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Les éditions Crise & Critique viennent de faire paraître en mars 2025 l'ouvrage de Ernst Schmitter, L'Economie comme catastrophe. Une introduction à la critique de la valeur-dissociation (traduit de l'allemand par Sandrine Aumercier). Cet ouvrage offre une introduction inédite à un courant de la théorie critique né en Allemagne, aujourd'hui présent dans divers pays, comme au Brésil, en Autriche, en Italie, en France, et au-delà. Schmitter relève un défi audacieux : se débarrasser des concepts marxistes et des références à la Théorie critique, souvent jugés trop hermétiques, pour offrir une critique nouvelle du capitalisme-patriarcat. Cette critique va bien au-delà de l’altercapitalisme, de l’antiracisme tronqué, du féminisme libéral ou de l'écologisme superficiel. Une mission que beaucoup pensaient impossible, mais qu’il réussit avec brio. Vous trouverez ci-dessous les premières pages, la préface et l'introduction.

Qui veut critiquer la réalité dominante

doit d’abord commencer par en prendre connaissance.

Robert Kurz, Das Weltkapital

Préface

Il arrive que la vérité se cache derrière une conviction générale comme derrière un écran de fumée. La notion de crise multiple constitue un tel écran de fumée. Qui contesterait que le monde souffre d’une multiplicité de crises ! Sur tous les continents et eu égard aux aspects les plus divers, la vie des êtres humains s’organise de manière toujours plus précaire. Les publications sur la crise multiple sont nombreuses. Et les appels à la résoudre le sont encore davantage. La crise peut et doit être dépassée. C’est une question de survie pour l’humanité. Tel est le sentiment général.

C’est cependant le fait suivant qui se trouve ici largement oublié, ignoré ou refoulé : tous les aspects de cette crise multiple ont la même cause. En considérant la chose de plus près, il s’agit d’une crise unique qui s’exprime de diverses manières. C’est la crise du système de société global qui a pour nom capitalisme. La critique de la valeur s’est consacrée depuis plus de trois décennies à l’explication de cette crise globale. Les travaux de ce courant de pensée sont incontournables pour la compréhension de la crise. Mais ils sont en même temps quasiment inconnus dans les cercles plus larges. Voilà une bonne raison de s’y intéresser !

L’accès à ce mode de pensée est toutefois difficile pour trois raisons : tout d’abord, les textes de la critique de la valeur ne sont pas aisés à comprendre. Ils ne sont pas complaisants et exigent de la patience de la part du lecteur. De plus, la plupart d’entre eux se limitent à une description théorique de la société capitaliste. Cela peut dissuader de les lire les personnes qui veulent s’engager dans les luttes sociales, alors que cette lecture pourrait leur être utile. Enfin, il faut pouvoir s’habituer à la référence à l’œuvre de Karl Marx par la critique de la valeur. Aussi bien la pensée marxiste que la pensée non marxiste sont entraînées sur des territoires inconnus par la critique de la valeur. 

Avec cette introduction à la critique de la valeur, je souhaite tenir compte de ces trois difficultés : tenir compte de la difficulté à comprendre par la présentation la plus simple possible des idées fondamentales de la critique de la valeur ; tenir compte de l’éloignement de la pratique par les liens possibles que j’indique entre la critique de la valeur et une pratique émancipatrice ; tenir compte de la référence à Marx en ne supposant au lecteur aucune connaissance préalable de Marx et en renonçant autant que possible au vocabulaire spécialisé du marxisme. L’ouvrage constitue ainsi un exercice de traduction et de mise à disposition de ces thèses auprès d’un plus large public. 

Encore un mot sur ma manière de présenter les choses : je n’appartiens à aucun groupe de critique de la valeur. Si je présente cette introduction, c’est parce que, selon moi, le fossé est trop grand entre l’importance de la critique de la valeur et son manque de notoriété. La critique de la valeur doit s’affirmer depuis ses débuts contre un accueil hostile, contre l’incompréhension, contre les moqueries et le mépris et en partie aussi contre le fait qu’elle est systématiquement passée sous silence. Mais son diagnostic du présent me semble si convaincant qu’elle devrait à mon avis être accessible à un public plus large. C’est la raison pour laquelle j’adopte de bout en bout dans ce livre le point de vue de la critique de la valeur, et ce, malgré certaines réserves. 

Introduction

Lorsqu’on commence à s’intéresser à la critique de la valeur, on peut s’attendre à des surprises. L’expression « critique de la valeur » risque de déclencher des associations d’idées qui n’ont rien à voir avec sa signification. C’est pourquoi l’introduction à la critique de la valeur proprement dite est précédée des deux chapitres suivants. Ils sont destinés à éviter des déceptions aux lecteurs et aux lectrices. Si jamais, après les avoir lus, on se sent « dans le mauvais film », on pourra se consacrer sans problème à des choses plus distrayantes que la lecture de ce livre. Inversement, la lecture de ces deux chapitres n’est pas nécessaire à la compréhension de la suite. Qui préfère sauter sans préparation dans l’eau froide de la théorie et de la critique de la valeur peut ainsi directement commencer avec la deuxième partie.

La guêpe sur la fenêtre. Sur la difficulté d’être contre le capitalisme

Les personnes engagées dans des mouvements sociaux et écologiques considèrent de plus en plus souvent leur engagement comme une lutte active et se présentent de plus en plus et sans retenue comme anticapitalistes. Malheureusement, la plupart du temps une telle affirmation ne veut rien dire. Peu de personnes ont en effet une notion de ce que signifie « être contre le capitalisme ». L’anticapitalisme est devenu la figure de toutes sortes de modes de pensée et d’agir rebelles. Ce qui se cache derrière, c’est l’idée que l’anticapitalisme est une question de mode de vie alternatif, qui n’aurait pas besoin d’une théorie. L’expérimentation aurait finalement priorité sur l’étude. À quoi sert donc de s’occuper d’étudier le capitalisme lorsqu’on voit le désastreux état du monde ! « On s’y met tout de suite » est pour cette raison la devise de nombreux groupes orientés vers la pratique.

Ce livre défend la thèse que l’échec d’une opposition est déjà contenu dans cette position. Ce qui se considère comme anticapitaliste est en effet, en général, partie intégrante du système producteur de marchandises nommé capitalisme et peut même contribuer à sa pérennisation. L’opposition ne peut qu’être vaine aussi longtemps qu’elle méconnaît le système et, par là, sa propre situation. Elle ressemble alors à une guêpe qui bourdonne à en mourir sur la vitre d’une fenêtre si personne ne vient ouvrir la fenêtre. La guêpe ne sait pas qu’il n’y a pas moyen de traverser la vitre. Son acharnement furieux ne lui est d’aucun secours. L’opposition « anticapitaliste » ne sait pas que ce qui se présente à elle comme un obstacle est aussi peu visible pour elle que la vitre l’est pour l’insecte. Elle devrait cependant connaître les réalités du système qui ne sont pas apparentes. Sans quoi elle reste vouée à l’échec. Elle doit, après quelques années de bourdonnement furieux, renoncer ou s’adapter. Voilà qui est d’autant mieux pour la pérennité du système ! De nombreux exemples des dernières décennies illustrent ceci.

Les personnes en opposition sociale partent presque toujours de la question : « Que puis-je faire ? ». Dans d’innombrables groupes et organisations dont le moteur principal est précisément cette question, bien des personnes donnent le meilleur d’elles-mêmes – et n’atteignent cependant que très peu, compte tenu de la totalité. Ceci pour une raison simple : les mouvements « que puis-je faire » concentrent leurs efforts sur la résolution d’un dysfonctionnement isolé, d’un problème isolé, d’une tâche isolée. Ce sont des mouvements qui se focalisent sur un point et quon appellera dans la suite monothématiques. Il n’est pas rare qu’ils obtiennent malgré tout une amélioration de la situation dans le cadre restreint de leur domaine d’intervention – droits humains, commerce équitable, réduction de la circulation, efficience énergétique, vie de quartier, agriculture solidaire, accompagnement des migrants, bien-être animal, critique de la croissance, politique sociale et environnementale et ainsi de suite. Mais dans le meilleur des cas, ils peuvent obtenir que « quelque chose change », que « les choses vont au moins un petit peu mieux », qu’« il est permis d’espérer si seulement tout le monde… » et ainsi de suite. En ce sens, ces mouvements font évidemment aussi du bien à ceux qui s’y activent. Il n’en reste pas moins qu’ils ne peuvent jamais atteindre une transformation sociale globale, laquelle les rendrait superflus comme monothématiques. À la fin d’une vie d’engagements dans un mouvement monothématique, il ne reste souvent alors que la reconnaissance publique d’un effort courageux d’une part et la désillusion d’autre part : tant d’efforts pour des résultats si modestes ! Le système stimulé par la croissance qui a pour nom capitalisme ne cesse pas cependant de produire, d’accumuler, d’exploiter, de proliférer, de surveiller, de contrôler, d’assujettir, de détruire et de tuer. Il continue de fonctionner sans être inquiété. De leur côté, les mouvements monothématiques agissent et leur nombre augmente, en dépit du fait que leurs efforts ne servent si souvent à rien.

La tache aveugle dans l’œil des mouvements « que puis-je faire » est le rapport d’ensemble dans lequel ils sont pris. La totalité sociale à laquelle participent tous les mouvements monothématiques agit dans leur dos, en sorte qu’ils n’atteignent finalement pas ce pour quoi ils se battent, voire ils obtiennent souvent le contraire. L’engagement pour les droits humains constitue par exemple une acceptation tacite du fait que les droits humains ne sont pas une évidence dans le capitalisme, mais qu’ils sont exigés et finalement consentis sous forme de droits aussi longtemps que les contraintes objectives économiques et politiques le permettent ; mais uniquement à cette condition malheureusement. La protection de la nature est en réalité une collaboration avec un système qui ne reconnaît pas la nature comme son fondement, mais la considère comme un bien qu’il faut protéger tant que la société peut le financer ; mais uniquement à cette condition malheureusement. Le commerce équitable manifeste déjà dans son appellation paradoxale le fait qu’il ne deviendrait possible de manière généralisée que sur la base d’une abolition du marché libre, à savoir du principe de la concurrence. Mais ce n’est pas ce qu’il vise. C’est pourquoi il doit rester une aide de certains privilégiés à d’autres privilégiés. Lorsqu’on croit qu’il est possible d’atteindre la transformation de l’agriculture intensive en agriculture biologique grâce à la pression exercée par les consommateurs, il faut prendre note du fait que c’est précisément cette pression qui peut conduire à un assouplissement des critères qui prévalent pour l’agriculture biologique, jusqu’à y intégrer le génie génétique. Une utilisation parcimonieuse en ressources et en énergies non renouvelables conduit le plus souvent à une baisse du prix par l’effet de l’équilibre entre l’offre et la demande et finalement à une augmentation globale de l’utilisation. C’est l’effet rebond, un phénomène économique connu depuis plus de 150 ans, qui a son origine dans la compulsion à la croissance de l’économie et l’augmentation de productivité qui lui est inhérent[1]. Il s’ensuit qu’une meilleure utilisation des ressources produit, pour des raisons économiques, régulièrement l’effet contraire à ce qui est recherché, justement une augmentation plutôt qu’une diminution de l’utilisation. Et ainsi de suite. La liste des exemples pourrait être étendue à l’infini.

Un engagement oppositionnel spontané est malheureusement, la plupart du temps, aveugle aux rapports dans lesquels il doit s’affirmer. C’est pourquoi il atteint en général quelque chose d’autre que le but visé à l’origine. Les mouvements « que puis-je faire » sont certes indispensables, mais ils ne le sont qu’à l’intérieur du système ; et en même temps ils travaillent fréquemment, de manière non consciente et involontaire, au maintien du système. C’est de façon fondamentale qu’ils ne peuvent pas être anticapitalistes, même s’ils s’imaginent eux-mêmes le contraire. Ils agissent en faveur d’une optimisation du système et non en faveur d’un changement de système. Or, l’expérience de bien des mouvements monothématiques montre que le but qu’ils poursuivent s’évapore précisément parce qu’ils n’ont pas le courage de mettre en question le système lui-même.

Une opposition qui ne veut pas se perdre dans cette impasse devrait donc connaître les rapports d’ensemble dans lesquels elle évolue. Si la critique du capitalisme ne veut pas seulement consister à justifier de façon générale la gestion de crise habituelle, elle doit être radicale. Sinon elle n’en est pas une. Une critique radicale est, comme l’indique le mot « radical » lui-même, une critique qui va à la racine. La plupart des mouvements « que puis-je faire » en sont très éloignés. La critique radicale est dans le capitalisme globalisé un bien rare. Et ce, pour des raisons compréhensibles : elle en viendrait à remettre en question quasiment tout ce qui compte : l’économie, la politique, les médias, le système d’éducation et de formation, la science, la recherche et la technique, le sport, les rapports de genres et, enfin et surtout, la pensée omniprésente de la concurrence, ce lubrifiant de la machine capitaliste dont même des personnes qui exercent une critique sociale affirment sans rougir qu’elle est « saine ». Une telle mise en question sans compromis de l’ordre social présent est urgemment nécessaire ; mais comme elle est radicale, elle ne peut avoir qu’une existence marginale à l’intérieur de la société qu’elle critique.

C’est précisément ce rôle de marginale qui dérange qu’occupe la critique de la valeur depuis plus de trente ans. Elle retourne à la « critique de l’économie politique » de Karl Marx. L’économie politique désignait au temps de Marx ce qu’on appelle aujourd’hui la science économique ou l’économie. La science économique avait à cette époque, comme aujourd’hui, une double fonction : elle voulait, d’une part, fournir à la praxis capitaliste un fondement scientifique. D’autre part, elle servait assez maladroitement de justification idéologique à cette même praxis. Marx a critiqué ce double jeu et il doit encore être critiqué aujourd’hui. Le capitalisme s’est fortement développé et transformé depuis Marx, et avec lui la spécialité qui lui sert de fondement et de justification idéologique, c’est-à-dire la science économique. Les auteurs et autrices de la critique de la valeur tiennent compte de cette évolution dans leurs travaux. Ils entendent développer une critique de l’économie politique pour le XXIe siècle, en reprenant des parties de l’œuvre de Marx dont on ne peut véritablement comprendre l’actualité que maintenant. Ils critiquent l’économie et la science économique de notre temps. Ils apportent ainsi une aide théorique à toutes ces personnes engagées qui se méfient de leur propre immédiateté et souhaiteraient échapper au destin de la guêpe sur la fenêtre fermée. Les thèmes centraux de la critique de la valeur sont en effet les réalités masquées de l’économie et du système social capitaliste qui, tel un obstacle insurmontable, se mettent en travers de toute activité d’opposition non réfléchie. La critique radicale du capitalisme doit accorder toute son attention à ces réalités. 

Cours accéléré de critique de la valeur : le capitalisme n’est pas en crise, il EST la crise

Lorsqu’on réfléchit à la question de savoir à quoi pourrait ou devrait ressembler une société non capitaliste on tombe immédiatement sur des difficultés presque insurmontables, qu’on peut rapprocher de la vitre de fenêtre invisible sur laquelle la guêpe bourdonne à en mourir, dont il était question dans le précédent chapitre. Le concept d’économie est polysémique et désigne aujourd’hui quelque chose de totalement différent de ce qu’il signifiait par exemple dans l’Antiquité grecque. Lorsque nous nous demandons quelle était « l’économie » des sociétés prémodernes, la réponse devrait être, en toute rigueur, qu’elles n’avaient en pratique pas d’économie. Le rapport des êtres humains avec les « ressources » humaines et naturelles n’était pas, de l’Âge de pierre jusqu’au Moyen-Âge, imprégné des mêmes catégories, des mêmes principes et des mêmes représentations que ce qui est au fondement de l’économie d’aujourd’hui. La seule question de savoir à quoi ressemblait l’économie des sociétés antérieures implique une projection des représentations de l’économie sur ces sociétés antérieures, une projection qui ne rend pas compte de la réalité historique ou préhistorique. Que nous projetions notre représentation de l’économie sur les époques passées et peut-être aussi futures, cela s’explique par la tendance de l’économie et de la science économique d’aujourd’hui à représenter notre économie capitaliste comme « naturelle », c’est-à-dire correspondant à la nature humaine ; et ceci alors même que le capitalisme, du point de vue de l’histoire de l’humanité, n’est qu’une note de bas de page. Si l’on cherche un type d’économie non capitaliste dans le passé ou l’avenir, il convient de s’abstenir, dans sa recherche, de partir de l’évidence de l’économie capitaliste pour espérer développer à partir de là une « meilleure économie ».

La seule notion d’une « économie non capitaliste » est problématique. On ferait mieux d’y renoncer. Car à notre époque, les concepts d’économie et de capitalisme se recouvrent en pratique. Lorsqu’on cherche la possibilité d’une économie non capitaliste, on est donc peut-être, sans le remarquer, à la recherche d’un « capitalisme non capitaliste ». Lorsqu’on pense qu’une réforme économique, quelle qu’elle soit, voire une révolution économique pourraient mener à une meilleure économie, précisément une économie non capitaliste, on risque de tourner en rond et de revenir finalement au point de départ : à savoir à l’économie capitaliste. Les tentatives de ce genre ont toujours fini jusqu’ici dans le « socialisme réel » et ont finalement échoué. Elles se basaient sur l’illusion qu’il suffirait, pour la création d’une économie non capitaliste, de reprendre les avantages du capitalisme dans un nouveau système et d’éliminer en même temps ses inconvénients.

La pensée de la critique de la valeur aide par contre à comprendre que ce n’est pas une meilleure économie qui est nécessaire pour le dépassement du capitalisme, mais une sortie de l’économie par l’humanité. Ceci est vite dit mais doit être expliqué de manière détaillée. Toute la deuxième partie de ce livre est consacrée précisément à une telle tentative d’explication. Si toutefois l’humanité ne sort pas de l’économie, il y a selon la critique de la valeur une catastrophe globale à redouter, dans laquelle les possibilités d’intervenir seraient largement soustraites aux humains. C’est pourquoi une action consciente, pensée à fond et en commun est nécessaire, et ceci de manière urgente. La troisième partie du livre s’intéresse à cette pratique émancipatrice. Mais on se permettra tout d’abord de tenter de présenter la critique de la valeur sous la forme d’un cours en trois minutes. Quiconque, après cette présentation, en conclut que la suite ne vaut pas la peine, peut donner le livre à quelqu’un d’autre. On a déjà, en revanche, une idée de la suite si on décide de poursuivre sa lecture. 

Il convient d’abord d’écarter deux malentendus : le premier concerne le concept de travail tel qu’il est employé dans la critique de la valeur et donc aussi dans ce livre. Il ne désigne pas la totalité des activités humaines dans lesquelles par exemple se comptent le travail domestique, le travail artistique, le jardinage, le travail industriel et un tas d’autres activités. Il désigne toujours le type de travail sans lequel le capitalisme ne pourrait pas fonctionner et qui le distingue, comme principe fondamental, de toutes les autres sociétés : le travail salarié. La deuxième précision concerne l’équivalence qui vient d’être évoquée entre capitalisme et économie. Cette équivalence ne signifie pas que le rapport capitaliste aux ressources humaines et naturelles est le seul possible. Les besoins humains essentiels – alimentation, habillement, habitation, mobilité, besoins sociaux et culturels – pourraient tout à fait être satisfaits dans un système non capitaliste ; mais ce système aurait peu en commun avec ce qui s’appelle aujourd’hui économie.   

Qu’apporte donc la critique de la valeur à la critique du capitalisme qui ne soit pas connu au moins depuis Marx ? En quoi la critique de la valeur se distingue-t-elle de la critique traditionnelle du capitalisme, qui s’est décrédibilisée au moins en partie dans le « socialisme réellement existant » ? La réponse se trouve dans le noyau théorique de la critique de la valeur. Il trouve son origine dans une idée de Karl Marx qui a été trop peu prise en considération par le marxisme et qui probablement n’a pas été bien comprise : dans le système économique qui se nomme capitalisme, un mécanisme est incorporé qui doit conduire à son autodestruction. L’économie est la production de richesse – donc de valeur économique – à travers le travail humain et la répartition de cette richesse. La richesse totale, donc la masse de valeur économique, peut et doit croître en vertu de l’utilisation de toujours plus de force de travail humaine. Mais en même temps, le travail humain doit être éliminé le plus possible de la production de marchandise pour des raisons de rentabilité dans la concurrence. En ceci, le capitalisme épuise la source dont il vit. La source en est la force de travail humaine. Cette contradiction – entre d’une part la création de valeur par le travail, d’autre part l’élimination précisément de cette source de la valeur – est le germe pathogène qui mène le capitalisme à sa perte. Ceci constitue la thèse de la critique de la valeur.

Ce processus autodestructif ne peut pas être arrêté et il est encore moins réversible. Il évolue toujours dans la même direction. Pour cette raison, le système n’est jamais deux fois dans le même état. Son état actuel est totalement différent de celui des années 1960, par exemple. Le capitalisme des années 60 était caractérisé par une croissance économique impressionnante, des taux de chômage bas et un optimisme incroyable. Le capitalisme de notre temps ne connaît plus rien de tel. La source de la richesse, la force de travail, diminue lentement, parce que le travail humain est de plus en plus expulsé des processus de production. Mais elle se tarit d’une manière perfide, de telle façon que les gens peuvent à peine le percevoir dans leur vie quotidienne. Ce quotidien est en effet caractérisé par une accélération effrénée des processus de production et une augmentation correspondante de la consommation, en raison de la mondialisation économique, de l’innovation et du progrès techniques, de l’automatisation et de la robotisation, de l’introduction rapide et de la banalisation de l’intelligence artificielle et d’une « dubaïsation » impressionnante du monde. Contrairement peut-être à ce qu’on aimerait croire, ces manifestations ne permettent pas d’en déduire une vitalité et une force de renouvellement du système. Les analyses de la critique de la valeur conduiraient plutôt à les comparer avec ce qu’on appelle « organes adventifs » en botanique : les arbres qui subissent du stress produisent des pousses vers le haut. Celles-ci apparaissent chez les arbres dont la croissance est empêchée par des facteurs tels que la pollution de l’air ou l’étroite proximité d’autres plantes. Ce sont des symptômes de stress. On peut également interpréter les différentes formes de l’accélération actuelle que nous venons de décrire comme des symptômes de stress du système économique capitaliste, qui est, certes, soumis à une compulsion de croissance, mais qui ne peut plus croître. Que le système soit soumis à une compulsion de croissance, sans pouvoir cependant continuer à croître, c’est ce qu’on peut deviner d’après les « dégâts collatéraux » de l’accélération effrénée d’aujourd’hui : la destruction rapide et croissante de l’environnement, la modification du climat induite par les activités humaines, l’exclusion de ceux qui sont devenus superflus et les flux migratoires qui en résultent, l’enregistrement, le contrôle et la surveillance omniprésents des individus, une large banalisation de l’injustice et de la violence, la dérive de la société globale vers le nationalisme et le fascisme et le risque croissant de guerre qu’ils impliquent. Le capitalisme des années 1960 était costaud et résistant ; le capitalisme actuel, si on y regarde de plus près, est un malade qui se traîne d’une crise vers la crise suivante. Il EST en fait une seule et unique longue crise. Une crise a, il est vrai, toujours une fin ; mais la fin de cette crise sera en même temps celle du système agonisant. C’est là le diagnostic de la critique de la valeur. Elle en déduit que le capitalisme ne peut pas être sauvé. Car le retour à un état antérieur meilleur n’est pas possible. Le capitalisme doit donc être aboli et remplacé. Et ceci le plus vite possible. La catastrophe de son autodestruction ne laisse plus beaucoup de temps à l’humanité.

Ce qui a été présenté ici en raccourci et sans explications sera décrit et expliqué sous différents aspects dans les chapitres qui suivent. Certaines répétitions ne pourront pas être évitées. Car le développement du capitalisme figuré ici, contradictoire en soi, comporte différentes dimensions qui ne peuvent être toutes démontrées en même temps, mais l’une après l’autre. Par contre, le noyau de la critique de la valeur présenté ici reste le même dans chacune de ces dimensions.

Ernst Schmitter

 

 

[1] William Stanley Jevons a décrit pour la première fois l’effet rebond en 1865 dans son ouvrage The coal question.

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