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Pourquoi je ne lirai pas le dernier livre de Lordon

À propos de Pulsion de Frédéric Lordon et Sandra Lucbert

 

Sandrine Aumercier

Avec un titre pareil, Pulsion (2025), le dernier livre de Frédéric Lordon coécrit avec Sandra Lucbert pourrait laisser croire à un thriller érotique [1]. Mais loin de l’émoustillement que suggère ce titre et loin de son annonce de refonder la psychanalyse, c’est une monotone entreprise de désexualisation de la pulsion et de démantèlement de la psychanalyse qui accueille le lecteur dès les premières pages. Je ne présenterai dans ce qui suit que les 55 premières pages du livre et sa soirée de lancement au Centre National de la Danse à Pantin, le 17 janvier 2025, pour la simple raison que les deux sont disponibles en ligne. Je citerai largement les auteurs et ne commenterai que la présomption psychanalytique de ce livre.

Couronnant une œuvre consacrée à la critique subjective du néolibéralisme, ce livre promet une réévaluation spinoziste de la théorie freudienne des pulsions qui serait capable de fournir enfin une approche convaincante de « l’économie libidinale ». Il reprend le projet, tenté par beaucoup d’autres et par Lordon lui-même, d’expliquer la persistance du capitalisme par la structure psychique de ses sujets. La démarche est donnée dès le début : le capitalisme nous tient « par la pulsion » en exerçant un « art consommé de s’adresser à elle » (p. 11). Il faut remarquer que cette formulation maintient le capitalisme, d’une part, et la pulsion, d’autre part, en extériorité l’un de l’autre : le capitalisme « attraperait » les sujets par la pulsion. L’explication visée ne fonctionne qu’au prix de cette mise en extériorité problématique.

Problématique ? Il est incontestable que le capitalisme produit conjointement son objectivité et sa subjectivité, ainsi qu’« une problématique sujet-objet irrésolue propre à l’ère moderne » [2]. Ce n’est donc pas sans raison que ce nœud obsède les approches freudo-marxistes puis postmodernes, qui tentent d’en rendre compte en proposant depuis près d’un siècle diverses théorisations de ce qui sera baptisé « économie libidinale ». Les tentatives postmodernes proprement dites déclinent la supposée convergence entre la recherche de profit capitaliste et la société de consommation, en d’autres termes entre l’offre et la demande, ou entre les objets du capitalisme et les sujets du capitalisme. Le livre de Lordon et Lucbert en constitue une énième tentative. Je reviendrai sur le problème que pose cette approche en fin de parcours.

L’introduction du livre y insiste : il s’agirait de revenir à la psychanalyse en la débarrassant de ses errements. Les deux auteurs lui reconnaissent une grandeur passée pour avoir justement introduit le concept de pulsion. Cette grandeur aurait été dévoyée par des « gourous » qui ne sont pas nommés mais dont la description éloquente s’achève sur Lacan. Malgré tous ses dévoiements, la psychanalyse aurait raison sur ceci : « les humains sont à double-fonds » et « il y a de l’insu » (p. 12). Immédiatement après, les auteurs annoncent s’engager dans une « révision générale » (p. 13) de tous les concepts de la psychanalyse.

La « révision générale » sera-t-elle avalée toute crue ? Lors de la soirée de lancement, Lordon harangue ses futurs contradicteurs : « On sait bien que ça va être la levée de bouclier généralisée. On a déjà identifié quelques fronts sur lesquels le tollé devrait se produire. » Faisant mine de défendre la psychanalyse devant le premier front, celui des attaques vulgaires dont elle fait notoirement l’objet, il ajoute ensuite : « Deuxième front, diamétralement opposé : les psys eux-mêmes et spécialement les lacaniens. » Lordon déboute alors par anticipation toute critique psychanalytique de son discours en prêtant aux « psys », futurs lecteurs, une suspicion sur la personne des deux auteurs, sur leur intention théorique et sur leur bagage clinique. Nous ne sommes pas intimidés par cette tentative de nous clouer le bec avant même qu’on l’ait ouvert. Limitons-nous, pour y répondre, aux énoncés des deux auteurs et non à leur personne.

Le sujet humain est rebaptisé Modus, terme latin signifiant « mode » ou « manière de » et emprunté à Spinoza. L’individu serait un mode stratégique (mais non pas au sens du calcul rationnel) de rencontrer les autres et de faire société : « son corps se rend à ce qui augmente sa puissance d’agir et cherche à esquiver ce qui la diminue, selon ce qu’il rencontre » (p. 16). Les auteurs produisent une description de la formation de la psyché du nourrisson Modus : « Modus fait ce qu’il peut, avec les moyens du bord – très limités au début. Alors, autant qu’il est en lui, il cherche : comment faire avec – ce qui lui arrive –, comment s’arranger – avec ces autres. Selon qu’ils seront secourables ou non, Modus se mettra ainsi ou autrement ; dans un certain agencement qui lui restera pour la vie. » Les auteurs résument ainsi leur conception passive et déterministe de la formation psychique : « Dis-nous ce que tu as rencontré, nous te dirons ce que tu es devenu. » (p. 17).

C’est peu de dire que cette approche de la pulsion et du développement psychique révise l’apport freudien : en fait, elle en liquide complètement la portée. En effet, Freud parle de « principe de plaisir » au titre d’un principe homéostatique d’évitement du déplaisir et il refonde la notion préexistante de pulsion – qu’il appelle un concept-limite entre psyché et soma – en partant du principe qu’elle ne peut être que représentée dans le psychisme. Cela veut dire que nous n’avons aucun accès direct à la pulsion, ce pourquoi Freud la dit parfois énigmatique et parfois aussi la nomme avec ironie « notre mythologie ». Encore relèverait-il de la mauvaise foi de retourner cette expression à charge contre Freud pour y dénoncer une métaphysique. Car Freud conçoit cette « mythologie » en se mettant au niveau même des concepts de la science et notamment de la science physique, comme il le rappelle en s’adressant à Albert Einstein [3]. Pas davantage que la « libido », personne n’a jamais vu la « force » ou « l’énergie » en soi. Ce ne sont pas des substances physiques mais des notions abstraites permettant de comprendre le mouvement, de décrire et mesurer des transformations, d’opérer sur la nature. Leur statut épistémologique est bien une question de fond.

La psyché humaine n’est pas faite selon Freud d’une pulsion naturelle agencée selon ses rencontres sur le mode d’une simple réactivité à l’objectivité du donné. Elle n’est pas ce que Lordon et Lucbert appellent ces « plis contractés de très bonne heure » (p. 16), et elle n’est pas l’effet de cette expérience primordiale d’une société qui « déferle » (p. 16) du dehors sur le nourrisson. N’étant pas naturelle, elle n’est pas une réponse mécanique à ce qui arrive au sujet. La pulsion est plutôt le produit d’une immanence du sujet à son environnement socio-symbolique dans le contexte d’une société qui ne peut pas fonctionner sans individualiser ses membres. En tant que fonction de représentance psychique, la pulsion est d’emblée assujettie à ce que Lacan appellera logique du signifiant. Elle ne peut donc pas être pensée séparément du langage et de la société, sauf à redevenir précisément une ontologie préfreudienne de la « force vitale ». Il ne fait donc aucun sens de parler d’une pulsion qui serait présociale, antérieure à sa « rencontre » avec les autres, et qui serait en attente des événements qui viendront lui donner ses « plis ». Quant à la puissance d’agir ou la volonté de puissance, elles ne font pas partie du vocabulaire freudien mais de celui de la philosophie morale (inutile de préciser que la psychanalyse n’est pas une philosophie morale).

Cette conception naturaliste de la pulsion n’est pas celle de Freud mais celle des vitalistes du XIXe siècle dont Freud justement cherche à se détacher. Il ne méconnaît pas l’effet de la contingence biographique dans ce qu’il appelle le « destin des pulsions », mais il ne pense pas séparément ces rencontres et la tendance inconsciente qui fonde le sens et l’éthique de la pratique analytique. Cette éthique suppose non un déterminisme externe (que Freud abandonne en même temps que sa première théorie du traumatisme), mais qu’il y a du sujet pour assumer les effets d’une position psychique – ce qui ne contredit aucunement l’existence de traumatismes réels. La psychanalyse fait ainsi passer la pulsion du statut d’une théorie mécanique et naturaliste du corps encore confondue avec l’instinct, à une théorie éthique du sujet de l’inconscient affecté du signifiant : que signifie pour un sujet ce qui lui arrive et ce qui le traverse (même lorsque ce n’est rien d’autre qu’un rêve ou un petit oubli) ? La psychanalyse freudienne, et plus encore la psychanalyse lacanienne, présupposent qu’il est impossible de répondre à cette question sans donner la parole au sujet lui-même. Elles s’intéressent au traumatisme non pas du point de vue du supposé choc externe – compris sur le modèle d’un choc physique – auquel recourt la vulgate psychologique, mais du point de vue des formations de l’inconscient et des élaborations originales du sujet.

Il est parfaitement juste de rappeler que les traumatismes existent dans la réalité. Mais la reconnaissance des malheurs de l’existence ne constitue en rien une objection contre l’analyse du traitement psychique que leur fait subir le sujet. C’est pourquoi un discours féministe et décolonial, salué par Lordon et Lucbert, qui dit réintroduire des dimensions prétendument oubliées par la psychanalyse – à savoir les violences sexuelles ou racistes ou encore la violence de l’hétéronormativité – n’apporte rien de nouveau à la psychanalyse, à part de s’en débarrasser souvent par la petite porte. La psychanalyse n’a jamais contesté la réalité de la violence sociale, mais elle n’en a pas fait son objet de recherche. Et pour cause, si elle en faisait son objet de recherche, la psychanalyse ne serait plus de la psychanalyse mais elle serait une sociologie ! Qu’elle doive finalement – comme tout autre domaine de recherche d’ailleurs – s’en tenir aux frontières de son objet pour affiner son tranchant, mérite certes une critique. Seulement cette critique ne sera pas confusionniste (transformant la psychanalyse en sociologie puis la sociologie en psychologie et la psychologie en anthropologie, et ainsi de suite) mais une critique interne, c’est-à-dire une critique épistémologique de sa propre histoire de constitution, à laquelle devraient se soumettre toutes les disciplines scientifiques modernes. Critiquer une chose n’est pas la diluer dans des choses voisines mais examiner les limites tracées par ses conditions de possibilité.

L’objection rebattue des traumatismes réels équivaut à ignorer le noyau de l’invention psychanalytique : car il ne s’agit pas tant de ce qui est arrivé à quelqu’un (invérifiable au demeurant) que de ce qu’il peut en dire, témoin de sa position inconsciente dans sa propre histoire. Il ne s’agit pas non plus de chercher en lui un exemplaire stéréotypé des discours et des idéologies qui circulent dans son environnement, mais de la fonction bien particulière pour un sujet de son propre fantasme. Pour cette raison, la psychanalyse n’est pas plus une psychologie générale du développement psychique que le capitalisme n’est le couronnement d’une histoire générale de la succession des modes de production. La psychanalyse est une offre faite au sujet d’assumer les effets de sa position singulière, laquelle contribue en retour à une théorie de l’inconscient qui transcende l’individuel.

L’attaque suivante de Lordon et Lucbert au concept freudien de la pulsion porte contre les efforts dialectiques et les remaniements de la théorie freudienne des pulsions, qui sont présentés comme contradictoires et abscons. En effet, Freud réélabore à plusieurs reprise la théorie des pulsions. La notion de pulsion partielle lui permit de rendre compte de la vie sexuelle infantile en décrivant les pulsions à partir de quatre coordonnées : la poussée, la source, le but et l’objet. De là, Freud put, d’une part, émettre l’hypothèse d’un étayage des pulsions sexuelles sur les pulsions d’autoconservation et, d’autre part, élargir la compréhension de la sexualité à un éventail de satisfactions pulsionnelles sans rapport direct à la zone génitale [4]. Ceci ne signifie pas que « tout est sexuel » au sens grivois du mot, mais que toutes les satisfactions pulsionnelles, même non sexuelles, sont érotisées en conséquence de l’étayage de la pulsion sexuelle sur les fonctions nécessaires à la conservation de la vie. Cet étayage de la pulsion sexuelle sur les fonctions d’auto-conservation rend, dès lors, impossible de parler de ces mêmes fonctions de manière vitaliste : elles sont détournées et investies par quelque chose qui déborde la conservation de la vie et qui noue ensemble une satisfaction pulsionnelle et un effet du signifiant.

Les auteurs récusent cette dialectique du « sexuel » (un sexuel qui est donc pour Freud tout sauf une sexologie) en lui opposant une objection qui, elle aussi, a fait long feu et qui plait toujours au bon peuple anti-psychanalytique : « Est-ce bien raisonnable de faire porter le tout de l’humain au sexuel seulement ? Non, ça ne l’est pas, conviendra implicitement Freud lui-même. C’est le moment où, par la démultiplication des termes pulsionnels auxiliaires – la pulsion : de mort, de vie, du moi, d’autoconservation… –, l’intuition commence à perdre de son tranchant. Qui lui venait d’être un terme unique et unificateur. » (p. 21). Telle est donc leur projet : en finir avec les conceptualisations laborieuses et les remaniements de la théorie des pulsions auxquels contraignent pourtant l’observation clinique et l’exigence scientifique, pour substituer à tout cet effort de Freud rien moins que la Pulsion une et unificatrice. Ainsi l’exigence de Freud lui est retournée à charge comme si ces remaniements témoignaient d’un manque de rigueur alors qu’ils témoignent, à chaque fois, d’une prise en compte inflexible de ce qui ne passe pas dans les élaborations théoriques précédentes. Ils contiennent de ce fait, nécessairement, un élément de tâtonnement et d’inachèvement qui ne saurait leur être reproché. Lordon et Lucbet ne discutent pas les différentes reformulations de la théorie freudienne des pulsions ; ils les dénigrent en bloc. Le propos est de simplifier le prétendu fatras théorique en rabotant toute contradiction et toute dialectique, pour affirmer la Pulsion positive, une et unique.

Ils se targuent ensuite de réviser « ce qui pêchait dans l’intuition freudienne. Notamment la place du sexuel : qui, si elle est très grande, n’est pas première (…). Le sexuel est dérivé de la pulsion. Et la pulsion elle-même est dérivée d’une pulsion animatrice plus fondamentale que seule une ontologie (…) pouvait engendrer. » (p. 22). Le terrain de la théorie freudienne du sexuel étant déblayé, Spinoza peut entrer en scène. Mais qu’est-ce donc que ce principe unique dont dérive selon les auteurs le mode d’être qu’on appelle l’humain ? C’est « la force productive infinie. Elle est le principe d’engendrement de toute chose » (p. 30). Au sein de ce grand tout productif, l’humain est déterminé en propre par son conatus, soit l’effort de persévérer dans son être, « une certaine manière de répondre aux circonstances » (p.32). Ce conatus fait des rencontres, certaines qui augmentent sa puissance, d’autres qui la diminuent. « Il est un automate affectif : il lui arrive quelque chose, ça lui fait quelque chose, qui lui fait faire quelque chose. Tout n’est que réactions, mais façonnées selon l’ordre des rencontres antérieures » (p. 33). Je ne jugerai pas de savoir s’il en est bien ainsi chez Spinoza, qui ne fait pas l’objet de mon commentaire. En revanche, les auteurs font clairement un usage apologétique de cette ontologie productiviste qui pourtant organise rien moins que la « métaphysique réelle » (Robert Kurz) du monde capitaliste.

Suit la description grandiloquente de la finitude humaine et le vieux réquisitoire contre l’imagination – un incontournable de la philosophie morale moderne – qui voue l’humain à une « insatisfaction ontologique » (p. 36) alors qu’en réalité, nous disent les auteurs, bien qu’il ne le sache pas, il ne manque de rien. Réglé sur la nostalgie d’un paradis perdu, celui d’avant la naissance – qui est décrite comme la catastrophe inaugurale – l’humain se méprend sur ce dont il manque et passe sa vie à vouloir retrouver l’« objet 0 » d’avant la naissance. (Précisons : « l’objet 0 » est supposé un objet plus radical que l’« objet a » de Lacan.) Le mode de persévérer dans l’être se constitue selon les auteurs dans le temps qui suit le traumatisme de la naissance. L’ « objet 0 » est l’objet indéterminé du Désir (p. 46) dont les objets du désir font office d’objets par procuration. « À la place du Désir, c’est la sarabande des désirs. (…) Notre nom du Désir, c’est la pulsion… établie à un singulier carrefour, entre spinozisme et psychanalyse : dérivée de l’élan du conatus d’une part, de l’autre définie par l’objet-0. Son moteur est la puissance du mode, sa poursuite, la réparation du desiderium princeps, du traumatisme de la naissance. » (p. 47-48).

Cette psychogenèse nous présente alors les autres comme constituant le décor des rencontres qui vont affecter le conatus, ce rescapé de la naissance. Or, beaucoup plus radicale, la psychanalyse ne comprend pas la genèse du sujet comme la plongée d’une pulsion présociale dans un bain social ultérieur. L’hypothèse psychanalytique est au contraire que le sujet et l’Autre primordial ne font qu’un, de telle sorte que le sujet est d’emblée un produit singulier de l’ordre symbolique qui le précède, ce qui permet justement à Freud de rompre avec toute conception de la pulsion comme « élan vital ». La psychanalyse ne reconduit pas dans son concept la division entre individu et société dont elle procède cependant en tant que science particulière et qu’elle théorise comme science du particulier. Elle relève en ceci le défi d’une séparation épistémologique qui la fonde sans la définir, en quoi elle est porteuse d’une critique.

Si la psychanalyse se distingue de toute ontologie pulsionnelle, c’est parce qu’elle s’intéresse non pas à la nature de la pulsion mais au destin des pulsions dont elle tente de déchiffrer au singulier, dans l’après-coup, les formations symptomatiques. Freud définit la libido comme une quantité d’énergie – en quoi il reste tributaire du modèle énergétique de la thermodynamique – mais il n’extrapole pas une ontologie de la libido, ne faisant que constater des intensités d’investissements. En tant que telles, ces variations d’intensité ne disent rien sur la vie sexuelle, contrairement à la surenchère que lui feront subir Deleuze, Guattari, Lyotard et tant d’autres. Freud considère la source de la libido – cette quantité d’énergie psychique qu’il voit à l’œuvre dans la vie psychique – comme inexplicable et même comme sans intérêt du point de vue de la psychanalyse. Il nous est, de là, permis de poser la question d’une congruence historique entre ce constat de Freud et la notion physique d’énergie qui émerge à la révolution industrielle, non pas pour réduire la vie psychique à un énergétisme – ce qu’ont fait de nombreux auteurs, malheureusement – mais pour historiciser ensemble cette double invention, celle de la thermodynamique et celle de la théorie de la libido freudienne, en les ramenant chacune à leur forme historique commune et à leur potentiel critique.

L’énergie physique et la libido sont toutes deux des concepts abstraits qui ne désignent aucune substance empirique. La physique et la psychanalyse ont pris chacune en charge une branche de ce présupposé moderne avec les moyens de leur propre méthode. Présenter l’énergie physique ou la libido comme de pures positivités est contraire à l’objet véritable de la recherche physique et de la recherche psychanalytique, qui ne font que supposer une grandeur constante abstraite pour pouvoir effectuer la mesure de certaines transformations (physiques ou psychiques). Cette supposition doit elle-même faire l’objet d’une critique épistémologique plus générale qui n’invalide en rien les résultats concrets des sciences physiques ou de la psychanalyse, mais les replace dans leur contexte d’émergence historique. Ceci explique par exemple que Freud ait pu définir la pulsion comme « la mesure de l’exigence de travail imposée au psychique par suite de sa corrélation avec le corporel » [5].

Les auteurs font l’offense à Freud de lui prêter une conception cartésienne de la pulsion qui serait placée « à cheval » entre le corps et l’esprit, et donc ne serait pas dépêtrée du dualisme cartésien, alors que toute l’œuvre de Freud évite justement la conception psychosomatique vulgaire d’un rapport entre deux ordres de réalités distincts. Un « concept-limite » n’est pas une chose « à cheval » entre deux substances. Freud présuppose au contraire une fonction psychique de représentance qui n’est ni psychique ni somatique, mais bien les deux à la fois. Il prend les choses au niveau où elles sont données dans l’expérience et leur fait subir une critique radicale par son refus même de souscrire tant à la psychologie empirique de son temps qu’à une métaphysique de l’esprit. Il invente la psychanalyse sur la base de ce double refus. Le faux procès en dualisme cartésien que Lordon et Lucbert intentent à Freud leur permet de substituer à la conception critique de Freud leur propre vision positiviste de la pulsion comme force naturelle : « La pulsion, c’est le Désir. Plus tard, viendront non pas des pulsions dérivées qui ne seraient, du coup, que des “sous-pulsions”, en quelque sorte spécialisées, mais les désirs. Et dans tous les désirs, il y aura l’élan du Désir – l’élan de la pulsion. On voit assez clairement que cette pulsion-là n’a plus rien de sexuel, puisque par l’intermédiaire de la seule affection du desiderium, elle dérive de la Force animatrice générale (la Nature). » (p. 52)

Un sommet de révisionnisme est atteint lorsque les auteurs dénigrent la notion freudienne de pulsion de mort en l’interprétant comme un autre nom pour le Mal suggéré par le carnage de la première guerre mondiale et la nécessité de comprendre la « destructivité des comportements humains » (p. 54). Ce n’est pas du tout ce que Freud tente de frayer dans son texte de 1920 [6]. Freud constate cliniquement une « contrainte de répétition » (Wiederholungszwang) qui contredit l’homéostasie du principe de plaisir admise jusque-là pour décrire la vie psychique. Cette « contrainte de répétition » part d’abord du constat de répétition involontaire de vécus psychiques désagréables. Nous connaissons tous ce genre de phénomène. Freud est forcé de donner un statut métapsychologique à ce constat : il ne s’agit manifestement plus de « plaisir » ni même « d’évitement du déplaisir », mais de quelque chose qui insiste malgré le déplaisir. De là, Freud spéculera sur une pulsion de vie unificatrice et une pulsion de mort désintégratrice qui, celle-ci, tend à ramener toutes les fonctions du vivant vers l’inorganique.

On peut parfaitement discuter cette construction, et notamment les métaphores biologiques de Freud : la postérité ne s’en est pas privée. Mais on ne peut pas lui faire dire ce qu’elle ne dit pas. Freud ne parle pas du Mal et de la destruction mais de l’insistance de quelque chose dans le sujet qui ne tend pas vers la satisfaction ou le maintien de la vie, mais vers une désorganisation ultime. Il remet donc ici en question non seulement la suprématie du « principe de plaisir » pour expliquer le fonctionnement de la vie psychique – ce qui correspond à un abandon des prémisses de l’utilitarisme libéral – mais il postule en outre une contrainte impersonnelle opposée à ladite « pulsion de vie ». Même si Freud ne va pas jusque-là, cette hypothèse observée du côté de la vie psychique est congruente avec la constitution moderne d’un impératif productiviste que Marx nommera « sujet automate » et Lacan, dans son propre répertoire conceptuel, « jouissance ». Le « principe de plaisir » correspondrait à un étage de la réalité psychique, à savoir celui de la rationalité utilitariste des libéraux, tandis que « l’au-delà du principe de plaisir » pourrait désigner le mouvement réel du capital. Le deuxième principe n’exclut pas le premier mais en constitue le cadre plus général. C’est donc sur la base d’une correction – commandée par l’observation clinique – d’un présupposé encore trop utilitariste que Freud est conduit à dégager l’hypothèse de ce qu’il appelle, faute de mieux, la « pulsion de mort ». L’hypothèse de la pulsion de mort est une manière d’achever le parcours qui commence avec la mise en question de la « force vitale ». Cette « force vitale » n’est pas le concept de la pulsion par la psychanalyse mais celui que le capitalisme doit s’inventer pour justifier son propre mouvement. Le mouvement théorique de Freud ne peut en aucun cas être apprécié à sa juste valeur théorique si on lui reproche, comme Lordon et Lucbert, d’être superflu et incohérent sans avoir compris d’où il vient et vers quoi il tend : précisément vers la fin de toute positivité pulsionnelle.

Encore une fois, les auteurs substituent une platitude psychologique à la recherche de Freud pour expliquer la guerre : « La productivité infinie de la nature engendre des modes qui sont des pôles d’activité (sic !), les modes font mouvement, ils se rencontrent, les rencontres se passent plus ou moins bien, il s’ensuit des effets – rencontre du tigre et de la biche, bonne pour le tigre, moins bonne pour la biche. Idem pour les modes humains entre eux. » (p. 54-55). La psychologie de Lordon et Lucbert reprend les postulats comportementalistes de la conception libérale et néolibérale de l’individu. Cette dernière a, depuis plus d’un siècle, ses psychothérapies dédiées, qui proposent des formes de redressement et ont tout désavoué des hypothèses freudiennes. Contre toute idée de négatif à l’œuvre dans le social, les auteurs affirment encore : « Il n’y a que la pleine positivité des élans conatifs, leurs rencontres, et la manière dont ces rencontres tournent. » (p. 55). On peut affirmer sur la base de ce qui vient d’être cité que les auteurs adoptent un point de vue naturaliste sur la vie sociale (étant entendu que la nature, en effet, ne connaît pas le négatif). Ils interprètent la vie sociale du point de vue d’une positivité supérieure qui ne souffre aucune négativité, donc aucune médiation théorique, systématiquement déclarée superflue, contradictoire ou confuse. Il fait pourtant partie des acquis fondamentaux de la pensée moderne qu’aucune critique sociale ne peut faire l’économie des conséquences de la séparation entre nature et société.

Mais pourquoi donc une telle théorie ? En exceptant la Pulsion – comme élan vital, comme force positive – de l’historicité et de la constitution sociale, il devient possible de défendre l’idée d’une « captation » de la pulsion par le capitalisme, qui est, comme on l’a vu, le présupposé inaugural des auteurs. On gagnera ici à lire la critique faite par Benoît Bohy-Bunel aux présupposés de Lordon dans l’ordre de sa critique du néolibéralisme [7]. Tous les éléments du récit – les auteurs assument élaborer un narratif qui prendra même la forme littéraire d’une « vie de Modus » – sont mis en place pour réchauffer à la sauce spinoziste une théorie mécanique du rapport entre pulsion et capitalisme. Leur extériorité mutuelle permet de comprendre leur rapport sur le mode des « effets » de l’un sur l’autre. Cette vision s’accorde avec la théorie marxiste traditionnelle de la captation de la force de travail par le capital, mais remaniée dans les termes de la critique du néolibéralisme, qui voit l’intimité et les affects entrer dans une nouvelle phase de marchandisation. Il faut donc maintenant théoriser la captation des affects, des passions, des pulsions, etc. Cette proposition ne théorise pas la constitution commune de la subjectivité et de l’objectivité – leur identité de forme. Elle maintient, intacte, la séparation opératoire du capitalisme, même quand elle clame l’avoir liquidée dans ses élucubrations philosophiques.

Qu’il y ait un rapport entre les sujets et les objets du capitalisme est par ailleurs une chose évidente et incontestable. Mais de quel rapport s’agit-il ? S’agit-il de l’impact externe de deux choses indépendantes l’une de l’autre ? N’est-on pas en train d’appréhender ce rapport à l’aide des catégories mêmes de l’économie, laquelle se fonde sur le postulat d’un ajustement – réussi ou non, naturel ou dévoyé – entre l’offre (capitaliste) et la demande (des consommateurs) ? Cette approche dite subjectiviste de l’économie révoque toutes les élaborations critiques du marxisme et de la psychanalyse. Elle développe une psychologie à son propre usage sans tenir compte des « faits » que Freud a obstinément opposés à la psychologie ordinaire.

Pour Marx, ce n’est pas la loi de l’offre et de la demande qui régit l’économie, mais la loi de la valeur. Pour Freud, ce n’est pas les rencontres biographiques, bonne ou mauvaises, qui constituent la psyché, c’est la logique des processus inconscients. Les deux se passent très bien d’une hypothèse philosophique ultime sur la substance du réel.

Il y a bien une correspondance entre la loi de la valeur et la logique de l’inconscient, mais cette correspondance est liée à la constitution historique de la forme, c’est-à-dire qu’elle est inaccessible en l’absence de médiations théoriques respectant les conditions de l’objet et de sa séparation moderne. La correspondance entre sujet et objet ne peut pas être donnée par des observations directes, psychologiques ou sociologiques. Si les gens passent des heures à faire du shopping ou propager des fake news sur des réseaux sociaux, ce n’est pas simplement que le capitalisme a « capté » leur élan pulsionnel.

On ne comprend rien à cette affaire si on ne veut pas voir que les individus sont eux-mêmes un morceau de cette structure sujet-objet qui fait tourner le capitalisme. La forme-sujet et la forme-marchandise sont les deux faces d’une même constitution historique. Les individus sont l’expression – comme tous les êtres humains de tous les temps – de leur mode de socialisation, qui est à présent celui de l’homo œconomicus. Mais la théorie d’une double constitution objective et subjective de la forme n’est pas une théorie de la déresponsabilisation [8], précisément parce qu’elle refuse de comprendre le rapport entre les deux sur le mode de l’influence passive ou de la captation des affects. Elle s’intéresse au contraire, dans le sujet, à ce qui produit activement et même devance avec zèle le « sujet automate ». En tant que sujets du capitalisme, nous sommes le capitalisme, nous le constituons autant que nous sommes constitués par lui. Il est vain de poursuivre le casse-tête de la poule et de l’œuf. La théorie freudienne des pulsions est en ce sens l’hypothèse adéquate au sujet du capitalisme, née en même temps que lui ; elle n’est pas une hypothèse sur la nature humaine.

Une métathéorie de la constitution moderne n’explique pas le capitalisme par l’action de ses sujets et n’explique pas non plus la psychologie de ses sujets par l’influence externe du capitalisme : elle les pense ensemble, comme une émergence historique commune, dont Marx étudie la constitution objective et Freud la constitution subjective. Si le sujet et l’objet sont deux coordonnés d’une même structure de dissociation, il est vain d’expliquer l’un par l’autre. La question de la responsabilité de cette structure, qui n’est pas un fait de nature ni un miracle céleste, ni une imposition extérieure de certaines personnes sur d’autres, peut alors seulement commencer à être posée à sa juste mesure.

La séparation moderne entre sujet et objet – celle qui permet à l’épistémologie scientifique du capitalisme de fonctionner – nous condamne en outre à aborder cette double constitution par un seul de ses côtés à la fois. On ne peut lever la séparation aussi longtemps qu’elle est socialement opératoire ; il est donc vain de chercher à en purger abstraitement l’objet. L’analyse critique de l’objet prend en compte la négativité de cette séparation, au cœur de la constitution de l’objet. C’est cela qu’on appelle « théorie critique » depuis les travaux de l’École de Francfort [9]. En affirmant la positivité d’une pulsion qui serait un pur morceau d’affirmation naturelle de soi façonnée par l’impact des rencontres qu’elle fait, les auteurs liquident les contributions émancipatrices de la psychanalyse et de la théorie critique.

Pour se dégager du piège contenu dans l’idée d’un rapport mécanique entre objectivité et subjectivité dans le capitalisme – idée qui se fonde sur une approche psychosociologique de la subjectivité et non sur la catégorie moderne de sujet – il est nécessaire de réviser : 1/ une conception tronquée de l’économie qui la sous-tend (l’économie ne pouvant se résumer à la volonté subjective de ses porteurs de fonction) ; 2/ une conception tronquée de la théorie des pulsions qu’elle sollicite à cet effet (la théorie freudienne des pulsions n’étant pas une théorie hédoniste de la subjectivité, mais une théorie qui met au contraire en évidence l’échec de l’hédonisme libéral et néolibéral par la prise en compte du symptôme). En fait, le capital (ou logique de la valeur) et la pulsion (ou logique de la libido) ne sont pas structurellement identiques au désir de faire du profit ou au désir de consommer des marchandises, qui en sont les formations psychologiques dérivées.

Il faut donc se départir du double subjectivisme qui fonde cette apparente convergence entre le sujet (néo)libéral et le sujet de la psychologie. S’ils se complètent si bien pour produire tant de théories de leur supposée concordance, c’est qu’ils relèguent toute critique véritable du sujet moderne. Le naturalisme pulsionnel et la rationalité abstraite en constituent les pôles opposés. Le sujet est absolutisé dans la forme où il est trouvé, c’est-à-dire dans la forme de l’antinomie psychologique entre ses supposées fonctions de survie et son supposé désir insatiable, les deux faces du mythe productiviste qui pourrait se résumer à cette promesse : « Si vous travaillez bien, vous gagnerez non seulement le nécessaire mais aussi le superflu. » Freud est conduit vers les abords de l’intrication du « principe de plaisir » et de la « pulsion de mort », au coeur du sujet, comme l’envers et l’endroit d’une contrainte paradoxale autant à se satisfaire qu’à se sacrifier pour que tourne cette machine sociale. Il échoue cependant à en reconnaître l’émergence historique.

La psychanalyse a connu depuis l’aube de son invention un reproche qui revient toujours à la même place, identique à lui-même quoique tenu par les contradicteurs les plus divers : sa fausseté résiderait dans sa prétendue théorie pansexuelle. La psychanalyse « expliquerait tout par le sexe », et il conviendrait de rectifier cette prémisse en faisant de la pulsion quelque chose de vital qui n’a rien de sexuel en soi (mais qui peut l’être accessoirement dans lesdites « pulsions sexuelles »). Cette objection, qui a jalonné la vie intellectuelle de Freud, lui a valu de se séparer de Wilhelm Fliess, d’Alfred Adler, de Carl-Gustav Jung et de bien d’autres. Theodor W. Adorno identifiera également chez ceux qu’il appelle les culturalistes révisionnistes (Karen Horney, Erich Fromm) la même entreprise de désexualisation de la psychanalyse [10]. Notons que Freud dut aussi se séparer de Wilhelm Reich qui, inversement, célébrait la pulsion sexuelle afin de la rendre compatible avec la libération communiste et, pour cette raison même, récusait l’hypothèse freudienne de la pulsion de mort. Ainsi, la psychanalyse est accompagnée depuis qu’elle existe par ce préjugé increvable qui tour à tour scandalise et titille la bonne société : conspuée car pansexuelle ou célébrée… car pansexuelle. Ennemie de papier ou alliée imaginaire, elle n’est pas entendue pour ce qu’elle dit.

Ceci tient à ce que la théorie de la sexualité infantile et la théorie de la libido sont prises pour une affirmation hédoniste sur la vie psychique, ce qu’elles ne sont pas. On y répond alors avec les tripes, c’est-à-dire comme on réagit à une sollicitation sexuelle : soit pour s’y engager, soit pour la refuser ou la disqualifier. Paillardise et puritanisme partageront ici la même méconnaissance. Lordon et Lucbert ne font pas autre chose que cette manœuvre aussi ancienne que la psychanalyse elle-même, qui est une manière de ne rien vouloir savoir de ce qu’elle dit de nouveau sur le sexuel.

Les années 70, à la suite de ladite libération sexuelle, sont riches d’une variante du révisionnisme freudien qui célèbre maintenant la positivité de la pulsion, tantôt sexualisée, tantôt désexualisée – selon les goûts de chacun – mais en accord avec l’évolution néolibérale du capitalisme. Si ces tentatives parlent bien du rapport fantasmatique que chacun entretient à la chose « sexe », elles ne disent rien de la psychanalyse comme théorie et comme pratique. Elles constituent plutôt des cas de « théorie sexuelle infantile », à savoir des retombées de théories infantiles que chacun se fait sur le sexe. Elles méconnaissent entièrement ce que Freud a essayé d’articuler sur la psycho-sexualité qui, rappelons-le, n’est ni une sexologie, ni un discours sur la nature, ni une spéculation métaphysique (c’est la véritable raison pour laquelle Freud se raccrochait à la bouée scientifique au point de confiner parfois au scientisme).

Ma présentation du livre de Lordon et Lucbert s’arrête à la page 55 car, pour commenter le reste du livre, il faudrait d’abord l’acheter ; et ensuite il faudrait le lire. Il serait beau que la suite du livre inverse ce départ. J’assume ici que je n’attends rien d’un début dont les bases théoriques sont aussi malhonnêtes. On ne peut empêcher personne de défendre une vision spinoziste ou lordonienne du monde ; mais promouvoir la psychanalyse en la liquidant de manière aussi systématique relève d’une perversion de la démarche théorique elle-même. Rien n’obligeait les auteurs à se poser en défenseurs de la psychanalyse pour parler de quelque chose qui n’en est pas. Cette manœuvre détruit les bases mêmes de la discussion, raison pour laquelle Lordon peut désavouer ses futurs contradicteurs avant qu’ils ne s’expriment.

Tout se passe comme s’il était permis, voire applaudi sur la scène intellectuelle et éditoriale la plus reconnue, d’imputer n’importe quoi à un corpus théorique sans entrer dans sa démarche propre. Ce phénomène a évidemment partie liée avec une transformation populiste du rapport à la vérité, longue dans le temps (elle ne date pas du phénomène Trump). Ce n’est que justice si je décide de ne pas lire la suite de leur livre : Lordon et Lucbert anéantissent cent cinquante ans de psychanalyse – et ce avec le culot de prétendre lui redonner sa grandeur – en traitant par-dessus la jambe des dizaines de milliers de pages d’élaborations fondées sur une expérience clinique continue ; j’y réponds en ne critiquant que 50 pages de leur prose frelatée, mais, du moins, je les ai lues attentivement.

Sachons aussi utiliser à bon escient l’argument hédoniste : « la vie est trop courte », comme on dit, pour s’infliger cette lecture de 600 pages alors qu’il y a tant de meilleurs livres qui attendent encore d’être lus, et, comme on dit aussi, « la vie est trop chère » pour dépenser 28 euros au bénéfice d’un tel produit culturel ; de plus, la théorie est trop précieuse pour soutenir davantage, même par l’effort qu’on met à le critiquer, cet exercice de démagogie et de confusion.

Sandrine Aumercier, mars 2025

Source : Grundrisse. Psychanalyse et capitalisme

 


[1] Frédéric Lordon, Sandra Lucbert, Pulsion, Paris, La Découverte, 2025. L’idée d’écrire cette contribution m’est venue après qu’un lecteur du blog Grundrisse m’ait demandé ce que je pensais de ce livre.

[2] Robert Kurz, La substance du capital, Paris, L´Échappée, 2019 [2004], p. 209 ; Theodor W. Adorno, « Sujet et objet », Modèles critiques, Paris, Payot, 1984 ; voir aussi Sandrine Aumercier, Frank Grohmann, « Le sujet de l’inconscient et le sujet de la théorie sociale sont-ils solubles d’un dans l’autre ? », Grundrisse, août 2024, en ligne : < https://grundrissedotblog.wordpress.com/2024/09/21/le-sujet-de-linconscient-et-le-sujet-de-la-theorie-sociale-sont-ils-solubles-lun-dans-lautre/>

[3] Voir Sigmund Freud, « Pourquoi la guerre ? », dans Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1998.

[4] Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987 [1905].

[5] Sigmund Freud, « Pulsions et destins des pulsions », 1915, GW X, p. 214.

[6] Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981 [1920].

[7] Benoit Bohy-Bunel, Contre Lordon, Albi, Crise & Critique, 2021.

[8] Voir notamment les mises au point de Robert Kurz dans Raison sanglante, Albi, Crise & critique, 2021 [2004].

[9] Pour davantage de développements sur ce point, voir Sandrine Aumercier & Frank Grohmann, Quel sujet pour la théorie critique ?, Albi, Crise & Critique, 2024.

[10] Theodor W. Adorno, La psychanalyse révisée, Paris, L´Olivier, 2007 [1962].

 

 

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