, le caractère « de rattrapage » de la formation sociale qui a émergé dans l’ex-URSS en tant que processus concentré d’« accumulation primitive » du capital et, enfin, la contradiction interne de ce processus après la réalisation de son « objectif » modernisateur. Cette approche diffère des précédentes théories marxistes du capitalisme d’État en ce qu’elle n’explique pas l’existence des rapports capitalistes à partir de la « permanence » ou de la « restauration » des rapports d’exploitation ou des mécanismes de distribution du produit excédentaire, mais explique plutôt les rapports d’exploitation et de distribution à partir de la médiation des rapports sociaux de production fondés sur la valeur. En ce sens, Kurz déploie une interprétation entièrement nouvelle, qui renoue avec la critique de l’économie politique faite par Marx, par-delà le « politisme » qui a dominé le débat marxiste du xxe siècle (dont le concept de « capitalisme d’État » est une dérivation). Plus qu’une analyse du modèle soviétique depuis la médiation de la logique de la valeur, il y a déjà ici une première élaboration, encore seulement sommaire, de la théorie de la crise fondamentale du capitalisme qui prendra forme véritablement deux ans plus tard, en 1986, dans l’essai de Kurz « La crise de la valeur d’échange », dans le premier numéro de Marxistische Kritik. L’appel évoqué par le texte à la reprise d’un « marxisme authentique » doit être lu dans ce contexte d’époque. Cette formule s’est avérée ultérieurement totalement dépassée pour le groupe Krisis. Les références à une « loi générale de l’économie du temps » ou au sujet révolutionnaire prolétarien défini en termes aprioristiques et normativistes ‒ tous deux liés à une conception transhistorique moderne du travail ‒ font également partie de l’héritage marxiste qu’il fallait encore dépasser. La nouvelle élaboration s’est très vite détachée de la vieille coquille marxiste, notamment après la rupture historique symbolisée par l’effondrement du « socialisme de caserne » (Marx), et s’est présentée comme un courant théorique autonome.

Un autre aspect important du texte est qu’il contient déjà, sept ans avant sa formulation plus achevée dans L’Effondrement de la modernisation, une théorie des contradictions internes des marchés planifiés de l’Est, qui est pensée en lien avec la théorie des crises : « Après avoir réalisé l’industrialisation, pour laquelle elle était effectivement fonctionnelle, la bureaucratie capitaliste d’État devait devenir complètement dysfonctionnelle dans la tâche d’entrer de manière compétitive sur le marché mondial et d’initier un processus de développement intensif (production de survaleur relative) dans les conditions du marché mondial. [...] La grave crise de l’ensemble du bloc de l’Est en tant que capitalisme conduit, pour ainsi dire, avec le frein à main tiré, doit inexorablement évoluer et risque, en outre, de conduire à de graves collisions sociales. À travers le marché mondial, la crise du capitalisme oriental se confond avec celle de l’Occident, qui court sans frein vers le précipice d’un effondrement de la loi de la valeur. » Ces points font de L’Objectif socialiste et le nouveau mouvement ouvrier un texte pionnier (Johanna W. Stahlmann, poursuivra cette analyse dans « La Quadrature du cercle. Mécanisme de fonctionnement et effondrement de l’économie planifiée soviétique », dans Krisis, n°8/9, 1990). Il existe également des éléments spécifiquement allemands, comme les références aux contextes théoriques régionaux, à l’idéologie de la « critique des forces productives », qui est à l’origine de l’influent parti Vert allemand de l’époque, ou au débat sur la perspective paneuropéenne par opposition aux mouvements d’orientation nationale. La référence à un « nouveau mouvement des travailleurs », à son tour, indique les conditions sociales qui permettraient un développement multilatéral des individus, au-delà de leur identification en tant que « producteurs ». Et derrière la vieille formule doctrinale du « marxisme authentique », on trouve finalement deux idées fondamentales qui vont rester d’actualité pour le groupe Krisis : le retour à Marx et le problème de la reformulation de l’objectif socialiste. D’une certaine manière, l’exigence présente dans ce texte, pour ainsi dire inaugural, a accompagné toute l’élaboration théorique de Kurz, même si, au cours de son parcours intellectuel, elle a subi d’importantes modifications et, en même temps, il est devenu évident que pour formuler une théorie du capitalisme actuel en crise, il ne suffit pas de revenir à Marx, mais qu’il faut aussi le dépasser.

Marcos Barreira a également fait remarquer que dans la trajectoire de Kurz, l’influence du théoricien marxiste et dirigeant trotskiste Ernest Mandel est perceptible dans les années 1980, notamment dans les premiers textes de la Critique de la valeur et tout particulièrement dans L’Objectif socialiste et le nouveau mouvement ouvrier, à travers l’accent mis sur la théorie des crises, l’internationalisme et la rupture avec les théories de la « restauration » de l’URSS. En 1995, Kurz consacrera d’ailleurs un texte à Mandel dans le journal allemand Jungle Welt, en guise d’hommage posthume à l’un des principaux penseurs marxistes de l’après-guerre[84]. Dans les années 1990, le vétéran Mandel et Kurz, ont eu même quelques débats. L’un d’entre eux est relaté dans l’ouvrage Krise ‒ welche Krise[85]. Comme le rappelle l’éditorial du n°16-17 de Krisis, Mandel, en tant que marxiste encore traditionnel sur de nombreux aspects, a bien sûr réagi « de manière plutôt allergique » à la Critique de la valeur, mais « il était aussi, depuis 1968, l’un de nos professeurs d’‘‘histoire de la gauche’’, aujourd’hui considérablement éloigné de nous ».

Ce n’est qu’en mars 1986 que le groupe repart pour l’aventure avec une nouvelle revue à la suite du demi-échec de 1981. Ce sera Marxistische Kritik : Zeitschrift für revolutionäre Theorie und Politik (Critique marxiste. Revue pour une théorie et une politique révolutionnaires). Le premier numéro annonce qu’une :

« longue phase de mue théorique a été nécessaire avant que la question de l’intervention puisse à nouveau se poser. […] Après plus de deux ans de séminaires de réflexion, nous considérons maintenant que le moment est venu d’intervenir à un nouveau niveau, à notre échelle, dans la discussion publique de la gauche. [...] La tâche de cette revue ne sera donc pas seulement la critique de l’idéologie de la gauche, mais plutôt la recherche et la définition conceptuelle du potentiel concret de contradiction sociale qui peut être transformé, réellement et historiquement, en suppression du travail salarié, de la marchandise et de l’argent »[86].

 

La revue est toujours réalisée à la main (Verlag Marxistische Kritik) et circule sous le manteau. Son premier comité de rédaction est composé de Kurz, Lohoff, Braunwarth et Winkel. Aucune périodicité n’est définie mais sept numéros vont se succéder entre 1986 et 1990. Le groupe commence à fonctionner comme il le fera dorénavant, à travers des cercles concentriques autour du comité de rédaction. Il organise des séminaires et groupes de réflexion, et publie une « Lettre d’information » extérieure dont le premier numéro est publié en février 1989 ainsi qu’un Bulletin-IMK interne. Au niveau local, fait remarquer Norbert Trenkle, « la rédaction se réunissait au moins une fois par semaine pour discuter de questions théoriques et de ses propres textes ou projets de textes. Les articles pour la revue étaient relus par les uns et les autres. Au niveau suprarégional (il existait un réseau d’environ quatre-vingts à cent personnes), des séminaires et des réunions de discussion étaient organisés deux à trois fois par an, et nous publiions une lettre circulaire tous les trois ou quatre mois. À cela s’ajoutaient des échanges épistolaires (les e-mails n’existaient pas encore) et des conversations téléphoniques parfois très détaillées. En raison des distances géographiques, le travail théorique intensif se concentrait toutefois sur le groupe central de Nuremberg »[87]. C’est à partir de la création de Critique marxiste que la théorie de Kurz et de ses compagnons adoptent l’étiquette de « Critique de la valeur » (Wertkritik), ou plutôt dans un premier temps de « critique fondamentale de la valeur ». La raison de cette auto-désignation est liée à la définition marxienne du capitalisme comme un « mode de production basé sur la valeur », qui va être au cœur de leur reprise de la théorie de Marx.

Le travail théorique de la revue s’est déroulé dès 1986 d’une façon isolée et invisible pour un public élargi et il était aussi éloigné des cercles académiques que de ceux de l’activisme politique. Si plusieurs des premiers protagonistes de ce qui allait devenir Krisis, étaient issus du milieu activiste des mouvements gauchistes (et en particulier de Nuremberg), notamment des « groupes-K » qui avaient traversé les années d’insubordination des années 1970, il y avait eu aussi de leur part, dans les années 1980, une réaction à l’activisme militant effréné de ces groupes et à cette « fausse immédiateté » (Adorno) qui avaient constitué leur propre parcours durant la décennie précédente.

« Dès le départ, fait remarquer Kurz, nous avons refusé de nous inscrire dans une démarche académique. Nous étions tous des militants de mouvements sociaux de gauche. Au début des années 1980, nous avions le sentiment que les idées de la ‘‘nouvelle gauche’’ de l’époque avaient été épuisées depuis 1968. Il y avait un élan pour réévaluer de manière critique notre propre histoire. Nous ne voulions plus participer au ‘‘cycle maniaco-dépressif’’ des campagnes politiques. La théorie ne devait plus être liée à la pratique politique dans une sorte d’immédiateté, c’est-à-dire qu’elle devait perdre son caractère de fonction de légitimation et être prise au sérieux dans son autonomie. Cela signifiait le fait de prendre de la distance avec la gauche politique »[88].

 

Les auteurs motivent leur projet théorique en réaction au « ‘‘tournant’’ anti-théorique et antimarxiste de l’(ex-)gauche qui a précédé à une plus grande échelle sociale le ‘‘tournant’’ néoconservateur ; ironiquement, l’un comme l’autre ‘‘tournant’’ doivent manifestement être compris comme une réaction à la crise réellement existante du capitalisme. […] Ce n’est un secret pour personne que le rapport théorie-pratique tant vanté s’est aujourd’hui largement transformé en une hostilité ouverte à la théorie »[89]. La théorie de gauche désormais fantomatique et tout particulièrement le « rôle de la théorie révolutionnaire » leur paraissaient absolument nécessaires pour laisser ouvertes les portes de l’émancipation. La gauche spontanéiste, qui avait surgi de la contestation extraparlementaire dont ils étaient issus, leur paraissait quant à elle toujours plus problématique dans ses transformations au cours des années 1980. Ne versant plus que dans les protestations citoyennes et les projets néo-petit-bourgeois des alternatifs et Verts allemands, la pratique de « gauche » leur apparaît profondément sans espoir. « Nous ne voulons pas verser trop de larmes sur notre solitude et ne plus nous plaindre. Nager à contre-courant sera une entreprise difficile à long terme. L’impulsion subjectiviste essentielle du mouvement de Mai 68 et ses conséquences, et les mouvements ultérieurs ont conduit à la situation dont nous nous plaignons […]. La culture politique du conflit théorique marxiste est détruite pour le moment, cela doit être reconnu comme un fait» [90].

Dans le champ résiduel de la production théorique marxiste des années 1980, l’IMK se positionne toutefois en opposition aux deux principales revues théoriques de gauche que sont Prolka[91] et Argument issues de la « Nouvelle gauche », qui ne sont plus que les ultimes revues du « réformisme politique théorisant », et dont le succès social réside surtout dans le fait qu’elles sont devenues une référence de manière académique afin de promouvoir des carrières individuelles universitaires : « Une théorisation qui, à l’instar du positivisme bourgeois, se conçoit simplement comme un ‘‘soutien scientifique’’ pour des objectifs sociaux acceptés dans l’ensemble, qui ne sont pas du tout remis en question en tant que tels ou tout au plus de manière immanente et critique, doit elle-même être critiquée dans ses présupposés aveugles ». On trouve ici une critique prémonitoire de l’évolution ultérieure de plusieurs des théoriciens de ces revues dans les années 1990 et 2000 qui apporteront leur soutien appuyé à la néo-gauche sociale-démocrate d’Attac à Die Linke (on peut penser à Elmar Altvater ou à Michael Heinrich).

Contrairement aux épigones du marxisme, le groupe IMK va, lui, continuer à défendre de manière intransigeante la légitimité et l’autonomie de l’élaboration théorique parallèlement à une critique de l’immédiateté pratique inconséquente qui prévaut dans le marxisme du mouvement ouvrier comme dans la nouvelle gauche écolo-alternative des Verts allemands. Le projet théorique reste invariablement le suivant : pour réussir à repenser l’opposition au système capitaliste et poser à nouveaux frais la question du communisme, il faut prioritairement affronter la question d’une nouvelle définition du capitalisme, en constituant une théorie sociale critique à la mesure de son temps, capable de dépasser les approches anachroniques traditionnelles.

« La théorie révolutionnaire tire sa légitimité d’elle-même, tout comme la pratique historique qui lui correspond ; elle ne se justifie ni devant la science bourgeoise institutionnalisée ni devant les idéologies du réformisme. Son média n’est pas la légitimation, mais la critique ; son intention n’est pas la défense, mais l’attaque. L’arme de la critique n’est pas utilisée pour ajouter une nouvelle interprétation particulièrement piquante aux interprétations de l’ordre dominant, mais pour se transformer en critique des armes. […] Étant donné qu’une ‘‘unité de la théorie et de la pratique’’ ne peut plus être affirmée comme allant de soi depuis longtemps, le projet d’une revue de théorie marxiste nécessite aujourd’hui, […] au minimum, une justification théorique en tant que telle ; ne serait-ce que pour documenter notre propre compréhension. […] La théorie révolutionnaire ne peut pas devenir une fin en soi dans le sens d’un détachement spéculatif de la pratique sociale, pas plus qu’elle ne peut rester une simple fonction et un organe d’exécution de l’état actuel de la conscience d’une gauche qui se considère à tort comme ‘‘libre’’ dans la compréhension du processus social. La situation historique donnée rend bien sûr nécessaire la référence directe à cette gauche politique dans ce sens où la théorie, en tant que critique radicale et impitoyable des rapports sociaux existants, doit aujourd’hui toujours être en même temps une critique de la conscience dominante au sein de la gauche elle-même »[92].

Cette critique de la fausse immédiateté en défense du « rôle de la théorie révolutionnaire », est largement appuyée dans ce premier éditorial sur la critique de la raison instrumentale d’Adorno et Horkheimer[93] :

« Avec la critique de la réduction instrumentale de la pensée, nous reprenons un motif central de la Théorie critique et le retournons contre la gauche elle-même, il ne s’agit en aucun cas d’un simple credo méthodologique, mais aussi d’une détermination essentielle du contenu. Nous ne voyons pas le déficit révolutionnaire et théorique de l’École de Francfort dans sa négation de la pulsion d’action subjectiviste, pas plus que dans un manque de thématisation de l’‘‘économie politique’’ en général, mais plutôt dans un manque d’aiguisement de la critique de l’‘‘économie politique’’ en tant que critique fondamentale de la production marchande et du travail salarié. Mener à terme la critique de la raison instrumentale, c’est devenir radical contre la socialisation par la forme-marchandise dont elle est le produit. Ce n’est qu’alors que la critique de l’instrumentalisme positiviste, traitée comme ésotérique même à gauche, peut devenir une charge explosive contre l’ordre existant, si elle est développée dans son contenu comme concrétisation du centre de la théorie de Marx : comme critique de la valeur d’échange qui, sur la base de la force productive matérielle développée, débouche nécessairement sur le slogan historique : À bas le travail salarié ! » [94].

L’IMK puis Krisis allaient bientôt éprouver avec la notion de « rationalité » les mêmes difficultés que celles rencontrées avec le « matérialisme ». Dans le champ de tension entre la rationalité moderne et « l’irrationalisme » depuis les Lumières (« Aufklärung ») et le romantisme, Kurz et ses compagnons ne savaient plus déterminer leur position et ne pouvaient trouver d’issue que dans la critique de cette dichotomie bourgeoise qui devait être également analysée[95]. Les niveaux de réflexion antérieurs, notamment celui de la Théorie critique francfortoise, offraient également un vaste champ d’élaboration et demandaient à être explicités. La violence de l’abstraction réelle dans sa forme-marchandise qui traite tout contenu comme un matériau sans qualité propre, trouve notamment son pendant dans le penser abstrait-universaliste, lequel ne reconnaît la spécificité et la qualité singulière d’un contenu avant tout que comme une souillure empirique.       

Pour les Nurembergeois, la « Nouvelle gauche » a illustré cette raison bourgeoise instrumentale, précisément sur le plan « pratique et politique ». Une raison réductrice qui se trouvait également dans les formes de désintégration fractionnelle de l’opposition extraparlementaire (APO) au début des années 1970 : les frères ennemis « Spontis » (spontanéistes)[96] et marxistes-léninistes n’ayant rien à envier l’un à l’autre en matière de subjectivisme, de réception instrumentale de stratagèmes historiques, d’action directe et d’abandon du débat théorique sur le contenu de la révolution pour n’en faire qu’un outil de légitimation secondaire pour le « travail politique » sur les masses. Cette critique de la raison instrumentale constitua d’ailleurs un point aveugle pour ces mouvements de gauche qui se montraient à cet égard déjà hermétiques et hostiles à la Théorie critique d’Adorno et Horkheimer : « Alors que pour les ‘‘marxistes-léninistes’’ (groupes-K) et les différentes générations de ‘‘Spontis’’, le caractère instrumentalement tronqué de la théorie apparaissait ouvertement comme l’identité directe proclamée de la théorie et de la pratique chez le sujet agissant, le même caractère de la théorie des universitaires socialistes de gauche se manifestait, bien que davantage médiatisé sur le plan social, dans sa référence inconsciente aux formes d’expression institutionnalisées du réformisme qu’il s’agissait de légitimer (syndicats, social-démocratie de gauche, plus récemment alternative écologiste) » [97]. L’activisme subjectiviste, l’élan moralisateur et bourgeois et le démocratisme, dont la « Nouvelle gauche » ne s’est jamais vraiment débarrassée, devaient ainsi dicter au mouvement, à travers toutes ses métamorphoses, un « être pratique » militant platement positiviste et fixé sur l’immédiateté comme impératif catégorique de l’impérieuse « politisation » des masses. Cette situation ne fut nullement dépassée à leurs yeux dans la seconde moitié des années 1980, les « autonomes » et autres « nouveaux militants » ne faisant que reproduire l’idéologie et les illusions de leurs prédécesseurs à un niveau encore plus bas, tandis que les alternatifs-Verts professaient une pensée aux relents « vitalistes » et « réactionnaires ».

En vue de préparer les numéros suivants, le groupe organisa  également deux séminaires thématiques en juin et novembre 1986 (« Sur l’analyse de classe » et « Sur la théorie de la crise »). En janvier 1987, le groupe sort ainsi son deuxième numéro annonçant à nouveau la couleur : « Se débarrasser du marxisme ? ». En novembre 1986, Kurz et Scholz participèrent également au « Prima Klima Kongreß » organisé par des membres de l’ancien SDS et qui se tint au parc d’exposition de Francfort. S’y retrouvèrent 1400 personnes pour discuter des échecs des perspectives révolutionnaires et des attitudes masculinistes dans les milieux militants depuis vingt ans. Trois thèmes dominèrent ces trois journées : la « question de la violence », le rapport des femmes et des hommes à la politique et au pouvoir traditionnels et l’impuissance multiforme face à l’« hégémonie conservatrice ». Ce grand rassemblement, où tous les anciens militants allemands de Mai 68 ressassèrent publiquement leurs défaites et l’impuissance politique présente, se révéla pour les membres présents de l’IMK plutôt sombre, la gauche révolutionnaire se trouvant dans le même piteux état qu’au milieu des années 1970, c’est-à-dire dans une grande confusion théorique et politique, entravée par le même subjectivisme, la promotion toujours de la même « fausse immédiateté » et l’absence de véritables positions et débats théoriques. Les participants écoutèrent avec une patience remarquable une longue série de discours du dimanche, d’appels sans conséquences et de confessions de vie sur les petits tracas de chacun. Comme d’autres, ils constatèrent aussi les évolutions politiques de beaucoup, car on retrouva à Francfort, des anciens maoïstes ayant retourné leur veste, d’autres passés des groupes-K ou de l’anti-autoritarisme au pacifisme ou devenus de simples fonctionnaires d’État ou politiciens de plateau de télévision (on connaît les parcours politiques de Rudi Dutschke, Daniel Cohn-Bendit ou Joschka Fischer). Reiner Langhans (participant de l’expérience des communautés intentionnelles, celle par exemple de la « Commune 1 » à Berlin-Ouest) déclara même qu’il était désormais nécessaire de « s’ouvrir au fascisme »… Il y avait aussi des gens connus comme le poète Erich Fried et le philosophe social-réformiste Oskar Negt. Kurz avait été invité comme ancien dirigeant du SDS, pour présenter une rétrospective critique, ou plus précisément autocritique, des années 1968. Son bref exposé préfigure son analyse critique ultérieure plus aboutie parue en 1988 sous le titre « Splendeur et misère de l’anti-autoritarisme », et ne manqua pas de faire son effet sur le public.

 

6. LE CAP DE 1988 : PREMIER MANIFESTE ET CRITIQUE DE L'ECHEC DU MOUVEMENT ANTI-AUTORITAIRE ALLEMAND 

En 1988, onze ans avant le Manifeste contre le travail du groupe Krisis qui restera comme la publication la plus connue, paraît un Manifeste pour le renouveau de la théorie révolutionnaire rédigé par Kurz. Avec le titre « À la recherche de l’objectif socialiste perdu », il formule et présente pour la première fois de manière cohérente la position de l’époque des « critiques de la valeur ». Ainsi, l’orientation de leurs efforts théoriques devenait visible dans son ensemble, les bases étaient posées, la délimitation par rapport au marxisme traditionnel était effectuée dans ses grandes lignes et ainsi, même si tous les problèmes que la nouvelle approche devait poser n’étaient pas encore résolus, une base était établie, des questions étaient clairement mises en évidence, à partir desquelles d’autres questions théoriques pouvaient désormais s’orienter.

L’avant-propos et l’épilogue donnent un premier aperçu du document, qui comprend par ailleurs les chapitres suivants :

  1. La gauche actuelle est à bout de souffle - 2. La théorie doit obtenir ses droits - 3. Un renouvellement de l’objectif socialiste ne peut consister qu’en une critique fondamentale de la production marchande - 4. Le vieux mouvement ouvrier ne pouvait être qu’un auxiliaire de développement de la socialisation capitaliste - 5. Les véritables fossoyeurs du capitalisme ne naissent qu’aujourd’hui et 6. L’intelligence révolutionnaire ne peut se développer qu’en dehors du monde scientifique.

La même année, Kurz publie un autre texte marquant, « Splendeur et misère de l’anti-autoritarisme. Bref aperçu sur l’histoire des idées et des répercussions de la ‘‘Nouvelle gauche’’ » (Marxistische Kritik, n°5, décembre 1988). Kurz y réélabore les critiques émises depuis le début des années 1980, notamment lors du « Prima Klima  Kongreß » en 1986, sur l’échec, l’impuissance et l’évolution du mouvement anti-autoritaire allemand et plus largement de la « Nouvelle gauche » auxquels il a lui-même appartenu jusqu’en 1972. La notion d’anti-autoritatisme est définie de manière plus large qu’on ne le fait dans le contexte politique français, en faisant référence à la composante dite anti-autoritaire du SDS allemand, puis à la « scène Sponti » contre-culturelle. Dans le contexte allemand, cela ne recoupe pas exactement le contexte fin xixe siècle, entre anarchistes et marxistes, avec la fondation de l’Internationale anti-autoritaire de 1872. L’anti-autoritarisme des années 68, est plus spécifiquement défini comme le faisaient ses acteurs de l’époque, comme une lutte anti-institutionnelle, contre les institutions sociales (qu’elles soient d’ordre privé ou public : famille, État, sexualité bourgeoise, etc.) perçues de plus en plus comme répressives et vécues comme autoritaires et insupportables (l’ouvrage qui influence fortement cette compréhension de la société est notamment L’Homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse). Selon Kurz, ce mouvement, comme les sous-cultures révolutionnaires et existentialistes qui l’ont précédé, était essentiellement ambivalent. Il n’exprimait pas seulement la tendance capitaliste à la modernisation dans l’élaboration des monades abstraites contre le traditionalisme « autoritaire » (sa « misère »), mais aussi l’immense souffrance de cette individualité abstraite envers elle-même, l’indignation contre le vide atroce de la valorisation totale de soi (sa « splendeur »). La question, selon Kurz, est de savoir si ce côté de la révolte, si cette indignation peut être sauvée comme « héritage » et transformée en une nouvelle pensée révolutionnaire à la hauteur de notre époque. Pour déterminer cette possibilité non réalisée, le texte cherche alors à retrouver les traces de l’ambivalence de l’anti-autoritarisme dans ses expressions théoriques et idéologiques pour les résoudre de manière critique.

Ci-dessus : Couverture de A la recherche de l'objectif socialiste perdu. Manifeste pour le renouveau de la théorie révolutionnaire rédigé par Robert Kurz et paru en 1988. 

Le noyau de l’anti-autoritarisme apparaît avec une clarté inégalée, d’après Kurz, dans une forme de l’anti-autoritarisme le plus ancien, chez Max Stirner dans sa préface à L’Unique et sa propriété en 1842, défendant l’idée fondamentale de l’égoïsme « solipsiste », qui se veut émancipateur, et dirigée contre toute autorité extérieure à ce moi individuel, quelle qu’elle soit. Selon Kurz, l’anti-autoritarisme traîne dans cette problématique fondatrice, le problème non résolu du rapport entre l’individu et la société, le problème classique de la pensée bourgeoise en général, qui ne sort jamais de ce dualisme. Le point de départ, affirmé positivement, est toujours l’individu moderne déjà formé socialement, « comme si celui-ci était tombé du ciel ». Cet individu est perçu comme étranger et extérieur à sa propre socialité, qui elle est saisie comme unilatéralement hostile dans la mesure où les institutions étatiques et bureaucratiques ne cessent de croître de manière menaçante au cours des xixe et xxe siècles et semblent engloutir le « moi » de l’individualité. Il ne vient pas à l’esprit de la pensée bourgeoise (puis de sa version anti-autoritaire) que cet individu n’est pas une condition préalable transhistorique indiscutable, mais qu’il s’agit bien plutôt d’une construction historique et sociale qui n’est apparue qu’avec la généralisation de la production de marchandises dans le capitalisme et donc avec la formation de l’argent comme forme de circulation totale et générale de la société en général. Le penser bourgeois ne remarque pas que cet individu spécifiquement moderne est justement l’abstraction la plus extrême et la plus aride qui soit. Ce « moi » est si abstrait qu’il ne connaît plus sa propre constitution sociale[98], qu’il l’éprouve plutôt dans la pratique comme une froideur presque hostile aux institutions sociales auxquelles il est confronté en luttant pour son autonomie abstraite et vide de contenu. Kurz montre ainsi, que le dualisme incessant de la pensée bourgeoise oscille constamment, entre cette abstraction de la socialité et l’abstraction tout aussi évidente de la vie privée de l’individu, et ne parvient pas à les concilier et à les médiatiser (on pourrait reprocher également ce point à la pensée sur la liberté de Bernard Charbonneau, qui reste dans la même dichotomie bourgeoise de l’opposition entre l’individu et la société). La pensée anti-autoritaire, dans son noyau le plus ancien comme dans sa version ultérieure, est immédiatement prise dans le piège de cette dichotomie bourgeoise : « Selon les cas, soit la société abstraite ou ses institutions telles que le droit, l’État, la nation, etc., sont invoquées contre la liberté de l’individu en tant que limite nécessaire, soit, à l’inverse, au nom de cette même liberté de l’individu, la guerre est déclarée aux institutions, qui ne sont pourtant que l’expression d’un seul et même processus, qui a lui-même engendré cet individu ». L’anti-autoritarisme rate complètement la médiation et de ce fait, dans sa révolte, démontre Kurz, « il n’est malheureusement pas assez anti-autoritaire pour ne pas se soumettre en fin de compte à cette autorité réelle et non perçue de l’argent, parce qu’il ne peut pas se soustraire à sa propre sociabilité inaperçue ». L’argent, bien qu’il soit la fin en soi, abstraite et vide, de la production de marchandises, apparaît même à l’individu abstrait, pour qui « rien n’est au-dessus de lui », comme le moyen inconsciemment présupposé par lequel il doit mettre son moi en valeur. « L’anti-autoritarisme ou l’idéologie de l’individu autonome, fait observer l’auteur, n’est ainsi que le reflet inconscient du développement du sujet bourgeois, la révolte désespérée de la subjectivité abstraite de l’argent contre elle-même. Et pourtant, dans ce réflexe révolté réside encore, sans être séparé, un désir d’émancipation qui ne sait pas se donner une expression adéquate ».

Selon Kurz, à chaque nouvelle période de crise de la socialisation bourgeoise médiatisée par l’argent, l’idéologie anti-autoritaire prenant unilatéralement pour objet de sa révolte, les institutions sociales, réapparaît à un niveau supérieur, sous une forme ou une autre et sans jamais pouvoir s’échapper de la prison des catégories de la logique marchande, tant qu’il n’y a pas de transformation en une critique concrète du contexte global social structuré par la forme-marchandise elle-même. Le vieux mouvement ouvrier marxiste traditionnel est resté dans les mêmes travers : Il voulait abolir le travail salarié sur le terrain de la production marchande et de l’argent, une entreprise vouée à l’échec. À l’Ouest, le résultat a été la social-démocratie intégrée au capitalisme, à l’Est, la société soviétique spécifiquement marchande, simple modernisation de rattrapage.

Le nouveau anti-autoritarisme des années 68, jusque dans la Théorie critique de Francfort, n’a pas été en mesure, selon Kurz, de se lancer dans une réélaboration complète de la théorie. Faute de critique concrète de la forme marchandise elle-même, il n’a pas été en mesure de désigner dans son abstraction une autre individualité que celle qui est constituée par cette forme. On a observé alors la tendance, fait remarquer l’auteur, à ne mener dans la pratique que la lutte défensive pour les simples « conditions » de l’émancipation, tout en laissant l’objectif lui-même vide dans son contenu décisif et ouvert à l’interprétation immanente à la socialisation marchande. La compatibilité de la Théorie critique et du social-démocratisme, est ainsi compréhensible, dès les prémices d’une telle approche théorique tronquée.  

Kurz prend pour exemple les positions stratégiques de Rudi Dutschke, la figure symbolique centrale de ce mouvement, et de cet autre porte-parole qu’est Oskar Negt, pour illustrer comment le dilemme de l’anti-autoritarisme, s’enracine dans la dichotomie bourgeoise non dépassée de l’opposition de l’individu et de la société. La « longue marche à travers les institutions » (le « processus de changement »), qui sera le principal mot d’ordre de Dutschke, peut en effet être interprété de deux manières différentes, et c’est précisément là que réside la « duplicité inconsciente du mouvement lui-même » : « soit il s’agit réellement d’un processus de prise de conscience pour la révolution, et dans ce cas, il s’agirait d’une prise de conscience contre l’argent, contre la socialisation marchande en général (donc dans le sens de Marx et, en 1968, des situationnistes, même si ces derniers n’ont pas pu porter l’intention plus loin) ‒ soit il s’agit d’un ‘‘renouvellement démocratique’’ de la production marchande elle-même, c’est-à-dire de l’économie, c’est-à-dire du capitalisme ». Selon Kurz, comme, en réalité le contenu de la transformation restait indéterminé, l’attaque directe contre la production de marchandises et donc contre l’argent en tant que forme de socialisation capitaliste restait inexprimée, Dutschke pouvant ainsi être interprété de manière démocratique-citoyenniste et donc dans une forme d’intégration au fétichisme de la marchandise : « L’interprétation démocratique du mouvement anti-autoritaire, qui s’était imposée dès le début contre toutes les options plus larges, notamment celles des situationnistes français, a dû, selon sa logique interne, capituler devant les conséquences de la subjectivité monétaire non résolue de la société fétichiste et finalement se déclarer ouvertement ‘‘realpolitik’’ pour la citoyenneté capitaliste ». Toute l’évolution de l’anti-autoritarisme vers la social-démocratie et l’alternativisme des années 1980, n’est rien d’autre qu’un « retour pacifique et moutonnier dans le bercail bourgeois », et constituait selon Kurz, une pente tout à fait prévisible.

« L’abstraction extrême de l’individu qui n’atteint pas le fond de sa constitution sociale et qui, en tant que monade qu’il est, se révolte de manière purement formelle contre sa propre socialité institutionnelle qui lui est extérieure, et ne peut produire qu’un radicalisme factice qui représente pour ainsi dire en pantomime les conséquences extrêmes du sujet bourgeois de l’argent, mais qui ne les abolit pas, ni théoriquement (ce qui serait la condition préalable) ni pratiquement. Le vide du contenu de l’anti-autoritarisme ramène donc avec une nécessité logique dans le giron de ce monde bourgeois qu’il a toujours entrepris de vaincre avec une emphase digne de Don Quichotte dans une métamorphose constante de sa forme d’apparition à tous les niveaux de développement de la socialisation capitaliste ».

Dans la mesure où des structures traditionalistes résiduelles et des formes de conscience autoritaires faisaient encore obstacle à la libre circulation des monades d’argent, il fallait les faire fondre ; et c’est précisément dans ce sens que le mouvement anti-autoritaire a remporté ses « succès » durables. Le mouvement anti-autoritaire peut se dire à juste titre qu’il a contribué à « moderniser » le capitalisme, parce qu’en s’étant opposé à la structure autoritaire-traditionnaliste du capitalisme, ils ont permis une « démocratisation » de la société, et un « élargissement des droits et des libertés », mais en rien le dépassement de cette société même. En participant à se libérer de l’ancienne structure autoritaire-traditionnaliste des institutions capitalistes, sans remettre en cause le contexte social global de la socialisation qui les engendre, « le mouvement anti-autoritaire est même « devenu le dernier cri de la culture d’entreprise capitaliste », en anticipant la nécessité d’un « management éclairé » et plus souple, que celui de la période fordiste. 

Quant aux projets alternatifs, ils ont été dès le début un retrait de la revendication sociale, un abandon de fait de la référence politico-sociale globale, dans le contexte duquel seul le caractère social de l’individu et de ses revendications aurait pu être thématisé. Les « communes », définies comme des « communautés d’habitation », les imprimeries, les maisons d’édition, les bars, les librairies, les projets culturels, etc., ont été découplés du mouvement politique en décomposition et transformés, avec des pertes plus ou moins importantes, en « entreprises commerciales ». L’emphase de l’autodétermination révolutionnaire a fini par se transformer en une « autogestion » réformatrice de la vie dans le simple espace intérieur des projets alternatifs : « Les Verts et leur environnement social sont le cadavre puant de la volonté émancipatrice de 1968 ». Car dans la fausse vie, il n’y a effectivement pas de vraie vie. Le mouvement alternatif, en tant que métamorphose de l’anti-autoritarisme des débuts, a ainsi été frappé sur son propre terrain par la voracité de la forme-valeur.  

Quant à la jeune opposition radicale des autonomes au début des années 1980, auquel s’adresse tout particulièrement le groupe depuis le début des années 1980, Kurz considère qu’elle n’a pas plus donné de contenu clair à son concept d’« autonomie » que le mouvement anti-autoritaire de 1968. Le slogan abstrait contre le salariat et pour l’autonomie, aussi souvent répété soit-il, reste vide et inefficace, s’il ne peut pas être concrétisé dans le discours social théorique et dans la lutte pratique à tous les niveaux de la société en tant que critique fondamentale de la forme-marchandise et de la forme-argent elle-même. « Les autonomes », fait remarque Kurz, « comme d’autres mouvements à venir, seront radicaux en tant que critiques radicaux de la société fétichiste des marchandises et de l’argent en général, ou ne seront en rien des radicaux ».

Dans ce texte de 1988, Kurz assure qu’il aurait pu en être autrement, si le mouvement anti-autoritaire allemand avait suivi l’Internationale situationniste, dans laquelle il reconnaît une anticipation partielle de la Critique de la valeur. Ce groupe français constitue en effet aux yeux de Kurz, la meilleure part de l’anti-autoritarisme des années 68 (sa « splendeur »), en raison de « l’importance de cette approche solitaire d’une critique radicale de la forme-marchandise » et de l’« exacerbation conceptuelle directe » dont elle fait preuve. C’est « à partir de cette position », note-t-il, « que la gauche traditionnelle pouvait être fondamentalement critiquée dans un sens réellement nouveau » :

« À l’été 1968, la traduction allemande d’un pamphlet des situationnistes [De la misère en milieu étudiant], […] a été publiée. Les idées qui y sont exprimées n’ont guère été discutées au sein du mouvement allemand, mais elles semblent aujourd’hui d’autant plus importantes pour une analyse critique. […] En effet, les anti-autoritaires de l’IS ne se contentaient pas de répéter les idées de base du vieil anti-autoritarisme anarchiste, mais cherchaient à les concilier avec la critique marxienne du fétichisme de la marchandise, c’est-à-dire précisément la dimension de la critique marxienne du rapport-capital occultée par le marxisme traditionnel. Dans ses écrits tardifs inspirés par la confrontation avec la théorie marxienne, Sartre avait déjà abordé ce problème en tant que médiation avec la philosophie existentielle, sans toutefois aller au-delà d’une première tentative (cf. Sartre, Kritik der dialektischen Vernunft, Reinbek 1967). Les situationnistes voulaient, dans la mesure où ils allaient au-delà du Sartre « marxiste », s’attaquer directement à l’aliénation de l’individu par rapport à son existence sociale, constituée par le fétichisme de la marchandise, et la supprimer ; l’un de leurs slogans publics était : « À bas le monde des images et le fétichisme de la marchandise ». Par « monde de l’image », ils entendaient l’existence du fétichisme de la marchandise dans la culture de la consommation de masse capitaliste de l’époque fordiste, une approche qui allait bien au-delà du slogan antiautoritaire répandu en RFA. […]

C’est précisément parce que cette approche anticipait largement sur un avenir du mouvement révolutionnaire qui reste encore à gagner aujourd’hui, qu’elle n’a pas pu être réellement accueillie et comprise par la conscience ordinaire du mouvement en 1968. Cela vaut d’autant plus pour le mouvement allemand, qui s’est même largement épargné tout commentaire. Au lieu de cela, une interprétation de l’anti-autoritarisme s’est imposée, qui est restée plutôt liée à la Théorie critique de Francfort avec ses implications résignées et réformistes et qui n’a pas pu suivre le rythme de la radicalité des tentatives françaises de renouvellement « existentialiste » de la théorie de Marx.

Selon Kurz, les situationnistes sont pertinents parce qu’ils vont tenter de penser la médiation et les relations écartées par l’anti-autoritarisme allemand des années 68. L’IS ne critique pas l’immanence du marxisme traditionnel de la manière habituelle simplement politico-révolutionnaire, ils posent des revendications beaucoup plus larges, directement dirigées contre la socialisation de la marchandise et de l’argent[99].

 

7. ABATTRE LES VACHES SACREES DU VIEUX MARXISME DU MOUVEMENT OUVRIER : DE MARXISTISCHE KRITIK A LA REVUE KRISIS 

Le contexte de la fin des années 1980 est primordial pour saisir le projet théorique du groupe. Si les principaux animateurs de Marxistische Kritik ne souhaitent se situer dans aucune filiation théorique (sinon négative), ce sont fondamentalement la confrontation au réel qu’ils ont sous les yeux, la situation de l’Allemagne et la volonté de comprendre pourquoi l’URSS et la RDA ont fini par s’effondrer, qui vont être le soubassement de la production théorique du groupe. Il faut ainsi insister sur ce contexte pour expliquer l’intuition et la centralité de la théorie de la crise pour le groupe. À la charnière de la fin des années 1980, ce dernier entend réaffirmer avec force une théorie marxienne de la crise et surtout la reformuler parce qu’il la conçoit comme l’outil le plus adéquat pour comprendre le réel dont est faite l’expérience. Le groupe va ainsi remettre en avant le Marx oublié de la crise fondamentale, qui, depuis les théories de l’effondrement tronquées de Rosa Luxemburg et d’Henryk Grossmann ‒ un économiste marxiste lié à l’École de Francfort ‒, avait été mis sous le tapis et diabolisé[100].

Les premiers fondateurs de la « critique de la valeur » décrivent volontiers leur propre évolution théorique oscillant entre errements et positions encore inaboutis entre 1986 et 1992, sous les traits du titre de l’ouvrage de Rossana Rossanda, un « développement dans la dialectique de la continuité et de la rupture »[101]. S’émanciper de l’univers du penser immanent bourgeois (auquel le penser marxiste appartient également), qui ne fait qu’interpréter affirmativement le monde capitaliste pour le transformer qu’intérieurement, s’est effectué pas à pas et sans suivre de règle particulière, d’abord à travers un long décentrement vis-à-vis du marxisme traditionnel, puis par un point de bascule sans retour possible mais qui n’est atteint que dans la première moitié des années 1990. La Critique de la valeur devait en effet s’extirper par différentes poussées de la gangue du marxisme du mouvement ouvrier dans lequel ses auteurs et militants avaient baigné si longtemps. Ce qui allait être reconnu comme la première « révolution théorique » de la revue Marxistische Kritik (puis Krisis) aboutissant à la « critique de la valeur » encore androcentrique et toujours inscrite dans une certaine ontologie du travail et dans un concept de totalité hégélien, fut ainsi comparable à un effet domino et, ses auteurs pensent aujourd’hui encore que cette élaboration n’a pas encore atteint la dernière pièce. Dans ce processus d’élaboration théorique, une certitude renversée ne pouvait que faire tomber la suivante. À chaque poussée théorique, la revue n’a ainsi cessé de mettre en chantier de nouvelles dimensions, sans revendiquer de filiation particulière (même en ce qui concerne Adorno, qui s’affirmera davantage comme une source d’inspiration centrale, notamment avec la Dialectique négative, surtout chez Roswitha Scholz et la Critique de la valeur-dissociation à partir des années 2000) mais plutôt en procédant par une « lecture par la négation » de différents auteurs et courants dont il s’agit de reconnaître des apports mais surtout des limites ; plusieurs précurseurs allaient ainsi être reconnus, discutés et dépassés, tels que Georg Lukács, Isaac Roubine, Henryk Grossmann, Theodor W. Adorno, Roman Rosdolsky, etc.

L’IMK puis Krisis seront ainsi marqués par un changement continuel dans l’élaboration, le développement et la spécification de leur approche théorique. Kurz intitulait encore l’introduction d’Argent sans valeur, son dernier ouvrage paru en 2012, « Une révolution théorique inachevée » (la traduction figure dans le présent numéro de Jaggernaut), pour signifier une nouvelle fois qu’il fallait pousser la critique catégorielle négative plus loin encore afin de mettre en question son objet en tant que tel, sa « négation essentielle, et de ce fait aussi la négation des formes données d’agir et de penser elles-mêmes »[102]. Lors de la plus grande scission qu’aura connu le groupe en 2004, la nouvelle revue Exit ! élaborera dans l’éditorial de son premier numéro, son nouveau projet théorique afin de mettre de nouvelles questions en chantier[103]. Kurz évoquait encore en 2007 dans Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie, le fait que la théorie critique « doit être développée sur son propre terrain aussi radicalement qu’elle puisse, d’une façon générale, aller au-delà d’elle-même et entrer ainsi dans un bouleversement radical des conditions réelles, lesquelles sont à nier fondamentalement »[104]. On pourrait parler d’une forme d’autocritique progressive et ravageuse du marxisme du mouvement ouvrier. Pendant la période 1986-1992, l’approche théorique de Krisis s’est donc précisée et radicalisée parallèlement aux importants changements sociaux qui fixaient le cadre des conditions sous lesquelles le processus d’élaboration théorique s’effectuait.

Cette confrontation au marxisme traditionnel, et finalement à Marx, ne va pas aboutir à un abandon de la pensée de ce dernier comme on peut le voir chez de nombreux théoriciens marxistes qui ont finalement assimilé trop rapidement Marx au marxisme du mouvement ouvrier ‒ à l’instar de Castoriadis. Reconnaissant que Marx n’est en réalité pas entièrement étranger au marxisme traditionnel (en cela la formule de Michel Henry qualifiant les marxismes comme « l’ensemble des contre-sens qui ont été faits sur Marx » est erronée), Kurz et ses compagnons vont plutôt défendre un rapport à Marx qui prend les traits d’une « reprise transformatrice », avec l’idée de « reconnaître le caractère inachevé, développer la théorie de l’intérieur et la pousser au-delà d’elle-même »[105] : « Avec et au-delà de Marx ». Ce dispositif théorico-philologique, si on en trouve une première trace dès 1989 dans « L’honneur perdu du travail » où Kurz évoque l’existence d’un « double caractère de la théorie de Marx »[106], ne sera véritablement thématisé qu’à partir de 1991-1995 par la reprise de la distinction entre un « Marx exotérique » et un « Marx ésotérique ». Une distinction que le groupe trouve dans le débat allemand chez Roman Rosdolsky, Stefan Breuer et au sein de la « Nouvelle lecture de Marx » (chez Helmut Reichelt par exemple), mais qu’ils vont théoriser d’une manière propre[107].

Au fil de nombreuses épreuves et ruptures, la revue de Nuremberg va donc abattre les uns après les autres les principaux « veaux d’or » du marxisme traditionnel du vieux mouvement ouvrier qui était pourtant son point de départ. Ce qualificatif, n’est pas caractéristique de l’IMK puis de Krisis, mais vient de la « Nouvelle lecture de Marx » qui va constituer à partir du milieu des années 1960 en Allemagne de l’Ouest, une première impulsion pour une nouvelle interprétation de la critique marxienne de l’économie politique. À l’écart du « marxisme traditionnel », cette nouvelle génération de théoriciens et élèves d’Horkheimer et Adorno, parmi lesquels figurent Hans-Georg Backhaus, Helmut Reichelt et Alfred Schmidt, entreprit de relire Le Capital et ses manuscrits préparatoires avec pour ambition d’en réactiver la dimension authentiquement critique. Il s’agissait de mieux comprendre l’intention de la critique dialectique de la forme-valeur en en « reconstruisant » l’argument de manière philologique à partir de ses expressions partielles et souvent ambiguës dans le texte de Marx. Selon cette « Nouvelle lecture de Marx » ‒ dans laquelle on peut également inscrire Moishe Postone ‒, il fallait en effet mettre en cause le « marxisme traditionnel » : Marx était un critique de l’économie politique, et non un économiste politique critique. La théorie de la valeur de Marx n’était pas une version radicalisée de la théorie classique, ricardienne mais une théorie de la forme sociale du travail dans le capitalisme. L’objectif révolutionnaire de Marx n’était pas de redistribuer la valeur mais de renverser la valeur comme mesure de la richesse et la survaleur comme but de la production.

Le groupe IMK va donc prendre sa voie propre pour abattre les « vaches sacrées » du marxisme du mouvement ouvrier et de la gauche plus largement, en bousculant chacun de ses dogmes, tels que la « lutte des classes » et le travail, au nom d’une mise en question des fondements mêmes de la société capitaliste : valeur marchande et travail abstrait, argent et marchandise, État, démocratie et nation, etc. S’y développe au fil des numéros, une critique radicale de la totalité, de la crise et de l’obsolescence, de l’irréalité des relations sociales capitalistes, avec la nécessité de rompre avec la formation sociale capitaliste, au travers de nouvelles perspectives d’émancipation situées au-delà des expériences et des politiques révolutionnaires précédentes. Depuis le milieu des années 1980, plusieurs articles ont ainsi été consacrés à la critique des différents partis ou courants politiques marxistes, comme la série d’articles qu’Udo Winkel consacre à la « Crise du marxisme. À propos de la ‘‘nouvelle’’ réception de Marx par la ‘‘vieille gauche académique’’ » (Marxistische Kritik, n°2, 1986) qui se penche sur la transformation du marxisme académique en « un éclat positiviste du pluralisme scientifique bourgeois » ; ou, du même auteur, « De la ‘‘reconstruction’’ à la ‘‘crise du marxisme’’ » (Marxistische Kritik, n°3, 1987) qui se confronte cette fois aux écrits de Egbert Dozekal sur l’histoire du débat marxiste en Allemagne entre 1967 et 1984. Winkel publie également « L’idéologie du KPD. Matériel sur l’ancien mouvement ouvrier » (Marxistische Kritik, n°4, 1988). Pour n’en citer encore qu’un autre, dans « Le socialisme invisible » (Marxistische Kritik, n°5, 1988), Johanna W. Stahlmann consacrera un article à l’ensemble de l’œuvre de Georg Lukács pour montrer en quoi elle reste encore limitée dans le périmètre du marxisme traditionnel.  

On peut retracer les principaux moments de ce programme de rupture théorique dans divers articles et ouvrages, et ce dès le premier numéro de Marxistische Kritik[108]. Il s’avérait nécessaire d’emprunter un premier axe prioritaire qui était celui de la reprise de fond en comble de l’analyse marxienne des catégories fondamentales, mais ossifiées, de l’économie politique, jusque-là définies et affirmées positivement par le marxisme traditionnel du mouvement ouvrier. L’ontologie marxiste du travail, les concepts superficiels de « domination de classe » ou subjectif de domination, la réduction grossière de la domination à un calcul utilitaire économique et politique, ou plusieurs aspects du matérialisme historique vont être ici la cible principale. Il s’ensuivait l’analyse de « l’abstraction réelle » et de l’objectivation-fétiche fantasmagorique qui change aussi la perspective de la vieille opposition entre « matérialisme » et « idéalisme ». La « conscience » n’apparaît plus comme opposée à « l’être », mais toujours plus comme son moment nécessaire, dépassant l’aporie de la relation objet-sujet. Quand l’IMK puis Krisis se voyaient confrontés à la question de savoir à quel camp ses auteurs appartiendraient, soit « matérialiste » soit « idéaliste », le groupe a toujours répondu en usant des vieilles ruses philosophiques : « Il existe parfois des questions auxquelles on ne peut répondre qu’en récusant la manière de les poser », c’est-à-dire, en récusant leurs fondements-mêmes. 

La centralité de la critique du fétichisme de la marchandise, de la « domination sans sujet » mais aussi la reprise de la théorie marxienne des catégories de bases du capitalisme (travail abstrait, marchandise, valeur, argent) vont être travaillées dans toute une première série d’articles entre 1986 et 1993. C’est ce qui ressort notamment, dès le premier numéro de Marxistische Kritik, de l’article de Lohoff, « La catégorie du travail abstrait et son développement historique » et des trois articles de Kurz, publiés tout au long de l’année 1987 dans les numéros 2, 3 et 4, intitulés « La Domination des choses mortes. Remarques critiques sur la nouvelle critique des forces productives et l’idéologie de la désocialisation » (en deux parties) et « Travail abstrait et socialisme. À propos de la théorie de la valeur de Marx et son histoire », où l’auteur critique la référence positive au travail abstrait dans le marxisme traditionnel et dénonce au contraire le caractère négatif du travail abstrait ‒ au moins dans une partie de l’œuvre de Marx ‒ en tant que dépense autotélique d’énergie humaine abstraite et de la domination impersonnelle et transclasse qu’il impose[109]. Marx montre Kurz, insiste clairement sur la définition de la valeur comme « forme abstraite de richesse »dont la « substance » est exclusivement le « travail abstrait », c’est-à-dire une pure et indifférenciée « dépense de cerveau, de nerfs, de muscles », « dépense de force de travail humaine, indifférente à la forme dans laquelle elle est dépensée »[110]. Pour Kurz, cependant, et pointe ici déjà ce qui sera bientôt perçu comme relevant du « Marx exotérique », il est moins évident chez Marx que la valeur et « travail abstrait » soient des formes sociales historiquement spécifiques du mode de production capitaliste, des « abstraction réelles » de la société moderne, et qu’ils ne prennent tout leur sens que dans celle-ci[111]. La thématique du fétichisme, c’est-à-dire la compréhension non-subjectiviste et non-sociologiste de la domination a-subjective sous le capitalisme, est à nouveau abordée dans deux articles fondateurs, celui de Lohoff, « Petit frère et petite sœur » (Krisis, n°11, 1991) qui évoque pour la première fois l’histoire comme « histoire des rapports sociaux fétichistes » (mais aussi la question des formes historiques du patriarcat), et cet autre article de Kurz dans le n°13 de Krisis en 1993 : « Domination sans sujet. Pour le dépassement d’une critique sociale tronquée »[112].

La mise en chantier de la critique du « travail abstrait » en tant que « substance de la valeur » poussait ainsi plus loin encore la critique de la valeur d’échange, mais n’était pas encore formulée de manière aboutie. Dans ces articles comme dans d’autres articles ultérieurs, les auteurs de l’IMK traitaient encore le « travail » comme un fait transhistorique et ontologique et ils ne critiquaient que l’aspect marchand de l’abstraction. En fin de compte, ce ne fut  que deux ans plus tard, dans « L’honneur perdu du travail » (rédigé par Kurz en 1989 mais paru seulement en 1991 dans Krisis n°10), que fut abandonnée l’« ontologie du travail », conservant toutefois quelques ambiguïtés qui seront levées ultérieurement comme l’a fait remarquer Bruno Lamas[113]. Le problème ne consiste pas en cet attribut « abstrait » tel quel, mais en la « substance » elle-même qui se nomme « travail ». Il ne s’agit pas de chercher à libérer le travail de la violence de l’abstraction, mais de comprendre que celui-ci porte en lui-même cette violence. 

Pour ce qui est de la théorie de la crise, le sujet est abordé dès le premier numéro de Marxistische Kritik intitulé « Crise du travail, travail de la crise », où l’on trouve cet autre article séminal de Kurz sur ce plan, « La crise de la valeur d’échange. La science comme force productive, le travail productif et la reproduction capitaliste »[114]. Quatre autres articles y sont consacrés : Lohoff revient en détail sur la première théorie de la crise conséquente après celle de Rosa Luxemburg dans « L’effondrement d’une théorie de l’effondrement. Henryk Grossmann et les schémas de reproduction de Marx » (Marxistische Kritik, n°5, 1988), puis fait paraître « Consommation publique et faillite de l’État. L’absorption du travail vivant comme base du cycle de crise capitaliste » (Marxistische Kritik, n°6, 1989) ; Kurz fait paraître en 1989, « Tout est sous contrôle sur le navire en perdition. Suraccumulation, crise de l’endettement et ‘‘politique’’ » (Marxistische Kritik, n°6. 1988) puis « L’Allemagne, une seule erreur. Le piège de la réunification et la crise du système mondial de production de marchandises » (Krisis, n°8/9, 1990). Il était déjà tout à fait clair pour les premiers contributeurs et animateurs de la revue, que l’article de Kurz « La crise de la valeur d’échange » allait impliquer un tournant fondamental laissant loin derrière le courant mainstream de la théorisation marxiste en vigueur jusque-là. Dans ce texte, Kurz explore les implications d’un célèbre passage de Marx dans les Grundrisse  :« Le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d’un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse[115]. » Marx a montré qu’il s’agit d’une contradiction insurmontable du capitalisme et que le résultat historiquement prévisible serait la contradiction croissante entre l’importance de la science et des connaissances sociales générales appliquées à la production matérielle et une forme abstraite de richesse sociale fondée sur le travail ‒ la valeur. L’argument de Marx sur la « contradiction en procès » impliquait la reconnaissance des tendances immanentes du capitalisme vers son propre effondrement et a conduit Kurz à développer la thèse de la « limite interne absolue » du rapport-capital. Selon Kurz, la « contradiction en procès » signifie également qu’au niveau du capital total, c’est-à-dire de la société dans son ensemble, non seulement l’introduction croissante de machines implique une diminution de la production de survaleur par chaque travailleur individuel, mais aussi que cette perte relative ne peut être compensée que par une absorption croissante du nombre absolu de travailleurs. Cependant ce système de compensation ne fonctionne que tant que le développement technologique crée plus d’emplois qu’il n’en supprime. « L’effondrement » signifiait non pas que le capitalisme allait soudainement disparaître de lui-même et qu’il ne restait qu’à se croiser les bras en attendant que « contradiction en procès » se passe, mais plutôt que nous entrerions dans un processus historique sans retour et socialement troublé, une crise multidimensionnelle mais irréversible, qui pourrait durer plusieurs décennies : « L’effondrement du rapport de valeur n’attend pas l’élimination du dernier travailleur de la production immédiate pour commencer, mais commence plutôt au point historique même où le rapport général entre lélimination et la réabsorption du travail vivant productif immédiat commence à s’inverser[116]. Or, selon Kurz, à partir de la première moitié des années 1970, la « science de la force productive » et en particulier la « révolution micro-électronique » ont commencé à inverser la relation de compensation et ont fait entrer le capitalisme dans la situation potentiellement explosive prédite par Marx. En ce sens, l’effondrement avait peut-être déjà commencé.

Nombre des premiers articles de l’IMK reste néanmoins attaché positivement à la lutte de classe et supposait encore la classe ouvrière comme sujet révolutionnaire a priori. À la fin des années 1980, il s’agissait encore d’une coexistence paisible entre la critique de la société marchande (« critique de la valeur ») et la perpétuation d’une façon de penser dans les termes de la mythologisation habituelle de la lutte des classes. Cet entre-deux marqua encore un temps leur élaboration théorique. Mais là où le noyau de la société bourgeoise, la marchandise, devenait l’objet central de la critique, le fier propriétaire de la force de travail ne pouvait pas garder très longtemps son auréole. Trois ans plus tard après le lancement de la revue, dans le n°7 de Marxistische Kritik, l’article intitulé « Le fétiche de la lutte des classes. Thèses pour une démythologisation du marxisme » signé de Robert Kurz et Ernst Lohoff[117], faisait de ce « point de vue à partir de la classe » un objet d’analyse explicite. La critique que poursuivait la revue se donnait alors pour tâche de s’interroger sur ce qui avait été jusqu’alors compris comme un consentement tacite et non-interrogé. L’orientation dirigée vers une critique du fétichisme exigeait non seulement une rupture avec l’affirmation de l’existence d’un sujet tout puissant comme celui de la « classe ouvrière », mais elle bousculait également la réflexion sociologiste en général. Quand le rapport social des êtres humains s’inverse et s’objective paradoxalement en une chose réifiée déjà présupposée aux individus et à leur agir, il en découle en dernière instance que la réalité ne peut plus être expliquée par le jeu changeant des méta-sujets sociaux (voir Lohoff, « Petit frère et petite sœur » qui poursuivit avec insistance la critique). Les auteurs de la revue mirent alors en lumière les conditions de la constitution de la subjectivité pendant que la vieille dichotomie familière du sujet et de l’objet devenait obsolète, c’est-à-dire la dichotomie entre d’une part une objectivité sociale aveuglément adoptée (forme-marchandise) et d’autre des sujets-acteurs (voir « La fin du prolétariat en tant que début de la révolution » de Lohoff et « À la recherche infructueuse du reste non objectivé », dans Krisis n°10). Dans l’article « Le fétiche de la lutte des classes » se trouve alors attaquée la priorité (onto)logique accordée par le marxisme traditionnel au conflit de classes qui se trouve être entièrement mythologisé. Les classes ne sont pas « acteurs » sans présupposés, mais des sujets collectifs constitués socialement par le mouvement de la valeur. Étant donné que le travail et le capital ne sont que deux différents « stades d’agrégation » de la même substance fétichiste,  le prolétariat ‒ en tant que porteur fonctionnel du premier ‒ n’est pas mystérieusement au-dessus de la socialisation bourgeoise et n’est pas non plus un sujet nécessairement destiné à la surmonter.

Quant au geste de la « reprise transformatrice » de l’IMK puis de Krisis, on peut ici faire sur ce point de la réinterprétation des classes, de la domination de classe et de la lutte des classes dans le cadre du nouveau paradigme du fétichisme de la marchandise, une comparaison avec le courant français post-ultragauche dit de la « communisation » (Gilles Dauvé, Bruno Astarian, Roland Simon et Théorie Communiste) pour mieux l’en distinguer. Si on met de côté la persistance en son sein du schéma du sujet révolutionnaire prolétarien a priori, le courant de la communisation a certes opéré dès les années 1970 une « rupture dans la théorie de la révolution » prolétarienne précédente (« le programmatisme », la période de transition et la conception identitaire de la classe)[118], mais à l’intérieur du cadre inchangé et réaffirmé de la compréhension marxiste traditionnelle du capitalisme centré sur la surface sociologique des classes sur le plan de la critique de l’économie politique. Ce qui est entièrement différent de la Critique de la valeur old school de la charnière des années 1980, qui constitue en amont d’une rupture dans la théorie de la révolution, une rupture dans la critique marxiste de l’économie politique, en abandonnant l’ontologie du travail et le sociologisme comme le subjectivisme du marxisme traditionnel centré sur les rapports dérivés de classes et lutte de classes.

Comme l’a rappelé Robert Kurz en 2010, pendant longtemps l’élaboration théorique s’est focalisée sur les catégories économiques de travail abstrait et de la forme-valeur « sans y inclure systématiquement leur relation à l’État »[119]. Cette extension de la Critique de la valeur aux catégories politiques de la modernité et en particulier à la critique de l’État va commencer à s’affirmer et à être systématisée surtout à partir du milieu des années 1990[120]. Mais la critique ne pouvait pas s’arrêter aux catégories économiques à la charnière des années 1980 et était amenée à s’élargir en direction du champ des militants de gauche. On voit ainsi surgir l’extension à la critique des catégories politiques, tout particulièrement dans une série d’articles de Peter Klein en quatre parties intitulée « Démocratie moderne et mouvement ouvrier : comment la lutte des classes a amené le capitalisme à lui-même. Plaidoyer pour chercher le communisme dans l’avenir et non dans le passé » (dans Marxistische Kritik, n°3 à 6). Ces textes remettaient traitaient de l’essence de la Révolution d’Octobre, mettaient en question la conception affirmative de la démocratie du marxisme traditionnel et soulignaient que la démocratie et le capitalisme ne sont nullement en opposition, mais vont logiquement de pair. En confrontation avec les conceptions de la démocratie de Lénine, Klein montrait que la Révolution d’Octobre n’était dès le départ rien d’autre qu’une révolution bourgeoise dans la périphérie capitaliste. Cet article et celui du même auteur, « Démocratie et socialisme. Critique d’une phrase passe-partout de la gauche » (paru dans le n°7 en 1989), témoignent de l’intention de vouloir se démarquer énergiquement du « politisme » de gauche pour aboutir quelques années plus tard à une critique de la forme-politique, de la forme-droit et de la forme-État en tant que telle avec ses catégories fondamentales (voir « ’’Libre volonté’’ et ‘‘Égalité’’ » qui a abouti à une nouvelle version sous le titre « Crépuscule des démocrates », dans Krisis n°11). Ces articles de Klein furent révisés et réunis en un ouvrage en 1991, L’illusion de 1917. Le vieux mouvement ouvrier, auxiliaire de développement de la démocratie moderne[121]. L’ouvrage est divisé en trois chapitres : Capitalisme et démocratie ; La démocratie chez Lénine ; Le contenu politique de l’Union soviétique.

Avec son numéro 8/9 paru en 1990, la revue Marxistische Kritik change de nom pour signifier la révolution théorique opérée dans les premiers numéros et sa poursuite, elle s’intitule désormais Krisis. Beitrage zur kritik der warengesellschaft (Krisis. Contribution à la critique de la société marchande). Dans son antique signification médicale, Krisis est le moment culminant marquant le tournant d’une maladie, lorsque le malade meurt ou guérit :

« La coïncidence entre la désertion massive de la vieille bannière marxiste causée par l’effondrement du socialisme réel et notre changement de nom n’est en effet pas très heureuse. Mais cela ne change rien au fait que la logique de notre propre développement théorique nous a conduit depuis longtemps à un point où le maintien du petit mot ‘‘marxiste’’ comme auto-caractérisation est devenu complètement trompeur ; nous nous débattons avec l'idée d’un changement de nom depuis plus de deux ans déjà. Nous avons déjà souligné à maintes reprises que notre tentative d’élaborer la force explosive révolutionnaire de la théorie de Marx inclut précisément la critique radicale du ‘‘marxisme’’. Notre démarcation ne se contente pas de rejeter l’une ou l’autre forme de marxisme comme inadéquate. Avec notre tentative de formuler une critique de la société bourgeoise moderne à la hauteur de notre époque, nous nous sommes plutôt catapultés hors de l’univers de pensée marxiste dans son ensemble. C’est justement parce que nous voulons continuer à tisser le fil rouge que Marx a tissé avec l’analyse du fétichisme de la marchandise que nous devons éliminer la coloration que la critique de l’économie politique a reçue dans l’histoire de sa réception. Étant donné que nous ne nous battons plus depuis longtemps sous la ‘‘bannière du marxisme’’, mais que nous avons fait voler en éclats cet ancien édifice magnifique (le dernier point culminant étant sans doute l'article « Le fétiche de la lutte des classes »), ce serait un pur jeu de confusion que de continuer à nous accrocher à un nom devenu historique. Si notre nouveau titre peut générer des malentendus dans le contexte des distorsions idéologiques aiguës, nous préférons encore être soupçonnés, de manière absurde, de revirement à cause de ce changement plutôt que d’endosser le rôle des derniers des Mohicans qui restent fidèles au vieux marxisme. En continuant la numérotation des numéros, nous voulons indiquer clairement que le changement de nom n’est pas lié à une rupture de contenu, mais que Krisis poursuit l’approche critique de la valeur »[122].

 

1991/1992 est un moment charnière à plusieurs égards. D’une part, paraissent simultanément deux ouvrages importants de Robert Kurz et Peter Klein qui marquent un point d’étape majeur de la poussée théorique du groupe depuis 1984 et donnent aussi, notamment par le succès inespéré de l’ouvrage du premier, une visibilité considérable aux écrits groupe en Allemagne et au Brésil ; d’autre part, dans le n°12 de Krisis paru en 1992, Roswitha Scholz publie également un article séminal qui sera à l’origine, au début des années 2000, de la transformation de la Critique de la valeur (Wertkritik) en Critique de la valeur-dissociation (Wert-abspaltungskritik) pour une partie de la mouvance (autour de la revue Exit !) : « La valeur, c’est le mâle »[123].

Il faut dire que trois ans après la chute du Mur, s’ouvrait une perspective plus favorable pour l’entreprise audacieuse menée par Krisis. La « contradiction en procès » avait l’amabilité d’apporter de l’eau à son moulin, avec l’effondrement du bloc de l’Est, de l’URSS mais aussi l’échec de nombreuses modernisations de rattrapage dans les périphéries postcoloniales. Car cette contradiction en procès n’allait pas seulement chambouler les constellations familières en matière de politique et de théorie, mais elle a en plus commencé à saper la confiance en la capacité de pouvoir faire fonctionner la socialisation moderne et de la rendre « gouvernable » par le biais de la politique, de l’État et de la « démocratie ».

La première victime fameuse de ce processus arrivé à son terme qui rendait visible les bornes de la société marchande, fut la gauche elle-même. Cette opposition pseudo-radicale qui n’a finalement pas été autre chose qu’une avant-garde de la « modernisation » de la forme-marchandise elle-même, commençait à sentir le terrain se dérober sous ses pieds ; sauf à tomber dans les bras du social-libéralisme, cette gauche dont les auteurs de Krisis étaient eux-mêmes issus et de laquelle ils se démarquaient en la critiquant, ne survivrait pas à la fin des années 1980 au naufrage du glorieux « socialisme réel ». Et ceci malgré toute la critique qu’elle avait auparavant adressée à cette formation sociale capitaliste. Parce que cette critique tronquée, qui ne visait jamais son noyau, ne faisait que colporter les illusions démocratiques et politistes dans leur variante de l’Ouest ; la place devenait enfin vacante pour une nouvelle analyse.

En décembre 1991, paraissent ainsi L’Effondrement de la modernisation. De l’écroulement du socialisme de caserne à la crise du marché mondial de Kurz (chez Eichborn) et, quelques mois après, L’illusion de 1917 de Peter Klein. Ce qui différencie le livre de Kurz des articles de la revue, c’est la grande évidence des faits empiriques eux-mêmes et la façon avec laquelle ils ont été traités dans l’ouvrage, c’est-à-dire en mettant constamment en relation ces faits avec les fondamentaux de la théorie, alors qu’il s’agissait plutôt dans les articles de Krisis de présenter une élaboration à un niveau théorique centré beaucoup plus autour des fondamentaux. L’analyse théorique et la critique de la structure de la forme marchande bourgeoise sont rarement accessibles immédiatement au travers de l’empirique seul (voir Marx dans l’introduction aux Grundrisse). De la sorte, Kurz allait engager dès cette époque une intervention régulière dans la presse allemande et brésilienne, en publiant de nombreux articles de presse analysant de manière documentée les transformations et la crise du capitalisme mondialisé à l’aube du xxie siècle[124].  Dans L’Effondrement de la modernisation, Kurz faisait remarquer que :

« Malgré toutes ses critiques à l’égard du stalinisme, la ‘‘nouvelle gauche’’ a largement échoué à remettre en question le caractère socialiste et post-capitaliste de l’Union soviétique. Les quelques rares théoriciens qui parlaient plutôt de « capitalisme d’État » étaient pour la plupart orientés vers le maoïsme chinois et ne dépassaient pas une théorie sociologiquement tronquée du « pouvoir de la bureaucratie ». Une étude théorique plus approfondie a toutefois révélé que le véritable problème du socialisme dit réel était tout à fait différent. Les ordres sociaux qui avaient émergés à partir de la révolution russe et du mouvement de libération anticolonial restaient des « modes de production basés sur la valeur » (Marx). La forme sociale du système moderne marchand n’a pas pu être surmontée. Toutes les catégories du capital étaient maintenues ; elles devaient simplement être gérées et contrôlées sous une forme nationale par la politique de l’État. Tout comme en Occident, les humains étaient soumis au système du « travail abstrait » (Marx). Ce n’était pas une transformation qui dépasserait le capitalisme, mais exactement le contraire, une transformation dirigée vers une affirmation de celui-ci. Cela correspondait à la situation historique réelle de l’Est et du Sud. Ces sociétés n’avaient pas atteint les limites du développement capitaliste, mais étaient à la traîne de ce développement, à la périphérie du marché mondial. Ainsi, malgré leur nomenclature marxiste et anticapitaliste, les révolutions de l’Est et du Sud étaient en réalité des révolutions bourgeoises de retardataires historiques ; des régimes de « modernisation de rattrapage » en sont issus. La bureaucratie était une conséquence de cette constellation, et non la cause initiale des conditions répressives dans les sociétés post-révolutionnaires. Au fond, des phénomènes qui avaient caractérisé les débuts de l’histoire du capitalisme absolutiste et bourgeois-révolutionnaire du capitalisme du xvie au xixe siècle se répétaient sous une forme idéologique différente »[125].

 

C’est avec ce livre de Kurz que la nouvelle théorie de la crise a commencé, c’est aussi par son succès, qui en fit rapidement un best-seller en Allemagne, avec plus de 20 000 exemplaires au fil des rééditions (y compris en poche), tandis qu’il était traduit et publié dès 1992 au Brésil[126], que la « Wertkritik » allait être propulsée sous les feux de la scène en la sortant de son entre soi. L’ouvrage allait être qualifié par l’influent journal Frankfurter Rundschau comme « la plus discutée des publications récentes », et des intellectuels clairvoyants, tels que Hans Magnus Enzensberger en Allemagne ou Roberto Schwarz et Dieter Heidemann au Brésil, ont estimé que la nouvelle théorie critique se devait d’être connue d’un public plus large. Cette nouvelle notoriété donna au groupe la possibilité de faire éditer Krisis à partir de 1992 aux éditions Horlemann ce qui donna une nouvelle visibilité, et de nouveaux lecteurs, sortant ainsi la revue de la clandestinité.

Avec l’augmentation des phénomènes de crise qui se multiplient et s’aggravent aux cours des décennies 1980 et 1990, augmente également le besoin d’une théorie et d’une analyse qui seraient capables de fournir une clé pour la compréhension et la critique de cette évolution réelle de la situation actuelle. Cette thématique de la crise est encore abordée quatre ans plus tard dans le livre de Lohoff, paru en 1996, La Troisième voie vers la guerre civile. La Yougoslavie et la fin de la modernisation de rattrapage[127]. La société mondiale du travail y est décrite comme fermant ses portes, notamment dans ses périphéries touchées les premières (crise de la dette dès le début des années 1980) et seul un fonctionnement à crédit (capitalisme de casino) lui assure encore provisoirement la continuation d’une existence qui s’avère aussi précaire que neurasthénique. Dans les régions qui se trouvaient exclues de l’ancien « communisme » de la forme-argent qui entretenait ceux qui restaient encore riches (les oligarchies mafieuses), sévissent des guerres civiles ethniques-culturelles d’une dimension jamais vue jusque-là. La Yougoslavie, l’Afrique de l’« arc des crises », la « Guerre civile algérienne » des années 1990 et les tensions nationales et religieuses dans l’ancienne Union soviétique en sont des exemples extrêmes. La subjectivité-marchandise déchaînée y est tout particulièrement analysée comme se révélant dans la bataille généralisée autour de la distribution des restes des processus de valorisation et au lieu de trouver une paix universelle, une action concertée ou une prospérité florissante, c’est dans des formes plus adéquates comme les pogroms, les guerres civiles, les fondamentalismes religieux, les massacres de masse, le retour des génocides et des massacres de masse ou les mafias que la rationalité du marché, sur fond d’un culturalisme identitaire galopant, dévoile et accomplit sa domination sur la totalité du globe. Aucune action issue d’un calcul « politique » qui serait encore façonnée à la manière habituelle, ne peut contrer cette tendance de fond. Face à l’autodestruction de la rationalité victorieuse dans sa variante de l’Ouest, le « citoyen » ne peut que se trouver perdu en dépit du doux murmure autour de la civilité marchande.

La nouvelle théorie était jusque-là axée sur l’avancement de la critique de l’économie politique. Bien que la théorie de la crise et la critique du système producteur de marchandises, y compris les formes de la politique et de la nation constituaient de nouveaux contenus, la pensée de ce contenu se déplaçait encore dans le cadre d’une compréhension de la théorie traditionnelle. Le caractère abstrait-universel de toute formation théorique dans le monde moderne en tant que moment de son ontologie restait aussi irréfléchi que le concept de sujet et le rapport de genre moderne qui lui était liée. Suivant le modèle de la philosophie hégélienne, depuis le milieu des années 1980, la première poussée de la Critique de la valeur suivait une procédure de « dérivation-logique » dans laquelle la relation entre l’essence et l’apparence devait fusionner comme une équation mathématique. Cette pensée abstraite et universaliste de toute théorie moderne, qui plonge ses racines dans la philosophie des Lumières, associée à une persistance tout aussi irréfléchie de la métaphysique des Lumières de l’Histoire, allait bientôt être remise en cause au cours des années 1990 et 2000.

L’année 1992 constitue à ce titre un tournant majeur, où l’on va voir se mettre en place différentes prémisses d’une nouvelle poussée théorique, avec et au-delà de la Critique de la valeur initiale. En dépit de la « reprise théorique » de la critique marxienne de l’économie politique, le rapport entre la critique du patriarcat et la critique du capitalisme restait en effet toujours en suspens et la problématique risquait d’être enfermée, avec la vieille critique du capitalisme, de façon positivement affirmée, dans le magasin des curiosités (sur le modèle de la distinction classique entre « contradiction principale » et « contradictions secondaires »). Dans le numéro 12 de Krisis (1992), avec pour thème principal « Les relations entre les sexes dans la société marchande », on assista pour la première fois à un nouveau chantier théorique donnant lieu à un important séminaire interne. Roswitha Scholz y présenta une première formulation (encore inaboutie) du « théorème de la dissociation » dans son article « La valeur, c’est le mâle. Thèses sur la socialisation par la valeur et le rapport de genre ». Kurz y publie « Le fétichisme du sexe. Remarques sur la logique de la féminité et de la masculinité », où il démontre en détail et de manière approfondie, les implications « économiques-politiques » du théorème de la dissociation qu’il reprend positivement à son compte, notamment sur la conception de la valeur d’usage et sa compréhension positive erronée. Ernst Lohoff y fait également paraître un article important, « Le sexe et le travail. Pour une critique de l’ontologie du travail au sein du débat féministe ».

Alors que depuis le milieu des années 1980, le concept central d’« individualité abstraite » tel qu’il était utilisé dans la revue, pouvait être encore compris comme une catégorie sexuellement neutre, cette position allait désormais être reconnue comme obsolète. Aussitôt qu’entre la polarité sexuelle à l’intérieur du privé-abstrait dans le champ de vision de la théorisation, c’est également la visibilité de l’attribution sexuellement spécifiée de l’individu-marchandise qu’on ne pouvait plus ignorer. Le théorème de la « dissociation » (Abspaltung) fait notamment intervenir un concept venant de la psychanalyse employé dans un sens quasi « économique-politique » pour expliquer comment la place inoccupée des rapports sociaux sous la forme-marchandise est comblée de façon sexuée. Le monde d’un universalisme abstrait qui fait semblant d’être autonome s’avère, en y regardant de plus près, être un produit d’une machinerie de dissociations gigantesque entre le « masculin » et le « féminin ». Derrière la subjectivité-marchandise abstraite avec sa rationalité absurde de l’échange, se trouvent des moments « dissociés » qui ne trouvent pas place dans ce cosmos du procès mâle de la valorisation de la valeur, mais sans lesquels celui-ci ne pourrait aucunement exister. L’individu abstrait ne mène pas seulement une existence double en tant que « citoyen » et en tant que mâle privé, car même cette dernière existence se dédouble encore en intérêt d’argent privé, d’une part, et en sphère du privé, d’autre part, qui est elle-même dissociée dans son « intimité » (« amour », ménage, famille etc.). Mais là, il s’agit déjà du « mécanisme de la dissociation » avec les indexations du « féminin ». Là où le « sensible » dissocié est défini comme « féminin », se dévoilait également la ratio abstraite comme spécifiquement « mâle », malgré sa prétention universaliste. Au cours des années 1990, « La valeur, c’est le mâle » allait initier chez Roswitha Scholz, notamment à travers son intérêt pour la Dialectique négative d’Adorno, toute une réflexion critique, souvent en marge du groupe Krisis, sur la compréhension hégélienne et universaliste de la valeur au sein du groupe, identifiant cette position comme relevant d’une Critique de la valeur encore androcentrique. Avec la théorie complexe et non-hégélienne de la valeur-dissociation, qui allait vraiment être posée et approfondie à partir des décennies 2000 et 2010, Scholz allait tenter de briser la logique de dérivation hermétique et apparemment autonome, de cette compréhension. Il s’avéra par la suite que toute l’approche de la Critique de la valeur allait s’en trouver fondamentalement modifiée, apparaissant sous une nouvelle lumière. Des tensions étaient ainsi préprogrammées pour n’éclater qu’en 2004 (sur fond de divers thèmes de discordes et problèmes de rapports personnels) avec la scission entre Krisis et la nouvelle revue Exit ! C’est alors que le « théorème de la dissociation » trouva son adhésion, en dépit d’une certaine résistance, notamment en ce qui concerne la terminologie. Il la trouva aussi parce qu’il présentait une possibilité qui pourrait combler une lacune fondamentale au sein de la Critique de la valeur. Car depuis longtemps Krisis était amené à se battre avec cette critique récurrente qui prétendait que la Critique de la valeur voulait « tout » déduire unilatéralement à partir de la « valeur » (forme-marchandise) et qu’elle éclipsait des pans entiers de la socialité. Avec le théorème de la dissociation, on tenta pour la première fois de saisir historiquement, théoriquement et analytiquement, tout ce qui n’a pas dans la société marchande une forme-marchandise sans pour autant relativiser ou diluer la critique de la forme-marchandise. Au contraire, on rend cette critique encore plus aiguë.

Surgie, comme nous avons essayé de le montrer des décombres de l’échec de la militance politique de la gauche anti-autoritaire et marxiste-léniniste issue de l’époque contestataire des années 1960-1970, la nouvelle critique fondamentale de la société marchande qu’est la Critique de la valeur, a pu démontrer entre 1984 et 1992 qu’elle se trouve toujours dans le statu nascendi. Pendant ces huit premières années, elle n’a cessé de progresser par tâtonnements provisoires et non aboutis ; ceci peut-être parce qu’elle ne correspond déjà plus au caractère d’un mode de penser comme celui du mode de penser universaliste-abstrait déterminé par la forme-marchandise. La théorie critique n’a pas encore dit son dernier.

Clément Homs, 2023

Je remercie Heike Heinzmann pour l’aide sur la traduction d’extraits depuis l’allemand

 

 


[1] Voir par exemple Anselm Jappe, « Jean-Marie Vincent, précurseur de la Critique de la valeur ? », dans Jaggernaut, n°2, Albi, Crise & Critique, 2020. Pour une discussion critique de la Neue Marx-Lektüre ou de Michael Heinrich, voir Robert Kurz, Geld ohne Wert, Berlin, Horlemann, 2012.

[2] Anselm Jappe, Sous le Soleil noir du capital. Chroniques d’une ère de ténèbres, Albi, Crise & Critique, 2021.

[3] Document disponible en ligne à l’adresse suivante : <https://www.mao-projekt.de/BRD/BAY/MFR/Nuernberg_Fuerth_Erlangen_MLD_Neue_Stroemung.shtml >.

[5] On retrouvera ce texte à l’adresse suivante : < http://www.exit-online.org/textanz1.php?tabelle=schwerpunkte&index=16&posnr=135&backtext1=text1.php >.

[6] D’autres protagonistes, comme Ernst Lohoff et Norbert Trenkle ont récemment donné un entretien à Marcos Barreira et Javier Blank sur les origines de Krisis. Voir également l’entretien avec Roswitha Scholz par Clara Navarro Ruiz, « Valeur-dissociation, sexe et crise du capitalisme », dans Jaggernaut n°2, Albi, Crise & Critique, 2020.

[7] Robert Kurz, « Versuch, das Problem an der Wurzel zu packen. Im Gespräch mit Stefan Amzoll »  (2000), p. 1133, disponible sur : < https://www.rosalux.de/fileadmin/rls_uploads/pdfs/Utopie_kreativ/121-2/kurz121122.pdf >.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Ibid., p. 1134. Durant les années 1960, les cinq facultés d’Erlangen et la faculté de Nuremberg voient l’afflux des étudiants. À l’hiver 1966-1967, on en compte 6522 pour les premières et 2343 pour celle de Nuremberg (Hans Magnus Enzensberger fut un des étudiants du département d’Etudes germaniques  de l’université d’Erlangen).

[11] Ibid., p. 1133.

[12] Ibid., p. 1134.

[13] Voir Clément Homs, « Moishe Postone ou le capitalisme revisité », dans Postone, Marx, par-delà le marxisme. Repenser une théorie critique du capitalisme au xxie siècle, Albi, Crise & Critique, 2023.

[14] Voir Nachrichten aus der Provinz 1968. Die APO in Nürnberg. Texte der APO-Press und Pressenachrichten von und über die APO in Nürnberg (Hrg. Walter Bauer Nürnberg 1998 Libresso), disponible sur  < Die Gründung des Republikanischen Clubs in Nürnberg, Frühjahr 1968 (infopartisan.net) >.

[15] Udo Winkel termina ses études par une dissertation sur Rosa Luxembourg présentée devant Kurt Lenk, un disciple d’Adorno qui enseignait à Erlangen. Winkel a souligné tout au long de sa vie qu’il était luxembourgiste (intéressé également par les anarchistes), notamment contre les marxistes des années 1970 qui soutenaient le marxisme-léninisme. Dans les années soixante-dix, il a rejoint le groupe dissident « Arbeiterstimme » [La voie de l’ouvrier]. Mais au cours des dernières décennies, il n’était plus un marxiste du mouvement ouvrier tant l’académisation du marxisme lui était insupportable et il s’était impliqué dans la discussion pour une nouvelle critique de la valeur, qui plus tard s’est développée en une critique de la valeur-dissociation (il rejoindra Exit !, après la scission de 2004, revue dans laquelle il écrira principalement des textes de critique qui témoignent de ses connaissances historiques). Il est décédé le 26 janvier 2015 à l’âge de 77 ans à Nuremberg (voir Roswitha Scholz, « Zur Erinnerung an Udo Winkel », publié dans Exit ! Krise und Kritik der Warengesellschaft, n°13, 2016, p. 23-24).

[16] Clemens Wachter, « Die Universität Erlangen-Nürnberg und ‘68. Zum Widerhall bundesweiten Aufruhrs in der Region », dans Die 68er plus 50 Jahre, Erlangen, FAU University Press, 2019, p. 12.  

[17] Voir Clemens Wachter, « Die Universität Erlangen-Nürnberg und ‘68 », op. cit.

[18] Hans Magnus Enzensberger, Culture ou mise en condition ? (1962), Paris, Les Belles lettres, 2012, p. 182-183.

[19] Robert Kurz, « Versuch, das Problem an der Wurzel zu packen », op. cit., p. 1134.

[20] Nous nous appuyons ici sur Clemens Wachter, « Die Universität Erlangen-Nürnberg und ‘68 », op. cit.

[21] Comme par exemple dans SDS-Korrespondenz, Jg. 2, n°5, Janvier 1967, voir : < https://www.mao-projekt.de/BRD/ORG/SDS/SDS-Korrespondenz/SDS-Korrespondenz_1967_05.shtml >.

[22] SDS-Korrespondenz, n°4, novembre 1966.

[23] La publicité pour les titres de « Idefix-Press » est faite dans SDS-info, n°25, décembre 1969, p. 30.

[24] Les éditions Smolny ont traduit plusieurs de ses textes dans Boukharine, Ossinski, Radek et Smirnov, La Revue Kommunist. Les communistes de gauche contre le capitalisme d’État, Toulouse, Smolny, 2011.

[25] SDS-info, n°3, 1969 : < https://www.mao-projekt.de/BRD/ORG/SDS/SDS-Info/SDS-Info_1969_03.shtml >.

[26] SDS-info, n°3, 1969, p. 11.

[27] Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie. Le problème de la pratique comme éternelle critique tronquée du capitalisme et l’histoire des gauches, Albi, Crise & Critique, 2022.

[28] Presque tous les groupes-K se considéraient comme les héritiers légitimes du KPD historique. Ils se référaient principalement au modèle socialiste chinois de Mao Zedong. Après la mort de Mao en 1976 et le changement de cap de la Chine, certains groupes étaient parfois orientés vers l’Albanie d’Enver Hoxha ou le régime des Khmers Rouges au Cambodge. Les critiques ont souvent accusé les groupes-K d’avoir une tendance à l’« auto-lacération » idéologique et au sectarisme politique. Bien qu’il y ait eu aussi des tentatives pour se concentrer sur le contenu commun et pour surmonter la fragmentation, aucun des groupes-K à l’époque ne pouvait directement acquérir une influence politique significative au niveau fédéral ou au niveau des Länder. De temps en temps, les cadres des groupes-K avaient de l’influence dans les comités d’entreprise et dans certains syndicats. Certains de ces groupes jouèrent un rôle plus important dans les conseils d’étudiants des grandes universités durant les années 1970. Les représentants de ces groupes eurent également une influence dans les « nouveaux mouvements sociaux », tels que le mouvement écologiste, le mouvement pour la paix ou le mouvement anti-impérialiste.

[29] Cependant, après la mort de Mao Zedong en 1976, les groupes communistes ont rapidement perdu de leur importance. Par la suite, de nombreux activistes ont rejoint le nouveau « mouvement pour la paix » et l’environnement et le parti des Verts qui en a résulté. Les activistes maoïstes des usines et des groupes d’usines, qui avaient d’abord espéré la révolution immédiate, se sont engagés dans des conseils d’entreprise et des syndicats sur le long terme.

[30] On peut citer : ceux qui avaient une envergure nationale : le KPD/ML – Parti Communiste d’Allemagne /Marxistes-léninistes  qui était présent en RDA ; le KPD/AO – Parti Communiste d’Allemagne/Organisation de construction ; le KBW – Union Communiste d’Allemagne de l’Ouest. Et les autres : le KB – Union Communiste qui existait dans le nord de l’Allemagne de l’Ouest ; le KABD – Union Communiste Ouvrière d’Allemagne qui était présent dans le Sud-Ouest et en Rhénanie-du-Nord-Westphalie ; le AB – Union ouvrière pour la reconstruction du KPD qui agissait en Bavière.

[31] Il publia en 1971, son livre en deux volumes sur la restauration du capitalisme en Union soviétique : Die Restauration des Kapitalismus in der Sowjetunion.

[32] La publication « Rote SDAJ-Opposition » prend le nom de « Rebell », lors du n°4 en novembre 1968.

[33] Voir : < https://www.mao-projekt.de/BRD/ORG/KAB/Gruendung_von_RJ-ML_und_KAB-ML.shtml >.

[34] Rebell, n°10, juin 1969.

[35] Rebell, n°9, mai 1969.

[36] Rebell, n°6, janvier 1969.

[37] Rebell, n°11/12, août 1969.

[38] Rebell, n°11/12, août 1969.

[39] Ibid.

[40] Rebell, n°8, avril 1969.

[41] Ibid.

[42] Rebell, n°9, mai 1969.

[43] Une numérisation et la présentation de la brochure de Robert Kurz, Aktionseinheit oder Sektiererzirkus? Die Lehren aus dem Kampfmai 1972, est disponible  sur: < https://www.mao-projekt.de/BRD/BAY/MFR/Erlangen_RJML_1972_Aktionseinheit_oder_Sektiererzirkus.shtml >.

[44] On trouvera les archives à l’adresse suivante : < https://www.mao-projekt.de/BRD/HES/ORG/KAB-RW_Dokumente.shtml >. Le KABD publiait le Rote Fahne comme organe central et le Revolutionärer Weg comme organe théorique. En 1982, le KABD va se transformer en un parti qui existe encore, le Parti marxiste-léniniste d’Allemagne (MLPD), qui aujourd’hui défend encore le bilan de Staline et qualifie de « diffamation » les données historiques sur les crimes staliniens.

[45] Entretien avec Bernd Suffert (Peter Klein), le 19 mars 2023.

[46] Ibid.

[47] Ibid.

[48] Entretien avec Bernd Suffert (Peter Klein), le 19 mars 2023.

[49] Idem.

[50] Robert Kurz, Vorhut oder Nachtrab. Eine Kritik der politischen Dekadenz in der marxististisch-leninistischen Bewegung am Beispiel des Kommunistischen Arbeiterbundes Deutschlands (KABD)

[51] Robert Kurz : Vorhut oder Nachtrab, p. 1 et suivantes.

 

[52] Editorial du n°2 de Diskussionsbeiträge (1979).

[53] Entretien avec Bernd Suffert (Peter Klein), 19 mars 2023.

[54] Une scannérisation du premier numéro est disponible en ligne : < https://www.mao-projekt.de/BRD/BAY/MFR/Nuernberg_Fuerth_Erlangen_MLD_Diskussionsbeitraege.shtml >.

[55] Entretien avec Bernd Suffert (Peter Klein), 19 mars 2023.

[56] Il est écrit qu’« en janvier 1980, le groupe marxiste-léniniste Nuremberg-Fürth-Erlangen, ancien éditeur de la revue ‘‘Contributions à la théorie et à la politique révolutionnaire’’, fonde les éditions ‘‘Neue Strömung’’ à Erlangen. Cette nouvelle maison d’édition a pour objectif de faire la transition vers une activité éditoriale plus offensive, qui semble s’imposer face aux processus de décomposition et de regroupement du mouvement marxiste-léniniste et face aux conceptions de la prétendue NHT » (éditorial de Neue Strömung, n°1).

[57] Éditorial du n°1 de Marxistische Kritik, mars 1986.

[58] Voir Rudolf Bahro, L’Alternative, Stock 2, Paris, 1979.

[59] Robert Kurz, 26/27.2.1983, document intitulé « Erkenntnistheorie, Geschichte der Arbeiterbewegung und unsere theoretischen Aufgaben (Thesen) », p. 4-7, présenté à la conférence de la Neue Hauptseite Theorie à Francfort-sur-le-Main (source : < http://www.trend.infopartisan.net/trd0712/t42072012.html >).

[60] Robert Kurz, « Versuch, das Problem an der Wurzel zu packen », op. cit., p. 1134.

[61] Editorial du n°1 de Marxistische Kritik, 1986.

[62] Le mouvement anti-allemand est un mouvement politique antinational allemand issu du marxisme, qui s’inscrit en rupture avec l’antisionisme, l’anti-impérialisme, l’antiaméricanisme et le pacifisme traditionnels de la gauche radicale allemande. Robert Kurz critiquera des aspects de cette mouvance dans son pamphlet, Die antideutsche Ideologie: vom Antifaschismus zum Krisenimperalismus: Kritik des neuesten linksdeutschen Sektenwesens in seinen theoretischen Propheten, Unrast, 2003.

[63] Entretien avec Norbert Trenkle, mars 2023.

[64] Idem. En 1979, à la suite du déploiement en 1977 de nouveaux missiles nucléaires soviétiques SS-20, l’OTAN conclut un accord dit de « double décision » sur le déploiement des forces nucléaires de théâtre ou intermédiaire (FNI) et l’ouverture de négociations portant sur la limitation de certains systèmes nucléaires de théâtre à longue portée américains et soviétiques en vue d’établir un équilibre nucléaire global plus stable.

[65] Entretien avec Norbert Trenkle, mars 2023.

[66] Voir l’entretien de R. Scholz avec Clara Navarro Ruiz, « Valeur-dissociation, sexe et crise du capitalisme », op. cit.

[67] Anselm Jappe a grandi en Allemagne dans le contexte d’une atmosphère de « politisation » intense au collège comme au lycée à la suite de la vague de l’après-68 et participe à différents groupes organisant des contestations et des publications de brochures et de tracts. Initié par son ami Luis Andrès Bredlow aux premiers textes situationnistes qui circulent en Allemagne (de manière générale, les écrits situationnistes ont été très peu diffusés en Allemagne dans les années 1970 ; Kurz ne les signalera d’ailleurs qu’en 1988, dans « Splendeur et misère de l’anti-autoritarisme »), il part en 1982 à l’âge de 19 ans en Italie et commence à y étudier de manière systématique les textes de ce mouvement (mais aussi Marx, Bakounine et l’École de Francfort) sous la direction de Mario Perniola. C’est au cours d’un séjour en Allemagne qu’il découvre un peu par hasard L’Effondrement de la modernisation de Kurz et peu de temps après un premier numéro de Krisis. La nécessaire actualisation de la pensée de Marx qu’il pressentait et l’importance essentielle qu’il reconnaissait déjà aux concepts de valeur, de marchandise, de fétichisme et de réification, il les retrouvait exposées avec une grande clarté dans les premiers textes de la Critique de la valeur. À la suite d’une prise de contact avec les Nurembergeois, il rendit visite au groupe et une collaboration commença. Il se rendait au séminaire annuel de Krisis et contribuait à la revue par des articles.

[68] Spaltpilze und Provokationen. Eine Abrechnung mit der linken und alternativen Szene, aux éditions Neue Strömung, 1984.

[69] Dans une partie du texte, Kurz critique le livre de Klaus Theweleit, Fantasmâlgories (L’Arche, 2016) et de son interprétation biaisée du fascisme-nazisme, tout comme de ses sources d’inspiration chez Gilles Deleuze et Félix Guattari. Il y critique notamment la non thématisation du patriarcat dans le mouvement ouvrier ‒ « Le mouvement ouvrier n’avait donc pas grand-chose à opposer à l’idéologie patriarcale assumée et militante du fascisme ». Selon Kurz, Theweleit déchire l’unité historico-matérielle du processus de vie politico-économique et psycho-sexuel ; il n’étudie pas les mécanismes psychiques comme un moment d’un contexte historique global, mais les oppose carrément à l’économie politique.

[70] Spaltpilze und Provokationen, op. cit., p. 7.

[71] On a souvent entendu l’anecdote, située au début des années 2000, où Kurz conduisant en direction de l’une des rencontres internes avec des camarades, se mit à évoquer Moishe Postone pour en dire du bien, mais que malheureusement, dans son style d’écriture, il était bien de l’université. En substance, Bobby racontait que dans son article « La déconstruction comme critique sociale : ce que Derrida pense de Marx et du nouvel ordre mondial » (à paraître en français dans Postone, La Société comme moulin de discipline, Albi, Crise & Critique, 2024), Postone encensait d’abord Derrida pendant de nombreuses pages en mettant toutes les formes académiques qu’il fallait, avant finalement de le critiquer comme il se doit. Bobby se mit alors à dire que « nous », les critiques de la valeur, nous n’étions vraiment que des « Chiens de rue de la théorie critique », qui ne savons que faire de tout cet académisme de précaution, qu’il qualifia plus tard dans Raison sanglante, sans forcément penser cette fois à Postone, de « replet, équilibré, ennuyeux, suffoquant de ses remerciements et aménités sournoises et malhonnêtes, cet académisme qui a coutume d’émousser tout contenu jusqu’à le rendre méconnaissable ». La formule est depuis restée.

[72] Ibid., p. 7-8.

[73] Ibid.

[74] Ibid., p. 8.

[75] Voir plus tard, Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie. Le problème de la pratique comme éternelle critique tronquée du capitalisme et l’histoire des gauches (Albi, Crise & Critique, 2022), qui développe considérablement les réflexions d’Adorno, en considérant toujours son point de vue comme un point de départ valable comme le montre le premier chapitre « Adorno, les exigences tronquées de la pratique et la ‘‘pseudo-activité’’ » : « La théorie critique d’Adorno offre à bien des égards une transition entre le marxisme du mouvement des travailleurs et la critique de la valeur-dissociation, même si Adorno n’a pas lui-même accompli le pas décisif. Ceci vaut également pour le rapport entre la théorie et la pratique » (ibid., p. 23). On trouvera également dans cet ouvrage une critique de l’opéraïsme et du post-opéraïsme italiens, mais aussi une critique d’une tentative aussi improbable qu’incohérente de mélange de la Critique de la valeur et de l’opéraïsme, chez John Holloway, sur fond, toujours, d’un certain immédiatisme quasi-vitaliste.

[76] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, Paris, Payot, 2003, p. 55.

[77] Ibid., p. 177-178.

[78] Spaltpilze und Provokationen, op. cit., p. 8-9.

[79] Ibid., p. 9.

[80] Sozialistsches Ziel und neue Arbeiterbewegung. Zur Kritik der sowjetischen Produktionsweise (dans Gemeinsame Beilage, N. 1. 30.11.1984 (une traduction portugaise existe sur le blog de Consequência).

[81] Robert Kurz, « Versuch, das Problem an der Wurzel zu packen », op. cit., p. 1135.

[82] Ibid. p. 1134-1135.

[83] Voir la préface de Marcos Barreira à « Objetivo socialista e o novo movimento operário », disponible sur : < https://blogdaboitempo.com.br/ > (2021).

[84] Moishe Postone développe une critique de certaines des analyses de Mandel, dans « Contemporary Historical Transformations : Beyond Postindustrial Theory and Neo-marxism », dans Current Perspectives in Social Theory, vol. 19, 1999.

[85] IG Rote Fabrik/Zürich (Hg.), Krise - welche Krise ? (ID-Archiv, Berlin 1995).

[86] Éditorial,  Marxistische Kritik, n°1, 1986.

[87] Entretien avec Norbert Trenkle, mars 2023.

[88] Robert Kurz, « L’Effondrement de la modernisation – 30 ans après », entretien dans la revue Reportagem, São Paulo, octobre 2004, disponible sur : < https://lundi.am/L-Effondrement-de-la-modernisation-30-ans-apres >.

[89] Éditorial,  Marxistische Kritik, n°1, 1986.

[90] Éditorial, Marxistische Kritik, n°2, janvier 1987.

[91] Prokla est une revue spécialisée allemande d’orientation marxiste paraissant depuis 1971 dans les domaines de la sociologie, de l’histoire sociale et des sciences politiques. Ses domaines scientifiques sont l’économie politique, l’écologie, la théorie critique, les relations internationales et les mouvements sociaux. Elle est d’abord liée au marxiste Elmar Altvater et Michael Heinrich assurera ensuite la direction de la rédaction jusqu’en 2014.

[92] Éditorial, Marxistische Kritik, n°1, 1986.

[93] « Comme on le sait, la Théorie critique de l’École de Francfort est à l’origine de l’adhésion de la ‘‘Nouvelle gauche’’ au marxisme à la fin des années 1960, ainsi que de son abandon successif de la théorie marxienne depuis le milieu des années 1970. Dans ce mouvement global de recul, un motif central de l’École Francfort n’a certes jamais joué un rôle essentiel, à savoir la ‘‘critique de la raison instrumentale’’ » (Éditorial,  Marxistische Kritik, n°1, 1986). La critique de la raison instrumentale chez Adorno et Horkheimer fut toujours pour Kurz un point de départ valable, comme le montre le premier chapitre « Adorno, les exigences tronquées de la pratique et la ‘‘pseudo-activité’’ », dans Gris est l’arbre de la théorie, verte est la théorie, op. cit.

[94] Éditorial, Marxistische Kritik, n°1, 1986.

[95] Voir en particulier Robert Kurz, Raison sanglante. Essais pour une critique émancipatrice de la modernité capitaliste et des Lumières bourgeoises, Albi, Crise & Critique, 2021.

[96] Comme étaient appelés les groupes d’activistes politiques de gauche qui se considéraient comme les héritiers du SDS allemand qui venait de se dissoudre en 1971, de l’opposition extraparlementaire (APO) et du mouvement de 68.

[97] Éditorial, Marxistische Kritik, n°1, 1986.

[98] La réflexion précoce au sein de la Critique de la valeur durant les années 1980, sur l’« individualité abstraite » adéquate aux rapports sociaux capitalistes, constitue les prémices de la théorie de la forme-sujet moderne, puis de la critique des Lumières bourgeoises, développées durant les décennies suivantes.

[99] Voir Anselm Jappe, Guy Debord, Paris, La Découverte, 2017 ; Alastair Hemmens, Ne travaillez jamais. La critique du travail en France de Charles Fourier à Guy Debord, Albi, Crise & Critique, 2019 ; Gabriel Ferreira Zacarias, « Spectacle sans sujet : repenser le spectaculaire intégré », dans Revue française d’histoire des idées politiques, n°55, Paris, L’harmattan, 2022/1.

[100] Kurz consacre à ces auteurs et au prétendu débat sur la théorie de l’effondrement dans la première moitié du XIXe siècle, les chapitres 9 à 12 de La Substance du capital, Paris, L’Échappée, 2019 (traduction de Stéphane Besson).

[101] Ulrich Leicht, « Petite histoire du processus d’élaboration théorique de la critique de la valeur depuis ses débuts en 1986 jusqu’à aujourd’hui », op. cit.

[102] Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie, op. cit., p. 50.

[103] Voir dans le présent numéro, « Une critique du capitalisme pour le XXIe siècle. Avec et au-delà de Marx : une présentation du projet théorique d’Exit ! ».

[104] Ibid., p. 50-51.

[105] Robert Kurz, « Une révolution théorique inachevée » (introduction de Geld ohne Wert, Horlemann, 2012), dans Jaggernaut, n°5, Albi, Crise & Critique, 2023.

[106] Kurz parle d’une part, d’une « théorie critique de l’économie politique » (ligne argumentative qu’assumera la Critique de la valeur en la poussant au-delà), et d’autre part, une « théorie de légitimation du mouvement ouvrier » (R. Kurz, L’Honneur perdu du travail. Le socialisme des producteurs comme impossibilité logique, Albi, Crise & Critique, 2023, p. 85).

[107] La distinction centrale entre le « Marx exotérique » et le « Marx ésotérique » qui circule déjà dès 1977 dans les écrits de Stefan Breuer puis à la charnière des années 1990 au sein de la « Neue Marx-Lektüre », surgit dans le contexte de la Critique de la valeur de manière tardive, en 1991 dans l’essai d’Ernst Lohoff, La Fin du prolétariat comme début de la révolution. Sur le lien logique entre théorie de la crise et théorie de la révolution (Albi, Crise & Critique, 2022). Elle se trouve amplement développée en 1995, dans Robert Kurz, « Post-marxisme et fétiche-travail. De la contradiction historique dans la théorie marxienne » (dans Jaggernaut, n°3, Albi, Crise & Critique, 2020).

[108] On trouve en livre une partie des articles des premiers numéros sur le site :  < https://www.krisis.org/zeitschrift-krisis/ >.

[109] Pour une formulation théorique plus avancée chez Robert Kurz, de cette critique du concept positif de travail abstrait dans le marxisme traditionnel et l’élaboration d’un concept négatif, voir les chapitres 3 et 4 de La Substance du capital, op. cit.

[110] Karl Marx, Le Capital, Livre I, Paris, PUF, 1983, p. 43.

[111] Pour une compréhension plus définitive chez Kurz de ces questions, voir les chapitres 3 à 7 et le chapitre 15 de La Substance du capital, op. cit. Pour la question de la spécification historique voir surtout les premiers chapitres de R. Kurz, Geld ohne Wert, Berlin, Horlemann, 2012.

[112] Robert Kurz, « Domination sans sujet. Pour le dépassement d’une critique sociale tronquée », dans Raison sanglante, op. cit.

[113] Préface de Bruno Lamas à R. Kurz, L’Honneur perdu du travail, op. cit. dans laquelle on trouvera un commentaire détaillé de l’importance de cet essai, mais aussi de son anticipation de thématiques ultérieures centrales sur la critique du sujet, des Lumières et de l’argent.

[114] L’article est traduit en anglais, « The Crisis of Exchange Value : Science as Productivity, Productive Labor, and Capitalist Reproduction », dans Marxism and the Critique of Value (MCM’ Publishing, Chicago, 2014).

[115] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Paris, Éditions sociales, 2011, p. 662.

[116] Robert Kurz, « Die Krise des Tauschwerts », op. cit.

[117] Robert Kurz et Ernst Lohoff, Le Fétiche de la lutte des classes. Thèses pour une démythologisation du marxisme, Albi, Crise & Critique, 2021.

[118] L’originalité du plan commun des auteurs de la communisation au milieu de leurs divergences théoriques, est toutefois relative au seul périmètre de la théorie de la révolution liée au champ du marxisme traditionnel, car bien avant les « communisateurs », divers courants anarchistes dès la seconde moitié du XIXe siècle ont refusé de poser comme préalable au communisme, le passage par une quelconque « transition » (voir l’étude classique de Gaetano Manfredonia, Anarchisme et changement social. Insurrectionnalisme, syndicalisme et éducationnisme-réalisateur, Lyon, Atelier de création libertaire, 2007, réédition 2022) ; pensons également à Errico Malatesta affirmant que « l’anarchie et le socialisme doivent se réaliser immédiatement. Autrement dit, nous pensons que dans l’acte même de la révolution, il faut chasser le gouvernement, abolir la propriété privée et confier tous les services publics – l’ensemble de la vie sociale, en l’occurrence – à l’action spontanée, libre, non officielle et non autorisée de tous les intéressés et de tous les volontaires » (L’Anarchie, Montréal, Lux, 2018, p. 69).

[119] Robert Kurz, L’État n’est pas le sauveur suprême. Thèses pour une théorie critique de l’État, Albi, Crise & Critique, 2022, p. 14.

[120] Avec par notamment les articles de Kurz, « La fin de la politique. Thèses sur la crise du système de régulation marchand » (Krisis, n°14, 1994) et « Anti-économie et anti-politique. Vers une reformulation de l’émancipation sociale après la fin du ‘‘marxisme’’ » (Krisis, n°19, 1997).

  1. Peter Klein, Die Illusion von 1917. Die alte Arbeiterbewegung als Entwicklungshelferin der modernen Demokratie, Bad Honnef, Horlemann, 1992.

[122] Éditorial, Krisis, n°8/9, 1990.

[123] Voir Roswitha Scholz, « La valeur c’est le mâle. Thèses sur la socialisation par la valeur et le rapport de genre », dans Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019.

[124] En français, deux recueils de ces articles de presse ont été publiés sous les titres Avis aux naufragés. Chroniques du capitalisme mondialisé en crise (Lignes, 2005) et Vies et mort du capitalisme. Chroniques de la crise (Lignes, 2011).

[125] Robert Kurz, « L’Effondrement de la modernisation – 30 ans après », op. cit.

[126] Pour une histoire de cette réception au Brésil, voir l’entretien avec Robson de Oliveira, « La critique de la valeur au Brésil », disponible sur : < http://www.palim-psao.fr/2022/01/la-critique-de-la-valeur-au-bresil-entretien-avec-robson-de-oliveira.html >.

[127] Ernst Lohoff, Der Dritte Weg in den Bürgerkrieg. Jugoslawien und das Ende der nachholenden Modernisierung, Bad Honnef, Horlemann, 1996.

Tag(s) : #Histoire et critique de la valeur
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