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A la différence du marxisme traditionnel et de sa thèse évolutionniste sur les stades successifs des « modes de production » ou de l' « Histoire globale » de Kenneth Pomeranz et son concept transhistorique de travail, le courant « critique de la valeur » (Wertkritik) pense le capitalisme dans les termes d'une rupture violente et fondamentale avec les sociétés précapitalistes (il faudrait plutôt dire non capitalistes). Pour éviter tout anachronisme, les discours sur une prétendue « nature humaine » ou les diverses ontologisations qui sous-tendent l'économie politique bourgeoise et ses avatars historiographiques (notamment le modèle de la commercialisation comme dit Ellen Meiksins Wood), l'émergence du capitalisme ne peut être appréhendée dans une histoire continuiste qui est toujours la marque d'une conceptualité naturaliste et transhistorique. Il faut toujours se garder de rétroprojeter sur toutes les formes de vie sociale depuis la préhistoire et le néolithique, la conceptualité et la subjectivité moderne inscrites dans le contexte muet des rapports fétichistes présents (on pourrait dire la même chose du concept d'Etat, de vie privé, d'argent, d'économie, etc., qui sont rétroprojetés dans l'histoire sur tout et n'importe quoi). Comme a pu le soutenir Robert Kurz (1943-2012), un des principaux insipirateurs de la « Wertkritik », en s'appuyant sur le concept de « révolution militaire » de l'historien Geoffrey Parker, le « big bang de la modernité » a été l'invention des armes à feu qui ont eu des conséquences sociales gigantesques entre les XIVe et XVIIe siècles, en permettant - de manière non volontaire et inconsciente - de faire émerger une nouvelle forme de synthèse sociale opérée par le travail abstrait et ses manifestations (marchandises, argent...). L'argent, le travail, le monde des marchandises, le présent comme nécessité qu'incarne le temps abstrait dans la modernité, sont alors des formes sociales et des catégories historiquement spécifiques au capitalisme qui est bien plus qu'un mode de production ou une infrastructure, il constitue une forme de vie sociale fétichiste, où l'inversion réelle entre les sujets et les objets, entre la valeur en procès (c'est-à-dire le « sujet automate » qu'est le capital comme l'a écrit Marx) est la religion quotidienne.

Depuis plusieurs années, le courant de la « critique de la valeur » telle qu'il a été développé en Allemagne autour de Kurz et des revues Krisis et Exit, s'est fortement appuyé sur les thèses de l'historien français Jacques Le Goff (Kurz revient par exemple sur cet historien dans son dernier ouvrage, « Geld ohne wert », Horleman 2012, dont on retrouvera une recension par A. Jappe dans un numéro de la « Revue des Livres » de l'hiver 2012), notamment sur la non pertinence du concept d'argent pour parler du Moyen Age et sa thèse sur l'inexistence du capitalisme dans cette période. Ce qui différencie très nettement cet historien des thèses de l'historiographie confusionniste pas seulement bourgeoise et universitaire (y compris marxiste), de Henri Pirenne à Fernand Braudel en passant par Jacques Heers et tant d'autres. Il y a chez Le Goff et les historiens sur lesquels il s'appuit (Bernard Clavero, Alain et Anita Guerreau-Jalabert...), un matériau historique et une assise pertinente et fructueuse pour continuer à penser l'émergence de la forme de vie capitaliste. Le Goff est grandement redevable à une historien méconnu du grand public et même mal aimé de la médiévistique positiviste bas de plafond, Alain Guerreau. Cet historien est pourtant un des rares théoriciens de la société médiévale à s’être engagé dans cette démarche d’une grande exigence. Il est notamment l’auteur de deux ouvrages remarquables « Le féodalisme : un horizon théorique » (Le Sycomore, 1980) dont le chapitre 6 est intitulé « Pour une théorie du féodalisme » et « L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Age au XXIe siècle » (Seuil, 2001). L’ambition de Guerreau – « proposer un schéma rationnel du fonctionnement-évolution de l’Europe féodale » - reste inscrite dans la pensée dialectique et plus largement marxienne, avec ce rare intérêt chez un historien pour la réflexion théorique rigoureuse opérant des constructions abstraites inédites. Passant par-dessus bord les interprétations convenues du Moyen Age européen, matérialiste, démographiste, économiste, techno-centrée, Guerreau (dans une filiation théorique explicite avec celle de Godelier sur l'imbrication des rapports sociaux et la subordination de ceux-ci à un rapport social particulier plus important qui les totalise) propose de comprendre la forme de vie sociale de l’Europe féodale selon quatre plans imbriqués les uns dans les autres, mais qui restent constitués par le religieux : le rapport de dominium, les parentés artificielles, les contraintes matérielles et enfin la domination de l’Eglise. Cependant, malgré toute cet immense apport, l'interprétation notamment du rapport de dominium par Guerreau pose des questions et des difficultés. Du point de vue wertkritik, Guerreau reste (comme Le Goff) encore tributaire d'un présupposé qu'ils n'ont pas remis en cause, si bien que la théorie du Moyen Age reste une rupture fondamentale, mais qui sur certains points reste à mi-chemin avec la médiévistique traditionnelle. Guerreau continue à comprendre le rapport multifonctionnel de dominium au travers du substantivisme économique de Karl Polanyi, et notamment de son interprétation par Maurice Godelier. A nos yeux, les soit disantes fonctions économiques inapparentes des rapports sociaux non-économiques (et notamment du rapport de dominium pour Guerreau) de la société médiévale, constituent une thèse qu'il faut aujourd'hui dépasser car trop inscrite dans la naturalisation de l'économique, qui n'est qu'une projection du contexte social muet capitaliste sur des formations sociales passées (nous renvoyons à la lecture de la critique portée au substantivisme économique de Polanyi dans le n°4 de la revue Sortir de l'économie). 

 Ci-dessous, on retrouvera une recension du livre de Le Goff, « Le Moyen Âge et l'argent » (Perrin, 2010, réédité chez Fayard en 2012) parue dans la revue française Sortir de l'économie (n°4, 2012), ainsi qu'un entretien de Le Goff sur cet ouvrage paru dans « Les Lettres françaises  » en janvier 2011.

Bonne lecture,

Clément Homs

 

 

A propos de Jacques Le Goff, Le Moyen âge et l'argent (Perrin, 2010).

 

Un livre « à thèse », mais surtout un livre qui reprend les derniers apports de l'historiographie sur la question. Avec une ouverture à l'historiographie étrangère ce qui est très intéressant quand on n'est pas spécialiste du Moyen Âge. Un livre aussi qui ne semble pas tout à fait terminé, relu et « lissé », car il donne parfois le sentiment que les différents chapitres sont mal agencés dans ce sens où il n’y a pas de véritables transitions. Je ne rapporte pas ici dans cette note la synthèse des matériaux historiques que l’auteur met en oeuvre dans sa démonstration tout au long de son livre, se serait impossible ou très fastidieux, je vais de suite au coeur de sa thèse principale, à son point d’aboutissement (en résumant ici ses chapitres de conclusion).

Le Goff distingue clairement l'historiographie française qui se place dans l'interprétation de Karl Polanyi, de l'historiographie anglo-saxonne (et dans son sillage aujourd’hui « l’histoire globale » de Kenneth Pomeranz, Philippe Norel, etc.) qui n'arrête pas à ses yeux d'enfiler les anachronismes les uns à la suite des autres, en parlant de « marché de la terre », de l'existence de « l'argent », ou encore de la naissance du capitalisme au Moyen Age. Le Goff tient à remarquer que l'historiographie s'est maintenant clairement distinguée d’après lui de la thèse de Fernand Braudel pensant que le capitalisme émergeait dès le XIIe siècle en Italie et à partir du XIIIe siècle en France : c'est pour lui et une grande majorité des historiens rapporte-t-il, un anachronisme complet (même le disciple de Braudel, I. Wallerstein a laissé tomber cette idée). Les thèses de Marx et de Weber ont le mérite à ses yeux de laisser à l'écart le Moyen Age des origines de la société capitaliste. Pour Marx comme pour Weber, on sait que le capitalisme s'impose entre les XVIe et XIXe siècles. Pour Le Goff le Moyen âge n'est donc pas à l'origine du capitalisme, et l'activité des gens au Moyen âge n'a rien non plus du caractère protocapitaliste qu'on lui a attribué (par exemple, à l'inverse du livre de Todeschini, Richesse franciscaine, Le Goff pense que c'est un anachronisme de dire qu'il existe une pensée économique virtuelle chez les franciscains ou chez les scolastiques). C’est là un des grands points que cherche à démontrer ce livre. Comment s’y prend-t-il ?

Pour Le Goff, on ne peut pas plaquer notre vision moderne de l'argent sur ce que l'on continue à appeler à tort « l'argent » au Moyen âge (parlant « d'argent » au Moyen Âge, le titre même du livre est un anachronisme comme le dit son auteur qui n’a choisi ce titre qu’en fonction de règles éditoriales). Parce que, selon lui, l’« argent » n'est clairement pas au Moyen âge une entité économique, sa nature et ses usages relèvent plutôt de conceptions non-économiques [1]. Il n'y a d'ailleurs nulle trace dans les sources historiques du concept d’« argent » en tant que forme monétaire de la richesse. L' « argent » est limité à la monnaie (il n'existe pas de mot « argent » dans les sources, les textes parlent toujours de telle ou telle monnaie particulière, on trouve souvent par exemple le mot « denaio » = denier). Les historiens de l'usure médiévale du fait de leur fascination pour le capitalisme, ont tendance à plaquer des catégories modernes qui vont servir de grille de lecture pour interpréter les sources médiévales. L’historien insiste sur l'importance au Moyen âge d'une économie du salut (M. Weber) et du don, du fait de la domination de la religion (cette thèse de la domination de la religion au Moyen âge est quand même contestée à la marge par certains historiens) comme le pensait Polanyi. Cela rejoint aussi la thèse de Maurice Godelier sur la prééminence des rapports politico-religieux dans les formations sociales non capitalistes [2]. La vertu suprême est donc la « caritas », c'est aussi une valeur sociale qui englobe l'amitié et l'amour, mais c'est surtout elle qui constitue à cette époque le lien social entre Dieu et les hommes, et entre les hommes. Elle est une clé fondamentale pour comprendre le Moyen Age sans anachronismes, c’est-à-dire sans les anachronismes de l’historiographie anglo-saxonne qui rétroprojette de manière universelle les catégories capitalistes sur les noyaux sociaux des formations sociales passées. En faisant référence à l'historienne Guerreau-Jalabert qui lui semble avoir tout dit, Le Goff reprend l'idée que « la diffusion de la monnaie au Moyen âge est à replacer dans un élargissement du don », cet amour de Dieu dans l'homme qui met la charité partout dans les têtes. Guerreau-Jalabert écrit ainsi qu'il faut toujours englober fermement le commerce et l'industrie matérielle « dans un système de valeurs qui est toujours soumis à la caritas » et ces activités n’existent jamais comme elles existeraient dans la société moderne. Il y a toujours ce noyau fondamental des rapports sociaux au Moyen Âge, qui reste toujours la « caritas ». Ainsi, le concept de « bénéfice » au Moyen âge, est d'abord canonique, avant de devenir plus tard bancaire. La banque est également « une pratique de frontière », et toutes les banques du Moyen Age ont fait faillite souvent du fait de l'encastrement social dans lesquelles elles se trouvaient (on connaît le sort des Bardi, Perruzi, etc.). A chaque fois, « le numéraire est mis au service de la communication des biens qui sont une expression de la caritas » explique Bernard Clavero. Le Goff, dans sa thèse précédente sur l'existence d'un « long Moyen Age » qui va déborder sur le XVIe et XVIIe siècles, pense en effet que c'est seulement au XVIIIe siècle, que le concept d'économie et ce qui va avec, sont inventés. Il s'appuie notamment sur le livre de Clavero, La grâce du don. Anthropologie catholique de l'économie moderne, pour montrer que ni le droit, ni l'économie,  n'existent en tant que tels au Moyen âge [3].

 

Clément Homs,

Revue Sortir de l'économie n°4, 2012, pp. 132-133.

 

Notes de bas de page :

 

[1] On peut aussi se reporter sur ce thème au livre, avec ses limites, coordonné par Alain Testart, Les origines de la monnaie, éditions errance ; à la quatrième partie « Monnaies ‘‘ primitives ’’ », du livre de Francis Dupuy, Anthropologie économique, Cursus, Armand Colin, 2008 (2001) ; pour la question des origines sociales et non économiques de la monnaie, voir également les théories de C. Castoriadis et S. Latouche.

[2] Voir M. Godelier, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Albin Michel, 2007.

[3] Pour des vues similaires à celles de Jacques Le Goff, voir Jérôme Baschet, La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Flammarion, 2006.

 

 

Entretien avec Jacques Le Goff

Baptiste Eychart. Une question d’ordre personnel et historiographique pour commencer : après un intérêt pour les questions sociales et économiques du Moyen Âge concrétisé un Que sais-je ?, Marchands et banquiers au Moyen Âge, vous vous êtes tourné vers une histoire sociale des mentalités et vers une anthropologie historique qui ont marqué vos plus grands ouvrages. Pourquoi revenir sur les lieux plus de quarante ans après vos premiers écrits ?

 

Jacques Le Goff. J’étais déjà revenu, dans mon ouvrage La Bourse et la vie, sur ces questions économiques. Les problèmes qui m’intéresseraient alors, c’étaient surtout les rapports entre l’argent, la religion, la société et la culture. Les aspects sociaux et culturels de l’argent en fait. Dans le petit Que sais-je, j’avais accordé pas mal de place au mécénat et à tout ce que l’argent avait permis de réaliser dans le domaine culturel. Et puis en effet, j’ai abandonné ce domaine à proprement parler et tout simplement, comme il arrive si souvent dans la production universitaire, j’ai répondu à une demande. Laurent Theis, un de mes anciens élèves, qui s’occupe du domaine de l’histoire chez Perrin m’a demandé d’écrire un ouvrage sur le Moyen Âge et l’argent, avec en arrière plan plus ou moins l’idée de la crise que nous connaissons actuellement. Comme je ne peux plus sortir, j’ai eu recours à ma bibliothèque et à des textes photocopiés que l’on m’a fait parvenir. J’ai d’ailleurs pu constater que pour une vue d’ensemble que s’efforce d’être cet essai, il n’y a pas grand chose. J’ai tenté une synthèse et comme j’étais toujours très intéressé par les aspects sociaux, culturels – ce qu’on appelle aussi les « mentalités », notion importante et relativement nouvelle mais aussi ambiguë comme je l’ai écrit dans ma contribution Faire de l’histoire –, et notamment ce que l’argent représentait pour les gens du Moyen Âge.

 

BE. Dans votre nouveau livre, Le Moyen Âge et l’argent,  vous avez une formule très claire : « l’argent n’est pas un personnage de premier plan de l’époque médiévale ». Dans ce cas, comment concilier ce constat avec cet intérêt pour l’argent au Moyen Âge qui est le thème de votre livre ?

 

JLG. Une chose que je pressentais et qui m’est apparu en étudiant la question, c’est que l’argent est une notion que le Moyen Âge a ignorée. Cette notion ne s’est en fait imposée que très tardivement : on peut dire que ce fut au XVIIIe siècle. Il n’y a d’ailleurs pas de mot au Moyen Age pour désigner « l’argent » : quand on parle d’« argent » on parle de « métal précieux ». Si, comme je l’ai montré dans plusieurs de mes livres, la notion de « travail » apparaît à cette époque, celle d’argent non. Le premier grand livre où il est vraiment question d’argent au sens moderne du terme est La richesse des nations d’Adam Smith en 1776.

 

En revanche, il ne faut pas confondre l’argent avec l’usage de la monnaie. Une fausse idée que l’on avait sur le Moyen Âge c’est que la circulation des monnaies avait été très restreinte et, en particulier, dans les campagnes. Le Moyen Âge, plus ou moins défini traditionnellement par la féodalité, semblait exclure les monnaies du système féodal. Ce que je pensais depuis longtemps s’est avéré de manière très nette : le système féodal a été profondément pénétré par l’usage de monnaie qui circulaient jusqu’aux campagnes et il n’existait pas de paysans ou de pauvres citadins qui n’auraient jamais eu de monnaie en main. Toutefois, si on y utilisait de la monnaie notamment pour acquérir des biens cela n’a pas fondé un monde autonome qui serait celui de l’argent. Dans les textes en latin, on utilise le mot de pecunia qui veut dire la « monnaie » et non l’argent. Et cela est valable pour les différentes langues vernaculaires du Moyen Age : par exemple « money » en anglais, ne prend sa signification actuelle que tardivement. En français, on dit « les sous ». Et cela est valable pour les différentes langues vernaculaires du Moyen Age : par exemple « money » en anglais, ne prend sa signification actuelle que tardivement. Mon problème a été de montrer comme concilier l’absence d’un domaine désigné par l’argent et la circulation accrue de monnaie. Cela peut sembler paradoxal mais c’est le paradoxe dont a vécu le Moyen Âge.

 

Même si on refuse l’idée que la Moyen Âge fut un monde d’économie naturelle, fondée sur l’autosubsistance ou sur l’économie du don, il semble bien qu’il y a un moment pivot où la monétarisation s’est accélérée. Quel est ce moment ?

 

Au début du Moyen Âge, durant le Haut Moyen Âge, les besoins en monnaie sont faibles et ce sont les monastères qui les satisfont car ils maintiennent une certaine activité commerciale qui leur procure un peu d’argent. Mais la grande partie de ce qui pourrait constituer de l’argent est conservée sous forme de lingot ou d’orfèvrerie. Les trésors des cathédrales et des seigneurs sont des réserves monétaires. Un article de Marc Bloch a bien montré que lorsqu’on a besoin de monnaie, on fait fondre ces objets d’art, pratique qui avait amené Marc Bloch à remarquer que pendant longtemps le Moyen Âge n’avait pas eu l’idée de « l’Art », puisque l’art de l’orfèvre était considéré sans valeur.

 

D’autre part, il y a eu dans l’Occident médiéval, un problème important entre l’or et l’argent. Cet or que l’empire romain se procurait dans des régions lointaines a quasiment disparu dès l’Antiquité tardive et ainsi Charlemagne a supprimé la monnaie d’or au profit du monométallisme de l’argent. Il y a deux grands événements au Moyen Âgequi accélèrent la circulation de monnaie et qui rendent son usage plus fréquent. Ces deux évènements, qui se produisent aux XII-XIIIe siècles, sont la reprise du commerce, et en particulier du commerce méditerranéen, et en même temps l’essor des villes, qui sont des lieux qui ont réclamé une circulation monétaire accrue. Toutefois il ne faut pas oublier que dans la chrétienté, jusqu’à l’exploitation des mines de Bohème à partir du XVe siècle, les mines de métaux précieux étaient rares et peu fécondes. Comme les moyens techniques d’exploitation de ces mines étaient très limités, il y avait un manque de métal précieux et les historiens disent que souvent la chrétienté a été au bord de la famine monétaire. Elle n’y est pas véritablement tombée, notamment en obtenant du métal précieux par des sources étrangères, en Afrique par exemple. On sait qu’une des raisons des expéditions lointaines (dont celle de Christophe Colomb mais il y en a d’autres), c’était pour rechercher des mines d’or et d’argent et que c’est l’abondance des métaux précieux d’Amérique qui a permis au XVIe siècle que commence à naître le capitalisme, un terme et une réalité que j’estime tout à fait impossible pour caractériser le Moyen Âge, me séparant ainsi d’un de mes grands maîtres, Fernand Braudel, qui voyait, lui, un précapitalisme au Moyen-Âge.

 

Cela signifie que si, ni le capitalisme, ni un proto-capitalisme n’ont pu naître à l’époque, le féodalisme reste bien en place et qu’il n’est pas ébranlé par la monétarisation, voire même qu’il peut continuer à se développer…

 

Il y a dans ce j’ai appelé le « Moyen Âge central », un lent recul de certains des aspects du système féodal. Ainsi au treizième siècle, une des bases de la féodalité, à savoir le servage, a pratiquement disparu, sauf rares exceptions comme les serfs du chapitre épiscopal de Paris, du fait des affranchissements. Par ailleurs, les liens internes aux couches seigneuriales – ce qu’on appelle la « vassalités » –, reculent. Rappelons qu’une des raisons des la Guerre de cent ans, c’est le refus du roi d’Angleterre de se reconnaître vassal du roi de France pour les possessions qu’il avait sur le continent à partir du début du XIVe siècle. Toutefois ce n’est pas l’argent qui est la cause de ces disparitions, mais des raisons sociales et politiques. Et, le féodalisme reste bien présent à l’époque, malgré le développement de l’utilisation de l’argent. Il connaît même un nouveau développement dans l’est de l’Europe.

 

Vous faites remarquer que ce qui distingue entre autre l’utilisation de l’argent au Moyen Âge de son utilisation de nos jours, c’est que l’accès aux différents types de monnaie varie selon les couches sociales.

 

Tout à fait. Si les gens ne voyant et n’utilisant pas de monnaie sont rares, le type de monnaie que l’on peut utiliser est très différent selon le niveau social. Les gens qui ont le plus besoin de monnaie sont les marchands et certains bourgeois riches. Ce dont ils ont besoin ce n’est pas de la monnaie d’or, dont la valeur est supérieure à leurs besoins, mais des pièces d’argent ayant une grosse valeur et que l’on nomme de manière significative des « gros d’argent ». Ce qui a le plus circulé dans le peuple, notamment dans les campagnes, c’est une monnaie dans laquelle il y avait peu de métal précieux et que l’on appelait « monnaie noire » ou communément le « billon » et dans lequel on pouvait trouver du plomb.

 

Une des autres particularités monétaires est que les monnaies n’ont pas de sphère d’utilisation étroitement « nationales ». Qu’en était-il ?

 

Il faut distinguer la frappe de la monnaie et sa circulation. En ce qui concerne la frappe de la monnaie, au fur et à mesure que naissait l’État moderne (sous sa forme monarchique en général), les rois ont voulu et ont réussi à se réserver la frappe de la monnaie, alors que dans les premiers siècles du Moyen Âge, de très nombreuses personnes et institutions s’étaient arrogées ce droit. Les rois de France ont décrété et fait admettre qu’ils étaient les seuls à avoir ce droit sur le territoire français. Mais les autres monnaies des autres pays circulaient très largement, ce qui fait que le principal métier concernant l’argent au Moyen Âge était le change. Comme le change se faisait dans les foires notamment de Champagne, à partir du XIIe siècle, sur des bancs, les changeurs furent finalement appelés « banquiers ». On a malheureusement trop souvent confondu les banquiers médiévaux et les banquiers modernes : en fait leurs actions étaient avant tout concentrées sur le change. Le seul progrès financier technique notable est l’apparition au XIVe siècle de la « lettre de change ». C’était un papier qui indiquait que telle personne devait à telle autre personne une somme en une monnaie précisée qui devait être changée, avant une échéance donnée, en une autre monnaie. Dans les foires où les banquiers avaient échangé, notamment en Italie et en Flandres, leurs bancs pour des bureaux, on « changeait » à la demande des possesseurs de ces lettres.

 

Mais les besoins des puissants personnages et des villes ont fait se développer les activités des prêt. Les banquiers ont ajouté à leur métier de changeur, celui de prêteur, même s’il faut dire que souvent les emprunteurs, qui étaient des personnages puissants, ne payaient pas leurs dettes. Il n’y avait pas de moyens, pour les banquiers, de les faire payer. C’est pour cela qu’on voit se développer au XIVe siècle en Italie, des faillites de banquiers.

 

Ce qui démontre que malgré un certain poids économique, la puissance sociale et politique échappe à ces banquiers.

 

Tout à fait. On n’a pas assez insisté sur l’évolution de la plus célèbre famille de banquiers de la fin du Moyen Âge qu’étaient les Médicis à Florence. Plutôt que d’accroître leurs activités économiques, ils ont cherché à se procurer assez d’argent pour obtenir le pouvoir politique et se livrer à un mécénat culturel qu’on connaît bien. On voit que le pouvoir et le mécénat sont des valeurs supérieures à la fortune et à la richesse et ne sont pas forcément liés.

 

Vous avez plaidé pour un long Moyen-Âge durant lequel la lecture des polarisations sociales se ferait tout d’abord par les catégories de potentes/humilies puis par celle de dives/pauper. Que recouvre cette distinction au niveau social et à quel moment un tournant a-t-il lieu ?

 

La transition entre l’usage médiéval de la monnaie et les débuts de pré-capitalisme voit apparaître une nouvelle notion : celle de « riche ». Cette notion était ancienne mais pendant longtemps elle signifiait « puissant », riche en terres, en maison, en pouvoir. Elle ne signifia « riche en argent » que tardivement. Le premier vrai « riche » connu dans toute la chrétienté, fut Jacob Fugger, dit « le riche », mais nous sommes au XVIe siècle.

 

De manière paradoxale, la place plus importante de l’argent, si elle n’a pas ébranlé le système féodal a profondément inquiété les contemporains. L’Église s’est montré très hostile à la figure de l’usurier. Pourquoi ?

 

Pour l’Église, l’usurier était un gibier d’enfer et ce jusqu’au XIVe siècle. Les sculptures le montrent avec sa bourse autour du cou, pleine de monnaies qui l’emporte irrésistiblement vers l’enfer. Toutefois elle, a accepté peu à peu, à partir du XIIIe siècle, et un peu en contradiction avec les ordres mendiants dont l’idéal était la pauvreté, le prêt à intérêt, qu’on appelait l’usure et qui auparavant était complètement condamnée. Il s’est agi dorénavant de l’encadrer, même si l’usurier ne fut pas réhabilité.

 

L’hostilité à l’égard de l’usure a croisé le sort des Juifs en Occident. Dans les villes, on s’adressait souvent à des prêteurs à la petite semaine qui étaient des Juifs. Ils ont laissé dans l’imaginaire, l’équivalence entre « juif » et « argent », « juif » et « richesse ». C’était évidemment faux car même si les Juifs ont eu un rôle de petits prêteurs dans les villes et dans les campagnes, ils n’ont jamais joué le rôle de grands prêteurs qui a été pris en charge par les chrétiens en fait.

 

La chose est d’autant plus intéressante que vous faites remarquer qu’un des principaux objectifs de la papauté fut d’améliorer ses finances, alors qu’à ses côtés s’épanouissaient les ordres mendiants. Y avait t’il hypocrisie ?

 

La papauté n’a jamais beaucoup compté sur les ordres mendiants. Certes, elle a utilisé les ordres mendiants pour la prédication de la foi chrétienne mais non pour prôner une pauvreté générale. Dès le XIIIe siècle, elle a surtout utilisé les dominicains comme inquisiteurs dans la lutte contre l’hérésie dans laquelle l’argent n’avait quasiment rien à voir. L’Église a été le premier État puissant par sa richesse au sens moderne car elle était la seule institution qui avait le pouvoir, non seulement réelle mais aussi spirituelle, de lever de l’argent sur toute la chrétienté. C’est elle qui a été la première à organiser de manière rationnelle ses finances : la première chambre des comptes a été fondée à la fin du  XIIe siècle par le Saint Siège. Donc l’Église a toujours été une grande utilisatrice d’argent mais au XIIIe siècle elle a mis au point un système qui mettait en évidence que, si l’argent n’était pas, comme on l’avait dit auparavant, une tentation diabolique, il devait toujours être compensé, « racheté » en quelque sorte, parce que nous appellerions la « charité », en rappelant que caritas veut dire « amour » en latin. La circulation croissante de l’argent a coïncidé avec l’augmentation suscitée par l’Église de dons charitables et en particulièrement de l’aumône. L’aumône est devenue la réhabilitation nécessaire de l’usage de l’argent et en définitive, comme j’ai essayé de le montrer dans mon livre, l’argent ne pouvait pas prendre la forme de « capital ». Deux historiens, Anita Jalabert et Alain Guerreau ont montré que l’Église avait enseigné que ce qui devait guider l’usage de la monnaie, ce n’était pas la recherche de la richesse, ni une forme de capitalisme mais la grâce et donc la grâce de Dieu. Le capitalisme européen, notamment le « capitalisme rhénan » inclut dans les pratiques économiques, une préoccupation financière et religieuse. Alors que, issu d’un certain protestantisme, le capitalisme américain n’a pas cette préoccupation.

 

Entretien réalisé par Baptiste Eychart.

Jacques Le Goff, Le Moyen Âge et l’argent, Perrin, 2010, 20 €, 245 pages.

Les Lettres françaises, Janvier 2011, N°78.

Tag(s) : #Histoire et critique de la valeur
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