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Critique de l'« écosocialisme »

À Propos du marxisme traditionnel de Michaël Löwy
 
Sandrine Aumercier
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C’est ainsi que l’étroite corrélation entre le mode de production et l’état historique des forces productives n’étant pas analysée, on ne se demande pas à quelles conditions réelles la détermination des besoins serait libérée. Il est évident que cette libération ne dépend pas des services et des machines disponibles à une époque donnée mais de ce qu’une société libérée est capable d’atteindre sans menacer sa liberté. Une infrastructure globalisée suppose essentiellement des flux d’argent, des accaparements de terres et de ressources et l’exploitation du travail d’autrui, parce qu’elle repose sur une division internationale du travail et une externalisation structurelle. Le fair trade n’a jamais existé, pas plus en régime colonial et postcolonial que dans les économies socialistes, ni même dans les formes de commerce antiques. Il n’a aucune chance de se produire à une échelle globale, sauf à attendre l’irruption d’un homme nouveau, miraculeusement respectueux d’un prochain qu’il ne connaît pas et de régions éloignées de sa perception sensible, en parfaite congruence avec l’idéologie bourgeoise d’un rapport social qu’il suffirait de moraliser pour créer le paradis sur terre, comme le demandent du reste les sciences du comportement. Cette confiance en une réforme de la raison par la redistribution et la juste régulation des rapports sociaux s’étale à tous les coins du réformisme de gauche et jusque chez les écosocialistes qui veulent pourtant s’en distinguer – comme en témoigne, parmi d’autres, ces mots de Michaël Löwy rêvant d’une fin du capitalisme :
« L’ensemble de la société sera libre de choisir démocratiquement les lignes productives à privilégier et le niveau des ressources qui doivent être investies dans l’éducation, la santé ou la culture. Les prix des biens eux-mêmes ne répondraient plus à la loi de l’offre et de la demande, mais seraient déterminés autant que possible selon des critères sociaux, politiques et écologiques. Loin d’être “despotique” en soi, la planification démocratique est l’exercice de la liberté de décision de l’ensemble de la société. »
La « liberté de décision » est postulée à la source d’une telle société et les catégories de l’économie sont soumises dans cette vision à une « planification réellement démocratique » qui élude nombre de difficultés considérables. Son échec historique en URSS est en toute bonne conscience imputé à l’installation d’une bureaucratie autoritaire post-léniniste, sans mettre en cause le principe d’une planification étatique ni analyser le caractère intrinsèquement capitaliste de la formation des prix. Le projet écosocialiste conserve les catégories du capitalisme – valeur, argent, marchandise, État. La valeur d’usage est élevée au critère ultime d’une production organisée à la base, ce qui semble garantir la prévalence de décisions meilleures qu’aujourd’hui – même si Löwy affirme également qu’une telle « garantie » n’existe pas. La séparation capitaliste du producteur et de son produit, qui a progressivement constitué une division internationale du travail, n’est pas thématisée, alors qu’elle entraîne la prolifération et l’illimitation dans le temps et l’espace de médiations sociales qui échappent forcément au contrôle direct. Löwy oppose à la bureaucratie soviétique une société où « les décisions économiques et sociales ne seraient pas prises par un “centre” quelconque, mais déterminées démocratiquement par les populations concernées ». Il s’agirait, nous dit-on, d’un emboîtement de niveaux de compétence, selon le principe de la délégation local, national, international. Mais que signifie de parler des « populations concernées » lorsqu’on sait que toute production est aujourd’hui soumise à des flux planétaires ? Qui sera donc « concerné » par la « décision » de produire les 3 millions de tonnes annuels de café qu’importe l’Union européenne, dont la production mondialisée fut coextensive à la colonisation, tout comme sa consommation stimulante est coextensive à la civilisation du travail ? (La consommation de café était d’ailleurs préconisée par Jules Amar dans le cadre de ses recherches sur le rendement de la machine humaine, en plus des « substances grasses et sucrées » qui étaient censées constituer un combustible bon marché et efficace du moteur humain. Ajoutons pour notre exemple que le café est aujourd’hui la deuxième matière première la plus lucrative dans le monde après le pétrole.) Ceci devrait permettre de débanaliser la tasse de café considérée aujourd’hui comme naturelle et intemporelle, et de critiquer l’idée qu’il suffirait que la production en soit « démocratiquement planifiée » pour que tout continue comme avant dans un monde égalitaire. Mais on aurait tôt fait de tomber sur la même aberration en considérant la totalité des produits qui font partie du quotidien occidental : aucune planification à grande échelle ne rendrait à l’ensemble des humains la disposition de leur temps social. Elle ne ferait que ressusciter des formes d’exploitation extrêmes qu’une théorie de l’émancipation ne saurait considérer comme une alternative au capitalisme. La reconquête d’une autonomie sociale ne pourrait donc se fonder que sur la prise en charge par les groupes humains eux-mêmes, à taille décente (l’une des choses les plus épineuse à définir, à côté du problème de la sécurité face au risque jamais exclu d’invasion), de leur propre reproduction, et non sur sa délégation à des instances plus ou moins lointaines, qu’on la nomme « démocratique » ou non. Aucune planification internationale ne pourrait du reste réaliser ce projet sans nous enfoncer dans une dictature « verte » et un état d’exception permanent rationnant de manière toujours plus fine la totalité des ressources par le haut – fût-ce de manière algorithmique « décentralisée ». Lorsqu’on parle de décisions rationnelles, de juste répartition ou de besoins fondamentaux à cet endroit, c’est que la morale est appelée à la rescousse du vice de forme inscrit dans une apologie de la richesse matérielle héritée du capitalisme. La même remarque vaut pour les revendications récentes de « démocratie directe » qui semblent compter sur la rationalité spontanée de la société civile pour bâtir des mondes nouveaux ; il est pourtant évident que seule la réappropriation de sa propre reproduction sociale par la société – et non de ses moyens technologiques saisis dans une sorte d’arrêt sur image idéalisé à tel moment historique de leur déploiement capitaliste – pourrait servir de base à une réinvention des modes d’organisation, et non l’inverse. L’émancipation se fait par les pieds et non par la tête, pourrait-on dire.
 
(extrait de Sandrine Aumercier, Le Mur énergétique du capital. Contribution au problème des critères de dépassement du capitalisme du point de vue de la critique des technologies, Albi, Crise & Critique, 2021 : https://www.editions-crise-et-critique.fr/ouvrage/sandrine-aumercier-le-mur-energetique-du-capital/)

 

Tag(s) : #Effondrement écologique et dynamique du capital
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