Au printemps 2015 une correspondance commença entre Clément Homs (Sortir de l'économie) et Jean-Pierre Baudet (Les Amis de Némésis) au sujet du texte de ce dernier « La naissance du capital et de la valeur à partir du culte religieux », qui était une présentation condensée de son ouvrage Opfern ohne Ende. Ein Nachtrag zu Paul Lafargue « Religion des Kapitals » (Matthes & Seitz, Berlin, 2012).
Plus largement ces échanges portent sur la naissance du capitalisme et plus particulièrement sur les questions de l'historicité de la valeur, de l'origine religieuse de l'argent dans les monnaies antiques et primitives (référence au livre de Bernard Laum, Argent sacré), de la pertinence ou pas de l'analogie entre le capitalisme et la religion, de la naturalisation de l'économique et des formes sociales et catégories capitalistes (travail, valeur, argent, marchandise, etc.). L'ouvrage de Robert Kurz, Geld ohne Wert. Grundrisse zu einer Transformation der Kritik der politischen Ökonomie (Horleman, 2012) constitue par certains aspects une des trames de fond de ces échanges (voir la recension d'A. Jappe de cet ouvrage). La première partie de ces échanges a été publiée sur le site des Amis de Némésis.
Ci-dessous la suite en septembre 2015 des courriers de Clément qui poursuit l'échange en deux courriers successifs sur les points suivants :
Dans le premier courrier les deux points suivants ont été abordés (voir ici) :
- Dans le labyrinthe des rétroprojections
- Quelle « ouverture anthropologique » ?
Dans le deuxième courrier (non relu) ci-dessous les trois points suivants seront évoqués :
- La naturalisation de l’économique
- De l’analogie entre la religion et le capitalisme
- Robert Kurz et la différence entre religion et capitalisme
Note liminaire
à la deuxième partie du courrier de septembre 2015
Clément
En plus du commentaire du texte de J.-P. Baudet, La naissance du capital et de la valeur à partir du culte religieux, ce second courrier est aussi l'occasion de faire quelques remarques à des questions qui m’intéresseraient sur la question de l'analogie entre la religion et le capitalisme. Entre autres, quelques commentaires au sujet du concept tronqué de fétichisme que l'on retrouve chez Walter Benjamin dans son fameux fragment « Le capitalisme comme religion » et dans Le Livre des Passages, sur certains propos du livre de Michael Lowy, La cage d'acier. Max Weber et le marxisme wébérien (Stock, 2014) se penchant dans son chapitre 5 sur les auteurs ayant poussé l'analogie du capitalisme avec la religion, ou encore une critique de l’ouvrage de William Pietz, Le fétiche. Généalogie d’un problème, que certains mettent parfois en avant de manière inconsistante pour délégitimer le paradigme marxien du fétichisme. On le sait, certains contre-sens à propos de ce dernier concept proviennent déjà du marxisme traditionnel qui de Karl Korsch à Jacques Camatte n'y a vu généralement qu'une réalité superstructurelle de simples apparences masquant la réalité du rapport social capitaliste. On sait comment la Wertkritik rompt avec cette compréhension en montrant en quoi le fétichisme n'est pas seulement une représentation inversée de la réalité mais le processus d'une « inversion réelle » nichée structurellement au coeur même de rapports sociaux capitalistes au sein desquels le travail abstrait - la substance du capital - constitue une métaphysique réelle, c'est-à-dire une métaphysique réellement à l'oeuvre dans la réalité sociale.
La partie « De l’analogie entre la religion et le capitalisme » reste inaboutie et plusieurs données du problème n’y sont même pas abordées, ce ne sont vraiment à ce stade que quelques remarques préliminaires. Par exemple je ne présente pas les réflexions d’Anselm Jappe dans le chapitre six des Aventures de la marchandise, où il établit clairement qu'à ses yeux c’est le concept de « projection » qui « permet d’établir une relation entre le fétichisme dont parle l’anthropologie [mana et totem], le fétichisme de la marchandise et le concept de fétichisme utilisé dans la théorie psychanalytique » (Les Aventures de la marchandise, Denoël, 2003, p. 229-230). Que ce plan de la projection, constitue la possibilité de comparer le totémisme, le mana, le fétichisme moderne, donne évidemment de la consistance au concept de « rapports sociaux fétichistes » et donc à celui d’histoire comme « histoire des rapports sociaux fétichistes » (Kurz). Mais faute de place dans un courrier déjà long, cela sera certainement évoqué ailleurs. D'autre part, faute de temps cette fois, n'est pas abordé un livre stimulant de Norbert Lenoir, Marx et la double structure de la religion. De l'opium du peuple au fétichisme de la marchandise (éditions Cécile Defaut, 2014) qui mériterait une attention minutieuse. Surtout, je ne prétends vraiment pas résumer les positions contradictoires, exprimées dans ce que l’on peut appeler la « querelle de la continuation de la religion par d’autres moyens » au sein de la Wertkritik, polémique qui a eu lieu surtout dans la revue allemande Exit ! au début des années 2000 et qui donna lieu à quelques scissions au milieu des années 2000.
Ce débat en Allemagne comprend de nombreux textes comme ceux de Jorg Ulrich paru dans Exit ! n°2 (« La théologie du sujet automate »), de Christian Höner dans le n°1 (« La réalité du sujet automate »), de Kurz qui abordait également la question dans la 2ème section (« Le concept philosophique de substance et la métaphysique réelle capitaliste ») de « Die Substanz des Kapitals » dans ce même n°1 d’Exit ! (anticipant ici des réflexions contenues dans Geld ohne Wert, notamment dans le chapitre 4), d’Ulrich (« Gott in Gesellschaft der Gesellschaft » auquel se réfère Jean-Pierre Baudet), de Petra Haarmann (et notamment son analogie avec la « magie » dans Exit ! n°2), de Gerold Wallner (Exit !, n°3 qui portera la première critique aux partisans de l’analogie entre religion et capitalisme), de Lohoff avec « Die Verzauberung der Welt » (Krisis, n°29), des réponses de plusieurs d’entre eux, échanges qui seront aussi l’objet du long texte de Robert Kurz, « Geschiste als aporie. Vorläufige Thesen zur Auseinandersetzung um die Historizität von Fetischverhältnissen » (paru seulement sur le site de la revue Exit !, en deux parties en 2007 et dont on retrouve la traduction en portugais sur le site d'Obeco).
Document PDF de la deuxième partie du courrier
2ème partie du courrier à Jean-Pierre Baudet
*
Clément Homs
– Septembre 2015 -
Je poursuis avec ce deuxième courrier en y abordant trois nouveaux points.
- La naturalisation de l’économique…………………………………………...…….p. 1
- De l’analogie entre la religion et le capitalisme…………………………………....p. 15
- Robert Kurz et la différence entre religion et capitalisme……………………….....p. 27
- Bibliographie……………………………………………………………………….p. 32
1.
La naturalisation de l’économique :
Remarques sur la distinction problématique entre « économie » et « capitalisme »
J’ai dû mal à saisir quelle est ta position sur la question de l’économique et de l’économie.
Tu me sembles distinguer dans « La naissance du capital et de la valeur à partir du culte religieux » (abrégé par la suite par NCV), quatre moments logico-historiques différents et chronologiquement successifs qui correspondraient respectivement 1.) à une sorte de métabolisme avec la nature où les humains répondraient à leurs besoins, 2.) au monde de « ‘‘l’industrie’’ du sacrifice qui […] a mis en place diverses formes de comportements ‘‘économiques’’ » (NCV, p. 6), 3.) à la naissance de « l’économie », 4.) à la naissance du capitalisme. Ces quatre moments chronologiques correspondraient respectivement 1.) à la valeur d’usage, puis 2.) à la valeur symbolique, puis les moments 3.) et 4.) correspondraient à la valeur économique.
Le 1er moment est peu discernable et tu ne t’appesantis pas vraiment sur sa définition mais tu sembles pourtant clairement le présupposer. Dans ce moment on ontologise la catégorie de valeur d’usage et on prend pour acquis l’existence du « travail et [de] l’échange au sens anthropologique ». Avec une telle formule, on peut immédiatement se demander si tu ne réduits pas le travail au métabolisme avec la nature. Ce que l’on retrouve ailleurs dans le texte lorsque tu présupposes que les formations sociales prémodernes seraient des « sociétés ayant des besoins matériels très maigres, et donc peu de besoin de travail » (NCV, p. 7). Dans tous les cas ce moment ressemble trop au 1er niveau du système de Braudel qui n’est rien d’autre que l’ « économie naturelle » des Lumières enrubannée derrière la catégorie a-critique et transhistorique de « vie matérielle » ; ou c’est encore là la présupposition d’une validité du concept d’économie substantive de K. Polanyi. Tu sembles ainsi considérer comme premier le métabolisme avec la nature dans la détermination de la vie sociale et individuelle, et ta défense à la fin de NCV de la position d’Adorno et Horkheimer dans Dialectique de la raison, où finalement il faudrait enfin que les nouvelles Lumières démasquent le sujet de l’action que serait « l’intérêt brut traquant son objet – le monde », me paraît justement présupposer comme valide le cadre de leur pensée organisé d’abord ici autour de la maîtrise et la domination croissante de la nature par les hommes, la primauté d’un rapport métabolique abstrait avec la nature, et la conception transhistorique du « travail » que tout cela présuppose[1]. Dans « Critique du substantivisme économique de K. Polanyi », je pointais dans les termes suivants, la nécessité de porter une critique à l’idée d’une « première nature » d’où sortirait l’homme social, et le dépassement de la différenciation entre la première et la seconde nature :
« Le modèle de l’individu nu face à ses ‘‘besoins’’ naturels et sociaux, n’a jamais été au fondement de la logique de l’action des individus sociaux. [...] Le ‘‘ livelihood ’’ de l’homme - pour parler comme Polanyi -, c’est le ‘‘ livelihood’’ des fétiches sociaux qui ne cessent d’être fabriqués, ce sont les conditions sociales fétichistes de son existence. Les hommes sont dépendants du ‘‘livelihood’’ des fétiches sociaux qu’ils constituent et non de la ‘‘nature’’ ou de leur être comme ‘‘individu de besoins’’. Les formes historiquement variées de fétichisme social sont plus prégnantes que n’importe quelle ‘‘nature’’ terrestre ou humaine et autres besoins biologiques, dispositions génétiques ou déterminations écologiques. Il est dans ces conditions réelles d’existence, particulièrement abstrait de parler de métabolisme de l’homme avec la ‘‘nature’’. Les conditions réelles de son existence sont celles du métabolisme de l’homme avec les fétiches sociaux qu’il ne cesse de constituer au travers de son action sociale. Inconsciemment, les individus sociaux sont toujours à l’origine d’un processus dont le résultat conditionne réellement leur existence. L’être humain est sans cesse confronté à une réalité socio-historique qu’il ne cesse de créer mais qui lui apparaît pourtant comme naturelle et hors de son contrôle. Les hommes fabriquent leurs rapports sociaux pour reproduire les fétiches sociaux, et les fétiches sociaux rétroagissent sur les individus en déterminant leurs propres rapports sociaux. La ‘‘première nature’’ (biologique et écologique) et la « seconde nature » (sociale, historique et culturelle) n’existent de manière séparées que sous la forme d’hypostases. La seule « première ‘‘nature’’ » de l’homme, c’est celle de ces conditions sociales fétichistes d’existence (et celles-ci n’ont rien d’ontologique, leur réalité est seulement socio-historique et donc dépassable). Dans les sociétés pré-économiques comme dans les sociétés capitalistes modernes, l’individu n’est pas plus l’ ’’homo oeconomicus’’ que l’ ‘‘homo substantivus’’, il est toujours l’individu aux fétiches sociaux » (C. Homs, « Critique du substantivisme économique de K. Polanyi », op. cit., p. 193-194).
C’est ici l’« homme fétichiste » dont parle A. Jappe (2003, p. 216). Il serait long d’aborder ici ce qui serait pour moi la question de l’inexistence du travail dans les sociétés non-capitalistes, travail qu’on ne peut confondre à aucun moment avec le métabolisme avec la nature, je préfère ajouter à mon courrier mais dans une autre pièce jointe, un extrait d’un texte en préparation sur « l’émergence radicale du travail » dans le capitalisme [voir en PJ l’annexe : « Forme sociale et support matériel dans la constitution prémoderne »]. Je reviens par contre plus longuement sur la catégorie de valeur d’usage qui semble être un substrat explicatif naturel et transhistorique de ton 1er moment, valeur d’usage qui sera transformée en valeur symbolique par le sacrifice lors du 2ème moment, puis qui sera encore l’objet d’une transformation lors du 3ème moment quand « la valeur d’échange est utilisée pour manipuler la valeur d’usage » (NCV, p. 13). Tu ne sembles pas t’interroger sur la pertinence même d’une telle catégorie (la spécificité historique de cette dernière est un point important de la critique de la valeur pour qui il n’y a valeur d’usage que là où il y a valeur). N’est-elle pas plutôt encore qu’une rétroprojection sur les sociétés non-capitalistes de ce qui concrètement se passe dans la seule société capitaliste ? Pour expliciter ce point je reprends un extrait d’un texte de Kornelia Hafner, « Gebrauchswertfetischismus » qui me semble particulièrement explicite : « Ainsi on arrive au paradoxe suivant écrit Hafner : dans toutes les sociétés humaines on peut parler d’usage et d’utilité, mais c’est seulement là où la notion de virtus propre à la chose s’est complètement effacée, et où l’on lui a conféré la marque de la capacité universelle à être échangée et valorisée, qu’on peut parler de valeur d’usage au sens strict […] Il est aussi significatif que la notion d’utilité pure, telle qu’elle se présente dans les doctrines utilitaristes, ne se développe pas avant que la production de marchandises se soit imposée socialement à un certain degré et qu’ait disparu le dernier reste d’aristotélisme, au sens de l’idée d’une détermination particulière inhérente à la chose spécifique en question » (cité par Jappe, 2003, p. 135).
Postone qui n’est pas toujours très cohérent sur la question de la transhistoricité du travail (il ne réserve pas cette catégorie qu’au seul capitalisme, à la différence de la critique de la valeur), écrit cependant lui aussi que « la valeur d’usage n’est pas extérieure aux formes ; ce n’est pas un substrat ontologique en dessous des formes » (in « Le travail et la logique de l’abstraction », sur internet). Jean Baudrillard a développé des idées similaires sur l’historicité des catégories marxiennes dans Le Miroir de la production, notamment en ce qui concerne la valeur d’usage : « En fait, il n’existe pas plus de valeur d’usage de la force de travail qu’il n’existe de valeur d’usage des produits, pas plus qu’il n’y a existence autonome du signifié et du référent […]. C’est la valeur d’échange de la force de travail qui fait apparaître sa valeur d’usage, l’originalité et la finalité concrète de l’acte de travail, comme son alibi générique ». C’est plus largement la question de la transhistoricité et naturalité d’une prétendue « raison utilitaire » qui est abordée par Marshall Sahlins dans son maitre-ouvrage Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, contestable par certains aspects mais qui dépasse ses positions encore trop attachées au substantivisme polanyien dans Age de Pierre, âge d’abondance. C’est un vaste débat bien complexe qu’on ne tranchera pas ici, mais présupposer immédiatement un 1er moment, où travail, valeur d’usage, besoins et métabolisme avec la nature iraient de soi, susciterait des interrogations il me semble.
Au sujet du 2ème moment, tu notes que « la société dans son ensemble était fondée sur l’idée de la naissance, l’homme était redevable aux dieux, aux héros, aux ancêtres, ou aux fondateurs de sa communauté » (NCV, p. 8). Le rapport social central qui tient la société est celui d’une dette symbolique et existentielle envers ces entités. Cependant tu opposes – j’y reviendrai - d’un côté la « valeur du don » (qui serait subjective) et la valeur symbolique du sacrifice (qui elle serait objective). Au sujet de ce qui correspond à ce 2nd moment, dans ton courrier du 10/04/15 tu écrivais que dans la « Haute Antiquité et plus encore, aux sociétés primitives » (pourquoi pas aussi dans la basse antiquité ainsi que durant le Moyen Age ? cf. Clavero, Le Goff, Kurz, Guerreau, Baschet, Latouche, Bockelmann pour cette période), « l’économie n’existait pas ». A te suivre il y aurait dans ces sociétés du 2ème moment des « comportements économiques » mais pas d’économie. Ta thèse principale me semble de chercher à « concevoir le comportement économique (le travail et l’échange comme ensemble de comportements anthropologiques) comme un vaste détournement de ce qui s’était établi comme pratiques rituelles de la valeur symbolique ». Et c’est dans ce cadre que tu fais du sacrifice une « véritable école de comportements économiques », en faisant l’hypothèse d’un lien entre la valeur symbolique contenue dans l’objet du sacrifice, et la naissance des premiers « comportements économiques ». « Le sacrifice a été l’expérience fondatrice dans laquelle les premières racines pratiques et les précurseurs idéologiques de la pratique économique sont apparus » (NCV, p. 8). Ce 2ème moment est celui qui a préparé cette « économie » qui émergera seulement au 3ème moment, et ce au travers de cinq nouveaux « comportements économiques » : « division du travail », « professions spécialisés », « rémunération », « calcul précis et exact des quantités et des proportions » (donc origine de l’écriture comme comptabilité), « logique de substitution symbolique » que tu assimiles à un « paiement » et donc « promotion des échanges contractuels » (NCV, p. 7-8). Et dans la foulée de cette dernière forme de « comportement économique » tu penses distinguer, « le début d’une production de marchandises pendant l’Antiquité » en notant à ce sujet que ce serait dans la culture d’Uruk (entre -5000 et -3000) en Mésopotamie qu’il y aurait « seulement marginalement échange direct de marchandises » (NCV, p. 4). Chacun de ces « comportements économiques » provient de l’industrie du sacrifice. Tu dis par ailleurs clairement que le sacrifice « est assurément la seule sphère dont on peut dire cela [qu’il y aurait déjà des comportements économiques] (comme un îlot anticipant des formes économiques dans des sociétés non économiques » (je souligne). Alors que dans le 1er moment on projette la catégorie capitaliste de valeur d’usage pour en faire un quasi état de nature, cette fois ci pour saisir ces « îlots » de « comportements économiques » dans le 2ème moment, on va alors jusqu’à projeter les catégories capitalistes sur les sociétés primitives quand tu écris que « les sauvages les plus indolents se mettent au travail à cause de lui, les plus insouciants apprennent à calculer et à planifier, une organisation de la division du travail peut se mettre en place pour produire l’objet du sacrifice » (je souligne).
Identifier chacun de ces cinq éléments comme des « comportements économiques » pose d’immenses problèmes et ce pas seulement parce qu’on croit déjà retrouver dans leur monde notre monde capitaliste mais sous forme de « niche » (« ilot ») ou parce que nous sommes aussi à ce niveau dans l’individualisme méthodologique. Je passe sur le fait que B. Laum n’historicise pas la catégorie d’ « économie » comme le fait remarquer Kurz (chapitre 5), mais identifier dans ces formes de praxis des « comportements économiques », c’est encore rester dans un flou théorique quant à ce qu’il y a d’économique dans ces comportements liés au sacrifice. Car si tu définis dans NCV ce qu’est à ton sens « l’économie », tu ne me sembles pas définir l’économique en tant que tel. Et quand tu définiras « l’économie » pour parler du 3ème moment, ce ne sera que l’addition des petites briques de ces « comportements économiques » dont le contenu reste indéfini (ou au mieux on pourrait penser que tu restes dans le concept substantiviste de l’économique). C’est du moins l’impression que cela me laisse.
Dans ton additif à la mise en ligne sur le site des Amis de Némésis d’une partie de notre correspondance tu écris quelque chose qui me semble en contradiction (ou pas, tu me diras), avec des propos différents que tu as soutenus à la fois dans NCV sur la religion qui génèrerait à tes yeux les premiers « rapports économiques » et dans ces passages du courrier du A0/04/15, ce qui fait que je ne sais plus très bien où tu te situes. D’un côté dans ton additif à la mise en ligne de nos échanges tu affirmes partager avec Kurz et moi l’idée que l’économique n’était même pas encastrée dans les rapports sociaux précapitalistes, « Quant à Kurz, il refuse tellement de voir dans l’Antiquité le moindre objet ‘‘économique’’ tel que l’argent ou la marchandise qu’il refuse même l’idée de Polanyi d’une économie ‘‘embedded’’ (selon la traduction retenue : encastrée, enclavée, intégrée, incorporée), ce qui d’ailleurs me semble très approprié » (ton additif, je souligne). Et de l’autre tu parles dans le moment n°2 de l’existence de « comportements économiques » que l’on pourrait comprendre comme étant enchâssés au sein d’une société fondée sur un rapport de dette symbolique et existentielle. S’il te semble « très approprié » la critique de l’idée que l’économie serait « embedded » dans les formations sociales antiques alors c’est qu’il ne faut plus reconnaitre dans les formes de praxis matérielles liés à la relation de sacrifice, des « comportements économiques » même sous forme embryonnaire. Si tu entendais parler de « comportements économiques » au sens substantif alors pourquoi dis-tu être en accord avec la critique portée à Polanyi ? Je ne saisis plus, ou c’est une contradiction que tu entretiens ou alors tu prends ces prétendus « comportements économiques » comme déjà des « îlots » de l’homo oeconomicus du formalisme économique au sens de Polanyi. Mais si ces comportements sont identifiés comme « économique » au sens de l’économie formelle de l’homo oeconomicus, comment un instant pourrait on identifier des bribes de « comportements économiques » dans les comportements qui gravitent autour de la relation sacrificielle ? Ce serait pour moi un point aussi de désaccord.
Il serait trop long d’aborder la question de la non-économicité pour chacun de ces 5 « comportements économiques » que tu pointes comme tels. A mes yeux cette distinction entre « comportements économiques » et « économie » ne peut tourner qu’en rond dans les thèses formalistes et substantivistes de l’économique. Car soit elle reprend la thèse problématique de Polanyi sur l’économie encastrée et présuppose complètement le concept d’économie au sens substantif. Soit, à certains moments on peut avoir le sentiment que tu sembles dénicher de l’économique au sens du formalisme bourgeois, dans ces « comportements économiques ». Je ne prendrai qu’un exemple ici pour illustrer le cadre général d’une interprétation adéquate à mes yeux de ces formes de praxis historiquement spécifiques : la question du « calcul » liée au sacrifice (les hécatombes) que tu crois reconnaitre implicitement par l’effet de substitution symbolique, comme l’origine finalement du calcul économique (tu parles de l’« origine de l’écriture comme comptabilité » - comme si on avait déjà ici en « niche » la comptabilité et la raison calculatrice d’une entreprise capitaliste, autrement dit on aurait là carrément l’homo oeconomicus sous forme embryonnaire). Norbert Trenkle dans sa critique qu’il porte à Adorno, dans son texte « Négativité brisée. Remarques sur la critique de l’Aufklärung chez Adorno et Horkheimer », critique à juste titre l’idée que l’on puisse trouver du calcul économique au sens moderne (capitaliste) dès l’invention de l’écriture[2]. Il faut plutôt dissocier la raison dans l’antiquité de la raison dans la formation sociale capitaliste, et ne plus utiliser un concept transhistorique de raison. Ce que recouvre ce que l’on qualifiera de « calcul » dans les sociétés précapitalistes et dans les sociétés capitaliste-marchandes, n’a rien à voir. La structuration, la logique et les propriétés historiquement spécifiques des rapports sociaux fondamentaux y sont à chaque fois complètement différentes. Parler de « calcul » dans les sociétés précapitalistes dans les mêmes termes que quand on parle de « calcul » économique dans la société capitaliste, est encore une rétroprojection anachronique d’un concept moderne hors de son contexte socio-historique.
En quoi pourrait-on comparer un tisserand spécialisé de l’Athènes du Ve siècle avec les ateliers des Canuts de la 1ère moitié du XIXe ou un ouvrier textile de Lifeng Textile au XXIe siècle. Rien à mes yeux, nous sommes dans des mondes sociaux totalement différents, les logiques socio-historiques sous-jacentes à ces formes de praxis, sont plongées dans des ontologies historiques différentes, ce qui fait qu’une de ces praxis n’est en rien la forme embryonnaire ou la forme-niche des suivantes (autrement dit ce n’est pas du travail), mais des formes de praxis radicalement différentes. Si comme tu l’écrits on pourrait faire l’analogie métaphorique suivante : « le sacrifice a surgi dans des sociétés ayant des besoins matériels très maigres, et donc peu de besoin de travail ; mais le sacrifice, comme activité, a absorbé de plus en plus de travail, l’accumulant exactement de la même manière que le capital l’exigera du travail pour se perpétuer » (NCV, p. 7), il faudrait en retirer l’ontologie du travail qui y est présupposée.
Pour ce qui est de plaquer ce signifiant de « marchandise » sur les objets qui sont transférés dans le « commerce » antique (dès la culture d’Uruk : un échange direct de marchandises), on tomberait dans l’anachronisme complet, s’il fallait penser que ces transferts de biens ont quoi que ce soit à voir avec une « marchandise » ou un « échange de marchandises » au sens moderne. On sait que pour la science bourgeoise voyant une personne qui donne un sac de blé en échange d’une pépite d’or dans l’Egypte ancienne, au Moyen Age et aujourd’hui, elle conclue qu’il doit s’agir toujours de la même chose, c’est-à-dire marchandise contre argent, donc il existe un « échange marchand », donc du commerce, donc il existe un marché. C’est encore notre problème de « sémantique historique » en rapport avec les questions que soulèvent l’individualisme méthodologique et la théorie sous-jacente des formes-niche. Dans le Capital, toute la difficulté est dans l’exposition du fait que Marx commence avec la chose la plus simple, mais il présuppose déjà l’existence du capital, c’est évidemment ce que peu de lecteurs ont voulu comprendre. Mais si on prend au sérieux cette approche, on pourrait parler d’une liaison d’interdépendance dialectique totale entre toutes les catégories/formes de base du capitalisme qui ne peuvent exister les unes indépendamment des autres sous forme de « niche », etc. Il n’existe pas de valeur sans argent, et pas d’argent sans capital. La valeur et l’argent ne sont en rien les présupposés du capital, ce ne sont des choses qui n’existent que comme des formes même du capital (et pareil pour la « marchandise » et le « travail »).
Même Alain Testart dans sa taxinomie des formes de circulation non marchande (dans Critique du don. Etudes sur la circulation non marchande, Syllepse, 2007), me semble mécomprendre la catégorie d’ « échange marchand » qu’il spécifie finalement de manière problématique. On ne peut pas s’arrêter à définir l’« élément clef » de l’échange marchand au fait que ce soit « le rapport aux choses qui commande le rapport entre les personnes » (Critique du don, p. 133) : « est échange marchand tout échange de marchandises, ou encore tout échange dans lequel les échangistes n’ont pas besoin d’entretenir entre eux d’autre rapport que celui de l’échange ; c’est-à-dire encore un échange qui n’est pas intrinsèquement lié à, ni conditionné par, un autre rapport entre les protagonistes » (ibid., p. 134). Ou encore « l’échange marchand est ‘‘coupé’’ de tous autres rapports pouvant exister entre les échangistes » (p. 135). On le voit, si Testart essaie de rester fidèle au thème marxien (et donc à ses origines), et si ces formes de transfert de biens qui font abstraction du rapport entre les personnes pour ne privilégier que le rapport aux choses, existent très certainement dans les sociétés non-capitalistes, ce serait encore une erreur de projeter en avant ce concept d’ « échange de marchandises » sur ce qu’il se passe dans la genèse logique du capitalisme. Dans la formation sociale capitaliste, les marchandises (les choses) ne sont pas les raisons en dernières instance de ces échanges, le « rapport aux choses qui commande » n’est pas le fait de la volonté subjective des échangistes comme il le croit, mais le fait du contexte-forme fétichiste où le suprasensible est déjà à l’œuvre dans la réalité sociale, et dont les échangistes ne seront que les « masques de caractère ». Autrement dit les marchandises avant même l’échange et la volonté subjective des échangistes d’entretenir ou pas un simple rapport entre des choses plutôt qu’un rapport entre des personnes, ces marchandises sont déjà des objets auto-médiatisants montre Postone, des médiations sociales objectivées, elles expriment des rapports sociaux particuliers, en incorporant leur représentation, sous une forme invisible (la valeur) puis lors de sa réalisation dans l’échange, sous la forme matérielle de l’argent. La valeur d’une marchandise produite « existe » avant tout échange ou toute circulation dans la mesure où cette marchandise renferme déjà du temps de travail abstrait. Sa « substance » qui la rend échangeable ne vient pas de l’échange et de son vecteur l’argent, mais de la face abstraite du travail qui s’est représentée dans la marchandise. Comme marchandises, les choses (les biens) y sont déjà produites en tant qu’objet-valeur abstrait privé de qualité sensible, et c’est seulement sous cette forme étrange qu’ils sont socialement médiatisés. Les marchandises donc sont déjà produites comme forme abstraite et morte de travail social effectué. Un échange de marchandises particulier dans une formation sociale capitaliste est donc quelque chose de beaucoup plus historiquement spécifique que ne le voudrait Alain Testart qui tend lui aussi à balader de manière transhistorique dans l’histoire un concept de marchandise et d’échange de marchandise. La marchandise est dans le capitalisme, une « chose sensible suprasensible », ce qui n’est pas le cas dans le cadre d’un transfert de biens dans le cadre d’un commerce antique sur l’agora athénienne ou sur le marché de Trajan à Rome. Les pseudos « marchandises » de la Mésopotamie, ne sont en rien les choses sensibles/suprasensibles qui en font les formes matérielles transitoires du travail abstrait dans son procès métamorphique. Dans le capitalisme la marchandise n’est que l’enveloppe matérielle prise par une gelée de travail abstrait, et toute la sphère de circulation de ces marchandises ne sont qu’un des moments déterminés et transitoire du processus métamorphique du capital, de la valeur en procès. Pour Kurz, il est inutile d’accumuler des faits empiriques au sujet des prétendues « marchandises » et des prétendues « échanges marchands » que la science bourgeoise (et marxiste !) croit reconnaître dans la Mésopotamie, le Proche-Orient, la Chine, l’Athènes ou la Rome antique : sans une critique catégorielle qui les situe dans leur contexte, cela ne démontre rien. Il faut donc d’abord démontrer qu’est-ce que c’est que l’argent (pas simplement ses fonctions pratiques, mais ce qu’il est essentiellement : c’est-à-dire partir de la genèse logique du capitalisme comme l’a fait Marx), si on ne fait pas d’abord cette tâche théorique préliminaire, après on ne peut pas décider si par exemple les coquilles ou les pièces d’or qui circulent dans une société non-marchande sont de l’argent ou pas. C’est encore toute la question méthodologique fondamentale de « faire de l’histoire à rebours » comme dit B. Ollman. Il faut partir des éléments observés correspondant à ce que nous appelons nous aujourd’hui de l’argent. Il y avait des biens pressés dans des formes sociales historiquement à telle ou telle société non-capitaliste, mais il n’y avait pas de « marchandises ». Comme pour la catégorie d’ « argent sans valeur », on pourrait poursuivre un anachronisme forcé et parler de « marchandises sans valeur » mais cela ne nous dirait encore rien des formes sociales spécifiques dans lesquelles ces biens sensibles-matériels semblent être transférer dans les formations sociales antiques. Certainement que la taxinomie d’Alain Testart doit nous apporter des choses et constitue une excellente base de discussion, encore faudrait-il se dégager de la perspective unilatéralement cinématique qui est la sienne – axée seulement sur les formes de mouvement de ces biens (un individualisme méthodologique qui pose question) – et comprendre aussi ces transferts au travers de la logique d’ensemble de chacune des formations sociales au travers du principe de constitution de la synthèse social.
Au sujet du 3ème moment, tu évoques le passage du 2nd moment au 3ème moment de la manière suivante : « L’économie en tant que telle ne serait alors que le résultat achevé de ce détournement » (je souligne) opéré lors du 2nd moment. L’économique encore sous la forme d’ « îlots » constitués de « comportements économiques » dans un monde encore non économique, se serait donc « désenchassé » si l’on reste dans le vocabulaire de Polanyi, bien plus tôt que ne l’aurait cru ce dernier. Puisqu’à te suivre, il y aurait déjà quelques milliers d’années avant J.-C., une « économie du don », une « économie de temple », une « économie du salut », une « économie de subsistance » (termes que tu évoques à plusieurs reprises et au sujet desquels on pourrait discuter de leur pertinence) etc., et tout cela aurait découlé du culte religieux. Le basculement du 2nd moment au 3ème moment s’opère notamment quand les 5 critères – les 5 comportements - sont réunis, on pourrait alors définir ce qui serait une « progression vers une ‘‘économie’’ ». Mais un des critères semble plus important que les autres, puisque on retrouve l’idée que « ce qui devrait être nommé ‘‘économie’’ est un échange de biens dont le système de paiement se transforme en un moyen d’acheter quelque chose » (NCV, p. 9). Dans ces 5 critères on ne retrouve pas bien sûr la monnaie puisqu’elle a une origine religieuse. On retrouve par contre la « vente » et l’ « achat » (où cette fois la monnaie devient « moyen d’échange »), le « paiement instantané », la « division du travail » qui interagit avec la nécessité d’un échange, la situation où « l’échange perd toute dimension personnelle ou sociale et devient abstrait », et enfin la question du mercenariat monétarisé des armées. A première vue avec de tels critères où n’est pas évoqué le rapport-capital, le travail abstrait, etc., on pourrait se dire que tu fais implicitement avec ces 5 critères une nette différence entre « l’économie » et le capitalisme (ou « économie moderne »), qui serait une variante de la première. Pourtant de manière peu compréhensible pour moi, on retrouve aussi la formule « le monde de l’économie repose sur l’obligation de travailler et sur l’exploitation de ce travail collectif », ce qui correspondrait davantage à une définition du capitalisme.
Par ailleurs puisque tu reconnais des « comportements économiques » dans les sociétés du 2ème moment, alors logiquement tu viens à défendre la thèse suivante : puisque, je te cite, dans le 3ème moment « le monde de l’économie repose sur l’obligation de travailler et sur l’exploitation de ce travail collectif, il lui était donc opportun voire indispensable de mettre à son service des formes d’aliénation précédentes, en l’occurrence toute la fantasmagorie imposée par le culte et le sacrifice ». Ainsi, « l’économie en tant que telle ne serait alors que le résultat achevé de ce détournement » (détournement des « comportements économiques » précédents). Le futur aurait cherché dans le passé des formes utiles à son déploiement, et les aurait trouvés dans ces « ilots de comportements économiques » issus du culte sacrificiel. C’est là le passage du 2ème au 3ème moment et la toile de fond de ton passage de la valeur symbolique à la valeur économique dans le cadre de cette vaste méta-valeur ou « protovaleur » transhistorique. Et c’est donc ainsi que le texte de ta communication publique NCV prend tout son sens : La naissance de la valeur et du capital à partir du culte religieux.
Enfin tu sembles discerner un 4ème moment, celui du capitalisme (ou « économie moderne »), avec « la transformation du travail en marchandise, à la fin du Moyen Age européen, et la création du capitalisme comme structure sociale dominée par l’économie » (NCV, p. 4). Dans ce monde, « la valeur, comme on le sait dans les temps modernes, est la valeur d’une marchandise (c-à-d. de la main d’œuvre nécessaire pour la produire, normalisée selon une moyenne mondial » (NCV, p. 9) et tu reprends à ton compte la thématique marxienne du fétichisme moderne.
Je reviens sur le passage du 3ème au 4ème moment. Notamment sur deux points. Je n’arrive pas à voir si vraiment la valeur économique dans le cadre du 3ème moment correspond à la valeur économique du 4ème moment, autrement dit si à tes yeux le travail abstrait préexiste au capitalisme, dans le cadre de l’économie ? Le deuxième point c’est la distinction entre l’économie (en tant que réalité et idée) et le capitalisme qui me pose question.
Depuis les XVIIe et XVIIIe siècles, la légende que se fabrique le capitalisme au travers de ses idéologues involontaires, prétend que la société structurée par le mouvement tautologique du capital n’est finalement que la continuité, l’aboutissement et l’apothéose, d’une nature humaine, d’une raison humaine universelle et de leurs inclinaisons fondamentales et éternelles. Depuis la nuit des temps, celles-ci n’auraient jamais cessées de travailler les sociétés passées sous des formes embryonnaires pour enfin éclore, se réaliser et être satisfaite dans la société capitaliste-marchande. Ici, le passé n’est qu’une erreur dont la connaissance est utile pour mettre en lumière le progrès de cette nature humaine et de cette raison universelle.
Pour le siècle des Lumières pétris de l’idéologie évolutionniste et naturaliste, le capitalisme n’aurait fait que prendre la suite de manière logique, d’une « économie naturelle » qui l’aurait précédée (mythe que l’on retrouvera dans sa variante marxiste au XIXe siècle, sous les traits du « communisme primitif »). Dans cette « économie naturelle », travail, valeur, argent existeraient depuis la nuit des temps à l’état de niche, mais leur organisation au travers d’une structuration moderne autour de la liberté de vendre sa force de travail, de la concurrence, de la libre recherche de son intérêt et du profit, auraient enfin libérer cette « économie naturelle » pour lui donner toute son efficacité voire – sans rire - pour nous permettre de trouver un bonheur collectif. Plongée trop longtemps au fond de la caverne, la dite « économie naturelle » serait enfin reconnue pleinement avec le capitalisme. Pour cette historiographie naturaliste, cette nature humaine universelle et intemporelle aurait été artificiellement étouffée par des entraves et obstacles variant quant à leur nature selon la marotte préférentielle de tel ou tel historien, qui mettra en avant des entraves de nature technique, politique, culturelle, idéologique, démographique, climatique, etc. Pour ce discours dominant, l’histoire avant le capitalisme n’aura été ainsi qu’une immense perte de temps pour l’humanité, et seule la levée des obstacles et des entraves permettra au rapport-capital de trouver enfin son universalité et son plein épanouissement. Les anciennes sociétés sont alors considérées comme des formes de « proto » ou de « pré » capitalisme qui auraient pu sans ces obstacles être des sociétés pleinement capitalistes. L’histoire du capitalisme est alors celle de la nature humaine intemporelle venant à elle-même, et l’historiographie dominante du capitalisme est une historiographie positiviste de la levée des obstacles et des entraves[3].
En avançant qu’il y a eu une existence plurimillénaire de la marchandise et de l’argent, avant même l’existence du capital, Friedrich Engels s’est inscrit en tout point dans cette historiographie bourgeoise et généralement les marxismes traditionnels l’ont suivi sur ce terrain-là. Cette représentation du rôle de la marchandise et de la valeur pouvait facilement se lier avec l’histoire et l’anthropologie bourgeoises, parce que l’on présupposait toujours une
« anthropologie », un « être humain » qui se serait toujours intéressé au temps qu’il doit engager pour faire une activité, donc toujours une valeur. La loi de la valeur serait donc atemporelle. Cela peut donc s’exprimer dans l’argent. A première vue et sans trop y réfléchir, cette thèse pouvait encore avoir l’évidence de son côté, puisque l’on sait qu’il existe déjà un « commerce » antique développé en Orient et les première monnaies frappées au 7ème siècle avant J.-C. Dans cette perspective la naissance du capitalisme a toujours été quelque chose qui se surajoute à cette existence bien plus antérieure de la marchandise, de la valeur et de l’argent – on parle souvent de la « circulation simple de la marchandise » comme quelque chose qui préexisterait au capitalisme. Et l’on distingue l’économie du capitalisme. Dans cette optique classique, l’argent ne devient un problème que quand il s’accumule sous une forme qualifiée de « capital », ce que lui permet la rencontre de la force de travail « libre ». Cette perspective traditionnelle a souvent eu recours à la métaphore qu’utilise Marx, la valeur comme une « forme germinale », une semence qui contient déjà le tout. Dans cette perspective on peut dire que la valeur et l’argent existaient dans les réalités précapitalistes, sous la forme de « niches », surtout dans certaines villes comme Athènes ou Rome, où il existe déjà un « commerce » assez florissant, une grande importance de l’ « argent sans valeur ». Mais c’était pour cette perspective traditionnelle, une semence qui ne touchait pas encore la reproduction de la société dans sa totalité. Le capitalisme serait né lui comme une espèce de croissance graduelle de ces semences lovées pendant des siècles dans ces niches, qui au fil du temps deviennent de plus en plus nombreuses, et arrivent alors à une espèce de masse critique où elles deviennent, capitalisme. Ton schéma, épouse il me semble à la fois ce vieux schéma et s’en distancie (mais pas suffisamment). Tu sembles voir que la valeur comme forme transhistorique de la richesse sociale dont la substance serait le travail abstrait, cela ne peut pas coller, et donc tu bazardes à juste titre cela au moins en partie (toujours en se demandant si la « valeur économique » des 3ème et 4ème moments est la même pour toi au niveau de sa substance), mais ce n’est que pour y mettre à la place la thèse des ilots de « comportements économiques » dans un monde non économique et de leur synthèse et détournement sous la forme d’une « économie » préexistant le capitalisme. Il y a donc je pense entre nous à la fois un point d’accord, mais ce serait dans la « solution de rechange » que nous aurions un désaccord.
Kurz reconnaît que c’est la « Neue-Marx-Lekture » qui dès les années 70 est la première à reprendre cette question de fond en comble, même si elle n’ira pas jusqu’au bout. Et lui-même va reprendre bien sûr cette critique de l’approche historico-logique de la lecture du Capital, approche qui pense que la suite des catégories logiques chez Marx reflète une suite historique, et qui naturalise ou ontologise la valeur et le travail (toute la lecture donc d’Engels et de la quasi-totalité du marxisme traditionnel). Le développement marxien laisse penser que la valeur même est une catégorie encore plus vaste, encore plus ancienne que l’argent (l’argent n’apparaît dans le 1er chapitre du Capital que comme la forme-équivalent), mais Kurz insiste sur le fait que Marx parle dans ce chapitre d’un développement purement logique qui ne s’applique qu’à la forme valeur déjà développée dans le capital (nous sommes dans le cadre des présuppositions d’ordre 2). Dans ce chapitre (comme d’ailleurs dans les trois volumes du Capital – le chapitre XXIV du livre I est à la fois une exception et a un statut très particulier), Marx ne fait pas une histoire de la naissance (de la genèse historique) du capitalisme, il fait juste une analyse de la genèse logique du capitalisme quand il est déjà posé sur ses propres bases. Il est vrai que Marx s’embourbe parfois dans des contradictions au sujet des « formes antédiluviennes », et Kurz me semble bien démontrer dans ce chapitre 3 de Geld ohne Wert, « Der Begriff der ‘‘Nischenform’’ und der methodologische Individualismus », où exactement il ne faut pas suivre Marx sur ce point, afin de mieux lui donner vraiment tout son tranchant.
Dans l’ouvrage Sortir de l’économie paru chez Le Pas de côté (2013), Denis et moi avons clairement exprimé la position d’une identité entre l’économie et le capitalisme, ce qui était moins le cas dans les 4 numéros de Sortir de l’économie où nous hésitions encore là-dessus. Sortir du capitalisme, c’est exactement identique au fait de sortir de l’économie comme réalité, pratique et idée. Il n’y a d’ « économie » que dans la seule formation sociale capitaliste, et elle ne se « désenchâsse » pas de rapports sociaux non-économiques, elle « émerge radicalement » pour reprendre un mot de S. Latouche (in L’invention de l’économie, Albin Michel, 2005). Ce ne serait donc pas la religion (au sens du principe de la synthèse sociale dans les formations sociales prémodernes) qui aurait créé des « comportements économiques », et il n’y aurait pas à détacher le 3ème moment (l’économie) et le 4ème moment (capitalisme) que tu évoques. L’émergence de l’économie en tant que domaine matériel, n’est qu’une des sphères fonctionnelles de la forme de vie sociale historiquement spécifique au capitalisme, qui dissociée en différentes « sphères fonctionnelles » [Roswitha Scholz, 2012 et R. Kurz, 2015] matérialisent la reproduction-fétiche des individus au travers de la fin en soi de la valorisation de la valeur. L’émergence radicale (et non par le désencastrement d’une substance auparavant « enchâssée ») de cette sphère « économie » s’inscrit entre les XVe et XXe siècles, dans le temps long d’une histoire qu’a finalement peu comprise Fernand Braudel.
L’économie à la fois comme science bourgeoise mais surtout comme ‘‘réalité’’ économique est ainsi une production historique récente. L’économie généralement définie comme ‘‘l’échange substantiel entre l’homme et la nature’’ n’est en réalité qu’une apparence, car sa finalité n’a jamais été de satisfaire en dernière instance des ‘‘besoins’’ : elle constitue plutôt l’ensemble des activités et comportements qui ne sont que des supports dont a besoin la valorisation du capital pour se reproduire, s’élargir et s’accroître. L’économie doit être rigoureusement définie comme la matérialisation historique de ‘‘l’échange substantiel’’ entre l’humain et le fétiche de la valeur en procès, cet « Autre qui se meut lui-même, abstrait, aliéné, caractérisé par un mouvement directionnel continu et sans finanlité extérieure à luimême » (TTDS, p. 408). L’économie est une des formes concrètes de vie sociale que se crée le fétiche-valeur pour pouvoir exister et se soumettre les individus qui à chaque instant ne cessent d’être à la foi son origine en le reproduisant, mais aussi les appendices-supports interchangeables de ce mouvement automate de choses dans lequel la valorisation se métamorphose. Dans ce sens où l’économie n’est qu’une des matérialisations du rapport fétichiste capitaliste en tant qu’une des sphères fonctionnelles apparemment dissociées à l’intérieur de la « totalité brisée » (R. Scholz) que constitue le rapport dialectique de dissociation-valeur, elle constitue le support systémique sensible-matériel-techniqueorganisationnel-institutionnel-juridique-et-spatial (un « domaine matériel ») qui est à la fois le résultat et l’expression du « sujet automate » (Marx) qu’est la valeur en procès (le rapportcapital). « Le capitalisme note à juste titre S. Latouche, construit effectivement une certaine interdépendance entre quelques éléments valorisés du social : ‘‘ le domaine matériel ’’. De leur côté, les économistes présentent une représentation du fonctionnement de ce domaine qui pousse les interrelations jusqu’au phantasme d’un champ clos auto-reproducteur, auto-régulé et auto-dynamique. Ainsi est inventée l’économie. Il n’y a pas, pensons-nous, d’économie isolable avant, à côté et en dehors de ce champ historique et idéologique. La raison économique ne prend sens que dans un tel champ »[4]. Dans cette émergence radicale de l’économie comme « communuauté-domaine matériel » du capital, le mort suprasensible du travail abstrait y a saisi le vif sensible et l’a réagencé en une nouvelle société à son image. Et la société que le fétiche-capital s’est construit patiemment autour de lui, y a été pondu dans le nid déconstruit de la « constitution fétichiste sacrale » (Kurz) matérialisée elle sous la forme d’une société féodale-agraire.
Cette assimilation capitalisme = économie est en résonance avec les conclusions que nous retrouvions dans la Wertkritik notamment quand nous en avons pris connaissance au travers du livre de A. Jappe au milieu des années 2000 : « La " critique de l'économie politique " de Marx n'est pas seulement une critique des doctrines économiques bourgeoises, mais constitue également une critique de l'existence de l' "économie" en tant que telle » [Jappe, 2003, p. 213]. Quand il pointait encore « le caractère historique de la catégorie de l’économie » [Jappe, 2003, p. 225, je souligne] : « l’ ‘‘économie’’, basée sur la ‘‘valeur’’, est la forme moderne de fétichisme. Chaque société se base sur l’appropriation de la nature. Mais cela n’est pas encore de l’ ‘‘économie’’. Cette appropriation passe toujours par un procès de codification symbolique présupposé et inconscient, qui peut-être la religion dans un cas [formation sociale prémoderne] et la valeur dans un autre [formation sociale capitaliste] » [Les Aventures de la marchandise, p. 215, se reporter notamment à toute la partie « Critique de l’économie tout cours »]. La question est à nouveau par cet auteur dans un livre à paraître qui reprendra sa confrontation avec les thèses de Latouche, Pour en finir avec l’économie. Décroissance et critique de la valeur (Libres et solidaires, octobre 2015). Kurz a bien noté également que les « rapports économiques » sont compris dans la pensée moderne implicitement comme une toile de fond anthropologique transhistorique, ce qui équivaut à identifier implicitement le concept d’« économie » au « processus du métabolisme avec la nature ». Dès le début des années 1990, Kurz développe l’idée (qu’il systématisera dans Geld ohne Wert), que l’économie n’existe pas dans les formations sociales prémodernes et qu’elle ne constitue qu’une réalité immanente à la formation sociale capitaliste :
« Par contraste [avec les constitutions prémodernes], la constitution moderne, réglée par la forme marchandise note-t-il, n’apparaît pas immédiatement comme une totalité, mais par la médiation de ‘‘sphères’’ différenciées, apparemment indépendantes les unes des autres (un champ d’étude privilégié pour les analyses systémiques sans conscience historique, à la Luhmann). La forme de la totalité (marchandise et argent) apparaît en même temps comme une simple ‘‘sphère fonctionnelle’’ particulière, qu’on appelle l’économie : la totalité modelée par la forme marchandise doit d’abord se médiatiser elle-même, en devenant ‘‘autre qu’elle-même’’ (ce qui est le véritable fondement social de toute la construction hegelienne).
C’est pourquoi le clivage structurel ne peut pas non plus être diffus comme dans l’ancienne constitution religieuse : au contraire, il doit se manifester comme une séparation entre des sphères fonctionnelles (‘‘l’économie’’ et ‘‘la politique’’) et ainsi, se manifester de manière institutionnelle. […] Mais avec la transformation moderne de la constitution fétichiste, cette totalité abstraite se distribue en un système de sphères différenciées dans lesquelles la forme marchandise totale se médiatise elle-même. Le clivage structurel de la conscience, désormais institutionnalisé, permet aux sphères séparées d’apparaître comme des couples contradictoires, logiques et institutionnels, dans lesquels l’ensemble des relations se représente de manière superficielle, sans montrer trace de leur genèse. Et ainsi, de même que la totalité modelée par la forme marchandise apparaît dans la contradiction structurelle entre ‘‘ l’individu ’’ et ‘‘ la société ’’, l’espace social dans la contradiction apparaît entre ‘‘ ce qui est privé ’’ et ‘‘ce qui est public’’, et la vie de chaque individu dans la contradiction entre ‘‘ le travail ’’ et ‘‘le temps libre’’, de même la structure fonctionnelle de cette totalité apparaît dans la contradiction entre ‘‘l’économie’’ et ‘‘la politique’’ » (Kurz, « Fin de la politique », in Krisis, n°14, 1994, trad. G. Briche, à paraître dans la revue Cités, Puf, n°64, 2016)
C’est un point acquis à mes yeux, et qu’avait entraperçu Lukacs pour la première fois mais de manière inaboutie comme l’a fait remarquer A. Jappe, quand celui-ci notait déjà que dans les formations sociales non capitalistes, « l’économie n’a pas atteint, pour parler en termes hégéliens, objectivement non plus le niveau de l’être-pour-soi » [Histoire et conscience de classe, p. 81, voir le commentaire du passage dans Jappe, 2003, p. 224-225] et toute une littérature (faites parfois de courants opposés) l’a développé. Au-delà des critiques très justes que Postone porte à Polanyi dans sa note de bas de page 223, Postone à la différence de Kurz défend encore de manière positive la théorie substantiviste et donc de l’enchâssement, même au travers du thème problématique des « deux nécessités » qui parcourent Temps, travail et domination sociale jusque dans la conclusion du livre : « Karl Polanyi souligne également la nature historiquement unique du capitalisme moderne : dans les autres sociétés, l'économie est enchâssée dans les rapports sociaux, alors que, dans le capitalisme moderne, les rapports sociaux son enchâssés dans le système économique » (TTDS, p. 223). Parce qu’il veut encore conserver la centralité de cette notion de métabolisme avec la nature il est alors pris dans une position paradoxale (et hésitante chez Postone) en continuant à utiliser de manière transhistorique la catégorie de « travail » (même entre guillemet) pour parler des sociétés non capitalistes.
Dans le petit additif que tu as joint à la mise en ligne de nos échanges, il y a au sujet d’une prétendue divergence avec Kurz au sujet de mon texte « Sur l’invention du mot économie », une explication nécessaire de ma part. Le texte que tu évoques « L’invention grecque du mot économie » existe en réalité en deux versions sensiblement différentes. Je pense que la première version de mon texte parue en 2009 dans le n°3 de Sortir de l’économie, était particulièrement inabouti, alors qu’en 2013 dans la version relue et augmentée parue dans le recueil chez Pas de Côté, je me détache fortement de cette première position comme tu as du le remarquer. Dans cette dernière version pour moi aussi, rien de capitaliste chez Xénophon, ni argent, ni capital, ni économie (et tu t’en aperçois justement quand tu écris : « Clément Homs se rapproche beaucoup de ces positions dans son mail du 24 mars 2015 alors que son article de Sortir de l’économie n°3 (publié en 2009) […] » Je suis d’accord donc avec toi.
2.
Quelques remarques sur l’analogie
entre la « religion » et le « capitalisme »
Le fond du débat que tu soulèves à ce sujet après d’autres dans NCV m’a fait penser à une anecdote. Le prisme comparatif avec la religion reste un des traits constants de la modernité (déjà chez Hegel). Au début des années cinquante, Hannah Arendt s’insurgeait encore contre une idée reçue : le nazisme et le communisme devraient être considérées comme des « religions séculaires » (ce thème était repris je crois par R. Aron), dans la mesure où ils rempliraient la même « fonction » sociale ou psychologique, que le judaïsme ou le christianisme. Et non sans une mordante ironie elle répliquait : « Bien des sociologues […] se soucient uniquement des fonctions et tout ce qui remplit la même fonction peut, dans cette perspective, recevoir le même nom. C’est comme si j’avais le droit de baptiser marteau le talon de ma chaussure parce que, comme la plupart des femmes, je m’en sers pour planter des clous dans le mur »[5].
On sait que Marx dans le livre I du Capital fait cette analogie entre le capitalisme et la religion [Marx, 2009, p. 83] sous la forme d’un ironique dialogue critique avec les Lumières bourgeoises et son histoire apologétique[6]. Dans le top ten des nations les plus superstitieuses, le moment nuit et brouillard du fétiche-capital moderne n’est pas moins épais et oppressant que ceux des serpents des Nègres de Ouidah ou des animaux sacrés des Egyptiens de l’antiquité. Mais n’a-t-on pas surinterprété l’analogie que fait Marx ? Car le concept marxien de fétichisme de la marchandise ne semble pas totalement assimilable à de la « religion », ni je crois pour ma part, à sa sous-catégorie, le concept anthropologique de fétichisme forgé par C. De Brosse au XVIIIe siècle. Les analogies sont toujours intéressantes, mais il faudrait les considérer avec une grande prudence, c’est-à-dire de manière métaphorique seulement dans un cadre rhétorique par exemple (et férocement ironique). Autrement l’analogie hâtive des pratiques religieuses et magiques (et de la « religion » de manière générale) avec la logique moderne de la dissociation-valeur, pourrait ouvrir les portes d’une théorisation tronquée qui finirait par relever d’un excès métaphorique. Le risque pourrait être de tomber très vite dans une vision transhistorique ou encore dans une ontologisation du caractère fétichiste de la vie sociale humaine comme on le retrouve chez certains auteurs classiques de la sociologie ou de l’anthropologie.
La question que soulève ton hypothèse (tu dis te placer dans la continuité de P. Lafargue, W. Benjamin mais surtout du premier Ulrich qui semble avoir fait évoluer sa position par la suite) sur le degré d’analogie que l’on doit poser entre la « religion » et le capitalisme, est un vrai débat dans la Wertkritik où il semble y avoir des positions diverses à ce sujet. Sans venir sur ce terrain en tant que tel, mais plutôt sur celui de la question plus spécifique des rapports entre la thématique de l’aliénation du jeune Marx et du fétichisme du Marx de la maturité, A. Jappe montrait par exemple qu’il y a une certaine « continuité théorique » entre la thématique de l’aliénation du jeune Marx tirée de qui on sait à propos de la religion, et le concept de « fétichisme » que l’on retrouvera dans Le Capital sous deux expressions (le fétichisme comme inversion de la réalité – au début du Livre I - et le fétichisme comme représentation inversée de la réalité ce que l’on retrouve plus dans le Livre III dans le chapitre XLVIII sur « La formule trinitaire »). « Le concept de fétichisme comme inversion traverse toute la critique de l’économie politique de Marx et trouve ses antécédents dans ses œuvres ‘‘philosophiques’’ de jeunesse » (Les Aventures de la marchandise, p. 39), et il remarque encore que Marx « conçoit sa critique de la valeur fétiche comme une continuation directe de la critique de la religion. Il souligne plusieurs fois les ressemblances entre leurs structures, qui se basent sur l’ ‘‘inversion’’ » (ibid., p. 217) [7]. Ce qu’il reprend encore récemment quand il note que « si le fétichisme consiste bien dans cette inversion réelle, il n’est plus si différent de l’aliénation dont Marx parlait dans ses premiers textes » (Jappe, 2014, p. 79, je souligne), en faisant ici explicitement référence à une continuité avec la critique de la religion chez le jeune Marx.
Mais si la critique marxienne du fétichisme est une continuation directe de celle de la religion, la question plus large de l’analogie religion-capitalisme est encore quelque chose de différent. Elle a été également discutée dans la revue Exit ! au début des années 2000 avec des points de vue très divergents. Le débat sur « la poursuite de la religion par d’autres moyens » s’ouvrant par le premier échange que fut la réponse de Jorg Ulrich dans Exit ! n°2 (« La théologie du sujet automate ») à l’article de Christian Höner dans le n°1 (« La réalité du sujet automate »), mais il faut aussi remarquer que Kurz abordait également la question dans la 2ème section (« Le concept philosophique de substance et la métaphysique réelle capitaliste ») de « Die Substanz des Kapitals » dans ce même n°1, anticipant ici des réflexions contenues dans Geld ohne Wert (notamment dans le chapitre 4). De l’échange Ulrich/Höner s’ensuivit toute une discussion/polémique à laquelle on ne peut échapper je crois dans notre discussion, avec toute la séquence de textes d’Ulrich (« Gott in Gesellschaft der Gesellschaft ») et de Petra Haarmann (et notamment son analogie avec la « magie » dans Exit ! n°2), de Gerold Wallner (Exit ! n°3 qui portera la première critique aux partisans de l’analogie entre religion et capitalisme), de Lohoff « Die Verzauberung der Welt » (Krisis, n°29), des réponses de plusieurs d’entre eux, échanges qui seront ensuite l’objet du long texte de Kurz, « Geschiste als aporie. Vorläufige Thesen zur Auseinandersetzung um die Historizität von Fetischverhältnissen » (paru seulement sur le site Exit !, en deux parties en 2007[8]). Il y écrit que le débat autour de la notion de « rapports sociaux fétichistes » n’est encore qu’à ses balbutiements et qu’elle a été peu clarifié encore à ce stade. Article que tu ne sembles pas connaître puisque que tu affirmes dans ton additif à nos échanges, que Kurz n’aurait jamais commenté le texte d’Ulrich « Gott in Gesellschaft der Gesellschaft ». Il faut encore verser au dossier la confrontation portée par A. Jappe avec les théories anthropologiques sur le fétichisme (avec Durkheim, Mauss, etc.), dans le chapitre 6 « Le fétichisme et l’anthropologie » (Les Aventures de la marchandise) , où il établit que c’est le concept de « projection » qui « permet d’établir une relation entre le fétichisme dont parle l’anthropologie [mana et totem], le fétichisme de la marchandise et le concept de fétichisme utilisé dans la théorie psychanalytique » (ADM, p. 229-230). Que ce plan de la projection (à un niveau d’abstraction élévé), constitue la possibilité de comparer le totémisme, le mana, le fétichisme moderne, donne de la consistance au concept de « rapports sociaux fétichistes » et donc à celui d’histoire comme « histoire des rapports sociaux fétichistes ». Peut-être évoquestu l’ensemble de ces débats contradictoires dans Opfern ohne Ende, notamment dans la souspartie intitulée de manière programmatique « Capital et religion vus par la nouvelle critique de la valeur ».
Dans ce débat, je me sens proche en partie de la position de Kurz pour ce qui est de mettre en garde contre l’analogie trop grande entre la « religion », la « magie » et le fétiche-capital moderne – mais aussi dans sa critique de l’article de Ulrich dont tu parles -, même si d’un point de vue rhétorique seulement cela n’empêche pas de faire le parallèle (et il me semble que Kurz ne s’en prive pas à la fin de Geld ohne Wert quand il évoque les sacrifices aztèques et les sacrifices que le fétiche-capital réclame en ce début de XXIe siècle au travers des politiques d’austérité). C’est plus encore sa distinction entre les trois domaines conceptuels de capitalisme, constitution religieuse et de rapport fétichiste, en différenciant aussi les plans d’abstraction théorique, qui retient mon attention.
Je ne connais pas ton commentaire du fameux fragment inachevé de Walter Benjamin - « Le capitalisme en tant que religion » [9], j’ai surtout profité de notre échange pour le relire. Il reste peu pertinent je trouve, car il ne prend pas vraiment appui sur le concept marxien de fétichisme comme triple inversion réelle de la réalité, et semble davantage s’inscrire dans une continuité radicalisée du thème wébérien contenu dans L’Ethique protestante, tout en restant marqué du sceau d’une critique toujours entichée du « réductionnisme phénoménologique » (Kurz). Et même après avoir un peu approfondi le fameux chapitre sur le caractère fétiche de la marchandise dans Le Capital lors de la préparation du Livre sur les passages, Benjamin reste dans une compréhension tronquée, c’est-à-dire très marxiste traditionnelle, du concept de fétichisme. Dans les quelques pages inachevées du fragment, Benjamin affirme qu’il y a « une structure religieuse du capitalisme, non seulement, comme l’estime Weber, en tant que formation religieusement conditionnée [par le calvinisme donc], mais en tant que phénomène essentiellement religieux » (p. 40, je souligne). Benjamin se réduit à faire du capitalisme une simple relation avec Dieu (une religion idolâtre), au travers de pratiques cultuelles permanentes (une « religion purement cultuelle » ; « tout en lui a un sens immédiat qu’en rapport à un culte »), un culte déterminé par la volonté d’un assouvissement impossible d’une culpabilité envers le Dieu (la religion capitaliste comme « premier cas d’un culte non pas expiateur mais culpabilisant »). Car pour Benjamin l’analogie est vraiment prise au premier degré quand il écrit qu’ « il faut voir dans le capitalisme une religion, c’est-à-dire que le capitalisme sert pour l’essentiel à satisfaire les mêmes soucis, tourment, inquiétudes auxquels les religions nommées telles fournissaient autrefois une réponse ». Car à ses yeux, le phénomène religieux n’est pas une question de dogme, de théologie, « d’intérêt ‘‘supérieur’’, ‘‘moral’’ », mais c’est « un intérêt pratique le plus immédiat » (p. 44). C’est à ce niveau-là que Benjamin fait du capitalisme un « phénomène essentiellement religieux », il y a un système généralisé de culpabilité fondé sur « l’absence d’issue collective » spirituelle (c’est là la réappropriation très tôt chez Benjamin – dès le début des années 20 - de la thématique wébérienne du désenchantement du monde et de sa mise en crise de la « religion ») qui génère des « soucis », générant le désespoir, qui entraîne alors le culte capitaliste culpabilisant et sans possibilité de « guérison ». On a ici une théorie assez fonctionnaliste qui présuppose la thèse wébérienne du monde désenchanté fait de désarroi, de doute, d’inquiétude et qui ne sait guère où il va : la religion répond à ces « soucis »[10], au travers d’un culte permanent. Et face à ces soucis, « le christianisme à l’époque de la Réforme n’a pas favorisé l’ascension du capitalisme, mais il s’est métamorphosé en capitalisme » (p. 43). On voit très bien le plan transhistorique sur lequel se place Benjamin, c’est un substrat religieux ayant toujours existé qui mute du christianisme au capitalisme en tant que religion. Pour répondre aux « soucis » déterminés à chaque fois différemment sur le plan historique, une translation (transfert) s’opère du Dieu transcendant au Dieu terrestre, l’esprit passe des « saintes icones des différentes religions » aux « billets de banque des différents Etats ». Benjamin l’exprime ainsi : « ce système [le capitalisme] est pris dans l’effondrement d’un immense monument [et il faut ici entendre le processus wébérien de désenchantement du monde]. Une immense conscience de la faute incapable de s’expier se saisit du culte non pas pour expier cette faute mais pour la rendre universelle, pour la marteler dans la conscience et enfin et surtout pour inclure le Dieu lui-même dans cette faute, pour enfin l’intéresser lui-même à l’expiation » (p. 41). Il y a une sorte de dialectique externe-interne qui est implicitement posée ici : d’un côté nous avons « une immense conscience de la faute » qui semble d’abord externe à la nouvelle religion capitaliste et qui « se saisit du culte » depuis l’extérieur, de l’autre ce culte (la religion capitaliste) permet de redoubler cette « immense conscience de la faute » en la rendant universelle et non expiatoire. C’est ici seulement que Benjamin fait une différence dans sa structure transhistorique de la fonctionnalité du religieux, entre le christianisme (pour lui le catholicisme) et « le capitalisme en tant que religion » (d’où ensuite dans le fragment le développement sur Nietzche). Nous sommes dans le cadre de deux formes apparentées d’une continuité fonctionnelle. Cette nouvelle religion capitaliste fait de cultes sans dogmes, constitue un substitut de religion dans le monde sans religion, c’est un enchantement qui s’inscrit dans le désenchantement wébérien. C’est un désenchantement qui fait place à la fantasmagorie de la marchandise.
A la différence de Michael Lowy qui pense que « dans les écrits de Benjamin des années 1930, notamment le Livre des passages, cette problématique du capitalisme comme religion est remplacée par la critique du fétichisme de la marchandise et du capital comme structure mythique »[11], il me semble que c’est aller là un peu vite en besogne, car même dans les années 30 le concept marxien de fétichisme reste mal compris par W. Benjamin – dans un sens toujours très phénoménologique et tronqué -, et il n’est certainement en rien une « structure mythique » comme l’affirme Lowy sans lui en faire le reproche. Le problème général étant que le concept de fétichisme de Marx – au moins dans le premier chapitre du Livre I du Capital[12] - est un peu plus complexe et se place comme dit R. Kurz, à un niveau d’abstraction plus profond, que le plan où se situe Benjamin. Le chapitre 5 du livre de Lowy, La cage d’acier. Max Weber et le marxisme wébérien (Stock, 2013) s’intitule : « Le capitalisme comme religion : Ernst Bloch, Walter Benjamin et Erich Fromm lecteurs de Max Weber », et il serait intéressant d’y revenir par la suite. Lowy, comme souvent Benjamin quand il parle des « adorateurs », semble renvoyer toutefois le concept marxien de fétichisme « aux formes primitives de l’idolâtrie » (et ce encore dans La cage d’acier, 2013, p. 37) comme lui en fait le reproche Antoine Artous dans Le fétichisme chez Marx, ce en quoi il a raison mais à la condition que l’on conçoive le niveau le plus profond du fétichisme comme inversion réelle et non comme simple représentation inversée de la réalité (travers dans lequel semble retomber Artous lui-même[13]). Le concept de « fantasmagorie » esquissé par Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle, est quoi qu’il en soit sans rapport précis avec l’usage que fait Marx de ce terme dans sa théorie du fétichisme quand il dit que la valeur est une « fantasmagorie ». Au travers de son projet de « rapporter les objets du livre […] à ce que Marx appelle le caractère fétiche de la marchandise », la méprise benjaminienne est que la notion de fantasmagorie qu’il ne cesse d’employer ne désigne pas ce que Marx appelait le caractère fétiche de la marchandise. Chez Benjamin la marchandise comme fantasmagorie n’est que la surface de projection d’un mythe (Horkheimer parlera de « mythologisation, d’une élévation au rang de divinités naturelles ; les lois du marché ne sont pas uniquement le jour, la nuit et le tonnerre [allusion aux personnifications des divinités] de l’époque victorienne mais la moira, le destin pur et simple », Notes critiques, 2009, p. 39), d’une rêverie éveillée, d’une illusion, d’une adoration, la fantasmagorie est une chimère, une représentation nébuleuse qui passe pour la réalité, l’inscrivant surtout dans le cadre du monde imaginaire du capitalisme[14]. Walter Benjamin aplatit pauvrement le concept marxien de fétichisme en pensant que les rapports sociaux du travail se reflètent dans les caractères objectivés, réifiés des produits du travail – les marchandises – sous la forme d’une « fantasmagorie », mais perçue encore comme une simple illusion, un leurre, une tromperie, des « images magiques du siècle » (Benjamin, G.S., I, p. 1153), une simple représentation matérialisée de celles-ci sous la forme d’apparition dans les vitrines, les passages, les expositions universelles. De manière involontaire et sans trop voir le problème, Marc Berdet reprend à son compte la méprise de Benjamin quand il compare au pied de la lettre le fétichisme à un spectacle de fantasmagorie comme il en existait au début du XIXe siècle (avec l’appareil du fantascope), mais où cette fois « les fantasmagories capitalistes, [apparaissent comme] sources d’un divertissement mythologique par les appareils les plus modernes qui distraient l’homme des supports concrets de son existence objective » (je souligne). Ici « le fantasmagore [c’est-à-dire celui qui anime l’appareil] [est] le bourgeois, les travailleurs étant la clientèle de ce genre de spectacle »[15]. Pour Benjamin le fétichisme note Susan Buck-Morss - sans s’apercevoir elle aussi de la méprise -, est « une fausse conscience illusoire, un inconscient collectif pour lequel la réalité revêt la forme distordue du rêve. […] Benjamin misait sur la force explosive des images dialectiques pour faire émerger l’individu de son état de rêve. », car à ses yeux « les images perçues sont des symboles de rêves »[16]. Dans le Chapitre X (« Marx ») du Livre sur les passages, on voit très vite que Benjamin est tributaire de l’interprétation tronquée du fétichisme faite par Karl Korsch qui est abondamment cité[17] (le premier commentateur vraiment intéressant de cette thématique étant Isaak Roubine en 1923). Rolf Tiedemann, qui a rassemblé et édité l’ouvrage sur les passages, a lui bien relevé la méprise de Benjamin au sujet de la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise (simple « superstructure culturelle du XIXe siècle en France »[18]). Il commente notamment le passage suivant : « La propriété qui s’attache à la marchandise pour lui donner son caractère fétiche, appartient à la société productrice de marchandises elle-même, non pas certes telle qu’elle est en elle-même, mais telle qu’elle se présente elle-même et croit se comprendre lorsqu’elle fait abstraction du fait qu’elle produit des marchandises »[19]. « Ce n’était guère la position de Marx poursuit Tiedemann, pour qui au contraire le caractère fétiche de la marchandise consiste en ceci que les caractères de leur travail apparaissent aux hommes tels qu’ils sont, ‘‘comme des rapports objectifs entre personnes et des rapports sociaux entre choses’’ ; la méprise du fétichisme de la marchandise apparait dans l’analyse du Capital comme une méprise objective et non comme une fantasmagorie. Marx aurait été obligé de rejeter l’idée selon laquelle la société productrice de marchandises pourrait faire abstraction du fait qu’elle produit des marchandises autrement qu’en cessant de produire des marchandises et donc en passant à un degré supérieur de formation sociale. Il n’est pas difficile de montrer que Benjamin se méprend sur la théorie de Marx » (R. Tiedemann, p. 23, je souligne). On reste bel et bien dans le concept tronqué de fétichisme – comme une simple représentation inversée d’une « réalité vraie » - tel qu’il a été compris de manière superficielle par le marxisme traditionnel quand celui-ci n’était pas carrément ignoré. Si on voulait « sauver Benjamin » on pourrait essayer de dire que sa réflexion se situe sur un autre plan d’abstraction que celle de Marx, davantage superficiel et phénoménal – et nous pourrions dire qu’il s’intéresse surtout à l’expression visuelle que va prendre le fétichisme. Mais sa compréhension du fétichisme est tellement limitée, qu’il vaut mieux jeter le bébé avec l’eau du bain - au mieux tout un travail consisterait à détourner des analyses de Benjamin pour les remettre sur leurs pattes. Pour finir avec Benjamin, je me réfèrerai rapidement à la partie 6 « Capitalisme et religion » de l’article « Geschichte als Aporie » de R. Kurz. Il me semble aussi qu’il nous faut prendre le temps pour définir ce caractère de métaphysique réelle de la modernité capitaliste et qu’il ne faudrait pas présenter les concepts de capitalisme (rapport de valeur-dissociation), de religion (constitution de forme religieuse) et de fétiche (rapport fétichiste) comme de simples synonymes, ce qui ne pourrait qu’appuyer une trop forte continuité dans l’absolutisation des points communs. Les analogies dont procèdent P. Haarmann me semblent aussi hâtives, quand on finit par balader de la Mésopotamie antique aux Quantitative easing des banquiers centraux, le concept de « magie » ou de « sorcellerie capitaliste » (comme le ferait Isabelle Stengers).
A contrepied de la tendance benjaminienne qui fait du capitalisme la continuation de la religion par d’autres moyens, Norbert Lenoir dans Marx et la double structure de la religion. De l’opium du peuple au fétichisme de la marchandise tente lui de comprendre « la grande différence entre religion et fétichisme de la marchandise » que l’on ne peut pas gommer, me semble-t-il, en présupposant la continuité d’une méta-structure de la valeur qui ne ferait que changer de forme (du symbolique à l’économique). Il a raison de dire que le fétichisme moderne n’a rien d’une simple illusion que la conscience, la raison ou l’athéisme pourrait dissiper. La critique du capitalisme ne peut pas se transformer en une reconnaissance directe de la critique de la religion par les Lumières (Lohoff semble parler de « programme communiste de sécularisation radicale de la société » quand il s’agit de penser un horizon post-capitaliste, « L’enchantement du monde », Krisis, n°29, p. 89), et Kurz, contre cette tendance (qu’il pense reconnaître chez Ulrich, Haarmann et Lohoff) à aplatir le concept de capitalisme sur celui de religion, entend à ce propos mobiliser la critique marxienne des jeunes hégéliens dans L’idéologie allemande. D’autre part, la catégorie de « religion » est problématique et donc toute analogie entre capitalisme et religion devrait déjà se pencher sur ce dernier terme. Selon Kurz, il ne s’agit surtout pas de faire de la religion prémoderne une simple idée superstructurelle superposée sur le chemin du développement transhistorique de l’ontologie du travail (ce qui est encore le cas dans L’idéologie allemande). Plus largement, la catégorie de « religion » et la réalité sociale qui lui correspond, sont déjà je crois un sousproduit, dans le cadre de l’héritage des Lumières, de la rupture radicale - la double fracture dira Alain Guerreau – aux XVIIIe-XIXe siècles avec l’ancien rapport ecclesia qu’opère la nouvelle médiation sociale du travail abstrait qui viendra à constituer la formation sociale capitaliste. « Religion » est une catégorie moderne qui ne peut exister que pour désigner la sphère dissociée où sera cantonnée une réalité sociale - « le religieux » - quand la société du capital constituera lui-même la totalité sociale (A. Guerreau montre que la catégorie de « religion » au sens moderne apparait pour la première fois dans le livre IV du Contrat social de Rousseau). La nouvelle synthèse sociale constituée par la fonction de médiation sociale du travail (le travail abstrait) dans le capitalisme naissant, se devait de dissocier des sphères fonctionnelles qu’il subsumait, et la nouvelle sphère de la « religion » (reposant sur les notions de libre examen, de conscience individuelle et intérieure, rejetées désormais dans la méta-sphère purement privée ; alors que de l’autre côté les fonctions évidées et transformées de l’ecclesia médiévale étaient confiées à un clergé redéfini comme corps d’agents de l’Etat notamment en France à partir du Concordat) était désormais quelque chose de très différent des anciens rapports fétichistes prémodernes. En aucun cas dans la société moderne, la « religion » entre dans le lien social d’ensemble (comme principe de la synthèse sociale), elle ne constitue pas l’espace privilégié où la violence se verra légitimée et une communauté cimentée, et ne constitue pas plus une fonction « superstructurelle » de légitimation de l’ordre social existant comme pourrait le croire le marxisme vulgaire. Au mieux, la « religion » se voit attribuer le rôle d’assistance sociale dans le cadre de la gestion de crise du capitalisme et d’une psychologie d’autodiscipline pour intérioriser les normes anonymes du système du travail abstrait et pas seulement pour les « maillons faibles » de la concurrence. Il suffit de penser à la manifest destiny qui galvanise toujours autant l’autolégitimation des self made mens américains à la seule fin d’embrasser de leurs mâchoires de fer leur prochain sur le marché mondial. Dans la formation sociale capitaliste, le christianisme passe de principe de la constitution sociale à l’état de « culture chrétienne », il lui faut désormais se mesurer avec la critique historique des sources révélées de la religion, avec les critiques des fondements dogmatiques de la théologie, ainsi qu’avec les critiques philosophiques du phénomène religieux. « Bien malgré elles, note Jean-Marie Vincent, elles sont ainsi condamnées à être des religions du désenchantement »[20]. La forme sujet bourgeoise est donc déjà porteuse de l’individuation (donc de la privatisation) du croire contemporain.
La catégorie de « religion » pour ce qui est des sociétés prémodernes, semble peu pertinente. « La ‘‘totalité abstraite’’ des sociétés pré-modernes note Kurz, c’est-à-dire des grandes sociétés agraires, était essentiellement déterminée par un système de fétichisme dont on peut décrire aujourd’hui les restes comme ‘‘de la religion’’ » (Kurz, « Fin de la politique », in Krisis, n°14, 1994, trad. G. Briche, je souligne). Le fait de référer la religion à un domaine spécifique à la modernité, en tant que débris ou « restes » assez différents de ce qu’étaient les constitutions sacrales des sociétés prémodernes, est quelque chose aussi que l’on retrouve dans l’œuvre d’Alain Guerreau (voir « Les inventions issues de la double fracture : politique, religion, économie », dans L’avenir d’un passé incertain), mais pas seulement. Pour la formation sociale spécifique du Moyen âge occidental, c’est Jean-Claude Schmitt qui remarque que l’on ne doit pas parler de religion, « au moyen âge, la religion n’existe pas. Le mot religio existe, mais il désigne avant tout un ‘‘ ordre religieux ’’ ou le lien que consacre le vœu religieux »21. La chose qui pour nous autres modernes est qualifiée de « religion » est pour certains médiévistes, une réalité sociale qui n’existe pas au Moyen Age. C’est « la caritas [qui] constitue remarque Le Goff, le lien social essentiel entre l’homme médiéval et Dieu, et entre tous les hommes du Moyen Age ». Mais plus encore c’est le rapport ecclésia prémoderne (et non la « religion ») poursuit Guerreau, qui constitue la logique d’ensemble de ces sociétés médiévales (« l’épine dorsale » dit Guerreau) c’est-à-dire constitue pour le dire autrement avec Kurz, la matrice de la reproduction sociale fétichiste en exerçant un contrôle étroit de toutes les normes de la vie sociale à tout instant (voir le chapitre « Rapports fétichistes précapitalistes » dans Geld ohne Wert). Nous sommes là dans le cadre d’un « fait social total » au sens de Mauss qui englobe avec le « rapport de dominium » (Guerreau), la totalité concrète médiévale. C’est seulement dans la modernité note Kurz que la « religion » présente des traces d'un modèle purement idéologique, même s’il est entendu que les dimensions matérielles sont toujours palpables sans pour autant que cette « religion » concerne la reproduction sociale dans son ensemble. Les sociétés non capitalistes au contraire, représentent à ses yeux une totalité sociale abstraite où ce que nous prenons pour de la « religion » (qu’il faudrait donc appeler le « rapport ecclesia ») est la forme de base des relations et de la reproduction : c’est un système de codage symbolique posé aveuglément par des traditions déterminées de manière religieuse. C’est en un sens ce que tu évoques quand tu remarques que dans les formations sociales prémodernes, « le contrat avec la divinité englobait toutes les autres interactions » (NCV, p. 6-7). C’est ainsi que dans le livre de Jérôme Baschet La civilisation féodale, on ne trouvera pas dans la seconde partie intitulée « structures fondamentales de la société médiévale » de chapitres dédiés à quelconques « structures économiques » introuvables au Moyen âge. Ce rapport ecclesia – ou pour quitter l’eurocentrisme théorique et au-delà la seule formation médiévale occidentale, les rapports fétichistes précapitalistes - sont sans commune mesure avec la naissance de la « religion » (la « religion naturelle » des Lumières opposée à la « religion révélée » des siècles passés) au XVIIIe siècle. Par ailleurs, dans les sociétés prémodernes ce qu’il serait anachronique de dénommer comme relevant « de la religion », n’a également rien d’une fonction « superstructurelle » de légitimation comme le matérialisme historique et sa théorie des stades ouvrant sur la métaphysique de la fin nécessaire de l’histoire. Au rude matérialisme basesuperstructure encore présent dans L’idéologie allemande (notamment vis-à-vis de la religion), Marx dans Le Capital et les travaux préparatoires a mis en avant la notion de fétiche qui peut nous permettre d’aller au-delà de son précédent concept de religion. Pour Marx, le « matérialisme » a toujours été un « matérialisme social », la « matière » ce sont les rapports sociaux écrit Postone[21], et dans cette vision les formes de conscience ne sont pas les « simples » reflets de la « base », mais sont cette base elle-même saisie sous une autre dimension (cf. Sohn-Rethel qui montre au-delà de l’analyse des contenus de conscience que les formes de conscience sont elles-mêmes l’expression d’une synthèse sociale historique, in La pensée-marchandise). C’est-à-dire que les rapports sociaux entre et dans (incorporés au sens du concept d’habitus de Bourdieu) les individus, sont tout autant des actes « matériels » perceptibles par la sensibilité que des opérations mentales auxquelles correspondent des formes déterminées de la conscience. Les formes de représentations, les « idées », ne sont pas de simples « reflets » des rapports sociaux mais des éléments constitutifs de l’objectivité du social. Les formes sociales historiquement spécifiques y sont donc des formes d’objectivité et de subjectivité sociales. Pour les sociétés prémodernes on peut moins encore conserver une théorie sociale fonctionnaliste de la subjectivité.
Sous-catégorie moderne de cette « religion », en 1757, la transposition par Charles de Brosse des réflexions de David Hume sur le « polythéisme » (Histoire naturelle de la religion) sous une nouvelle catégorie tirée aussi des récits de voyage (notamment de Astley, voir William Pietz, Le fétiche. Généalogie d’un problème, 2005, p. 124), allait faire du fétichisme « l’autre » des Lumières : la capacité des premières religions d’attribuer des « pouvoirs intelligents et invisibles » aux choses et évènements naturels. « A cette tendance de croire en un seul Dieu, prônée par les penseurs chrétiens, les philosophes des Lumières substituèrent l’idée d’une propension humaine à personnifier les objets et les évènements du monde naturel » (W. Pietz, Le fétiche. Généalogie d’un problème, p. 121). Si le polythéisme de Hume induisait « le principe de pouvoirs (divins intentionnels, immatériels et indépendants) le fétichisme de Charles de Brosse suggère que les objets matériels particuliers sont eux-mêmes considérés comme dotés de pouvoirs divins spécifiques (les fétiches). Les dieux de Hume sont ‘‘des pouvoirs invisibles’’. Les fétiches de Charles de Brosse sont des pouvoirs visibles » Cependant l’idéalisme de Hume comme le matérialisme idéaliste de Brosse comprenaient encore ce fétichisme sous le trait d’une personnification dont l’origine était « un processus psychologique donnant forme à une vision illusoire du monde » (Pietz, p.121). Cette « idée-problème » (Pietz) qu’est le fétichisme est encore conçue de manière idéaliste, c’est une croyance (une « façon de penser » dit Brosse inscrite dans la pensée figurative naturelle de l’Homme, un « acte de l’esprit interprétatif » - Pietz) dans un objet « fétiche » conçu comme étant lui-même le pouvoir divin : « pour de Brosses le point central concerne l’attribution de pouvoirs surnaturels et de valeurs religieuses à des entités matérielles. La mentalité superstitieuse est cette ‘‘façon de penser’’ (phrase qui revient presque à chaque page du livre) qui fixe des liens entre des objets visibles singuliers et des pouvoirs de causalité permettant d’atteindre les objectifs désirés » (Pietz, p. 125). De Brosse déplaçait donc le problème de la « religion primitive » du terrain de la théologie (naturelle ou révélée) vers la psychologie irrationnelle, la question n’étant plus celle de la nature et de la manifestation du divin mais celle de l’attitude du croyant envers la nature, le fétichisme devint une manière d’aborder la mentalité religieuse en termes de capacité ou d’inadaptation à connaître la vérité de la nature (telle qu’elle est observée par la raison scientifique). « C’est ainsi que tout en illustrant l’état d’esprit manquant singulièrement de ‘‘lumière’’, le terme théorique ‘‘fétichisme’’ trouva sa place » (Pietz, p. 131). Il rompait avec toute une tradition métaphysique et philosophique qui inscrivait les religions et mythes comme expressions des vérités éternelles de la métaphysique et du logos rationaliste. Maintenant la métaphore et l’anthropomorphisation apparaissait comme l’expression d’une opération men
Mais ce serait une erreur de penser que Marx ne fait que reprendre à son compte ce concept de fétichisme comme représentation inversée de la réalité (qui est celui du marxisme traditionnel). C’est justement ce contre-sens que commet William Pietz (p. 20-21) quand il assimile explicitement la théorie du fétichisme de Marx à celle de De Brosse en se fondant sur une citation de Lucio Coletti qu’il mésinterprète (quand Colleti dit que « la théorie marxiste de la valeur est identique à la théorie marxiste du fétichisme », il n’identifie pas cette dernière à la théorie brossienne du fétichisme). La mécompréhension du fétichisme dans le marxisme traditionnel lui fait reprendre ce concept tronqué comme conscience faussée, et fait dire à Marx que le fétichisme consisterait dans le fait que « les objets matériels transformés en objets marchands dissimulent en fait des relations d’exploitation sociale et détournent par conséquent la conscience de valeurs de la vraie productivité du mouvement travail social vers un mouvement apparent des forces et du prix du marché » (Pietz, p. 17-18). La thèse centrale de Pietz étant de discréditer la théorie du fétichisme dans son ensemble, elle tombe à plat quand il s’agit d’évoquer la théorie marxienne du fétichisme. Il est certain que quand Marx découvre en 1842 le fameux manuscrit de De Brosse publié en 1760, il va à plusieurs reprises utiliser de manière ironique la catégorie de fétichisme dans l’acception des Lumières notamment pour la première fois – la même année - dans La Loi sur les vols de bois, quand il évoque que les « dieux du bois l’emportent et que les hommes sont sacrifiées (éditions des Malassis, 2013, p. 15) ou que « les sauvages de Cuba, s’ils avaient assisté à la séance de la Diète rhénane, n’auraient-ils pas considérés le bois comme le fétiche des Rhénans ? » (ibid.,p. 94). Deux ans plus tard dans les Manuscrits de 1844 Marx refait allusion à l’analogie quand il semble faire du capitalisme une « religion » : « Plus l’ouvrier s’extériorise dans son travail, plus le monde étranger, objectif, qu’il crée en face de lui, devient puissant, plus il s’appauvrit lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. Il en va de même dans la religion. Plus l’homme met de choses en Dieu, moins il en garde en luimême »[22]. Mais ce que Pietz ne voit pas, c’est que Marx dans Le Capital rompt avec ce que Pietz appellera le « concept central d’une nouvelle théorie générale des religions historiques » qui n’est qu’une « façon de penser » fétichiste, quand il s’agira pour lui de forger la nouvelle qualité d’un concept de fétichisme au-delà de l’opposition entre l’idéalisme et le matérialisme, un concept adéquat cette fois à la formation capitaliste. Marx sortira du moins dans le chapitre 1 du Livre I du Capital du concept de fétichisme comme représentation inversée de la réalité (que ce soit la vérité de la nature ou de la réalité sociale) pour parler de triples inversions réelles qui découlent de l’inversion centrale, entre l’abstrait et le concret. Pour ce nouveau concept de fétichisme, la critique de la religion ou l’athéisme sont inopérants pour terrasser l’infâme forme de la marchandise. C’est donc comme le note Gérard Briche « la notion de fétichisme de la marchandise est mise en place par Karl Marx au terme d’un déplacement de la signification du fétichisme religieux, et non par son application (‘‘J’appelle cela le fétichisme’’, [dit] Karl Marx »[23]. Par ricochet, le concept de rapport fétichiste n’a également rien à voir avec le concept de fétichisme de la pensée des Lumière, et dispose lui aussi d’une qualité théorique différente dans la critique de la dissociation-valeur et notamment chez R. Kurz (cf. « Geschichte als Aporie », partie 6).
3.
Brève présentation du thème :
Kurz et la différence entre « religion » et « capitalisme »
Il faut certes être d’accord avec L. Dumont quand il affirme qu’il faut marquer un « accent sur la différence entre ‘‘eux’’ et ‘‘nous’’, et donc entre moderne et non-moderne, comme épistémologiquement fondamentale » (Essais sur l’individualisme, pp. 18-19), pour autant il ne faut pas faire des seules valeurs et de leurs hiérarchies l’élément central de la différence et de la comparaison. Toute comparaison approfondie et solide des formations socio-historiques quant aux logiques sociales d’ensembles (les constitutions) qui déterminent leurs totalités, n’est possible qu’entre deux formations prises comme des totalités sociales incluant les rapports entre humains, entre humains vivants et morts[24], entre humains et non humains, entre humains et « nature », tout en y incluant la reproduction sociale réelle et les formes correspondantes de conscience. Mais dans ce spectre si large, que retenir comme élément déterminant ?
Je résumerai ici à très grands traits - en allant directement aux résultats des démonstrations et sans rentrer dans une discussion approfondie - quelques réflexions de Kurz, notamment celles évoquées dans la section 2 de « Die Substanz des Kapitals » et dans le chapitre 4 de Geld ohne Wert. Selon lui, on l’a dit, les champs conceptuels du capitalisme et de la « religion » ne doivent pas être confondus, car si analogie on peut faire en un sens limité, la genèse historiquement déterminée de la constitution sociale fétichiste prémoderne (le lieu de la substance sociale-historique), l’excédent potentiel fétichiste de ces sociétés, et avec lui, sa cruauté et sa barbarie, tout était différent de ce qui se passe sous le capitalisme (Kurz, 2012, p.87). Tout était différent dans ces diverses formes de fétichismes sociaux, sauf qu’en effet – et c’est la position médiane de R. Kurz là-dessus -, par-delà la différence ontologico-historique fondamentale qui existe entre chaque formation sociale historique on ne peut pas retomber dans une métaphysique de la différence radicale entre les différentes formations sociales (position qu’il identifie à celle de G. Wallner dans Exit !). Comme je l’ai évoqué rapidement au-dessus, selon Kurz, on peut a minima (sans que cela nous embarque dans une théorie de l’histoire trop englobante) les comparer quand à un fondement « universel » et nonontologique (au sens classique, cf. Kurz « Negative Ontologie ») qui doit être présupposé et qu’il faudra justifier. On peut les comparer quant au principe très particulier de leur constitution (pas au sens juridique bien sûr) et ce comme on l’a dit, à un certain niveau élevé d’abstraction. Selon Kurz, Marx esquisse on pourrait dire un concept de fétichisme à un niveau plus abstrait et qui englobe à la fois le fétichisme moderne et la matrice religieuse prémoderne, qui seraient alors deux modes d’autonomisation complétement différents des pensées/actions des hommes. Au premier niveau le plus abstrait du concept, le concept de fétichisme saisit une structure fondamentale de reproduction et de relations non contrôlées, produite « dans le dos » (Marx) des gens de manière inconsciente (« c’est du fétichisme » dit Marx). Dans ce concept non approfondi de fétichisme au niveau le plus abstrait, celui-ci est défini comme des rapports sociaux ou des « produits du cerveau humain », « qui semblent être des figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant des rapports les uns avec les autres et avec les humains ». Toutes ces formations sociales sont constituées en leur noyau sur cette forme d’absence de conscience de soi et des règles aveugles de reproduction sociale. Il évoque ces « rapports sociaux fétichistes » très tôt par exemple dans « Subjektlose Herrschaft » (Krisis, n°13, 1993 – repris dans Blutige Vernunft, Horlemann, 2004) et dans le « Das Ende der Politik » (Krisis, n°14, 1994).
Que le concept de fétichisme soit réintroduit dans la théorie anthropologique n’est pas quelque chose d’inédit : dans un texte intitulé « Le fétichisme comme inventivité sociale. Ou comment les dieux sont des fétiches en cours de construction » qu’un ami avait traduit pour Sortir de l’économie n°4, puis qui est finalement paru dans une autre traduction dans Fin du capitalisme. Possibilités II, David Graeber réintroduit lui aussi quoique d’une autre manière, le concept de fétichisme pour l’utiliser dans le cadre de l’anthropologie des sociétés non-capitalistes. Pour revenir à Kurz, dans ce niveau le plus abstrait, « toute constitution sociale fétiche – y compris donc les constitutions sociales prémodernes – représente une espèce de métaphysique réelle, tant il est vrai que, quelle que soit l’époque considérée, la métaphysique ne se résume jamais à de simples idées et représentations, mais voit en même temps la reproduction sociale réelle, les relations sociales et le ‘‘métabolisme avec la nature’’(Marx) se régler sur elle » (Kurz, « Die Substanz des Kapitals », section 2, traduction provisoire par S. Besson). Le fait que tout se « règle sur elle » est une idée très tôt exprimée par Kurz au travers du concept nouveau de « reproductionfétichiste » (« La fin de la politique », in Krisis, n°14, 1994 ; Adorno parlait encore de manière très restreinte de « l’assujettissement des hommes à la forme chaque fois dominante de la reproduction de leur vie », in Prismes, p. 15) sur lequel on peut s’adosser pour dépasser le substantivisme économique de Karl Polanyi ou le fonctionnalisme de Maurice Godelier. Ce concept de forme sociale fétichiste est donc vraiment un prius des constitutions des formations sociales jusqu’à aujourd’hui. C’est alors, selon Kurz, cette notion profonde de « rapport social fétichiste » qui ne doit prendre que le sens d’une méta-qualité essentielle et négative qui doit ensuite être mis en relation avec les concepts de chaque formation sociale historiquement déterminée et donc être mis en relation avec les concepts de « constitution religieuse » et de « capitalisme » (constitué par le rapport de valeur-dissociation). C’est lui qui nous permettra de porter notre regard sur le rapport de l’identité et de la différence entre les formations sociales et donc établir un rapport comparatif sur les niveaux supérieurs, ceux des formations sociales historiquement déterminées (constitution religieuse et capitalisme).
A partir de ce niveau, dès le début des années 1990, Kurz va évoquer l’histoire de l’humanité depuis ses origines et ce jusqu’à aujourd’hui, moins comme l’histoire de la lutte des classes (puisque à rigoureusement parler, les classes et la forme de leur antagonisme n’existent que dans le cadre de la formation sociale capitaliste[25]) que comme « une histoire des rapports sociaux fétichistes ». Il parlera alors d’une « méta histoire des modes historiques de constitutions fétichistes », comme d’un processus historique faisant passer d’un état de fétichisme à un autre, c’est-à-dire d’une constitution sociale fétichiste à une autre.
Un des critères de différence entre le mode de constitution fétichiste des formations prémodernes correspondant à la « religion » et le fétichisme constitutif du capitalisme, est le couple transcendant/transcendantal que Kurz reprend et développe dans le chapitre 4 de Geld ohne Wert (à partir de la p. 73). Le mode de constitution fétichiste moderne est transcendantal alors qu’il est transcendant pour le monde prémoderne. Dans « Die substanz des Kapitals » et notamment dans la section 2 de la première partie de l’article (où il évoque déjà mais subrepticement la théorie des « deux corps du roi » de Kantorowicz) on retrouvait déjà cette distinction :
« Dans les sociétés prémodernes, toutefois, la métaphysique réelle réglant les relations sociales, les rapports de reproduction et les structures du pouvoir est une métaphysique déterminée en quelque sorte depuis l’au-delà, médiatisée par la projection de la substance absolue et transcendante par excellence : une essence divine absolue, extérieure au monde, que la mythologie ou la religion vont s’attacher à personnifier. Au nombre des avatars terrestres d’une telle essence transcendante projetée, on doit par conséquent compter aussi les structures sociales réelles de la reproduction et de la domination, qui formaient en effet un système de rapports personnels de dépendance et d’obligation. » (Kurz, « Die Substanz des Kapitals », traduction provisoire par Stéphane Besson)
Extrait de Kurz, Geld ohne Wert, p. 73-76 :
« Hier wird nun schon eine wesentliche Differenz der religiösen Konstitutionen zum modernen Kapitalfetisch deutlich. Die kapitalistische Ordnung ist zwar ebenfalls “realmetaphysisch” verankert im Formzusammenhang des “abstrakten Reichtums” und seines “automatischen Subjekts”, des scheinbar sich selbst bewegenden Werts, der in gewisser Weise an die Stelle Gottes getreten ist. Aber es handelt sich dennoch um kein transzendentes Gottesverhältnis mehr. Der Wert ist zwar als Substanzbestimmung physisch “unfassbar” (Marx), jedoch trotzdem nicht schlechthin jenseitig. Das ehemals transzendente Fetischprinzip ist in die durchaus fassbare irdische Erscheinungsform des Geldes eingewandert, in dessen Bewegung oberflächlich die steuernde Matrix sichtbar wird.
Man könnte das Fetischverhältnis jetzt nach einem nicht in diesem Sinne explizierten Ausdruck Kants als “transzendental” (im Unterschied zu “transzendent”) bezeichnen. Die stumme und objektivierte, als selbstverständlich erscheinende Voraussetzung des Erkennens, Denkens und Handelns in der Welt ist aus ihrer jenseitigen Verankerung gerissen und als “innerweltliche” gesetzt, ohne jedoch ein Teil ode rein integrales Moment dieser (natürlichen und sozialen) Welt zu sein ; sonst wâre e skein allen Dingen und Verhältnissen in der Welt bewusstlos vorausgesetztes “Prinzip”. In diesem Sinne ist der Ausdruck Kants fûr das Problem des “Gewissheit” auch von einem affirmative und kategorial unkritischen bürgerlichen Denken des öfteren in seiner frühere “Denkverhältnisse’’ umstürzenden Wirkung benannt worden : “Das war der Paukenschlag, das >a priori< ward mussten einstürzen” (Safranski, 2009, 10). Nur der reste Satz dieser Aussage ist richtig, während der zweite das ideologische Selbsmissverständnis der Moderne reproduziert. Jedes « A priori », das allem Denken und Handeln als nicht mehr hinterfragbare Form vorausgesetzt wird, ist ein metaphysisches. Zwar mussten die Kathedralen der transzendenten alten Metaphysik tatsächlich einstürzen, auch wenn ihre Ruinen Wallfahrtsorte fûr das unbehauste modern Bewusstsein blieben ; aber das was gerade deswegen so, weil an ihrer Stelle nur die Kathedralen der neuen kapitalistischen Realmetaphysik errichtet wurden. Bis in die architektonische Erscheinungsform hinein sind die Geldhäuser und Konzernzentralen (denen die Gewerkschafts – und Parteizentralen längst bis zum Verwechseln ähnlich sehen) als Tempel des apriorischen Prinzips moderner Fetischvernunft identifizierbar. Das transzendentale Prinzip oder Apriori bleibt seinem Wesen nach metaphysisch, wird aber in anderer Weise real, nämlich als dingliche, durchaus nicht jenseitige Erscheinung. Dieses nunmehr unmitelbar irdische realmetaphysische (transzendentale) Wesen muss zwar durch permanente Verhaltensanpassung ebenfalls günstig oder “gnädig” gestimmt warden (Signale des Marktes usw.), aber offensichtlich in ganz anderer Weise als das göttliche höhere Wesen.
Die Götterwelt ist nämlich in dem Sinne transzendent, dass sie empirisch-sinnlich nirgendwo fassbar ist ; die entsprechenden Abstraktionen nehmen keine sichtbare, scheinbar selbständig tätige oder prozessierende Gestalt an, sondern bleiben Phänomene im menschlichen Geist. Ihre objektivierte Verselbständigung kann nicht unmittelbar als solche auftreten, sondern bedarf einer besonderen“Umsetzung” in die materielle Welt. Die symbolischen Darstellungen in Form von Artefakten (Statuen etc.) können nicht den Anspruch erheben, die Götter zu “sein”, was auch allgemein bewusst ist. Die Götter treten also nicht empirisch und leibhaftig auf, sie sind nicht sichtbar irdisch anwesend. Daran ändert es auch nichts, wenn sie “volkstümlich” analog zu einer Existenz im raumzeitlichen Kontinuum oder grobsinnlich ortsgebunden vorgestellt warden, etwa dass der Himmel irgendwo “oben” in der Welt sein oder die Götterresidenz sich gar auf dem sichtbaren Olymp befinden soll. Empirisch anwesend und greifbar sind die Götter oder das göttliche Prinzip in der Welt nie.
Auch der abstrakte Wert als gesellschaftliches Prinzip des modernen Fetischsystems ist nun zwar, wie Marx gezeigt hat, empirisch nirgendwo als solcher zu erfassen und enthält insofern ein transzendentes Moment. Er ist aber dennoch eine Realabstraktion, die nicht nu rim menschlichen Geist existiert, sondern eben in der Form des Geldes auch empirisch-leibhaftig in der Welt erscheint ; und zwar durchaus als verselbständigte prozessierrende Macht, deren Charakter als menschliches Artefakt dabei verschwindet, weil sie eben nicht bloβ symbolische Darstellung ist, sondern direct sichtbare und fühlbar eingreifende, wenn auch unpersönliche Instanz. Das macht die “transzendentale” Qualität aus : Es handelt sich um eine paradoxale “immanente Transzendenz”, ein empirischsinnlich erscheinendes und seldständig agierendes abstraktes, realmetaphysisches Prinzip, das keener besonderen “Umsetzung” mehr bedarf, sondern dieses chon selber in seiner realen Erscheinung liefert. Daraus erhellt schon, dass das so bestimmte Geld etwas anderes sein muss als das scheinbar gleichartige Ding in vormodernen, religiös-transzendent organisierten Sozietäten. »
Je m’arrête là
A te lire et prenons le temps,
Amicalement, Clément
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NOTES :
[1] Je renvoie à la critique de la Dialectique de la raison proposée par Norbert Trenkle, dans « Négativité brisée. Remarques sur la critique de l’Aufklärung chez Adorno et Horkheimer », in Krisis, 2002 : traduction : < http://www.palim-psao.fr/article-negativite-brisee-remarques-sur-la-critique-de-laufklarung-chez-adorno-et-horkheimer-par-norbert-trenkle-55951856.html > ; Postone développe aussi la critique du thème de la domination croissante de la nature par les hommes contenu La Dialectique de la Raison, en montrant que « la destruction croissante de la nature ne doit pas être simplement considérée comme une conséquence de la maîtrise et domination croissante de la nature par les hommes. Ni la critique productiviste du capitalisme ni ce dernier type de critique de la domination de la nature ne distinguent entre valeur et richesse matérielle ; l’une comme l’autre se fondent sur la conception transhistorique du ‘‘travail’’. D’où il résulte que l’une comme l’autre se focalisent sur une seule dimension de ce que Marx saisit comme un développement double, un développement plus complexe. Ces deux positions constituent une nouvelle antinomie théorique de la société capitaliste », etc., Postone, TTDS, op. cit., p. 458 ; voir également R. Kurz, « 20 Thesen gegen die so genannte Aufklärung und die ‘‘westlichen Wert’’ » et « Negative Ontologie. Die Dunkelmänner der Aufklärung und die Geschichtsmetaphysik der Moderne », in Blutige Vernunft. Essays zur emanzipatorischen Kritik der kapitalistischen Moderne und ihrer westlichen Werte, Horlemann, 2004).
[2] A mon sens l’ « écriture » dans son invention ne peut être détachée de la constitution sacrale des sociétés prémodernes et n’apparaît pas plus dans le cadre de notre catégorie moderne d’ « impôt » qui serait anachronique pour de telle société. Cette « écriture » doit être perçue dans le rapport d’ensemble qui la constitue et dont elle fait partie de manière indétachable (sinon on bascule dans l’individualisme méthodologique et sa théorie des « niches » et formes embryonnaires), elle apparaît en effet dans le cadre du rapport sacral des individus aux divinités médiés par le pouvoir. Les paysans égyptiens qui cultivaient la terre ne cherchent pas d’abord à se nourrir (ils n’auront que ce que les dieux leur laisseront après avoir déjà produit pour eux au travers du « sacrifice »), ils sont plongés au niveau global dans le rapport de reproduction-fétichiste qu’ils constituent. Dès leur naissance ils se trouvent dans la cage de fer des rapports sociaux hérités des générations précédentes, qui s’incorpore matériellement et symbolique en eux et entre eux, au cours de leur vie, et qui leur disent qu’ils sont endettés dès leur naissance vis-à-vis du pharaon qui leur avait donné le souffle de la vie mais qu’ils lui devaient aussi de voir revenir chaque année l’eau du Nil chargée de limon qui engraissait le sol qu’ils cultivaient. « C’est cette dette note Godelier qui donnait sens et légitimité aux obligations qui pesaient sur les paysans de se soumettre à diverses corvées pour construire route, temples et palais, et pour livrer chaque année une part de leurs récoltes à ceux qui gouvernaient l’Egypte au nom du pharaon », in Au fondement des sociétés, A. Michel, 2007, p. 40. Nous sommes dans ces obligations non pas face à des « impôts », mais dans les « transferts du troisième type » exigible « juridiquement » dont parle A. Testart, mais qui sont de constitution sacrale au sens de Kurz.
[3] Il serait fastidieux d’en faire l’inventaire : faiblesse des rendements agricoles, faiblesse de la productivité, climats défavorables, goulot d’étranglement qu’aurait constituée la circulation des marchandises sous l’Ancien Régime du fait de l’absence d’un véritable système de routes, etc, l’historiographie bourgeoise ne nous a que trop habitué à ses fausses problématiques que des générations d’historiens ont cherché à résoudre.
[4] Serge Latouche, « Déterminisme économique et pensée anti-systémique : le paradoxe de Wallerstein », in Bulletin du MAUSS, n°17, 1986, p. 118.
[5] Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », in La Crise de la culture, Idées-Gallimard, [1965] 1972, p. 135.
[6] De nombreux intellectuels des Lumières comme Voltaire dans Candide utilisèrent la rhétorique du culte des fétiches pour critiquer également les modernes mais non éclairés (W. Pietz, 2005, p. 137140).
[7] A ses yeux, la critique de la valeur ne tient donc pas du tout le même propos qu’Antoine Artous ou Isabelle Garo pour qui la théorie marxienne du fétichisme dans Le Capital ne relève absolument plus de la matrice de la critique de la religion, voir notamment A. Artous, Le fétichisme chez Marx, Syllepse, 2006, notamment la partie « Religion, aliénation, fétichisme », p. 49-50 ; et I. Garo dans « Le fétichisme chez Marx » (sur internet).
[9] Nouvelle traduction du fragment dans W. Benjamin, Critique et utopie, Payot et Rivages, 2012, pp. 39-44.
[10] A ce sujet W. Benjamin ne nous en dit pas suffisamment – ce sont évidemment de simples notes - mais dans le même fragment on lit : « Les soucis : une maladie mentale qui est propre à l’époque capitaliste. Absence d’issue spirituelle (non pas matérielle) dans la pauvreté, dans l’état de vagabond – de mendiant -, de moine. Un état aussi dépourvu d’issue est culpabilisant. Les ‘‘soucis’’ constituent l’index de cette conscience coupable liée à l’absence d’issue. Les ‘‘soucis’’ naissent de l’angoisse de l’absence d’issue collective, non pas individuelle-matérielle » (p. 43).
[11] M. Lowy, La cage d’acier, p. 146. Il poursuit ainsi : « s’il y a des affinités entre les deux approches – par exemple dans la référence à des aspects religieux du système capitaliste -, les différences n’en sont pas moins évidentes : le cadre théorique est devenu clairement celui du marxisme ».
[12] Il est vrai que dans le Livre III du Capital Marx parle du fétichisme à un niveau plus phénoménologique, différent du niveau qu’il évoque dans le Livre I.
[13] Voir le commentaire d’A. Jappe à ce propos, dans « Aliénation, réification et fétichisme de la marchandise », op. cit., p. 78. Se reporter également à A. Artous, Le fétichisme chez Marx, Syllepse, 2006, notamment la partie « Religion, aliénation, fétichisme », p. 49-50.
[14] Jean-Marie Vincent défend W. Benjamin dans les termes suivants : « A cet égard on peut considérer comme particulièrement significatives et éclairantes les analyses sur la fantasmagorie de la marchandise qui déplacent et amplifient les développements marxiens sur le fétichisme de la marchandise dans le livre I du Capital. […] Benjamin, lui, tente d’aller plus loin en analysant le fétichisme comme lié à des processus d’enchantement aussi bien de la marchandise comme rapport social que des produits matériels. Il y a fantasmagorie dans la mesure où la marchandise est transfigurée et brille de façon ambigüe comme une promesse qui est à la fois tenue et non tenue. En effet la marchandise fascine, parce que les hommes projettent sur elle des images et des forces mythiques qui viennent de rêves éveillés. On pourrait penser que Benjamin s’aventure par-là sur une voie périlleuse, celle d’une conception psychologisante, voire hypnotique du fétichisme. Il n’en est rien, puisqu’il explique la fantasmagorie de la marchandise par l’appauvrissement ou la réduction de l’expérience dans la société capitaliste et de la modernité. Dans les rapports magiques ou religieux du monde [dans les sociétés prémodernes], il y avait une grande profusion de manifestations mimétiques, de mises en relations analogiques, de recherche de correspondances entre les hommes et leur environnement. Le langage lui-même, dans ses aspects poétiques, multipliait lui aussi les constructions analogiques sensibles et suprasensibles dans d’incessants rebondissements. Or, tout cela est profondément atteint par la rationalisation capitaliste, polarisée par la valorisation du capital et les modalités de calcul économique et de production de connaissances qui en découlent. Le désenchantement se fait ainsi dépoétisation du monde, et ce que Benjamin appelle le pouvoir mimétique (cf. Das Mimetische Vermogen in Schriften I, p. 507, 510) cherche à se frayer des voies et des issues dans de très mauvaises conditions en investissant le monde de la marchandise et de la valeur », in Max Weber ou la démocratie inachevée, op. cit., p. 233-234.
[15] Marc Berdet, « La relation base-superstructure chez Walter Benjamin. L’exemple de Grandville », p.4, Congrès international Marx actuel, 2007 : < http://actuelmarx.u-paris10.fr/indexc.htm >
[16] Susan Buck-Morss, Voir le Capital, op. cit., p. 67.
[17] Benjamin reprend la citation suivante de Korsch : « Korsch définit la plus-value comme ‘‘la forme particulièrement ‘‘bizarre’’ que revêt le fétichisme de la marchandise comme ‘‘marchandise force de travail’’ » (K. Korsch, Karl Marx, manuscrit II, p. 53, cité par Benjamin, Paris, capitale du XIX e siècle, op. cit, p. 676), voir aussi la troisième citation de la page 678. Benjamin rapporte (p. 683684) cette citation de Adorno où le fétichisme y est encore conçu comme une représentation inversée de la réalité vraie : « Wisengrund la [la marchandise] définit ‘‘comme un bien de consommation qui ne doit plus en rien rappeler comment il est venu à naître. Il fait l’objet d’une opération magique par laquelle le travail qui y est accumulé apparaît comme surnaturel et sacré à l’instant même où l’on ne doit plus le percevoir comme travail’’ (T.W. Adorno, ‘‘Fragmente über Wagner’’, Zeitschrift für Socialforschung, VII, 1939, 1-2, p. 17) »
[18] Introduction de Rolf Tiedemann (qui a établi l’édition originale allemande), in Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, Les éditions du Cerf, 1989, p. 21.
[19] W. Benjamin, op. cit., p. 683.
[20] J.-M. Vincent, Max Weber ou la démocratie inachevée, éditions Le Félin Poche, 2009, p. 225.
21 Jean-Claude Schmitt, Le corps, les rites, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Gallimard, 2001.
[21] « Dans la critique ‘‘matérialiste’’ de Marx, la Materie [matière] est donc sociale : la matière, ce sont les formes de rapports sociaux. Médiatisée par le travail, la dimension sociale propre au capitalisme ne peut apparaître que sous une forme objectivée. L’analyse de Marx, en découvrant le contenu socio-historique des formes réifiées, se révèle une critique de tous les matérialismes qui hypostasient les formes sous lesquelles le travail et ses objets apparaissent. Cette analyse fournit une critique tant de l’idéalisme que du matérialisme en fondant chacun d’eux dans des rapports sociaux aliénés et réifiés, historiquement spécifiques », Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., p. 254-255.
[22] Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Editions sociales, 1962, p. 57-58.
[23] G. Briche, « Art et modernité. Adorno et le projet critique de l’Ecole de Francfort », dans Illusio, n°12/13, Le Bord de l’eau, 2014, p. 194.
[24] « Les relations aux morts étant constitutives de la société et offrant le cadre global à l’intérieur duquel non seulement tout le détail des échanges des rituels et des fêtes mais aussi ce qu’il y a d’organisation sociale prennent sens », Louis Dumont, « La valeur chez les modernes et les chez les autres », in Essais sur l’individualisme, Seuil, 1983, p. 286. Il faut aussi sur cette question se référer à la thanatologie de Louis-Vincent Thomas.
[25] Je rappelle très rapidement ce que tu sembles méconnaitre (dans ton courrier du 10/04/15, tu écris à mes yeux lapidairement, que « l’exploitation passée aux oubliettes » serait une caractéristique de la mouvance de la Wertkritik), à savoir que ce courant n’a jamais nié l’existence de l’exploitation (ce serait un comble, pour t’en convaincre voir encore la première partie de La Grande dévalorisation de Trenkle et Lohoff), ou celle des classes et de leurs luttes féroces. La critique a toujours porté sur le fait que le marxisme traditionnel avait toujours eu une vision tronquée, aplatie et « classiste » des catégories de l’ « exploitation » (celle justement que tu reprends à ton compte) et de la « survaleur » comme du reste des catégories, et qu’il fallait au contraire les remettre sur leurs pattes, c’est-à-dire les comprendre dans le cadre même du fétichisme de la production de marchandise qui est à la base de toutes les contraintes objectivées du système capitaliste. Les marxistes comprenaient l’exploitation du surtravail comme le moyen d’un but final qui serait de reproduire les classes et donc la domination d’une classe sur une autre. On ne critiquait encore la « survaleur » dans un sens purement superficiel et sociologique, à savoir au sens de son « appropriation » par la « classe capitaliste » (et tout le contexte-forme était renvoyé dans cette vision au travers de la naturalisation des formes basales du capitalisme – travail, valeur, argent et marchandise -, à de simples rapports de volonté et donc à la question de la propriété). Je ne rentrerai pas dans les détails, car on peut facilement démontrer que l’exploitation du surtravail au travers de la production de marchandises ne peut être renvoyée « en dernière instance » à cette lecture classiste traditionnelle (Postone le développe aussi amplement, à sa manière), car elle n’est qu’un moyen ou même la phénoménalisation du principe fétichiste, tautologique et objectif de la dimension temporelle de la valeur qui s’abat comme une forme sociale contraignante sur l’ensemble des individus et classes enfermés dans la cage d’acier de la forme de vie capitaliste. Loin de « passer aux oubliettes », l’exploitation est renvoyée au-delà de la réduction d’une analyse à la phénoménalité sociologique des classes, à un niveau d’abstraction plus élevé et plus fondamental, à la domination impersonnelle, anonyme et concrète du rapport-capital comme sujet automate. Loin d’être abandonnée, la catégorie de l’exploitation est ici considérablement complexifiée. Et c’est dans ce cadre que les individus avec leurs « masques de caractère » et les classes, n’existent que comme les exécuteurs (les « personnifications » dit Marx au niveau particulier) de la logique des composants du rapport-capital au cours de son processus métamorphique (en ce sens la classe capitaliste en tant qu’ ‘‘élite de fonction’’ comme dit Kurz ne peut pas être décrite comme une « classe dominante », mais plutôt comme une « classe profitante ») et que leur lutte n’étaient et ne sont de manière très majoritaires que des luttes immanentes au cadre sous-jacent posé au niveau de l’essence par le capitalisme. Dans ce cadre théorique, le travail et le capital-argent ne sont que deux formes d’agrégation de la même substance du rapport-capital (le travail abstrait) au cours de son procès métamorphique : le travail sera toujours du capital sous sa forme vivante et le capital-argent sera toujours du travail sous sa forme morte. Le « pour soi » des intérêts des classes et de la forme sujet moderne qui personnifient ces rapports sociaux prendront toujours, des deux côtés, la forme de l’« en soi » des sujet-objet que sont déjà les sujets modernes et les classes dans le cadre rapport-fétiche capital. Car le « pour soi » le devient mais juste dans le sens de ce qui est déjà objectivement « en soi ». Dans sa « demande de sujet », la métaphysique de la lutte des classes n’a jamais vraiment saisi l’importance de la connexion logique de la dialectique du sujet-objet (voir Kurz dans Ontologie négative et notamment dans le sous-chapitre « Classes et luttes de classes comme formes de subjectivité bourgeoise », 2003). La recherche d’un sujet-objet censé conduire au-delà d’une unilatérale objectivation négative à laquelle était identifié de manière tronqué le capitalisme, est une lubie métaphysique aujourd’hui toujours plus ridiculisée ; la différence entre des courants « révolutionnaires » ou « réformistes » est sur ce plan, de peu peu d’importance, il suffira de constater au simple plan phénoménal et historique combien le communisme orthodoxe comme hétérodoxe a présupposé l’existence du travail, de la valeur, de l’ « en soi » de la classe en dehors même de la forme sociale fétichiste, etc. Pour davantage de développements en français, cf. Jappe, 2003, pp. 96-105 ; et Postone, 2009, p. 103-113 et 461-477.