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Au printemps 2015 une correspondance commença entre Clément Homs (Sortir de l'économie) et Jean-Pierre Baudet (Les Amis de Némésis) au sujet du texte de ce dernier « La naissance du capital et de la valeur à partir du culte religieux », qui était une présentation condensée de son ouvrage Opfern ohne Ende. Ein Nachtrag zu Paul Lafargue « Religion des Kapitals » (Matthes & Seitz, Berlin, 2012).

   Plus largement ces échanges portent sur la naissance du capitalisme et plus particulièrement sur les questions de l'historicité de la valeur, de l'origine religieuse de l'argent dans les monnaies antiques et primitives (référence au livre de Bernard Laum, Argent sacré), de la pertinence ou pas de l'analogie entre le capitalisme et la religion, de la naturalisation de l'économique et des formes sociales et catégories capitalistes (travail, valeur, argent, marchandise, etc.). L'ouvrage de Robert Kurz, Geld ohne Wert. Grundrisse zu einer Transformation der Kritik der politischen Ökonomie (Horleman, 2012) constitue par certains aspects une des trames de fond de ces échanges (voir la recension d'A. Jappe de cet ouvrage). La première partie de ces échanges a été publiée sur le site des Amis de Némésis.

Ci-dessous la suite en septembre 2015 des courriers de Clément qui poursuit l'échange en deux courriers successifs sur les points suivants :

Dans le premier courrier les deux points suivants seront abordés :

  • Dans le labyrinthe des rétroprojections
  • Quelle « ouverture anthropologique » ?

Dans le deuxième courrier bientôt publié sur Palim Psao :

  • La naturalisation de l’économique
  • De l’analogie entre la religion et le capitalisme
  • Robert Kurz et la différence entre religion et capitalisme

  Ci-dessous en PJ on trouvera le premier de ces deux courriers (non relu) :

1ère partie du courrier de Clément Homs (septembre 2015)

 

Jean-Pierre,

   Comme je te disais, je compte bien continuer nos discussions. Mais dans un de mes premiers courriers j’indiquai que je ne pouvais faire des réponses rapidement - je dispose de trop peu de temps à consacrer à cela -, et ce sont de plus des sujets complexes qui méritent à chaque fois quelques relectures et approfondissements. A la différence de l’oral, une des difficultés de la correspondance est également de ne pas pouvoir vraiment répondre sur tout pour éviter des courriers à rallonge. Déjà que...

   Je reprends donc le fil de la discussion en essayant de ne pas seulement aborder nos derniers échanges du printemps 2015 mais aussi pour y inclure ta communication « La naissance du capital et de la valeur à partir du culte religieux » (abrégée par la suite en NCV) qui aborde, de ce que j’ai cru comprendre, certains points de ton livre Opfern ohne Ende que je n’ai pas lu[1]. Au-delà de la question de l’origine non-économique (et donc religieuse) de la « monnaie » sur laquelle nous sommes entièrement d’accord, le fil conducteur de mon courrier sera l’autre question de fond que tu soulèves, la question du degré de l’analogie entre la « religion » et le capitalisme ou plus précisément le « problème de la continuation de la religion par d’autres moyens ». Les deux sous-questions (qui sont directement liées à cette arête dorsale de la discussion) que je tenterai d’aborder seront celles des aspects méthodologiques pour chercher à saisir catégoriellement de manière adéquate le capitalisme et le « non-capitalisme », mais aussi la question subséquente de l’existence de l’économique (comme pratique et comme idée) dans les sociétés non-capitalistes. Dans la thèse que nous partageons ensemble sur l’origine religieuse de la « monnaie », le point que j’essayerai de discuter sera notamment que cette religion qui comme nous le montre Bernhard Laum « était en elle-même une pratique, matérielle et symbolique pour la circulation des biens » (NCV, p. 6), ne génère pas des comportements qui doivent être interprétés comme étant « économiques ». C’est il me semble une différence entre nos approches. Je tenterai ici de poursuivre notre discussion sur ces trois axes continuellement entremêlés, et qui seront ici artificiellement séparés.

 

1. Dans le labyrinthe des rétroprojections 

   Je te rejoins pour dire que « chaque nouvelle structure s’empare des fragments de l’ancienne pour autant qu’elles lui semblent utiles et elle les ré-agence selon ses propres besoins » (ton précédent courrier). Mais justement, dans le cadre de la question de fond autour de laquelle nous tournons (la continuité et la discontinuité dans le processus d’émergence du capitalisme) : quelle est désormais la nature nouvelle de ce qui a été réagencé, et dans le rapport entre les deux formes d’agencements, reste-t-il une chose commune ou non ? Et si cette chose commune existe, peut-elle être réduite à « de la religion » ?

   En un premier point, je vais reprendre peut-être trop amont les présupposés de notre discussion, en touchant aux aspects méthodologiques, mais cela me semble nécessaire pour au moins me faire mieux comprendre. La question qui constitue à la fois la clé et le point de départ pour saisir de manière adéquate le « problème de la transition » et le délicat problème de la terminologie différenciée à utiliser avant et après l’émergence du capitalisme, est à mon sens la critique nécessaire de la thèse marxiste dominante postulant chez Marx, dans Le Capital, « l’unité du logique et de l’historique ». Les conséquences de « l’interprétation logique » du Capital dans laquelle sillonne depuis ses origines la Wertkritik (A. Jappe, « Catégories logiques et catégories historiques », 2003, p. 89-96) à la suite de Rosdolsky dans La Genèse du capital, n’avaient je crois pas encore été poussées jusqu’au bout dans les années 1990 à l’intérieur de ce courant. C’est chose faite il me semble dans les 8 premiers chapitres d’Argent sans valeur de Kurz (Geld ohne Wert, Horleman, 2012), où est opérée (plutôt sous la forme d’un vaste programme de recherches à engager), une première proposition pour  saisir de manière adéquate la « genèse historique » qui puisse partir pleinement de cette interprétation logique du Capital (au-delà même de certaines contradictions de Marx quant à cette même « genèse logique » mais aussi au-delà d’un état passé de la Wertkritik, cf. la préface du livre « Une révolution théorique inachevée »). Sur les aspects méthodologiques que Kurz aborde abondamment dans son livre, il ne me semble d’ailleurs pas le seul à indiquer le chemin qu’il compte emprunter. L’américain Bertell Ollman, sans tenter la tâche ébauchée au niveau phénoménal par Kurz, développe des choses très proches quand il évoque la nécessité de « faire de l’histoire à rebours » dans Dance of the Dialectic : Steps on Marx’s Method  (une partie traduite dans La mise en œuvre de la dialectique, Syllepse, 2008). Kurz en tire je crois d’importantes conséquences logiques pour comprendre à nouveaux frais, la genèse historique de la formation sociale capitaliste. Et c’est quand même une sacrée révolution.

   Si on se fonde sur la fameuse introduction des Grundrisse, on lit que se sera toujours l’anatomie de la société capitaliste qui sera la clé de compréhension de la société non-capitaliste qui a précédé, et non l’inverse. La « genèse historique », l’ordre chronologique, le « problème des origines », ou tous ceux qui méthodologiquement partent du passé pour rejoindre le présent, ne nous apprendront jamais rien de fondamental sur la « genèse logique » du capitalisme c’est-à-dire sur son fonctionnement. C’est là je crois l’impasse de l’historiographie bourgeoise de Max Weber à Fernand Braudel et ce jusqu’à la World History, mais aussi de l’historiographie marxiste fondée sur l’interprétation « historico-logique » du Capital qui charrie encore derrière elle comme un lourd boulet son ontologie du travail. Et même dans Les Monnaies du lien (PUL, 2012), l’anthropologue Jean-Michel Servet croit encore pouvoir comprendre l’argent moderne en revenant à ses prétendues origines ; je serais par ailleurs assez dubitatif  s’il nous fallait utiliser la thèse de Bernhard Laum (Heiliges Geld) pour essayer de comprendre quoi que ce soit de la forme logique de l’argent au sein du capitalisme. En ce sens où il serait anachronique de comprendre, ou au minimum de faire un lien ou une forte analogie, entre « les origines de la monnaie » et l’argent posé par le rapport-capital une fois pleinement déployé. Tout ceci effacerait la rupture ontologique fondamentale qu’il y a je crois entre des éléments plongés dans des logiques d’ensemble radicalement différentes (des formations sociales historiques comme totalité concrète), ce qui en fait, en substance, des qualités toutes différentes – c’est un des points de mon interrogation au sujet de l’« ouverture anthropologique » au sujet de la compréhension de la valeur que tu évoques, j’y reviendrai. Chercher à comprendre le présent à partir d’une compréhension du passé – y compris au travers d’une analogie forcée -, ne pourrait je crois que projeter en avant une logique passée sur une logique présente, en renversant simplement la méthodologie bourgeoise de la rétroprojection des catégories capitalistes (en aparté, pour y revenir par la suite : « travail », « argent », « valeur », « marchandise », « rapports économiques », etc. – à mes yeux il devient impossible d’utiliser de telles catégories en dehors de la société capitaliste déployée dans sa « genèse logique » - il me semble que ton usage de ces catégories est historiquement trop extensif) sur les sociétés non-capitalistes. Ce qui finalement n’est pas moins anachronique. Cette projection en avant des catégories des sociétés anciennes, sur la formation sociale moderne, autrement dit penser la société capitaliste en son « noyau social » comme dit Postone, à partir des noyaux sociaux ou de segments de rapports sociaux appartenant à d’autres sociétés et des catégories correspondances pour les saisir (qu’elles soient endogènes ou exogènes à ces sociétés), est malheureusement trop souvent une tendance de philosophes, de penseurs et de certains anthropologues, qui essayent toujours de faire des parallèles, des ponts, des analogies, à partir des sociétés très divergentes qu’ils étudient. La philosophie politique de manière générale et celle d’Arendt en particulier[2], le paradigme du don dans le courant maussien[3], ou la catégorie de dépense chez George Bataille, mais même Sahlins dans Au cœur des sociétés quand il balade dans l’histoire humaine un concept transhistorique de « culture » comme le lui a fait remarquer à juste titre Postone (TTDS, p. 274 note de bas de page), tous ces courants s’inscrivent finalement dans le même travers historique. C’est comme pour le concept de raison des Lumières chez Adorno et Horkheimer dans La Dialectique de la Raison qu’ils appréhendent transhistoriquement, en le faisant remonter à la Grèce antique au lieu de le situer dans le processus de constitution de la modernité capitaliste (cf. Norbert Trenkle, dans ses articles de 2003 et 2014). Bien sûr on ne peut aller dans l’excès inverse, le réemploi historiographique des catégories actives dans les sources pose lui aussi problème et sans pour autant tomber dans le piège « nominaliste » qui considèrerait que toute nomination est une pure invention, la lutte pour la vérité et donc le biais de la théorie critique, sont toujours l’horizon de la nécessité et de l’émancipation. Car si pour rendre compte de la réalité historique pour mieux la transformer radicalement, on peut prendre en considération les « luttes de catégorisation » qui apparaissent dans les sources historiques ou dans l’épaisseur du présent (J.-P. Cavaillé, 2015), ce geste serait encore insuffisant s’il n’était pas la pointe d’une théorisation plus globale qui viserait – en partant de l’abstrait au concret – la logique d’ensemble d’une formation sociale historique.

   Il me semble que ce n’est donc qu’en saisissant la genèse logique du capitalisme quand celui-ci est déjà établi sur ses propres bases que nous pourrons ensuite faire une histoire à rebours en remontant sur l’analyse historico-empirique pour saisir ce qui doit être présupposé dans le passé pour y voir surgir la genèse logique sur ses propres bases du capitalisme, il faut en effet commencer par une mise au point non seulement terminologique mais proprement conceptuelle. Le point de départ est nécessairement dans un premier temps le détour par l’abstrait à propos du présent pour ensuite saisir en arrière le concret historico-empirique. C’est donc avec le préalable d’une théorie critique forte de la genèse logique du capitalisme et de sa dynamique immanente (saisies à mes yeux au travers  des courants que sont la Wertkritik et la Wertabspaltungskritik), que l’on peut dans un deuxième temps seulement se poser des questions historiques et comprendre l’émergence historique de la formation sociale capitaliste. En un mot, ce n’est qu’au travers de ce préalable que l’on peut faire de l’histoire. En ce sens où se pencher sur l’émergence historique du « capitalisme » nécessite toujours de définir théoriquement ce dernier, ce qui a toujours été un point aveugle ou le lieu d’une confusion extrême pour la science historiographique bourgeoise. Dans cette étude de l’histoire à rebours, bien sûr il faudrait considérer que le passé est le porteur des présuppositions du présent, comme le présent est le porteur des présuppositions d’un futur qui est encore à venir. Il s’agit ainsi de s’interroger sur ce qui a dû advenir pour que la situation considérée – le capitalisme sur ses propres bases - acquière les qualités et caractéristiques qui sont précisément les siennes. On part du résultat, on l’observe, on le théorise et on déduit ensuite (démarche d’observation sur le niveau historico-empirique du capitalisme et de théorisation sur le niveau logique, puis de déduction), ce qu’il a fallu pour que des phénomènes aussi complexes et la logique derrière eux, apparaissent et fonctionnent comme ils le font sur leurs propres bases. Et plusieurs types de présuppositions semblent devoir être distinguées pour étudier désormais l’histoire à rebours à partir du niveau logique des formes de base du capitalisme et de leur niveau phénoménal-empirique atteint dans la première configuration historique du capitalisme :

  • Ce que le capitalisme requiert pour émerger historiquement (sa genèse historique) : ce sont là les présuppositions d’ordre 1 (ou antérieures ou historiques) qui sont aujourd’hui passées et qui ont fait parties de l’histoire de la formation du rapport-capital. Elles incluent des caractéristiques qui leur viennent de formations sociales précédentes avec leur constitution fétichiste particulière. Ces présuppositions d’ordre 1 se développèrent au sein de la dynamique de la totalité sociale féodale constituée de manière religieuse, elles étaient des aspects liés de façon interne à cette forme de synthèse sociale.
  • Ce que le rapport-capital a besoin pour se développer une fois sa réalité constituée (sa genèse logique) : ce sont là des présuppositions qui sont elles-mêmes pleinement ses propres résultats. Ce sont des conditions que le capital lui-même (se) pose. C’est le principe du présupposé-posé (nous les appellerons des présuppositions d’ordre 2) que Marx a théorisé [4]. Ces présuppositions sont des formes antérieures de leurs propres résultats fonctionnant maintenant comme des présuppositions. Ainsi à ce niveau des présuppositions d’ordre 2, « l’analyse des rapports que les catégories de la société capitaliste développée ont entre elles, remarque Anselm Jappe, ne peut pas se baser sur leur chronologie » (Jappe, 2003, p. 94).

   Une fois que les présuppositions d’ordre 1 immanentes à la totalité sociale constituée de manière religieuse, ont fait leur effet, elles deviennent des présuppositions dépassées (« elles étaient nécessaires à la création du capitalisme remarque Ollman, mais, une fois en marche, le capitalisme n’a pas besoin de les reproduire pour se maintenir »). Elles sont des présuppositions de la genèse historique du rapport-capital qui sont dépassées dans son existence sur ses propres bases. Elles disparaissent avec l’avènement effectif du capital, qui partant de sa propre réalité, pose lui-même les conditions de sa réalisation : 

« Les conditions et les présuppositions du devenir, de la genèse du capital impliquent précisément qu’il ne soit pas encore, mais qu’il devienne seulement ; elles disparaissent donc avec l’avènement effectif du capital, avec le capital qui, partant de sa propre réalité, pose lui-même les conditions de sa réalisation » (Grundrisse, t. 1, p. 400-401).

Cette méthode doit mettre en évidence les moments où la forme de vie sociale capitaliste, renvoie en-deçà d’elle-même, à des constitution-fétiche antérieures (pré-modernes). Pour faire cet examen à rebours du capitalisme existant, il faut théoriquement comprendre les présuppositions et les résultats spécifiquement capitalistes (niveau que saisit la critique de la valeur-dissociation) pour déterminer quelles doivent être les « présuppositions dépassées » et remonter ainsi des présuppositions d’ordre 2 aux présuppositions d’ordre 1 au sein de l’ancienne constitution fétichiste pré-moderne. Cette recherche qui procède à rebours, est donc guidée par les réquisits même du capitalisme. Le passé était le résultat de la formation sociale médiévale, il change de statut est devient la présupposition d’ordre 1 du capitalisme, puis la présupposition dépassée. Un résultat qui avait son noyau dans le passé non-capitaliste, devient la présupposition du capitalisme à venir. Prises comme résultat, les formes du passé sont utilisées comme base de projection dans le présent capitaliste, des tendances et contradictions qui constituent sa propre histoire spécifique. On étudie ainsi à rebours les relations internes qui relient le présent à son passé. La relation entre le passé, le présent et l’avenir est ici une partie de l’interaction présupposition/résultat.

   Le deuxième point découle directement du premier. Pour la modernité rayonnante, il va de soi que les formes de socialisation et les catégories qui lui sont propres, soient déhistoricisées et ontologisées. Le problème est assez bien posé par Pierre Bourdieu (même si lui-même sera incapable de s’y tenir dans sa sociologie de la société kabyle où il naturalisera l’économique et endossera le formalisme économique) :

« Les historiens […] sont souvent d’une naïveté extraordinaire dans l’utilisation des catégories. […] Ce sont les catégories mêmes avec lesquelles on construit l’objet historique qui devraient être l’objet d’une analyse historique. […] Toutes ces notions, tous les mots, les concepts que nous employons pour penser l’histoire sont historiquement constitués ; et bizarrement les historiens sont sûrement les plus portés à l’anachronisme parce que, soit pour faire moderne, soit pour rendre leur travail plus intéressant soit par négligence, ils emploieront des mots actuellement en cours pour parler de réalités dans lesquelles ces mots n’avaient pas cours, ou bien avaient un autre sens » (Bourdieu et Chartier, 2010, p. 29-30).

De très nombreux courants des sciences sociales sont particulièrement sujets à universaliser indûment leurs catégories d’analyse sans s’interroger suffisamment sur la construction socio-historique de ces catégories de pensée que l’on tient trop souvent pour des objets naturels, évidents et transhistoriques, alors que l’évident est construit socialement. Et il existe quantité de ces anachronismes historiques dont il serait fastidieux d’établir une liste, on penser seulement au projet durkheimien d’une « histoire sociale des catégories de l’esprit humain ». Au moins Louis Dumont a eu raison de dire que « la plus grande partie de notre vocabulaire moderne est inadéquat à des fins comparatives » (1985, p. 16) : c’est là tout le problème de la « sémantique historique » comme l’a fait remarquer R. Koselleck (Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, 1990) et à sa suite en parlant du Moyen Age, Alain Guerreau (2001, p. 191-238). Car ici d’identiques catégories pour comparer deux formations historico-sociales, n’ont pas le même poids de réalité sociale et la même signification, elles ne réfèrent pas à une même réalité sociale si elles sont des présuppositions d’ordre 1 ou des présuppositions d’ordre 2, ou encore si c’est une même catégorie utilisée pour saisir un segment de rapport social d’une formation prémoderne, sans que ce segment constitue une présupposition dans la genèse historique du capitalisme. Plus encore, supposons même que « notre » société capitaliste (moderne) et la société observée (prémoderne) présentent toutes deux, selon la pensée moderne absurde, les mêmes éléments A et B (que ce soient un rapport social, un segment de rapport social, ou des éléments idéels et matériels attachées à ceux-ci) : comme l’a noté Louis Dumont, « il suffit que l’une subordonne A à B et l’autre B à A pour que s’ensuivent des différences considérables » (Essais sur l’individualisme, p. 18, je souligne). Utiliser d’identiques catégories pose là encore problème. Il faut ici tirer plus largement, toutes les conséquences du « primat de la totalité » (G. Lukacs) porté par la pensée dialectique comme par l’école sociologique durkheimienne : le tout est quelque chose de plus que la somme des parties. Et à ce compte-là, si A et B s’inscrivent pour la formation moderne dans un rapport social global d’ensemble C (c’est souvent un amas de rapports sociaux, voir Godelier dans Au fondement des sociétés, 2007, qui présente bien ce point) et dans un rapport d’ensemble global D pour la formation prémoderne, alors « notre » société et la société prémoderne ne présentent plus d’identiques éléments A et B, quels que soient le rapport de subordination entre ces derniers. C’est tout le problème des « formes niches », des « interstices », ou des « pores » sociales évoqué déjà par Marx mais de manière encore incohérente et développé par R. Kurz dans le chapitre 3 de Geld ohne Wert. Quand dans un texte médiéval on rencontre le latin vina, a déjà fait remarquer Guerreau, ceci n’est absolument pas une vigne au sens moderne et il serait anachronique de traduire le terme latin par « vigne » ; comme quand deux navigateurs phéniciens de l’âge préclassique échangent des poteries d’huile contre du minerai de fer, ce ne sont pas là des « marchandises » au sens moderne, ce n’est pas là un « échange naturel », et nous n’avons pas plus ici la forme même embryonnaire de l’activité de Wal Mart ou même d’une « vente directe » entre producteurs et consommateurs. La tâche concrète-abstraite du constructeur de cathédrale du XIIIe siècle est également sans commune mesure avec celle de l’artisan en maçonnerie qui construirait un édifice religieux au XXIe siècle, parce qu’elles n’expriment en rien un identique rapport social sous-jacent, ni toutes les médiations sociales qui s’inscrivent dans la particularité historique, ce sont deux formes de praxis sociale historiquement spécifiques à des logiques d’ensemble différentes. Toutes ces catégories (marchandise, travail, argent, valeur, etc.) ne pouvaient pas être indépendantes dans le cadre d’une logique différente et donc ne peuvent pas exister dans des « pores », « niches », « interstices » où elles attendraient leur heure. En ce sens, les pratiques – matérielles et symboliques comme dit B. Laum - qui naissent de la religion dans les sociétés prémodernes, ne sont pas des « rapports économiques » ou des « comportements économiques » comme tu sembles le dire. Il faut les interpréter tout autrement et dans un autre cadre catégoriel que nous n’avons pas encore. C’est un continent constitué de formes de praxis qui est encore pour nous une terra incognita.

   Quoiqu’il en soit, comme le fait remarquer Kurz, cette nouvelle compréhension est très difficile à concilier avec l'idée d'un développement progressif et transhistorique de la forme valeur et de l'argent à un niveau toujours plus élevé. C’est l’approche théorique dite de l’« individualisme méthodologique », qui est caractéristique de la philosophie et de la science bourgeoise dans son ensemble et, en particulier, de l'économie, qui observe une forme d'action de manière isolée et la dissèque sans avoir pris en compte simultanément le contexte social et historique, qui selon Kurz (et plus largement une certaine tradition sociologique) est le seul qui compte. Dans cette approche de l’individualisme méthodologique le tout peut être saisi au travers de l’approche des idéaux-types; mais c’est précisément sur la base de la logique des actions, des structures ou des particules élémentaires individuelles (ici de nature économique) que sont gonflées ou « agrégées » ensuite les quantités de relations relatives à la société au niveau de l’ensemble. Les répercussions de la critique de cette approche sur la détermination du statut de la marchandise et de l'argent dans les contextes historiques différents où ces catégories, selon Marx, prennent seulement le caractère de formes de niche, sont déterminantes et je crois qu’il faut ici suivre R. Kurz jusqu’au bout dans son chapitre 3. La critique explicite de cette approche méthodologique avait une expression réduite, voire nulle écrit-il, dans la théorie de Marx, du fait principalement qu’elle a été largement influencée par elle.

   Dans notre débat, nous sommes donc immédiatement piégés par d’identiques signifiants qui ne réfèrent pas aux mêmes signifiés en ce sens que ces derniers sont inscrits dans des totalités sociales historiques différentes. Pour prendre un seul exemple, il n’y a pas de « travail » dans la réalité sociale d’une formation prémoderne (Jacques Le Goff notera même que « le travail n’est pas un bon sujet pour le Moyen Âge », c’est un « mauvais objet historique », un objet historique « difficile à cerner »[5]). Cette question du vocabulaire employé de manière transhistorique est une difficulté majeure pour rendre intelligible une théorie de la transition entre deux formations sociales. Pour bien se faire comprendre il faudrait de manière rigoureuse et idéale, n’utiliser les catégories modernes que pour parler des présuppositions d’ordre 2 et de ce qui relève de la genèse logique du capital. Et utiliser pour la seule formation sociale capitaliste les catégories de « travail », de « marchandise », de « production », de « mode de production », de « valeur » (au sens du concept de Marx), d’« économie », de « survaleur », « profit », « exploitation du surtravail », etc. (et c’est un point qu’avait assez bien vu J. Baudrillard sur certains aspects au moins dans Le Miroir de la production). C’est le « tournant de la spécificité historique » dans l’analyse de Marx, qu’évoque Postone quand il écrit de façon judicieuse que « les formes sociales catégoriellement saisies par la critique marxienne de l’économie politique sont donc historiquement déterminées et on ne peut les appliquer à d’autres société » (TTDS, p. 194.). Dans Geld ohne Wert, Kurz finalement (au sujet de l’inexistence de l’économie – même enchâssée - dans les sociétés précapitalistes, sur le concept d’ « argent sans valeur », etc.) ne fait que poursuivre ce trait méthodologique fondamental jusqu’au bout. D’autres catégories spécifiques doivent alors être élaborées pour saisir les rapports sociaux et leurs enchevêtrements dans les formations prémodernes (et en dehors d’une référence à Kurz, je rejoins aussi en partie Alain Guerreau et sa conceptualité propre pour saisir la formation sociale du « long Moyen Age »). Chaque formation sociale historique doit alors rigoureusement se comprendre, dans son mode de constitution mais aussi dans « son absoluité à usage interne » (Kurz, « Die substanz des Kapitals », partie 1), et ceci de manière historiquement spécifique, au regard du rapport social fétichiste structurant dans telle ou telle formation, et des rapports sociaux subordonnés correspondants.  

   A ce sujet tu écris dans ton additif à nos échanges que chez Kurz, « le regroupement de 40.000 ans de préhistoire et d’histoire dans une même catégorie me paraît tout à fait dérisoire, comme l’effet d’un état d’hypnose déclenché par le capitalisme », ce qui me semble une méprise. Quand il s’agit de construire les concepts d’ « histoire des rapports fétichistes », de « Constitution sociale fétichiste », d’ « ontologie historique », de « métaphysique réelle » et d’évoquer la différence entre les divers modes de constitution fétichistes dans l’histoire, etc., Kurz travaille la question du lien entre les formations sociales prémoderne au niveau d’abstraction le plus élevé (en partant toujours de l’abstrait pour aller au concret) et non au travers de leurs formes empiriques-concrètes les plus immédiates qui sont bien sûr différentes entre chacune de ces formations sociales post-néolithiques/antiques. Si tu veux simplement dire que la société de l’Egypte prédynastique n’est pas exactement la même que celle de l’Anatolie hellénistique, ou celle de la Rome républicaine, tout le monde sera d’accord… Dans l’article de Kurz Negative Ontologie (2003) comme dans bien d’autres de ses textes, les concepts de « constitution sociale fétichiste » ou d’« histoire des rapports fétichistes » contiennent bien un moment ontologique mais il s’agit d’une ontologie négative, historique (ou plutôt préhistorique) et donc dépassable (même si c’est là tout un débat). Comme le remarque Robson de Oliveira, « cette ontologie négative n’est englobante qu’en tant que concept concernant un ensemble de conditions négatives discontinues dans lesquelles, de manière très diverse, se développe la contradiction entre les individus sensibles et sociaux et leur propre forme négative, à savoir les formes constitutives du fétichisme » (in « L’individu avec le masque de caractère de la forme-sujet bourgeoise », non publié, je souligne). C’est donc seulement à ce niveau le plus abstrait (qui sera celui de la « substantialité négative » au sein de la formation capitaliste, cf. Kurz, « Die Substanz des Kapitals », partie 1) que l’on pourra caractériser la distinction essentielle entre des constitutions-formes sociales historiquement différentes et par là-même établir la rupture (la différence) entre le mode de fétichisme prémoderne et le mode de fétichisme correspondant à la formation sociale capitaliste (différence que Kurz cerne  entre autre par le thème du transcendant et du transcendantal dans Geld ohne Wert, chapitre 4).

 

2. Quelle « ouverture anthropologique » ?

« Quel rapport y a-t-il entre ces monnaies ‘‘primitives’’ liées à la valeur absolue écrivait L. Dumont et notre monnaie au sens moderne, restreint du terme ; et quel rapport y a-t-il entre la valeur au sens général, moral ou métaphysique du terme et la valeur au sens restreint, économique du terme ? »[6].

   C’est un peu la question que nous nous posons. Pour ma part la réponse est aucun rapport, alors qu’il y aurait justement un rapport selon toi. Non que la confrontation avec les théories anthropologiques et les matériaux ethnologiques ne soit pas nécessaire, l’ « ouverture anthropologique » est bienvenue et je pense d’ailleurs que tu es un peu rapide dans ton courrier du 10/04/15 quand tu dis que la Wertkritik n’aborde que depuis récemment les théories anthropologiques (depuis le Kurz de Geld ohne Wert) ou que « l’ouverture anthropologique […] faisait plutôt défaut dans la critique marxienne de l’économie ». A. Jappe s’y est confronté en partie dans Les Aventures de la marchandise dans son chapitre « Le fétichisme et l’anthropologie » (Durkheim, Dumont, Mauss…) et ma contribution « Critique du substantivisme économique de Karl Polanyi » dans Sortir de l’économie n°4 évoque aussi de nombreux débats à ce sujet. Cependant j’aurai des réticences à te suivre pour ce qui est de l’angle proposé pour opérer cette « ouverture anthropologique ». Le lien fait de continuité dans la discontinuité (le nouveau reprend dans l’ancien ce qui lui est utile pour le réagencer autrement) que tu établis entre la valeur symbolique et la valeur économique, entre les « rapports économiques » issus soit disant du culte sacrificiel et « l’économie », aboutit à créer à côté de la valeur symbolique et la valeur économique, un méta-troisième terme commun aux deux qui me semble manquer la question de la nature véritable de la « valeur économique », c’est-à-dire de la valeur saisie chez Marx au travers du travail abstrait. Avec la valeur dont tu fais l’hypothèse, où on finit finalement par parler (je te cite) des « stades de la valeur », de « différents systèmes de ‘‘valeur’’ », de « proto-valeur », de « dimension anthropologique de la valeur » , autrement dit, la valeur, à côté de ce que tu appelles la « valeur symbolique » et la « valeur économique », devient une sorte de troisième terme transhistorique (une sorte de méta-valeur) dont la forme de richesse historiquement spécifique au seul capitalisme (la valeur au sens de Marx) ne serait qu’une forme (un « stade »), dans une continuité/discontinuité avec les formes précédentes (et notamment la valeur d’usage et la valeur symbolique). A te suivre on se retrouverait à défendre depuis le culte religieux, une continuité transhistorique de cette méta-valeur, passant d’une forme antérieure à une forme postérieure, de la valeur d’usage à la valeur symbolique et ensuite de cette dernière à la « valeur économique » : « Ce sont donc chaque fois des mondes vivants (des ensembles anthropologiques) qu’il faut concevoir comme une totalité, et dans lesquels la valeur (ou la proto-valeur) intervient comme clé de voute, tantôt sur le mode économique, tantôt sur le monde symbolique » (ton courrier du 10/04/15).

   La réserve que j’émettrai dans cette « comparaison précise et complète entre la religion et le capital » (NCV) qui recherche « un modèle secret sous-jacent aux deux » (idem), est de retomber sous une forme relookée et différente, dans - quand même – une certaine vision transhistorique de la valeur portée par le marxisme traditionnel (certes, et ce n’est pas rien, sans présupposer une transhistoricité du travail abstrait, ce que tu ne sembles pas faire, bien que par ailleurs tu utilises la catégorie de « travail » de manière transhistorique ce qui devrait à mes yeux être discuté). Au risque de perdre le rapport entre l’identité et la différence, la constitution fétichiste « religieuse » prémoderne et ce qu’il se passe dans son « argent divin », n’est justement pas je crois transférable au capitalisme. Il n’y a pas à en faire une origine ou un lointain antécédent sous une forme symbolique, de la valeur en tant que forme de richesse sociale spécifiquement capitaliste. Au sein de la formation sociale capitaliste, la source de l’abstraction dans le travail abstrait, n’est pas la capacité qu’a eu « l’économie » à « détourner » (ton courrier du 10/04/15) les prétendues « comportements économiques » soit disant générés par le culte sacrificiel et à réagencer autrement la valeur symbolique précédente. Le cœur de ce qui me semble manquer au travers de l’utilisation du méta-troisième terme de valeur que tu présupposes, c’est la source historiquement spécifique de l’abstraction dans le capitalisme (la question du travail abstrait que tu n’abordes pas frontalement) mais aussi le caractère historiquement spécifique de ce qui se passe dans et sous cet « argent divin » prémoderne – c’est-à-dire de manière sous-jacente, au niveau des rapports sociaux. Louis Dumont n’aime d’ailleurs pas trop le terme de « valeur » pour parler des sociétés prémodernes et dit lui préférer celui de « hiérarchie » ou de « idée-valeur »[7].

   Il y a plutôt une « rupture ontologique » (Kurz) entre les deux mondes sociaux (ce dernier interprète surtout la différence entre les deux formes de fétichismes ancien et moderne en reprenant la distinction entre le transcendant et le transcendantal cf. chapitre 4, « Vorkapitalistische Fetischverhältnisse », in Geld ohne Wert), et cette rupture c’est la constitution du travail dans son caractère bifide (abstrait et concret) dans la seule société capitaliste. Ici – et provisoirement peut-être - je suivrai la définition postonienne du travail abstrait (et non la définition kurzienne proposée dans « Die substanz des Kapitals », que je n’ai pas encore vraiment comprise et travailler à fond) : c’est « la fonction de médiation sociale » dans les rapports qu’endosse une activité particulière (le désormais « travail »), qui fait d’elle une abstraction sociale réelle : « Ce qui, sous le capitalisme, rend le travail général, ce n’est pas simplement le truisme selon lequel il est le dénominateur commun à tous les types de travaux spécifiques ; en réalité, c’est sa fonction social qui le rend général. En tant qu’activité socialement médiatisante, le travail est abstrait de la spécificité de son produit, donc de la spécificité de sa propre forme concrète. Chez Marx, la catégorie de travail abstrait exprime ce processus d’abstraction social réel ; elle ne se fonde pas seulement sur un processus d’abstraction conceptuel. C’est en tant que pratique qui constitue une médiation sociale que le travail est du travail en général » (Postone, TTDS, p. 226-227). Cela me semble déterminant et constitue une rupture fondamentale, sans commune mesure, avec ce qui se passe sous et dans « l’argent divin » des formations sociales prémodernes et donc avec la « valeur symbolique » que tu évoques ou avec « l’objectivité de sacrifice » dont parle Kurz.

   J’aurai également une réserve sur la distinction entre le sacré et le profane dans les sociétés prémodernes, il me semble que comme souvent l’étymologie du mot sacrifice (évoquée dans NCV, p. 7) ne nous dit rien du tout sur sa signification, parce que tout y est déjà plongé dans une constitution sacrale. Ce qui est sacrifié au dieu n’est pas plus transformé en une valeur symbolique que ce qui n’est pas sacrifié au dieu (NCV, p. 7) comme si le sacrifice avait libéré un bien de sa « substance terrestre » que tu entends comme une « valeur d’usage » que tu naturalises. Comme si avant le sacrifice il y avait la valeur d’usage et la subsistance des humains confrontés à leurs propres besoins, et qu’ensuite on aurait assisté à « la transformation par le sacrifice de la valeur d’usage en valeur symbolique » (NCV, p. 11). A rebrousse-poil d’une telle vision, les individus semblent immédiatement pris dans le métabolisme qu’ils forment avec leurs rapports sociaux fétichistes ce que j’évoquerai ailleurs. Jacques Cauvin a au moins le mérite dans Naissance des divinités, naissance de l’agriculture, de montrer que même les transformations les plus matérielles qui apparaissent au néolithique n’ont rien de quelque chose de profane ou de terrestre, qu’il faudrait aplatir sur la raison utilitaire, la théorie des besoins, la « valeur d’usage » ou un soit disant métabolisme structurel avec la nature dont on pourrait dériver les formes de la synthèse sociale. Tout cela reste réducteur et anachronique pour comprendre la naissance de l’agriculture, le rapport à la matérialité, etc., dans ces sociétés – comme d’ailleurs dans le capitalisme. Tout y est pris dans la constitution sacrale prémoderne ou dans les « rapports politico-religieux  [qui] jouent le premier rôle dans la fabrication d’une société » (si l’on suit Godelier même s’il faudrait laisser de côté son fonctionnalisme substantiviste [2007, p. 40]). Il devient impossible d’utiliser les concepts marxiens saisissant la « genèse logique » du capitalisme comme surface de projection pour les concepts saisissant l’ancienne forme de constitution prémoderne dans toute sa diversité.

   Je ne saisis toujours pas pourquoi tu ne sembles pas comprendre la notion d’« argent sans valeur » (dans ton additif à nos échanges tu écris : « l’hypothèse d’un argent dépourvu de valeur me semble également vide de sens »). Incompréhension que je n’explique que par ta volonté de comprendre la valeur symbolique dans une continuité assimilatrice avec la « valeur économique » au travers de ce méta-concept vague de « valeur (ou proto valeur) » qui s’incarnerait tantôt dans l’une et tantôt dans l’autre). Et donc de faire du concept de valeur un peu un concept fourre-tout. Au-delà des ambiguïtés de Marx sur le caractère transhistorique ou pas de la valeur, Kurz met en avant la radicalité dont Marx fait preuve dans le volumineux « Chapitre du capital » des Grundrisse : « Le concept économique de valeur ne se rencontre pas dans l'Antiquité [...] Le concept de valeur ressortit intégralement à l’économie la plus moderne, parce qu’il est l’expression la plus abstraite du capital lui-même et de la production basée sur le capital » (Grundrisse, 2011, p. 733). Bien sûr, Marx si l’on regarde d’autres passages n’est pas exempt de contradictions, mais ici dans ce passage difficile de faire plus clair. Postone note encore que si le travail abstrait est un élément historiquement spécifique à la seule société capitaliste (point sur lequel tu sembles d’accord), alors « la valeur est une forme historiquement spécifique de richesse sociale et elle est intrinsèquement liée à un mode de production historiquement spécifique. De toute évidence, le fait que la forme de richesse puisse être historiquement spécifique signifie que la richesse sociale n’est pas la même dans toutes les sociétés. L’étude que Marx fait de ces aspects de la valeur suggère, comme on le verra, que la forme du travail et la fabrique du travail même des rapports sociaux sont différents dans des formations sociales différentes » (TTDS, p. 47, je souligne[8]). C’est aussi ce que dit mais autrement, Jean-Yves Grenier dans L’économie d’Ancien Régime [Grenier, 1996, p. 21] quand il fait remarquer que « l’existence sociale des produits, nécessaire pour qu’ils deviennent des marchandises et acquièrent une valeur d’échange, exige donc un statut historique du travail », et justement « les conditions historiques à l’émergence du travail abstrait ne sont pas celles de l’Ancien Régime » (ibid, p. 21[9]), l’Ancien Régime « exclut le travail abstrait ». Dans ce cadre, nous sommes dans le couple dialectique, où le « concept » de valeur correspond à une réalité sociale sous-jacente et historiquement déterminée, et où vice-versa, la réalité doit générer son « concept » comme « forme objective de la pensée», et donc aussi comme contenu conscient de la réflexion. On ne peut donc pas dire que ce qui pourrait nous apparaître comme de l’ « argent » dans une formation sociale prémoderne, phénoménalise la richesse sociale et la médiation spécifiques que nous cherchons à définir dans la formation sociale capitaliste comme rapport-valeur, donc a minima (même si cela ne suffit pas car cela ne nous dit rien de ce qu’est réellement cet « argent »), nous avons bien un « argent sans valeur » dans certaines de ces sociétés précapitalistes.

   Je me demande si cette incompréhension ne vient pas d’une position différente sur la question de la « valeur » au sens où peut l’entendre la wertkritik, qui en fait un concept et une réalité très spécifiques (voir Postone, TTDS, pp. 191-215), et sur laquelle il serait difficile de projeter les autres notions de « valeur » (valeur au sens moral, au sens métaphysique comme Bien social, au sens de mesure, au sens d’un encodage symbolique, etc.). Tu sembles parfois réduire le concept marxien de valeur à celui porté par le sens commun, de « valeur économique » (que j’entendrai plutôt comme le « prix » qui n’est que la forme phénoménale et visible de la valeur). Chez Marx qui on le sait se situe dans l’héritage de Hegel sur la distinction entre l’essence et le phénomène, la valeur est un phénomène invisible (une « objectivité fantomatique »), suprasensible qui se trouve sur le niveau de l’essence sous-jacente, tandis que le prix palpable est un phénomène visible qui se trouve au niveau de la surface et qui constitue la trame des conditions de vie des individus (et donc des théories économiques bourgeoises qui restent toujours au ras des pâquerettes). La valeur ne serait pas une simple catégorie économique mais plutôt une forme sociale totale, non assimilable donc à la catégorie du sens commun de simple « valeur économique » (elle s’exprime d’ailleurs dans quantité de domaines non-économiques comme la forme du sujet moderne, etc.), qui constituerait à la fois une médiation sociale et également, de ce fait, une forme de « richesse abstraite » spécifique à la seule société capitaliste. Et ce parce que son contenu - sa substance sociale - est toujours au sens de Postone, le travail dans sa fonction socialement médiatisante au sein des rapports sociaux capitalistes (autrement dit le travail abstrait). Tout cela constitue un processus social réel (un « entrechoquement » dit Marx) mais inconscient qui se constitue au travers des actions conscientes des individus, c’est une projection inconsciente (une « fantasmagorie » dit Marx) mais qui tient sa réalité et son objectivité de cette fonction socialement médiatisante bien réelle qu’a le travail dans les rapports sociaux capitalistes uniquement. Du fait de la spécificité de cette forme inédite de synthèse sociale, ce n’est donc bien évidemment jamais une convention sociale consciente (un accord ou l’application partagée d’une sorte de théorie de la valeur-travail comme on le pense parfois). On pourra ici dire que la valeur constitue bien une abstraction sociale réelle, l’expression d’un rapport social fétichiste (c’est uniquement dans ce sens que sera comprise et critiquée la valeur dans la Wertkritik).

   La valeur et la valeur d’échange ne sont également pas la même chose (Marx les distingue clairement pour la première fois dans la 4ème édition du Capital), dans ce sens justement où la valeur d’échange est une catégorie de la surface (alors que tu sembles donner une importance démesurée à cette dernière quand tu parles du capitalisme comme « la transformation contemporaine de la valeur d’usage en valeur d’échange », NCV, p. 11) : c’est un objet concret avec lequel on échange (on « représente ») un premier objet que l’on cherche à échanger. La valeur d’échange est ainsi plutôt une simple forme phénoménale de la valeur, et la valeur est le contenu même de la forme valeur d’échange. La valeur, elle, n’est pas pour Marx un objet concret mais une pure projection fantasmagorique qui donc, dans la réalité réellement inversée du capitalisme, a une forme d’objectivité (elle est une « objectivité de travail abstrait »), elle n’a donc rien de quelque chose d’empirique, que nous pourrions toucher, que nous pourrions mesurer, que nous pourrions repérer dans les statistiques bourgeoises de l’INSEE, de l’OCDE ou dans de la compatibilité d’entreprise. A ce compte-là il faut dire que la marchandise n'a pas une valeur d’échange et une valeur d’usage, elle a plutôt une valeur et une valeur d’usage.

Dans les sociétés non-capitalistes, l’argent sans valeur » contient à l’origine une « objectivité de sacrifice » (Kurz) dans les temps plus reculés, tandis qu’ensuite se constitue bien sur des « prix » (ou disons plutôt des « équivalences » pour prendre toujours le terme de Dumont) donnés à des biens dans les pratiques commerciales, mais ces « équivalences » ne sont pas la forme phénoménale de la valeur et donc du travail abstrait, ils expriment d’autres rapports sociaux historiquement déterminés au travers d’une autre forme de constitution sociale. Il faudrait ici reprendre pour le corriger de fond en comble la typologie polanyienne des formes antiques de commerce (1° : le dit « commerce de dons » ; 2° : le dit « commerce lointain » ou « commerce administré ou par traité » et le dit « commerce de marché » où les prix sont vraiment déterminés par celui-ci – ce que Kurz je pense appellerait le « pur échange »). Car ce dernier ne constitue en rien dans l’antiquité une forme niche du capitalisme (le port de Délos en -167 n’est pas la forme « niche » du port de Shanghai au XXIe siècle), la fonction socialement médiatisante du travail (le travail abstrait) mais tout simplement le travail (dont les deux pôles de son « caractère bifide » sont indissociables et ne peuvent à ce titre exister séparément), n’existe pas dans de telles sociétés, cette médiation sociale générale ne peut donc constituer une forme de richesse sociale spécifique (la valeur au sens de Marx) et donc en surface l’argent et les prix ne représentent pas cette valeur : c’est donc bien un « argent sans valeur » que l’on retrouve dans les sociétés non-capitalistes, y compris dans le « commerce de marché » de Polanyi. C’est surtout étonnant pour moi, car nous sommes d’accord je crois pour dire qu’il y a pas de travail abstrait, même si tu ne sembles pas partager l’idée que le travail ne soit pas assimilable au métabolisme avec la nature, et qu’il constitue une réalité que sous le capitalisme (la face concrète et la face abstraite du travail, n’étant que deux faces inséparables ne pouvant exister de manière séparée).

   D’autre part ne critiquer à l’intérieur de la théorie aristotélicienne que le fait que la monnaie n’aurait pas eu à l’origine sa fonction de moyen d’échange, reste il me semble trop limité. Les allégations d’Aristote déjà fausses aux yeux d’Edouard Will pour la Grèce antique (voir E. Will, « De l’aspect éthique des origines grecques de la monnaie », Revue historique, oct-nov. 1954 - Servet critique aussi cette théorie aristotélicienne des fonctions instrumentales dans Les monnaies du lien) le sont plus encore pour ce qui est de l’argent au sein du capitalisme. On ne peut pas tomber dans les bras de la théorie monétaire bourgeoise qui fait fausse route quand elle confond la richesse abstraite capitaliste (la valeur) avec la « richesse sensible » (Lohoff), comme quand elle réduit l’argent au travers de la théorie instrumentale d’Aristote à la fonction d’un simple moyen d’échange, etc. L’argent ne rend pas les marchandises commensurables dans une société où la marchandise est la forme universelle du produit. L’argent dans une société capitaliste-marchande n’est pas un simple médium entre des producteurs qui seraient réellement indépendants ; dans la société capitaliste, l’argent « est bien plutôt l’expression, la forme phénoménale nécessaire de leur commensurabilité, parce que le travail agit comme activité socialement médiatisante » (TTDS, p. 389). Dans la société capitaliste il est donc l’expression extériorisé d’une forme de médiation sociale déjà constituée par le travail et toute la définition des fonctions instrumentales héritée d’Aristote est alors à passer à la trappe car là n’est pas l’essentiel. L’argent ne médiatise pas socialement une marchandise, car celle-ci dans la société capitaliste n’est pas un objet purement « chosiste » qui devrait être médiatisé par un opérateur extérieur à elle-même, autrement dit dans la société capitaliste la marchandise n’est pas simplement un « bien » qui devrait être introduit dans l’échange par l’argent. Si les biens sous la forme de marchandise n’y circulent pas grâce à l’argent, c’est que les marchandises avant même l’échange, sont déjà des objets auto-médiatisants, des médiations sociales objectivées, elles expriment des rapports sociaux particuliers, en incorporant leur représentation, sous une forme invisible (la valeur) puis lors de sa réalisation dans l’échange, sous la forme matérielle de l’argent puis des prix. La valeur d’une marchandise produite « existe » avant tout échange ou toute circulation dans la mesure où cette marchandise renferme (« présente » dit Marx avec le mot darstellung) déjà du temps de travail abstrait. La marchandise n’est ici que l’enveloppe matérielle transitoire du capital ; l’argent n’est lui aussi, sous la forme du numéraire (Münze) que l’enveloppe matérielle et sensible transitoire que prend la médiation sociale que constitue le travail abstrait dans sa métamorphose processuelle (autrement dit le capital saisit comme rapport social). Sa « substance » qui la rend échangeable ne vient pas de l’échange et de son vecteur l’argent qui aurait endossé la fonction de moyen d’échange, mais de la face abstraite du travail qui s’est représentée dans la marchandise. Comme marchandises, les choses (les biens) y sont déjà produites en tant qu’objet-valeur abstrait privé de qualité sensible, et c’est seulement sous cette forme étrange qu’ils sont socialement médiatisés. Les marchandises donc sont déjà produites comme forme abstraite et morte de travail social effectué. Autrement dit, ce n’est pas l’échange et l’argent qui « abstractifient » les termes échangés, cela est déjà réalisé sous forme inapparente dans la forme de cohésion sociale sous-jacente. Ainsi dans la société capitaliste, l’argent n’est pas une médiation extérieure aux rapports sociaux, comme une médiation universelle en et pour soi, mais il est l’expression de la forme étrange que revêt déjà l’existence de la marchandise, l’expression d’une forme de cohésion sociale par le travail. Il devient à ce titre l’ « abstraction réelle principale » (Jappe). Dans la société capitaliste-marchande, l’argent est l’expression des rapports sociaux capitalistes, il devient une fin en soi sociale générale de la valorisation capitaliste ; sous la forme du capital, l’argent est mis en boucle avec lui-même pour qu’il soit « valorisé », c’est-à-dire pour engendrer, dans un processus social abstrait, « plus d’argent » (de la survaleur).  

Clément Homs, Septembre 2015 

 

Bibliographie

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- Trenkle, Norbert, « Critique de l’Aufklärung. Huit thèses », dans Illusio n°12/13, 2014.

 

 

[1] Pour répondre à ton additif mis en ligne sur le site « Les Amis de Némésis », je voulais préciser que j’ai lu la traduction de l’exposé en anglais que tu as fait sur ton livre Opfern ohne Ende. Je tire donc ta connaissance des thèses de Jorg Ulrich de ce texte où il est évoqué de manière positive  – c’est par ailleurs un auteur qui se réclame de la Wert-abspaltungskritik comme tu ne sembles pas le mentionner, il a également publié un recueil commun avec Robert Kurz et Roswitha Scholz, Der Alptraum der Freiheit (Verlag Ulmer Manuskripte, 2005). Tu ne mentionnes pas également le fait que les textes de Jorg Ulrich du début des années 2000 auxquels tu fais référence, s’inscrivent dans la polémique-débat au sein de la Wertkritik, que l’on pourrait qualifier de querelle de « la continuation de la religion par d’autres moyens ». J’y reviendrai plus loin. Autre point, je n’ai pas une connaissance poussée de l’allemand pour le lire suffisamment correctement et rapidement, je passe souvent par les très nombreuses traductions en portugais réalisées par les camarades brésiliens du site d’Obeco (la version portugaise d’Exit !). Ainsi pour Geld ohne Wert, si j’ai sous les yeux l’original allemand, je ne fais que le « déchiffrer », je regarde systématiquement la traduction portugaise parue chez Antigona à Lisbonne en 2014 (Dinheiro sem valor) qui m’est plus accessible.

[2] On retrouve une bonne critique de toute la tradition de la philosophie politique depuis l’antiquité jusque dans ses auteurs les plus contemporains dans l’ouvrage de Franck Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, L’harmattan, 2011. Christian Höner vient de publier sur Krisis et Streifzüge un texte sur Arendt et la question du travail : http://www.streifzuege.org/2015/arbeit-weltentfremdung-und-eliminierte-pluralitaet

[3] Voir la critique de la compréhension par le courant de la revue du MAUSS, du don au sein de la modernité comme totalité sociale brisée constituée par les rapports de valeur-dissociation dans l’article d’Anselm Jappe, « Le côté obscur de la valeur et le don », in Revue du MAUSS, n°34, 2009 repris dans Crédit à mort, Lignes, 2011.

[4] « Sitôt que le capital existe en tant que tel, il crée ses propres présuppositions, à savoir la propriété des conditions réelles de création de nouvelles valeur sans échange, par son propre procès de production. Ces présuppositions qui semblaient être originellement les conditions de son devenir […] apparaissent maintenant comme les résultats de sa propre réalisation […] comme posées par lui ; non comme conditions de sa genèse, mais comme résultats de son existence », Fondements, tome 1, p. 423-424 (trouver la référence dans une autre traduction, celle de l’équipe de Lefebvre).

[5] J. Le Goff, « Discours de clôture », dans Le travail au Moyen Âge. Une approche interdisciplinaire, Actes du Colloque international de Louvain-la-Neuve, mai 1987, 1990, p. 414 et 424.

[6] L. Dumont, op. cit, p. 286. Si la distinction catégorielle qu’il établit entre les « équivalences » (formations prémodernes) et les « prix » (formations modernes) est intéressante pour évoquer « l’argent sans valeur » au sens de Kurz dans les premières formations (parce qu’évidemment la catégorie de « prix » n’y’est pas la forme phénoménale de la médiation sociale sous-jacente que constitue le travail abstrait). Les quelques pages qu’écrit Louis Dumont à ce propos restent pourtant inabouties : « Quand le taux d’échange est perçu comme lié à la valeur fondamentale de la société [ce qu’il entend par « valeur absolue »], il est stable, et on ne lui permet de fluctuer que lorsque le lien avec la valeur de base et l’identité de la société est rompu ou n’est plus senti, quand la monnaie cesse d’être un ‘‘fait social total’’ et devient un simple fait économique » (ibid.). Que ces « équivalences » prémodernes expriment à l’origine « l’objectivité de sacrifice » (Kurz) puis qu’elles naissent dans la seule circulation comme « lié à la valeur fondamentale de la société » (Dumont), cela me semble juste, mais si Dumont pointe justement ici la dissolution nécessaire de la totalité sociale précédente dans l’émergence de la société moderne, il reste aveugle à la constitution de la nouvelle « objectivité de valeur » (Kurz) qui vient ensuite déterminer ces nouveaux « prix fluctuants » de la société capitaliste. C’est l’émergence du travail dans sa nature bifide, et centralement la « fonction de médiation sociale » (Postone) de cette activité dans les rapports modernes qui va constituer cette nouvelle forme de richesse sociale spécifiquement capitaliste – la valeur.

[7] Qui incluraient, les idées, les croyances, c’est-à-dire les « présuppositions de valeurs » non exprimées, la conception du monde, le « contexte philosophique » sous-jacent au système de valeurs qui comprend donc de nombreuses représentations, « système de représentations (idées-et-valeurs) que j’appelle, pour faire court, idéologie », L. Dumont, Homo Aequalis, p. 284.

[8] Je n’aborde pas ici le problème que pose à la Wertkritik l’inaboutissement de la pensée de Postone quant à l’usage d’un certain concept transhistorique de travail.

[9] Jean-Yves Grenier reste pourtant dans un concept transhistorique du travail dans ce sens où il ne reconnaît une historicité que pour l’émergence du travail abstrait (qui est une catégorie venant après l’Ancien Régime selon lui).

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