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Les éditions Crise & Critique présentent 

 

des extraits de l’ouvrage

(chapitres 1 à 4)

 

De virus illustribus

 Crise du coronavirus et épuisement structurel du capitalisme

 Sandrine Aumercier, Clément Homs, Anselm Jappe et Gabriel Zacarias

*

A paraître en librairie le 28 août prochain

Aux éditions 

200 pages

Diffusion-distribution : Hobo-diffusion/Makassar

  

   La crise du coronavirus sonnera-t-elle le glas du capitalisme, amènera-t-elle la fin de la société industrielle et consumériste ? Certains le craignent, d’autres l’espèrent. Il est bien trop tôt pour le dire.  Avec la pandémie du Covid-19, un facteur de crise inattendu est apparu – l’essentiel n’est pourtant pas le virus, mais la société qui le reçoit et la lumière crue qu'il jette sur ses coins sombres. La pandémie de Covid-19 est l’accélérateur mais pas la cause de l’aggravation de la situation de crise globale de la société capitaliste mondiale. Il faut donc tenter de comprendre le lien entre la situation actuelle et cet épuisement structurel du capitalisme qu’a mis en lumière la théorie critique de la valeur et qui a commencé dans les années 1960. L’ensemble du processus de crise fondamentale jusque dans ses soupentes abritant la crise de la forme-sujet moderne et ses idéologies d’exclusion (racisme, antisémitisme, antitziganisme, populisme productif néo-nationaliste, social-darwinisme, etc.), doit être le point de départ de l’analyse et de la réflexion sur la crise du coronavirus et les interventions étatiques afférentes.

Avertissement :

Ces extraits constituent une première version des 4 premiers chapitres de l'ouvrage à paraître. Cette version sera actualisée et augmentée pour l'édition papier.

Chapitre 1

Le virus dans le contexte de la crise globale du capitalisme

Chapitre 2

Ce que n’est pas la crise du coronavirus

Chapitre 3

Le Grand confinement du capitalisme : le triomphe de l’État sur l’économie ?

Chapitre 4

Crisis in progress. Du lien interne entre crise du coronavirus, capital fictif et procès de crise fondamental

Chapitre 5

La vie qui peut être si peu : surveillance et survie augmentée

Chapitre 6

The future is uncertain and the end is always near (The Doors)

Chapitre 7

L’État et l’économie vont-ils lâcher leur proie ?

Chapitre 8

« Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ? » (Baudelaire) 

 

 

De virus illustribus

 

 

« Si les métamorphoses de l’argent menant du sacrifice humain à l’objet symbolique de substitution étaient un processus partiel de civilisation sur le terrain non résolu des rapports fétichistes, le fétiche du capital, quant à lui, a mis en route un processus sacrificiel objectivé, qui de ce fait annihile tous les éléments civilisateurs de l’histoire humaine. Les prêtres de sang aztèques étaient bien inoffensifs, voire philanthropes comparés aux bureaucrates sacrificiels du fétiche capital mondial à sa borne interne historique »

Robert Kurz, Argent sans valeur

 

 

 

U

ne quantité invraisemblable de commentaires sur la crise du coronavirus circule déjà dans le champ de la critique du capitalisme. On y rencontre beaucoup d’éléments intéressants, mais rien qui ne soit vraiment percutant. Chacun prêche pour sa paroisse : Žižek voit l’avènement d’une nouvelle forme de communisme, Vaneigem d’un esprit joyeux et solidaire, Latour voit l’occasion de faire le tri entre l’essentiel et le superficiel, Agamben croit voir pointer un nouveau totalitarisme qui nous réduit à la « vie nue », LundiMatin se réjouit que tout soit à l’arrêt, Latouche vend la décroissance comme solution, les écologistes pensent qu’il faut respecter davantage la biodiversité, Naomie Klein n’y voit que la « stratégie du choc », les gauchistes « classistes » la responsabilité des seuls capitalistes « parasitaires », les primitivistes proposent de revenir aux sociétés des chasseurs-cueilleurs, Rob Wallace veut créer un capitalisme « écosocialiste » en soumettant les entreprises à des règles qui réinternalisent les coûts sanitaires de leurs activités, Le Monde diplomatique nous révèle que le problème principal est la casse néolibérale de la santé publique, Piketty y voit l’occasion d’une justice fiscale majeure. L’État islamique y décèle la main de Dieu contre les infidèles et exhorte ses troupes à éviter de voyager en Europe pour y déposer des bombes… Rien de nouveau sous le soleil ?

 

La critique radicale du capitalisme qu’est la critique de la valeur-dissociation parle depuis trente ans de l’« effondrement de la modernisation » (Kurz). Est-ce que nous y sommes ? Ou bien cette crise est-elle d’un caractère fondamentalement différent de ce que la critique de la valeur-dissociation a analysé comme épuisement de la substance-valeur ?  L’économie capitaliste a longtemps démontré une capacité surprenante à retomber sur ses pieds après chaque crise économico-financière, en ajoutant encore un niveau de dettes à son château de cartes. On pouvait même se demander si l’autre front de l’effondrement n’allait pas plus vite : la crise écologique et notamment les conséquences du réchauffement climatique. Longtemps assez absente du discours wertkritisch, la crise écologique ne connaissait, elle, pas de répit, pas de repos, pas de « moment retardant ». On pouvait s’attendre à ce que le réchauffement climatique, la réduction de la biodiversité, la pollution, etc., jettent le capitalisme dans une crise définitive avant même qu’il ait joué toutes ses cartes « économiques » (dont le nombre caché sous la table, ainsi que la disponibilité des populations à se laisser faire, dépassaient en effet toutes les attentes). Personne cependant dans le champ de la critique radicale ne semble avoir prévu qu’un coup aussi dur – s’il sera décisif, on ne le sait pas encore – pour la poursuite de la folle course du capitalisme pouvait provenir d’une pandémie (le peu de gens qui en parlaient, comme Jacques Attali en 2009 ou Bill Gates, se réjouissaient plutôt à l’avance de l’acceptation sociale de nouvelles formes d’autoritarisme que les épidémies pourraient induire[1]). Probablement croyait-on implicitement, même à gauche, que le capitalisme et ses technologies nous avaient libérés, au moins, des épidémies « médiévales ».

 

Que penser alors de cette surprise très peu « divine » ? La crise du coronavirus sonnera-t-elle le glas du capitalisme, amènera-t-elle la fin de la société industrielle et consumériste ? Certains le craignent, d’autres l’espèrent. Il est bien trop tôt pour le dire.  Avec la pandémie du Covid-19, un facteur de crise inattendu est apparu – l’essentiel n’est pourtant pas le virus, mais la société qui le reçoit. Que ce soit l’insuffisance des structures de santé frappées par les coupes budgétaires ou le rôle possible de la déforestation et de l’agriculture industrialisée dans la genèse de nouveaux virus d’origine animale, que ce soit le darwinisme social incroyable qui propose (et pas seulement dans les pays anglo-saxons) de sacrifier les « inutiles » à l’économie ou la tentation pour les États de déployer leurs arsenaux de surveillance : le virus jette une lumière crue sur les coins sombres de la société. 

 

La pandémie de Covid-19 est l’accélérateur mais pas la cause de l’aggravation de la situation de crise globale de la société capitaliste mondiale. Ce nouvel accès de crise économique mondiale liée à la pandémie n’apparaît pas dans le ciel serein d’un capitalisme bien portant. Il faut donc tenter de comprendre le lien entre la situation actuelle et cet épuisement structurel du capitalisme qu’a mis en lumière la théorie critique de la valeur et qui a commencé dans les années 1960. L’ensemble du processus de crise fondamentale jusque dans ses soupentes abritant la crise de la forme-sujet moderne et ses idéologies d’exclusion (racisme, antisémitisme, antitziganisme, populisme productif néo-nationaliste, social-darwinisme, etc.), doit être le point de départ de l’analyse et de la réflexion sur la crise du coronavirus et les interventions étatiques afférentes. Il faut aussi saisir le rôle accru des États dans une compréhension de la relation polaire État-Économie, et montrer le lien entre crise de la valorisation et l’impossibilité grandissante de nombreux États à jouer leur rôle d’administrateur du désastre si la crise perdure. Il faut montrer comment la crise du Covid-19 va accélérer un processus d’affirmation paradoxale du « primat du politique ». D’un côté, les États s’affirment comme administrateurs du désastre et « sauveurs en dernier ressort » du capitalisme (au travers des politiques budgétaires des États et des politiques monétaires des banques centrales). Dans le même temps, la crise de la valorisation détruit le fondement et la légitimité des institutions politiques et produit l’évidement de la politique en sapant les bases de la capacité d’intervention des États. 

 

Chapitre 1

 

Le virus dans le contexte de la crise globale

du capitalisme

 

 

 

 

 

 

L

a crise du Covid-19 apparaît au sein d’une crise majeure de l’économie mondiale. En s’établissant à 2,4% en 2019, sa pire performance depuis la crise financière de 2008, la croissance mondiale a ralenti dans 90 % de la machine à exploiter planétaire (autant dans les économies avancées, que dans les émergentes) et le Fonds monétaire international dépité a fini par inventer à la fin de l’année dernière l’expression de « ralentissement synchronisé » pour décrire la conjoncture économique mondiale[2]. « Dans les faits remarque un observateur, le coronavirus n’a fait qu’accentuer une tendance déjà à l’œuvre. […] Les entreprises de transport maritime ont réduit leur capacité depuis environ août 2018 sur la plupart des voies commerciales »[3].

 

Ce ralentissement est le fait d’une économie mondiale déjà en état de dépérissement sur le plan de l’accumulation réelle de substance de travail abstrait. Le procès fondamental de crise n’a nullement débuté en 2020 sous l’effet du virus ou en 2008 sous l’effet de la crise des subprimes. Il s’origine dans une insoluble contradiction inhérente au capitalisme. La compulsion de productivité ‒ avec ses chaînes de montage industrielles et leurs « bus de terrain »[4], etc. ‒ fait partie de sa dynamique immanente depuis le début et mine structurellement le procès de valorisation parce qu’elle évacue massivement de la sphère de la production la force de travail qui crée de la survaleur (Marx, Grundrisse). Ainsi ce qui sape structurellement et de manière irréversible le capitalisme n’est pas la baisse tendancielle du taux moyen de profit comme se l’imaginent les derniers dinosaures du marxisme traditionnel (communisateurs compris) qui se sont toujours représenté la crise comme un simple moment de l’éternel cycle de la baisse du taux moyen de profit et de la restructuration correspondante de l’exploitation (un mars restructuré et ça repart !). Ce qui asphyxie le capitalisme est la diminution absolue du travail vivant impliqué dans le processus de production immédiat et la chute en conséquence de la masse de survaleur sociale.

 

Les mécanismes de compensation qui consistaient, entre autres, jusqu’à la fin des « Trente glorieuses » (1945-1975), à contrebalancer par l’expansion des marchés la réduction du travail abstrait consécutive à l’augmentation de la productivité, ne marchent plus depuis la troisième révolution industrielle micro-électronique. En raison du niveau de productivité atteint, le travail immédiat dans la production en tant que  source de production de valeur se tarit de plus en plus. C’est là la borne interne du capital. Chaque nouveau niveau supérieur de productivité nécessite de moins en moins de travail vivant pour une quantité croissante de richesse matérielle. Ainsi, le capitalisme en remplaçant toujours plus, dans tous les secteurs de l’exploitation en entreprises, le travail humain par l’automation industrielle et le reste du package de rationalisation de la productivité, sape ses propres bases. Il ne peut faire autrement de par sa logique même et le cadre concurrentiel où chaque entreprise, qu’elle s’appelle Ducros, Findus, Airbus, Toyota, Somfy ou Aldi, essaye d’écraser son concurrent par l’abaissement du prix des marchandises permis par la compulsion de la productivité. On peut décrire le capitalisme comme une société autophage, autodestructrice. Le procès fondamental de crise du rapport-capital est alors un procès de « désubstantification » de sa propre substance, le travail abstrait, et ce, implacablement, du fait de sa propre logique de fonctionnement.

 

Tout ce qui est au cœur du régime d’accumulation depuis quatre décennies n’est plus structurellement un régime d’accumulation auto-entretenu de survaleur réelle ; celle-ci n’était obtenue que par l’exploitation de la masse de travail vivant correspondante. Ce régime-là est terminé, la contradiction interne l’a complètement soufflé avec la troisième révolution industrielle. Miné par sa contradiction interne, pour se survivre, à partir de la fin des années 1970 et sous les auspices du néolibéralisme, le capitalisme de crise n’a pu faire autrement que se restructurer en un nouveau régime d’accumulation reposant sur la multiplication du capital fictif[5], c’est-à-dire sur l’anticipation d’une production future de survaleur. Mais une production de survaleur qui ne viendra finalement jamais du fait de la contradiction interne et des niveaux de productivité très élevés. La finance ici ne joue plus son rôle classique de pompe d’amorçage d’un cycle d’accumulation, en donnant lieu à un endettement qui sera étanché en un second temps par le surgissement d’une accumulation réelle de survaleur. Cette dernière ayant été rognée par le haut niveau de productivité, l’industrie financière est devenue auto-référentielle, car elle doit renouveler des montagnes de titres de propriétés arrivés à terme, par des montagnes plus grandes encore afin d’éviter que tout le château de cartes ne s’écroule. Au cœur de ce régime d’accumulation se trouve ainsi l’inversion de la relation entre capital en fonction et capital fictif. L’industrie financière est devenue non plus l’élément de démarrage d’un cycle d’accumulation réel, mais le moteur même d’un néo-régime d’accumulation sans substance réelle.

 

Depuis les années 1980, l’histoire économique de l’ère néolibérale peut être comprise comme une succession de bulles spéculatives et de vagues de dettes qui ont gagné en ampleur et en élan[6]. Ce sont dès lors ces bulles, les circuits déficitaires et l’endettement généralisé qui portent structurellement un simulacre de conjoncture économique en croissance relative, mais aussi la forme spatiale de cette économie-là, la mondialisation. Le système ne surmonte plus l’éclatement en chaîne des bulles spéculatives successives et des risques d’endettement qu’en passant d’une bulle immense dans une autre plus terrifiante encore, au sein d’une tendance à l’endettement généralisé qui monte inlassablement vers le ciel. Ces bulles reposent souvent sur des secteurs privés innovants « porteurs d’espoirs » pour la multiplication du capital fictif. Après la crise de 2008, le besoin d'un renouvellement des porteurs d’espoirs pour la multiplication exponentielle du capital fictif, s’est vite fait sentir pour regonfler une plus grande bulle spéculative. On a ainsi pu parler d’une « seconde bulle Internet » au début des années 2010, autour des nouveaux outils du Web 2.0 et des entreprises de « plateforme » (Facebook, Twitter, Instagram, LinkedIn, Uber, Deliveroo, Amazon, etc.) et cette nécessité de multiplier le capital fictif a aussi eu pour résultat l’élaboration du concept marketing de « quatrième révolution industrielle » (ou « Industrie 4.0 ») présenté en grande pompe lors de la foire des technologies industrielles de Hanovre en 2011. Cependant, c'est en réalité le secteur public et non le secteur privé[7] qui est devenu le nouveau centre de la multiplication du capital fictif, et ce progressivement depuis les années 2000. La méga-bulle étatique mondiale actuelle se fonde sur les obligations d’État ou les crédits accordés aux États, qui sont devenus pour une partie d’entre eux des valeurs refuge car le risque de ne pas se voir rembourser par certains États paraît moindre aujourd’hui. Cette bulle se fonde donc sur la capacité des États à prélever sur une économie qui, un jour, irait bien mieux que le chaos présent. Ces milliards « viennent du futur », a résumé l’optimiste Prix Nobel d’économie française Esther Duflo, le 7 avril, dans l’émission de TMC « Quotidien ». La société capitaliste mondiale pense ainsi consommer son propre futur. La possibilité de son présent vient de son propre futur. Mais c’est un futur sans avenir, car miné par un présent déjà saisi par la double borne interne et externe (écologique celle-ci) du capitalisme.

 

On touche certainement depuis une décennie aux premières limites d’un capitalisme qui structurellement depuis les années 1980 ne pouvait plus se survivre qu’au travers de cette multiplication exponentielle du capital fictif. Avec une hausse de l’endettement mondial désormais à hauteur de 322 % du PIB mondial au troisième trimestre 2019 (soit 255 000 milliards de dollars), touchant en particulier les pays émergents, et des taux de croissance de plus en plus faibles, le spectre du krach financier mondial de 2007-2008 hante partout toutes les têtes, car les conditions qui en étaient les causes, loin de disparaître, n’ont cessé de s’élargir monstrueusement. Toute l’économie mondiale est désormais collée au mur.

 

Chapitre 2

 

Ce que n’est pas la crise du coronavirus

 

 

 

 

 

 

L

e virus n’a rien d’un choc externe dans une Économie bien portante, mais les réactions attendues à la crise liée au coronavirus n’ont surpris personne. Quand il s’agit de réfléchir aux causes de la pandémie de Covid-19, une compréhension anhistorique, biologisante et naturalisante a envahi une large partie de l’espace public bourgeois. Les épidémies étant des fléaux biologiques « naturels » étrangers aux sociétés humaines et existant depuis l’origine de l’humanité, il n’y aurait aucune raison d’incriminer la globalisation et la société existante. L’idéologie intrinsèque au capitalisme a invariablement externalisé les causes du cataclysme inouï qui s’abattait sur la société mondiale[8]. Prenant le clairon de l’idéologie dominante, Ursula von der Leyen n’a pas été la dernière à dire qu’il fallait ainsi « faire face à un choc externe et symétrique qui frappe des entreprises en bonne santé » (Les Échos, 4 avril). Même chose sous la plume de Jean-Marc Daniel, l’infatigable bouffon des milieux patronaux, pour qui « la dimension endogène de la récession mondiale désormais inévitable est négligeable. La chute de l’activité est due quasi exclusivement à un choc exogène […]. Cela signifie d’abord que le discours rituel sur la fin inéluctable et souhaitable de la mondialisation et du capitalisme est en décalage par rapport à ce qui arrive » (Les Échos, 15 avril). En ne cessant de marteler le panorama d’une économie mondiale en bonne santé avant le Covid-19 et en promouvant le mécanisme de projection, l’idéologie apologétique dominante veut surtout chercher à absoudre la course folle de l’Économie et à empêcher, dans la situation, toute remobilisation de la critique du système.

 

Cependant, si la maladie, et a fortiori les infections virales, sont bien entendu des faits biologiques, les maladies comme les épidémies sont toujours intimement liées à des sociétés historiques spécifiques. Le biologique pour l’humanité, n’existe qu’« enchâssé » dans la gangue de rapports socio-historiques. Et ce parce que l’individu n’est pas extérieur à la société, mais qu’il se constitue dans et par celle-ci. À l’inverse, le mécanisme défensif d’externalisation des causes (« la société capitaliste n’y est pour rien ! ») est propre au mode de constitution du sujet moderne, qui ne voit la société que comme un moyen de réaliser ses propres fins individuelles. L’individu est tout, comme s’en est toujours persuadé l’idéologie bourgeoise avec son mythe de Robinson et sa sentence néolibérale « la société n’existe pas ». La société n’est au mieux que l’agrégation des individus. Au travers du mécanisme de projection qui sous-tend l’idéologie du choc externe envers un capitalisme bien portant, on voit déjà que la conscience de soi intrinsèque au capitalisme du sujet moderne occulte toujours le contexte dans lequel l’individu se situe réellement. L’externalisation des causes permet au sujet moderne de s’exempter de toute auto-analyse critique et d’une réflexion sur la totalité sociale qui le constitue.

 

Les épidémies sont de « grands personnages de l’histoire » disait déjà l’historien Bartolomé Bennassar. On connaissait ce lien entre épidémies et société dès leurs apparitions dans les premières sociétés urbaines et agricoles au Néolithique. Il en est de même avec le Covid-19 et la société capitaliste mondiale. La question reste l’établissement de l’ensemble des liens entre le biologique et le social. Sur le plan des causes, du mode de diffusion et de l’impact social, l’épidémie actuelle est toujours un produit de la vie sociale capitaliste. Le terme de catastrophe socio-naturelle, que l’on pouvait déjà utiliser pour évoquer les ravages plus généraux liés au changement global, est donc transposable dans la situation présente. Nous sommes face à une pandémie socio-naturelle liée au capitalisme.

 

À l’heure d’aujourd’hui la question des origines exactes du virus est discutée, il faut rester prudent. Un consensus existe sur la transmission de l’animal à l’humain, mais les conditions de cette transmission ne sont pas encore déterminées. De nombreux épidémiologistes ayant constaté un lien entre déforestation, élevage industriel et multiplication des zoonoses (maladies transmises par un animal) depuis une cinquantaine d’années dans les zones intertropicales (VIH-1, Nipah, etc.), certains, comme  l’épidémiologiste américain Rob Wallace, ont transposé, sans enquête préalable, l’établissement de ce lien sur le cas du Covid-19. L’autre thèse, apparue dès la fin du mois de janvier dans la presse et les réseaux sociaux chinois, est celle d’une fuite accidentelle dans l’un des deux laboratoires de virologie P2 ou P4 de Wuhan où des études sur le coronavirus de chauve-souris étaient menées. Suite à la révélation dans le Washington Post du 14 avril, de câbles diplomatiques américains constatant des problèmes de sécurité en 2018 dans ces laboratoires, ces soupçons, là aussi sans enquête préalable, ont été relayés mi-avril par l’administration américaine, les gouvernements britannique et français[9].

 

Quoiqu’il en soit, le virus est le déclencheur mais pas la cause de l’aggravation de la situation de crise structurelle et globale déterminée de manière sous-jacente par la contradiction interne dont nous avons parlé. Comme expression des contradictions internes accumulées par le régime d’accumulation aujourd’hui structurellement fixé sur l’anticipation de la production de survaleur future au travers d’un endettement généralisé, la crise sanitaire est l’expression et le vecteur d’une crise déjà à l’œuvre, dont elle ne fera qu’accélérer le cours.

 

Si « la crise est l’interruption de la circulation » (Marx), ce n’est pas le phénomène viral  immédiat, c’est-à-dire le passage de la forme extra-cellulaire à la forme intra-cellulaire du virus Sars-CoV-2 au sein des corps d’une population donnée, qui a bloqué les flux et la production de marchandises dont la valeur-survaleur se représente dans l’argent. Ce n’est pas plus l’épidémie que la pandémie du Covid-19 qui a mis biologiquement à l’arrêt des pans entiers du capitalisme mondial. Il n’y a pas ici d’unité entre la viralité biologique et la situation social-économique, en ce sens où nous pourrions subsumer la crise économique, financière et sociale sous le concept du biologique. Nulle part des tombereaux de dizaines de millions de corps de personnes terrassés par le virus n’ont mis à genoux directement, sans médiation, la machine à exploiter de la fin en soi de la valorisation de la valeur. C’est moins le contenu biologique même du virus traversant les corps que la réaction politico-étatique au risque de propagation de ce virus, qui a mis à l’arrêt l’économie mondiale et provoqué un commencement de crise économique et financière.

 

La nature même de cette crise économico-financière, si elle n’est pas due directement à la létalité du virus, est d’ailleurs également inédite. Nous n’avons pas là, initialement, affaire à la fin d’un cycle économique (même si beaucoup ont pensé à la fin du prétendu « cycle d’expansion » des États-Unis démarré en 2009), à une panique boursière endogène, ou à la constatation de la non-rentabilité de nombreuses entreprises en cette saison vivaldesque où fleurissent les dividendes, gonflés par le capital fictif, pour la classe profitante. On l’a dit, sur ce plan, depuis plusieurs décennies le capitalisme simule la rentabilité véritable des entreprises qui le composent en s’appuyant sur l’industrie financière du crédit et de la spéculation. Cette industrie financière porte de plus en plus difficilement, l’ensemble de l’économie mondiale au travers du cycle des bulles spéculatives. La situation actuelle n’est donc pas celle où le virus porterait l’estocade contre une modernisation dont en réalité l’effondrement a déjà commencé depuis des décennies. La cause structurelle de la crise du marché mondial est la contradiction interne à la valorisation, et son déclencheur est l’explosion cataclysmique de la méga-bulle mondiale qui a supporté la conjoncture post-2008. En apparence, la crise actuelle ne prend donc pas exactement le visage que la théorie de la crise au sein du courant de la critique de la valeur-dissociation avait prévu ‒ l’explosion d’elle-même de la « bulle des bulles » et la crise de la dette souveraine, avec la dévalorisation du medium argent ‒, mais cela, nous y reviendrons, est déterminé de manière sous-jacente par d’autres mécanismes.

 

Pourtant on a bien le résultat classique d’une crise économique et financière massive, la tétanisation de l’économie, d’abord en Chine à partir de la fin janvier et à partir de la mi-mars en Europe aux États-Unis, en Inde, etc., avec la chute des indices de production et de rentabilité, la désorganisation et la rupture généralisées des supply-chain d’approvisionnement usinier, la mise à l’arrêt des usines et du trafic aérien comme du transport maritime et routier, avec son cortège de mises au chômage partiel ou de dizaines millions de chômeurs.

 

Est-ce que l’on peut constater un lien direct entre la diffusion du Covid-19 et « les circuits du capital » et des humains qui y travaillent ? On peut répondre de manière affirmative sur le plan d’un niveau très général. Le Covid-19 va suivre la même trajectoire que les flux du tourisme de masse et d’affaires, des travailleurs migrants et des chaînes de production mondiales qui empruntent les liaisons aériennes, ferroviaires et les circuits de croisière (ça marche aussi avec les porte-avions). Mobilité, santé et lenteur furent associées pendant des millénaires, tant que les déplacements se faisaient au pas des êtres humains, des chevaux ou de la force du vent. Mais l’unification microbienne du monde amorcée, et on sait à quel prix pour la population amérindienne, au XVIe siècle à l’époque des « Grandes découvertes », la révolution des transports au XIXe siècle, puis surtout l’essor du transport de masse par avion à partir des années 1960, vont complètement modifier le rapport de la santé à la mobilité. Vitesse et transport de masse vont succéder à lenteur et petits groupes. Dans les sociétés modernes, cette mobilité sera le principal facteur de la pandémisation d’un virus. Alors qu’au Moyen-Âge, il a fallu une dizaine d’années pour que la Peste noire (peste bubonique) se propage de la Chine vers l’Europe via les routes de la soie et les conquêtes mongoles, le Covid-19, lui, s’est déplacé à la vitesse de 900km/h, avec les flux touristiques, les travailleurs migrants et les voyages d’affaires. La diffusion en Chine du virus correspond ainsi à la géographie de la Chine littorale industrialisée, avec ses zones économiques spéciales et ses zones industrialo-portuaires. Hors de Chine, la diffusion intercontinentale du virus s’est faite essentiellement par voie aérienne, via les élites managériales des supplychain et les touristes. Dun &Bradstreet estime ainsi que 51 000 entreprises dans le monde entier ont un ou plusieurs fournisseurs à Wuhan, tandis que 938 des entreprises du classement Fortune 1000 ont des fournisseurs de premier ou deuxième rang dans la région de Wuhan[10]. En Asie, la géographie et la chronologie de diffusion du virus, se superpose assez bien à la géographie des chaînes d’approvisionnement usinier et aux flux managériaux et surtout touristiques. Le Japon, la Corée du Sud et la Thaïlande sont les principaux pays touchés, mais dans l’aire d’accumulation asiatique, au moins jusqu’à la mi-avril, ces flux intégrés du capitalisme n’ont pas transformé toute l’Asie en un vaste foyer d’infection[11]. En Afrique subsaharienne, c’est souvent la bourgeoisie locale intégrée aux flux aériens de la mondialisation, qui « importe » le virus. Dans les deux premiers mois de la pandémie, les trois principaux foyers d’infection, l’Asie, l’Europe, puis les États-Unis constituent bien les trois pôles de la Triade capitaliste, les trois grandes régions les plus riches et les plus intégrées à la mondialisation.

 

Cependant, avec l’exemple de la propagation précoce du virus en Iran, la géographie de la propagation du virus ne se superpose pas non plus complètement à celle de la Triade capitaliste. De plus, si le degré de diffusion du virus était exactement corrélé au degré d’intégration des différentes économies nationales, au travers des chaînes d’approvisionnement usinier (la lean production) et des flux managériaux et de marchandises, les deux principaux partenaires commerciaux de la Chine que sont le Japon et les États-Unis auraient dû être les deux premiers pays de diffusion hors de Chine. Or du moins au début et à la différence d’autres pays beaucoup moins intégrés à l’économie chinoise, ces deux pays sont relativement épargnés dans un premier temps. Il faut quand même constater que ni l’Italie, ni l’Iran, les deux premiers foyers épidémiques en dehors de la Chine, ne font partie des dix premiers clients ou fournisseurs de la Chine. En Europe, ce sont les espaces germano-hollandais de la dorsale européenne qui sont les plus intégrés à l’« atelier-monde » chinois, mais ils ne font pas partie des épicentres de l’infection en Europe. En Europe, les deux premiers pays infectés, l’Italie et la France, sont surtout les deux premières destinations des touristes chinois sur ce continent. À côté de la géographie des flux du capitalisme d’autres facteurs expliquent certainement la géographie de la diffusion du Covid-19, et en particulier la densité des populations, l’urbanisation, la pollution atmosphérique, les règles sanitaires très différentes, mais aussi le rôle des grands rassemblements. On peut par exemple noter que le facteur des rassemblements religieux semble un des incubateurs de grands clusters d’infection dans le monde. On le sait en France avec le rassemblement évangélique en Alsace, mais aussi avec les exemples de la ville sainte de Qom qui est devenu l’épicentre des infections en Iran[12], et en Asie du sud-est où le début de l’épidémie est associé au rassemblement de 16000 personnes à Tabligh Akbar du 27 février au 1er mars dans une mosquée de Kuala Lumpur.

 

 

Chapitre 3

 

Le Grand confinement du capitalisme :

le triomphe de l’État sur l’économie ?

 

 

 

 

 

 

 

C

e ne sont ni la viralité biologique, ni les mécanismes classiques des crises économiques, qui ont provoqué le confinement généralisé du marché mondial. Ici, nous avons, en raison d’expertises scientifiques alarmantes, des décisions externes au marché, en provenance de la sphère étatico-politique des pays capitalistes, de près de 110 États ou territoires capitalistes, qui décident de mettre politiquement et de manière réglementaire à l’arrêt des pans entiers des sociétés capitalistes, et en particulier de la sphère de l’économie d’entreprises. À partir du 23 mars, l’État italien décide ainsi par décret d’étendre les mesures de confinement, mettant notamment à l’arrêt toutes les industries de production dites « non essentielles ». « Nous ralentissons l’appareil de production du pays mais nous ne l’arrêtons pas », assène le président du Conseil italien. Une « continuité économique » est décidée pour les seuls secteurs de production et de distribution de marchandises dites « essentielles ». Ce sont les mêmes décisions qui avaient été prises deux mois plus tôt par l’État chinois, puis en cascade par la plupart des États. C’est inédit dans toute l’histoire du capitalisme. Jamais une crise économique de cette ampleur n’a été le résultat de décisions étatico-politiques, mises en œuvre par une multiplication d’arrêtés, d’ordonnances et de « lois d’urgence pour combattre le Covid-19 ». Cela confère à cette crise économique d’abord une nature politique-étatique.

 

Ces décisions de la part de ces États ont partout été prises dans une situation de collusion accélérée entre le savant et le politique. L’expertise scientifique ‒ notamment les épidémiologistes et leurs modélisations (et l’équipe de Neil Fergusson en particulier, le professeur de l’Imperial College britannique) ‒ a été au centre du processus décisionnel des États en faveur du confinement. Des États qui se sont très rapidement flanqués de « comités scientifiques », de « groupes d’experts », du « Conseil scientifique européen », etc., quand ils ne se sont pas tournés vers les recommandations du « capitaliste collectif sanitaire idéel » qu’est l’OMS[13]. L’inquiétude des épidémiologistes vient de la grande incertitude autour de la nature, de l’infectiosité et de la capacité de pénétration de ce virus.

 

Faute d’alternatives pour la plupart d’entre eux en raison du manque de moyens en masques, tests de dépistage, respirateurs, etc. (la Corée du sud ou Singapour, par leur stratégie sanitaire percluse de surveillance technologique, sont une exception), ils ont décidé de mettre à l’arrêt « l’économie réelle ». On est dans la situation où afin que la crise pandémique n’atteigne pas l’ensemble du corps social-capitaliste, celui-ci à travers les États qui en sont des parties constitutives, s’ampute lui-même et se met en quarantaine. De nombreux États capitalistes décident de plonger le capitalisme mondial dans un coma, qu’on espère provisoire. Mi-avril, plus de 4,4 milliards de personnes, soit près de 57% de la population mondiale, sont appelées ou contraintes par leurs autorités à rester chez elles. La crise économique et financière va être dès lors l’effet immédiat de cette mise à l’arrêt politico-étatique. Jamais dans l’histoire du capitalisme, une crise économique et financière mondiale n’avait été décidée de la sorte, politiquement. On est passé à une vitesse « grand V », de l’hégémonie néolibérale du « primat du marché » (déjà mise à mal par la crise de 2008 et le populisme productif néo-nationaliste), à l’affirmation du « primat de la politique » où les États suspendent les lois du marché et mettent délibérément à l’arrêt la machine à exploiter. Les marchés ont été confinés et les États ont été déconfinés de leur glaciation néolibérale. C’est du jamais vu.

 

Mais là aussi, une tension entre pouvoir politique et expertise sanitaire reste constante. Beaucoup de gouvernements ignorent au début les avertissements des experts avant de s’y rallier en grande fanfare. Donald Trump n’hésite pas à suspendre à partir du 15 avril la contribution américaine à l’OMS (laquelle représente la contribution mondiale la plus élevée) parce qu’il juge l’OMS, avec la Chine, responsable de la pandémie. En fait, cette crise met en évidence le fait que le pouvoir politique ignore la parole scientifique aussi longtemps que l’exigent les contraintes économiques, mais pour la convoquer et s’abriter derrière elle dès que les choses se gâtent. Les caractéristiques du virus Sars-CoV-2 sont encore très mal connues et les éventuels traitements en circulation sont controversées, tout comme les types de mesures les plus efficaces. Le pouvoir politique peut ainsi, le cas échéant, faire porter aux experts la responsabilité de sa propre impréparation et de l’incohérence de ses réactions.

 

Le patronat a parfois lui-même fermé des usines non concernées par les mesures réglementaires de confinement, ou même anticipé la fermeture des magasins. Dès la fin janvier, des firmes comme Apple, Ikea, Starbucks ou McDonald’s fermaient ainsi de leur propre chef une large partie de leurs magasins, restaurants et cafés en Chine[14]. En France, comme dans une grande partie de l’Europe, le patronat du BTP a mis à l’arrêt l’ensemble des chantiers à l’encontre des décisions du ministère de l’économie. Dans un courrier du 17 mars, Castaner, le ministre de l’intérieur, enjoignait encore les préfets d’exercer des pressions sur les patrons pour faire redémarrer tous les chantiers mais le patronat refusa[15]. Un cas fréquent est le tiraillement des différents acteurs concurrents au sein même de la sphère politico-étatique, où l’on voit s’affronter, notamment dans les cas paradigmatiques des États-Unis, du Mexique et du Brésil, des gouverneurs locaux ou des maires qui veulent imposer le confinement alors que les présidence de Trump, d’Andrés Manuel López Obrador et de Bolsonaro s’y opposent, appelant même leurs partisans à la désobéissance civile et à la « rébellion »[16]. Et même, dans certaines situations, comme au Brésil, quand l’État hésitant entre la raison sanitaire et la raison économique se montra récalcitrant à ce confinement, ce sont parfois les cartels de la drogue de Rio de Janeiro, qui ont longtemps exercé leur emprise sur les favelas de la ville, qui ont fait appliquer leur propre politique de confinement pour freiner la propagation du Covid-19, alors même que le président Jair Bolsonaro qualifiait la pandémie de « petite grippe ». Selon les médias brésiliens, des messages menaçants sont diffusés dans les bidonvilles par des gangsters qui ont déclaré qu'ils allaient « apprendre aux gens à respecter » un couvre-feu à 20 heures. Un des messages d’un gang mettait en garde : « Attention à tous les habitants de Rio das Pedras, Muzema et Tijuguinhal ! Couvre-feu à partir de 20 heures... Quiconque sera vu dans la rue après cette heure apprendra à respecter le prochain ». Un autre message disait : « Nous voulons le meilleur pour la population. Si le gouvernement n’a pas les moyens d’y remédier, le crime organisé y remédiera »[17].

 

À côté des décisions étatiques, un autre facteur endogène au fonctionnement de la sphère de l’économie d’entreprise a mis à l’arrêt le processus de valorisation. Depuis la fin des années 1970, le capitalisme qui se financiarise et se globalise, s’est restructuré sous une forme spatiale et organisationnelle très complexe, appelée la lean production. C’est une organisation de la production managée par les cost-killers de la réduction impitoyable des coûts de production, elle repose sur les trois éléments du juste-à-temps devenu flux tendu (issu du toyotisme), de l’organisation du travail en groupe et d’un mode spécifique de mobilisation-contrôle des salariés fondé sur l’évaluation individuelle. Cette lean production a été associée à plusieurs stratégies spatiales des firmes, notamment celle de l’éclatement technique et géographique des chaînes de production, en une cascades de fournisseurs et équipementiers concourant à la production d’une marchandise manufacturée. « Selon le récent baromètre de Kyu, 70% des groupes sondés ne connaissent pas leurs fournisseurs de rang 2… ‘‘Même les groupes plus matures ont peu de visibilité sur leur propre supplychain. C’est comme ça que dans l’automobile, par exemple, une pièce pas forcément stratégique peut se révéler critique pour sortir le produit fini. Phénomène qui va s’amplifier au moment de la reprise…’’ » (Les Échos, 4 avril). Avec le Covid-19, ce qui faisait la force des chaînes de production mondialisées, va devenir leur principale faiblesse. La désorganisation de la supplychain logistique reliant les différents fournisseurs, fournisseurs de fournisseurs et usines donneuses d’ordre, va devenir un facteur majeur par endroit, d’une mise à l’arrêt forcée de l’économie.

 

Sur le rôle des États dans la crise du coronavirus, deux interprétations s’affrontent : s’il est évident que les États profitent du virus pour imposer des contrôles inouïs, certains, comme Agamben, et une partie du milieu radical, affirment que les États ont exagéré la portée du danger (ou, dans la version complotiste, l’ont même créé, et même Agamben évoque l’idée de « l’invention d’une épidémie »[18]) pour faire passer leurs mesures liberticides. Ici la radicalité postmoderne. nous rappelle sur quoi se fonde son analyse : complot et psychologie le tout baignant dans un concept positiviste de « pouvoir » tiré de Foucault[19]. Mais d’autres, dans les rangs antinéolibéraux, accusent tout au contraire les gouvernements d’avoir longtemps minimisé le danger, surtout pour des raisons économiques ; il est vrai que la Chine comme les États-Unis, la Grande-Bretagne comme l’Allemagne, l’Iran comme la Russie ont plutôt tardé à admettre la gravité de la situation. Le complotisme aussi est le prisme d’une autre compréhension du rôle de l’État. Des représentants du gouvernement chinois, de même que sur internet de nombreux géostratèges de la souris, accusent les États-Unis d’avoir ainsi « lancé » le virus pour affaiblir la Chine – mais en ce moment, les États-Unis payent un prix au moins aussi fort que les Chinois en termes économiques. Comme les théories complotistes peuvent toujours être facilement inversée, une version alternative postule que la Chine « communiste » a lancé le virus pour frapper l’Occident capitaliste. Certains affirment encore que la Chine, qui a démontré ses capacités pour gérer des crises, est sortie vainqueur de cette situation, voire « leader mondial », et pourrait donner des leçons au reste du monde – d’autres pensent, au contraire, que la Chine y a dévoilé ses faiblesses[20]. Certains parlent alors d’une espèce de divorce entre raison politique (qui pousse à confiner tout le monde sous haute surveillance) et raison économique (qui pousserait à ne pas intervenir du tout). Il semble cependant que toute analyse en termes de « stratégie » des acteurs, même quand elle n’est pas conspirationniste, passe à côté de l’essentiel : tout le monde, jusqu’aux sommets, se trouve désemparé. On voit une fois de plus que le capitalisme n’est pas gouverné par des salauds superpuissants et omniscients qui tirent toutes les ficelles, mais par un « sujet automate » ‒ médiatisé par l’agir des individus et des classes qui en sont respectivement les « masques de caractères » et les « personnifications des catégories économiques » (Marx) ‒ qui est incapable de « penser » à long terme et tend plutôt à tomber, en situation de crise, dans l’anomie.

 

Face aux alertes de l’expertise scientifique dans le domaine épidémiologique, trois stratégies se sont offertes aux États capitalistes, en raison de l’absence de vaccin. Si les États n’ont pas les moyens dans l’immédiat de mettre en œuvre la première stratégie de repérage des chaînes de contamination en isolant de manière sélective les individus porteurs (Corée du sud, Taïwan, Singapour, partiellement l’Allemagne[21]), la stratégie faute de mieux consiste à casser les chaînes invisibles de contamination par un confinement indifférencié de la majorité de la population, et donc la mise à l’arrêt de la quasi-totalité des sphères fonctionnelles des sociétés capitalistes (économie, politique, scolarité, etc.), à l’exclusion de la sphère de la santé et d’une partie de l’appareil d’État et de la logistique. C’est le triptyque : distanciation sociale, confinement, fermeture partielles ou complètes de frontières terrestres, maritimes et aériennes. Quatre-vingt États, début avril, ont été obligés de mettre en œuvre cette stratégie de perdition.

 

La troisième « stratégie » est celle du néolibéralisme épidémiologique, celle du « Laisser-faire-laisser-passer-le-virus-à-travers-les-corps », de laisser libres les chaînes de contamination afin que la réplication intra-cellulaire des agents infectieux, permette une « immunité collective ». On pense aux Pays-Bas, à la stratégie britannique avant le revirement du 16 mars, à la Suède, etc. Un reportage du Sunday Times a raconté que Dominic Cummings, le porte-flingue de Boris Johnson, a exposé en ces termes la stratégie du gouvernement britannique lors d’une réunion privée en février : « L’immunité collective, c’est protéger l’économie, et si cela signifie que certains retraités meurent, tant pis »[22]. Le cynisme de Trump, de Johnson, de Bolsonaro, de Andrés Manuel López Obrador, etc., pour qui la mort d’une partie de la population – composée surtout de gens « inutiles » qui consomment des retraites au lieu de travailler – est préférable à l’interruption des activités économiques correspond parfaitement à la logique de la valeur, et à son rang de sphère première de la reproduction-fétiche des sociétés modernes, mais n’a pas été appliqué finalement. Partout, mêmes les gouvernements les plus récalcitrants, après quelques tergiversations ont dû céder soit devant la panique des populations, soit devant les recommandations des épidémiologistes, soit devant une partie importante de l’appareil d’État (au Brésil, les maires et gouverneurs mettent en œuvre le confinement en s’opposant à Bolsonaro). Cependant, le débat pour décider combien doit coûter une vie humaine continue… Des États vont finalement abandonner cette stratégie au bout d’un mois pour celle du confinement, tandis qu’à l’inverse des États qui ont d’abord confiné veulent le plus rapidement possible déconfiner en raison de la crise économique (Iran à partir du 11 avril, États-Unis, etc.). Le bien nommé, Éric Le Boucher, éditocrate aux Échos, déblatère ainsi : « On doit en revenir à la stratégie de l’immunité collective et accepter les morts qui vont avec […]. La préservation de la vie est un principe sacré, mais le retour au travail [...] représente aussi une valeur humaine »[23].Quoiqu’il en soit, on peut dire que cette troisième stratégie qui reste positionnée sur le « primat du marché » et l’État néolibéral, simple « veilleur de nuit », est celle des partisans de la ligne dure de l’économie de marché qui, au-delà de la seule pandémie, sont toujours prêts à liquider le « niveau de civilisation capitalisé » des masses humaines qui ne sont plus rentables à exploiter en raison du niveau de productivité ni finançables comme simples consommateurs. Cette stratégie de « l’immunité collective » fait partie de l’expression de la crise du sujet moderne et des idéologies d’exclusion toujours finalement sacrificielles. On pourrait ici détourner la formule qui aurait été prononcée durant la croisade de Simon de Montfort contre les Albigeois au XIIIe siècle lors du sac de Béziers en 1209 et de l’incendie de l’église de la Madeleine, où les cathares, ces infectés « du poison de la perversité hérétique », s’étaient « confinés » au milieu des « vrais chrétiens » : « Contaminez les tous, le capital reconnaîtra les siens ! ». C’est là la stratégie social-darwinienne du « primat du marché », dont la dénonciation à gauche ne comprend pas la relation polaire État-marché au sein du capitalisme.

Mais cette stratégie se ressent également dans la sinistre discussion dite « du choix éthique » pour savoir quel critère doit présider à la décision de sauver un malade plutôt qu’un autre, faute de lits suffisants en soins intensifs (qui ont été, comme on sait, mis en coupe réglée par la politique néolibérale de réduction des coûts hospitaliers). Alors qu’il est d’habitude admis que dans une  situation de pénurie de dispositifs de soins, c’est l’état du malade, c’est-à-dire les chances de survie, qui prévalent, l’épidémie de Covid-19 a vu l’apparition d’un critère d’âge, comme en Italie où des médecins ont dû avoir à choisir « entre un patient de 40 ans et un de 60 ans qui risquent tous les deux de mourir »[24]. La même situation a été rapportée en France[25]. Si un tel genre de « dilemme moral » très affectionné de l’ontologie libérale est vécu comme une catastrophe pas du tout « éthique » ‒ par les soignants, elle met juste crûment en évidence, par la force des choses, le préjugé qui sous-tend la gestion capitaliste des êtres considérés comme inutiles et improductifs. À ce titre, la justification d’une telle éthique par Emmanuel Hirsch dans le Figaro du 17 mars 2020 est glaçante, lorsqu’il en appelle, dans un grand élan de légitimation, à des « procédures incontestables, soucieuses de la dignité des personnes, d’une exigence de justice opposée à toute forme d’arbitraire, ainsi que d’un sens élevé du bien commun. » Notons que c’est la façon habituelle dont l’éthique libérale transforme des choix inhumains en choix justes, dignes et incontestables.

 

Au-delà de la stratégie d’« immunité de troupeau », « les jours d’après » sont déjà tout tracés par le patronat et l’État : comme avant, et en pire. Samedi 11 avril, les travailleurs français sont appelés par Geoffroy Roux de Bézieux, le grand chef des figures de pain sucé du MEDEF, à mettre « les bouchées doubles » quand l’économie reprendra. « L’enjeu est de reprendre le travail plein pot » martèle la secrétaire d’État à l’Économie, Agnès Pannier-Runacher. « Il faudra probablement travailler plus que nous ne l’avons fait avant » poursuit-elle, pour « rattraper » la perte d’activité induite par le confinement. « La fuite dans la cogestion de la crise » remarquait déjà Kurz, « ne peut que conduire à la complicité avec le sacrifice humain, qui est objectivé et finalement réalisé consciemment ; non plus comme un sacrifice de l’énergie abstraite du travail jusqu’à ce que le matériel humain usé tombe mort, mais conséquence de l’obsolescence objective de cette coercition, pure ‘‘euthanasie’’ bureaucratique des masses des inutiles du capitalisme, qui prendra des caractéristiques anomiques. […] Si les métamorphoses de l’argent menant du sacrifice humain à l’objet symbolique de substitution étaient un processus partiel de civilisation sur le terrain non résolu des rapports fétichistes, le fétiche du capital, quant à lui, a mis en route un processus sacrificiel objectivé, qui de ce fait annihile tous les éléments civilisateurs de l’histoire humaine. Les prêtres de sang aztèques étaient bien inoffensifs, voire philanthropes comparés aux bureaucrates sacrificiels du fétiche capital mondial ayant atteint sa borne interne historique »[26].

 

Les décisions étatiques de mise à l’arrêt de l’économie peuvent être au premier abord déroutantes. Comment une pandémie peut-elle produire de tels effets ? Pourquoi ce retour en force de l’État ? Comment les États ont-ils pu réaliser en quelques jours la mise à genoux du procès de valorisation de la valeur porté par des centaines de millions d’entreprises sur la planète ? Comment tout à coup, les États ont-ils paru reprendre les slogans du premier gauchiste venu, « nos vies valent plus que leurs profits », « blocage de l’économie » ? Comment la santé est-elle subitement devenue plus importante que le business as usual ?

 

Parmi les nombreuses opinions concernant ces interrogations, Harmut Rosa a émis l’idée qu’avec le Covid-19, l’exercice d’une domination illimitée sur le monde étant exclu, « nous ne supportons pas d’être incapables d’anticiper la suite des évènements, de ne pas posséder de remède. Ceci explique ce déferlement insensé d’efforts pour reprendre le contrôle. […] Cela nous rend fous, cette impuissance »[27]. Ce genre d’explication est pourtant tout aussi superficiel : son argumentation est non seulement unilatéralement psychologisante mais elle ne se réfère qu’à un sujet humain indifférencié. Comme l’a fait remarquer Jérôme Baschet, la quintessence du discours dominant qui va accompagner ‒ au moins pendant quelque temps selon nous ‒, la mise à l’arrêt de l’Économie, est bien exprimée dans l’article que la directrice du FMI et son homologue de l’OMS, Kristalina Georgieva et Tedros Adhnom Ghebreyesus, ont co-signé dans le Daily Telegraph du 3 avril[28] : « Tous les pays se trouvent face à la nécessité de contenir la propagation du virus au prix d’une paralysie de leur société et de leur économie » affirment-ils d’abord, avant de récuser qu’il s’agisse d’un dilemme : « Sauver des vies ou sauver les moyens de subsistance ? Contrôler le virus est, dans tous les cas, une condition préalable pour sauver les moyens de subsistance » ; « le cours de la crise sanitaire mondiale et le destin de l’économie mondiale sont inséparablement entrelacés. Combattre la pandémie est une nécessité pour que l’économie puisse récupérer ». Bill Gates ajoute quelques précisions : « personne ne peut continuer le business as usual. Toute confusion sur ce point ne ferait qu’aggraver les difficultés économiques et augmenter la probabilité que le virus revienne et cause plus de morts encore » ; « si nous prenons les bonnes décisions, sur la base des informations scientifiques, des données et de l’expérience des professionnels de la santé, nous pouvons sauver des vies et faire que le pays reprenne le travail »[29]. Ce raisonnement tenant ensemble l’unité contradictoire de la raison sanitaire et de la raison économique, est en effet ce qui va finir par s’imposer à de nombreux dirigeants. « La liberté de l’un ne peut pas s’exercer au détriment de la santé de l’autre » finira par lâcher le dirigeant libéral néerlandais, Mark Rutte[30]. Cependant, il faut comprendre cette idéologie dominante qui finira par faire l’impensable ‒ mettre à l’arrêt des pans entiers de la machine à exploiter ‒, moins comme une simple alliance sociologique à base d’intérêts communs et de stratégies subjectives, entre des acteurs économiques, politiques et sanitaires, que comme le résultat de déterminations objectives complexes elles-mêmes contradictoires, qui sont constitutives des formations sociales capitalistes et qui, dès lors, s’imposent aux acteurs.

 

La nature de ces décisions étatiques peut être saisie avec la théorie kurzienne de la relation polaire entre l’État et la sphère économique. En réalité, le capitalisme ne s’identifie pas au seul marché (et son primat néolibéral) et les rapports dits économiques ne sont pas l’ensemble de la vie sociale capitaliste comme se l’imaginent l’économisme bourgeois autant que le marxisme traditionnel. Non seulement la totalité sociale est brisée par l’expulsion hors de l’économie « masculine » constituée par le travail abstrait, de tout un ensemble infériorisé de tâches, dispositions, émotions, sentiments, etc. non fonctionnels dans cette sphère de l’économie d’entreprise et généralement assigné aux femmes, mais le capitalisme au-delà du marché et de la production, se compose de plusieurs sphères différenciées qui sont autant de subsystèmes fonctionnels nécessaires à la reproduction d’ensemble de la totalité concrète capitaliste-patriarcale. À côté de la sphère de l’économie d’entreprise où opère la valorisation par l’exploitation du travail et la multiplication du capital fictif, s’est constituée une vaste sphère de la reproduction secondaire et dérivée, composée essentiellement par les sphères politico-étatique, de la santé, de l’éducation, etc.

 

La gauche, qui veut changer le monde depuis l’État, n’a pas mieux compris que la bourgeoisie libérale la relation d’« hostilité complémentaire » (R. Kurz) qui existe entre l’État et le marché-production. Alors que la bourgeoisie n’a fait que gonfler une idéologie apologétique libérale tirée de la phase où le marché-production pouvait marcher sur ses propres jambes et où l’État rentrait dans les arrière-lignes de la société marchande, la gauche altercapitaliste en a tiré au XXe siècle les conclusions erronées que l’État et le capitalisme étaient opposés par nature. En réalité, il existe une relation polaire entre la sphère économique et une sphère étatico-politique qui n’en est que le subsystème fonctionnel. Le capitalisme ce n’est pas seulement le marché, c’est l’État et le marché-production (ainsi que d’autres sphères dérivées). Et comme l’ont montré plusieurs courants marxistes (le débat marxiste sur la dérivation de l’État, John Holloway, Kurz, etc.), de nombreux courants révolutionnaires se sont trompés en défendant une vision instrumentale de la nature capitaliste de l’État, considérant celui-ci comme le simple instrument de la classe capitaliste, comme objectivation du rapport de classe. L’erreur de ces courants révolutionnaires qui devaient finalement affirmer positivement l’État détaché de sa supposée simple instrumentalisation par la classe bourgeoise, n’a pas été de nier la nature capitaliste de l’État. Les États sont beaucoup plus immergés dans le monde du capital que ne le laisse entendre la vision fétichiste de simple instrument. Les sphères politico-étatiques et économiques sont prises dans une relation de complémentarité, chacune est à la fois le résultat et le présupposé de l’autre. D’un côté, l’État n’a rien d’un agir de la société sur elle-même autodéterminé à partir de ses bases propres, car ses conditions d’existence et ses capacités sociales dépendent totalement de la saignée sous la forme des impôts qu’il opère sur la sphère économique. Sans cette ponction fiscale sur l’économie, sans dépense de la future production de valeur escomptée (sous la forme de la dette d’État), pas d’agir collectif possible. « Les impôts écrit Marx, sont la base économique de la machinerie gouvernementale, et de rien d’autre. […] L’impôt sur le revenu suppose des sources de revenus différentes venant de classes sociales différentes, donc la société capitaliste »[31]. La forme étatique de l’agir collectif sous le capitalisme, est donc nécessairement l’appendice du mouvement de la valorisation.

 

De l’autre côté, les États dans leur genèse historique et leur logique de fonctionnement, se constituent dans le rôle de « capitaliste collectif idéel ». C’est-à-dire qu’ils prennent en charge les conditions d’ensemble de reproduction des sociétés capitalistes que la logique concurrentielle de la sphère de l’économie d’entreprise ne peut pas, par sa logique propre, endosser. Tout gouvernement de gauche comme de droite est dès lors forcé de prendre en considération les impératifs systémiques de la production de valeur. Sans cette fonction de l’État moderne, le capitalisme n’aurait pas pu fonctionner durablement, et serait laissé à « l’anarchie du marché », c’est-à-dire aux « eaux glacées du calcul égoïste » des intérêts privés qui s’affrontent dans la concurrence. L’État endosse dès lors quantité de fonctions systémiques : garantie des fondements juridiques généraux du système du travail abstrait, appareil de « Sûreté » avec son mécanisme de répression dirigé vers la lutte des classes violente, régulation des conflits du travail au sein d’une lutte des classes domestiquée, dépenses militaires, « services publics », gestion des conditions sanitaires au travers d’un système de « santé publique », système d’« éducation publique », etc. Plus généralement l’État incarne l’instance générale qui constitue le cadre externe de la valorisation du capital, en mettant à disposition les ressources et infrastructures (énergétiques, de transport, etc.) qui constitueront la plate-forme de tout procès individuel de valorisation sur le territoire de l’État en question.

 

Cependant cette relation de complémentarité entre la sphère de l’économie d’entreprises et l’État, génère aussi en son sein l’affrontement polaire à l’intérieur d’une même forme sociale, entre cette raison économique et cette raison d’État, c’est-à-dire entre le procès de valorisation et les conditions d’ensemble de ce même procès. Sous la forme de « l’antagonisme entre l’intérêt général et l’intérêt privé » (Marx, Sur la question juive), cette relation de complémentarité est maintenant celle où s’affrontent le politique et l’économique comme deux réflexes polaires dans un système de référence identique. La relation de complémentarité État-sphère de l’économie d’entreprises constitue dans le même temps une relation d’hostilité qui peut les mouvoir et les faire se dresser l’une contre l’autre. L’État peut en imposer à l’économie, et inversement.

 

De plus, chacune des extrémités de la relation polaire peut prendre une importance plus ou moins grande en fonction des configurations successives prises par le capitalisme au cours de l’histoire. Elles ne s’excluent jamais et s’auto-présupposent l’une l’autre : étatisme ou libéralisme, dictature politique ou dictature du marché autorégulé, c’est toujours le capitalisme. C’est à la fin du XIXe siècle, que l’« État-veilleur de nuit » libéral commença à refluer et à laisser la place à un État interventionniste, notamment dans la prise en charge des frais généraux de la production de richesse capitaliste, puis avec la constitution d’économie de guerre durant les guerres mondiales. La polarisation de la relation État-marché, en faveur de l’État, se fait plus nette encore après la « Grande dépression » des années 1930, parce que « la valorisation du capital » ne se serait probablement pas rétablie d’elle-même (et elle ne le sera qu’à la faveur de la guerre). À partir des années 1980, la relation polaire État-marché, s’est déplacée pour diverses raisons, vers le « primat du marché », c’est la phase de l’hégémonie néolibérale. Mais la critique antinéolibérale n’a jamais perçu l’unité de cette relation polaire État-marché, elle n’a cessé au contraire d’opposer à l’intérieur d’une identique forme de vie capitaliste, une phase du capitalisme centrée sur l’État (le keynésianisme de l’État-providence) à une phase du capitalisme centrée sur le seul marché (époque néolibérale), ou encore à opposer le secteur public au secteur privé, qui ne sont que les deux faces d’une même société capitaliste. Les décisions des États de mise à l’arrêt de l’économie et du confinement des populations durant ce printemps 2020, ne peuvent se comprendre qu’au regard de cette relation polaire entre l’État et le marché, faite d’hostilité complémentaire. La société capitaliste s’est auto-saisie étatico-politiquement pour se survivre.

 

Le rôle sanitaire des États modernes dans la régulation, au niveau de la reproduction de la société capitaliste dans son ensemble, apparut pour la première fois quand l’État absolu prémoderne britannique commença à se réagencer corrélativement au surgissement radical d’une sphère économique (forcément capitaliste) au sein des rapports sociaux prémodernes en cours de dissolution. L’État moderne endossa à partir des XVIIe et XVIIIe siècles des fonctions « développementalistes »[32]. La controverse célèbre entre Voltaire et Rousseau en 1755 au sujet du tremblement de terre de Lisbonne, constitue une véritable rupture et sera au fondement de l’approche rationaliste de la question sanitaire mise en œuvre par les États. Les catastrophes et épidémies, remarque Gaëlle Clavandier, ne sont plus interprétées comme un châtiment divin lié à la culpabilité des hommes, mais comme des « désordres de la nature. Voltaire et Rousseau entrevoient la responsabilité des hommes dans leur propre malheur en raison de défauts de prévision. Cette lecture inspirée par la philosophie des Lumières s’applique aux désastres naturels mais aussi aux épidémies : l’idée que la science peut combattre le mal s’impose désormais »[33]. « Ce qu’il y a de nouveau, c’est la conviction que la mort peut reculer, souligne Françoise Hildesheimer. La maladie devient un phénomène naturel que l’on peut combattre autrement que par le recours à la miséricorde divine – par l’hygiène, l’isolement, la distribution de nourriture et de remèdes »[34]. Le rôle sanitaire de l’État moderne va naître dans cette révolution des consciences. Son creuset sera la lutte contre les épidémies, qui est également le contexte du développement de la médecine et du souci qu’elle porte au XVIIIe siècle à l’« hygiène publique ». En France, l’endossement de ce rôle sanitaire par l’État pourrait être daté de 1710, quand pour la première fois Louis XIV expédie aux intendants des boîtes de « remèdes » à distribuer gratuitement dans les campagnes. Et en 1750, un médecin chargé des épidémies est nommé dans chaque intendance. Mais c’est principalement au XIXe siècle, à la suite des épidémies de choléra, que les États vont prendre en charge les conditions générales sanitaires du rapport de valeur-dissociation, c’est-à-dire du procès de valorisation et des tâches reproductives assignées aux femmes. Cela prendra les formes de l’hygiénisme, de l’assainissement urbain, de la constitution d’un premier appareil étatique sanitaire, d’un service public hospitalier, d’un code de santé publique, de la recherche médicale financée, etc. Ce sont ces conditions sanitaires qui vont être désignées sous le terme de « Santé Publique ». Tout au long du XXe siècle les États vont mettre en œuvre ces différentes « politiques de santé publique ». En France, un « système de santé » est mis en œuvre avec deux lois de Politique de Santé Publique en un siècle, en 1902 pour une politique vaccinale, et en 2004 pour cinq « plans stratégiques ». Tout un ensemble d’institutions, structures, instituts de recherche et de formation, et dispositifs de veille et de sécurité sanitaire seront progressivement créés. On sait pourtant que dans la phase de l’État néolibéral, cette politique de santé publique a généralement fait l’objet dans de nombreux pays de coupes budgétaires. On connaît l’impréparation de nombreux États, révélée par le manque de moyens en masques FFP2, la perte de lits d’hôpitaux, etc. Le président Trump a réduit le budget du Center for Disease Control (CDC) où 700 postes ont été laissés vacants, et dissout le groupe de travail sur les pandémies au sein du Conseil de sécurité nationale. Cependant, ce n’est pas le cas de tous les États néolibéraux, puisque des États comme l’Allemagne, la Corée du sud, etc., ont maintenu à des niveaux élevés leurs équipements de santé publique.

 

À l’image des atermoiements des autorités chinoises au mois de janvier, du déni initial du gouvernement français, de Trump qui a tardé à prendre des décisions pendant tant de semaines et de la relation hostile qu’il entretient avec ses scientifiques (on pense à la figure d’Anthony Fauci « l’épidémiologiste qui tient tête à Trump »), ou encore de Jair Bolsonaro qualifiant le Covid-19 de « simple grippe », de nombreux États ont été récalcitrants à mettre en œuvre la stratégie de confinement. L’économie ou les vies humaines ? La relation polaire d’hostilité complémentaire entre l’État et la sphère de l’économie d’entreprise, qui a toujours été constitutive des sociétés capitalistes, s’exprime à l’heure actuelle dans le conflit opposant la protection de la vie quelle qu’elle soit (la raison sanitaire) avec le calcul économique (la raison économique). Cette unité contradictoire s’exprime sous la forme des hésitations qui déchirent encore aujourd’hui les États, les dirigeants et les opinions publiques dans leur arbitrage entre, d’un côté, des dommages économiques ou sociaux et, de l’autre, des morts susceptibles d’être évitées.

 

Dans un monde où la démocratie est devenue un mot qui ne désigne plus son objet, nous pourrions nous attendre à ce qu’une situation d’urgence sanitaire déclenche partout l’état d’exception et porte le coup de grâce à ce qui subsistait encore de démocratie apparente. Il est arrivé effectivement dans certains pays, comme en Hongrie ou Israël, que des dirigeants en place profitent de la situation pour accroître leurs droits, ou pour approfondir la militarisation de la vie publique, comme dans un Chili déjà secoué par des mouvements sociaux. Même dans les pays plus « démocratiques », comme ceux d’Europe continentale, des mesures qui seraient autrement perçues comme inacceptables par les électeurs ont été imposées du jour au lendemain sans opposition. Toutefois, il faut noter que le contraire s’est aussi avéré vrai. Nombres de dirigeants ont préféré ne rien faire au départ, espérant que les choses se résoudraient d’elles-mêmes. Le risque que des mesures de contrôle affectent l’économie les a poussés à l’hésitation face aux nécessités sécuritaires. Il faut bien garder à l’esprit ces deux sortes de réactions contraires, la plupart des commentateurs ne considérant d’habitude qu’une seule. Soit on met l’accent sur le basculement rapide vers l’autoritarisme, soit on dénonce la soumission de l’État à l’économie. En réalité, nous assistons à l’oscillation permanente entre ces deux pôles, y compris de la part d’un même dirigeant. Prenons l’exemple de celui qui est à la tête de la nation dominante de la géopolitique mondiale. Donald Trump a fait un va-et-vient ininterrompu dans ses décisions et dans ses positions publiques, annoncés dans les ‘briefings’ à la Maison Blanche devenus journaliers à cause de la crise. Parfois, le président américain insistait sur la gravité de la crise, parlait d’une « guerre » contre « l’ennemi invisible », et voulait montrer qu’il faisait plus que n’importe quel leader au monde. D’autre fois, il minimisait l’importance de la maladie et tentait de presser la réouverture du pays pour sauver l’économie, tout en contredisant les indications des médecins et experts de son équipe qui étaient à ses côtés au moment de ses discours.

 

La même hésitation avait déjà été observée en Italie, avant que les choses ne deviennent intenables. Elle prendra la forme d’un déni obstiné de la part du gouvernement brésilien. Or, précisément dans ces trois pays – les États-Unis, l’Italie et le Brésil – on a assisté, au cours des dernières années, à un basculement dans le champ idéologique de l’extrême-droite. On pourrait s’étonner alors du fait que ces leaders rattachés à des idéologies d’exclusion et à des tendances autoritaires se soient montrés aussi peu empressés de prendre des mesures strictes de contrôle des populations. 

On s’étonne moins, pourtant, lorsqu’on comprend la totalité sociale dont fait partit la sphère politique (cf. Kurz, La fin de la politique), la complémentarité faite d’hostilité entre l’État et le marché et, surtout, la spécificité du capitalisme en tant que forme de domination sans sujet (cf. Kurz, Domination sans sujet). La conséquence logique de cette forme de domination peut être la pure et simple anomie. Non pas le gouvernant autoritaire, mais le gouvernant paresseux, imbécile et indifférent, prêt à livrer la population à la mort plutôt qu’à risquer une réduction minimale du PIB. Le cas brésilien est très probant. Bolsonaro est sans doute le plus détestables parmi les détestables gouvernants des démocraties actuelles. Ayant souvent loué le passé dictatorial brésilien et la pratique de la torture des opposants, on pouvait s’attendre à ce que Bolsonaro saisisse la première occasion venue pour imposer un nouveau régime dictatorial et imposer un contrôle étatique accru à la population. Et pourtant, il s’est passé tout le contraire. Le président brésilien a tout fait pour ignorer la pandémie, insistant plutôt sur la nécessité de ne pas arrêter de travailler. En disant aux gens de continuer leur vie à leur gré, il a essuyé une forte chute de popularité auprès des classes moyennes. Jusqu’au moment où une organisation plus autoritaire de l’État – au sens du « politique » ‒ devient nécessaire pour la gestion de la crise, n’est-il pas flagrant que la forme adéquate à la crise de la valeur se donne simplement par une déflation de contrôle qui permet d’affronter le problème des superflus, non pas par une mise à mort, mais simplement par un « laisser mourir » ? L’attitude de Bolsonaro a poussé la gauche brésilienne à deux réactions opposées, toutes deux également critiquables. Les électeurs de la gauche rêvent de la destitution du président, qu’ils ressentent comme une vengeance contre l’injustice des urnes, sans trop se soucier de ce que cela entraîne : passer le bâton au vice-président, un général de l’armée, également autoritaire même si plus discret. De leur côté, les gauchistes passent leur temps à imaginer un nouveau coup d’État militaire (alors qu’en pratique les militaires sont déjà au pouvoir), en se laissant glisser sur une pente complotiste, simplement parce qu’ils ne réussissent pas à accepter cette angoissante absence d’un sujet contre qui se battre. Le coup militaire est un cauchemar réconfortant, qui offre une menace déjà connue et personnifiée, beaucoup plus simple à digérer que la domination sans sujet. Mais l’époque des militaires qui contrôlaient tout, de la politique à l’économie, menant, au prix de milliers de vie de travailleurs des constructions pharaoniques d’usines électriques et autoroutes entrecoupant la forêt, est achevée. Cela faisait partie d’un processus de modernisation de rattrapage dont le dernier acte, a été joué post-festum par la présidente de gauche, Dilma Roussef, probablement la principale héritière des idéaux développementistes du régime militaire[35].

 

Alors que les dirigeants qu’on croirait redevables des idéologies autoritaires – ou plutôt qui s’en réclament eux-mêmes – ont hésité à prendre des mesures restrictives, les secteurs « progressistes » et « libéraux » se sont montrés désireux de plus de contrôle, plus d’État, plus d’autorité. Le plus célèbre journal américain, The New York Times, qui s’est revêtu d’un nouveau prestige grâce précisément au mépris que lui a voué le président, n’a pas hésité à demander qu’on offre à ce même président plus de pouvoir : « M. Trump s’est proclamé ‘‘président de la guerre’’. Pourquoi, alors, ne pourrait-il pas rallier les Américains à cette cause ? […] Ce comité de rédaction est peu enclin à accorder davantage de pouvoir exécutif à la Maison-Blanche, et encore moins à celle-ci, étant donné ses antécédents. Mais dans ce cas, il n’y a personne d’autre pour coordonner au niveau national »[36]. Le raisonnement du journal est remarquable. Si on sait que quelqu’un est un escroc, doit-on lui faire confiance dans un moment de crise, juste parce qu’« il n’y a personne d’autre à qui recourir » ? Ne devrait-on pas plutôt virer le crétin et s’organiser sans lui ? Si Trump n’a pas voulu s’emparer de l’occasion pour devenir une sorte de dictateur – frustrant par là aussi les rêves des antifascistes obstinés – c’est parce qu’il a peut-être pour sa part mieux compris la complémentarité entre l’État et le marché que tous ses détracteurs. Les aides à coup de milliards de l’État, approuvées par son administration à l’occasion de la crise, ne manqueront pas de rendre service à ses propres entreprises.  

 

Quoi qu’il en soit des nuances entre les braves têtes qui nous dirigent, le résultat est que finalement partout s’est imposé un même état d’exception plus ou moins poussé par endroit, avec des mesures restrictives similaires étendues à l’échelle globale. Et cela au-delà des apparentes divergences idéologiques exprimées par les différents acteurs de la sphère politique. Si quelqu’un croyait encore que voter Macron, Mélenchon ou Le Pen faisait la différence, le moment est venu de se débarrasser de cette illusion. Les moments de crise nivellent de façon plus évidente encore les actions de l’État. Et pour l’avenir, la crise sera bien la règle.

 

Par-delà la seule question d’absence de masques, tests de dépistage, etc., la relation polaire État-Économie est également l’une des déterminations de l’arbitrage entre les différentes stratégies sanitaires puis des revirements de stratégies, quand il s’agit de sortir du confinement, et de faire redémarrer au plus tôt la machine à exploiter. Comme garants des droits fondamentaux des sujets modernes largement suspendus pour raison sanitaire, les États, à l’inverse de la raison économique, sont censés ne pas s’accommoder de la mort de personnes physiques. On trouve là un ancrage de la relation d’hostilité possible entre l’État et la sphère de l’économie d’entreprises. Et l’on voit partout qu’une partie de l’opinion publique jugera les dirigeants sur cette capacité à limiter le nombre de morts.

 

Mais d’un autre côté, les États ne sont pas seulement les garants des conditions générales et notamment sanitaires du procès de valorisation. Pris dans leur relation de détermination réciproque avec l’économie, les États voient chaque jour se volatiliser un peu plus leur condition d’existence qu’est la saignée fiscale sur un procès de valorisation effectif. Dans la crise, les États jouent aussi leur survie. Et l’aggravation des conditions de leur endettement dépend de la durée de ce confinement de l’économie. Les jours passant, les États seront de plus en plus minés par cette contradiction interne : la survie de l’État ou celle de ses populations ? C’est là encore que la fuite dans la gestion de la crise sur les bases inchangées de la vie sous le capitalisme, « ne peut que conduire à la complicité avec le sacrifice humain » (Kurz).

 

Ce qui est quasiment certain, le risque d’un effondrement économique progressant, c’est que les pressions exercées sur la raison sanitaire étatique seront toujours plus fortes. Et bientôt, comme on le voit durant ce mois d’avril aux États-Unis où Trump veut une reprise rapide, en Iran qui a redémarré des pans entiers de son économie le 10 avril, en Allemagne qui réouvre ses frontières dès le 2 avril aux travailleurs migrants agricoles d’Europe de l’Est et partout ailleurs, sous la pression grandissante du patronat et la menace d’une longue récession mondiale, les États vont revenir sur le confinement et refaire tourner les « moulins sataniques » du capitalisme. « On a besoin d’une continuité économique. […] Il faut avoir une économie sous Covid » martèle déjà Patrick Martin, le PDG du groupe Martin Belaysoud Expansion et vice-président du MEDEF. Si la crise sanitaire est en grande partie résolue par le confinement d’un ou deux mois, alors les États pourront tenir encore ensemble l’unité contradictoire de la raison sanitaire et de la raison économique par cette conciliation momentanée. Cependant, si la situation sanitaire ne s’améliore pas drastiquement, ou si après déconfinement les moyens ne sont pas au rendez-vous pour passer à la stratégie 1 ou si au bout de six mois le vaccin annoncé n’est pas encore disponible, alors l’unité contradictoire va imploser, et la logique économique sacrificielle qui enserre objectivement la reproduction première de la société va s’imposer sur la raison sanitaire. Le procès de valorisation va être réenclenché au milieu d’une situation sanitaire non-maitrisée, et ce redémarrage précoce pourra constituer les conditions d’une deuxième vague épidémique. Dans cette situation qui est déjà anticipée par une partie de l’idéologie réifiée dominante ‒ qui dit toujours une part de la réalité objective du fonctionnement réel de la folie de la fin en soi de la valorisation ‒ qui veut d’ores et déjà tirer un trait sur l’unité contradictoire de la raison sanitaire et de la raison économique, rien ne sera plus maîtrisable et le pur noyau de fonctionnement de la reproduction-fétiche de la vie humaine au travers de la seule transformation de 100€ en 110€, ouvrira sa gueule en grand pour y engloutir l’humanité. Du sang pour le dieu du sang, voilà désormais le message de l’économie sacrificielle. La crise ne fait que commencer et le caractère autophage de la société capitaliste y sera toujours plus évident. C’est dans cette situation future que l’effondrement de la modernisation accéléré par la crise du coronavirus pourrait bien prendre de nouveaux visages terrifiants, quand l’industrie financière en l’absence prolongée de tout porteur d’espoirs dans l’économie réelle ou d’un nouvel accès de fièvre sur le terrain des « dettes souveraines », risque de s’effondrer dans des proportions jamais vues, emportant avec elle ce qui reste d’un capitalisme sans accumulation réelle de survaleur.

 

Si presque tous les États, même les plus récalcitrants, ont mis à l’arrêt une partie de l’économie, ce fait, exceptionnel, n’invalide pas la thèse de la supériorité structurelle du pôle économique dans la société fétichiste marchande. Dans la modernité, la sphère politico-étatique est toujours une sphère dérivée et secondaire par rapport à l’économie. Ainsi, le fait que la production et même l’industrie financière se trouvent en apparence subordonnées à une reproduction d’ensemble (« systémique ») prioritaire en temps de crise grave, et pilotée par les États, n’est que momentanée. Une preuve, s’il en fallait, du caractère dérivé et secondaire de la sphère politico-étatique est, à partir des années 1980, la multiplication des « États faillis » à la suite de l’échec des modernisations de rattrapage. Quand moins de travail abstrait est utilisé parce qu’il est remplacé par une nouvelle poussée de rationalisation (troisième puis quatrième révolutions industrielles) ou quand tout simplement le capital-argent fuit les zones où se trouvent des individus non-rentables, alors l’ensemble des sphères fonctionnelles dérivées et secondaires – notamment la sphère étatico-politique - touchant à la reproduction d’ensemble du rapport capitaliste, se trouve en difficulté. Nous n’allons pas assister à une restructuration du capitalisme en un nouveau capitalisme d’État comme cela avait été le cas à partir des années 1930 et durant la période du « boom fordiste ». Quand le procès de valorisation est rongé par sa borne interne absolue, dès que l’économie s’effondre, la possibilité de ponction sur le procès de valorisation s’amenuise et la possibilité de se financer sur le marché obligataire se rétrécit. La crise de la valorisation détruit le fondement et la légitimité des institutions politiques, produit l'évidement de la politique en sapant les bases de la capacité d’intervention de l’État, et transforme cette sphère en un néo-état d’exception gestionnaire de la crise. La sphère étatico-politique devient dysfonctionnelle, et ce processus prend les formes diverses et parfois combinées de la corruption de l’appareil étatique, des jeux de pouvoir des clans étatiques et des coups d’État militaires et encore, dans les cas limites, de l’État failli. Ainsi l’État haïtien qui a connu depuis février dernier une accélération du processus d’effondrement caractéristique d’une société capitalisée qui plonge dans la guerre civile où s’affrontent bandes armées criminelles, mafias et lambeaux de l’appareil étatique (police et armée) transformées en milices rivales.

La crise du Covid-19 va induire dans les prochains mois la dislocation de nombreuses sociétés et le nombre des État failli  ou pauvres va considérablement augmenter. Un processus qui mettra un terme aux « modernisations de rattrapage » portées par la « bulle des bulles » gonflée après 2008, quand il n’avait pas déjà été stoppé net en 2015 par le krach de la bulle des matières premières. « À l’heure actuelle, note un journaliste, les pays arabes sont divisés entre ceux qui sont riches et détiennent d’énormes réserves de devises étrangères qui peuvent aider à financer des plans d’assistance économique impressionnants et ceux qui sont pauvres et cherchent maintenant à savoir comment ils financeront les besoins de base dès lors que les institutions financières internationales hésitent à consentir des prêts à risques. Dans chacun des pays de la région, riches ou pauvres, il y a une double guerre de survie simultanée : l’une de la part des gouvernements essayant de protéger les économies de leur pays et l’autre de la part des citoyens, qui sont à la recherche d’alternatives face à l’impuissance de leurs gouvernements »[37]. L’océan de ces zones d’effondrement va connaître une marée montante sous l’effet de la crise du coronavirus, et le nombre d’îlots de « normalité capitaliste » va se réduire. Ces derniers vont sûrement renforcer, sous des motifs pseudo-sanitaires, leurs logiques d’exclusion face aux migrations des « superflus » et réfugiés issus des espaces en effondrement.

De manière générale, la crise du Covid-19 va accélérer un processus d’affirmation paradoxale du « primat du politique », au sein duquel l’État se présente comme administrateur du désastre, et où il instille toujours plus la suspension de « l’état de normalité » capitaliste-démocratique au profit d’un état d’exception permanent. Dans de nombreux États, la violence policière a été sans borne. Au Nigéria, les forces de sécurité ont tué 18 personnes accusées de ne pas avoir respecté les mesures de confinement, selon un décompte de la Commission des droits de l’homme. Mi-avril, « la répression a fait plus de morts que le virus, qui a tué 12 personnes »[38]. Aux Philippines, le président Rodrigo Duterte menace de loi martiale les habitants de Manille, où le confinement est peu respecté. « Je demande juste un peu de discipline. Sinon, si vous ne me croyez pas, alors l’armée et la police prendront le relais », a-t-il expliqué dans un discours télévisé. « L’armée et la police appliqueront la distanciation sociale au moment du couvre-feu... C'est comme la loi martiale. C’est vous qui choisissez ». Et dans le même temps, la crise de la valorisation détruit le fondement et la légitimité des institutions politiques et produit l’évidement de la politique en sapant les bases de la capacité d’intervention des États. Depuis le début des années 2000 avec la crise de la New economy, puis avec la crise globale de 2008, on assiste à une affirmation à vide hystérisée du « primat du politique ». Une affirmation à vide puisque la crise fondamentale de la valorisation vide également le contenu de la souveraineté étatique et marque une fin larvée du politique. Ce phénomène de dislocation d’une partie des États capitalistes a commencé dès les années 1980 dans de nombreuses périphéries effondrées. Mais ce primat du politique comme administrateur du désastre et opérateur d’un état d’exception de plus en plus permanent y compris dans les centres et non plus seulement dans les périphéries effondrées, est une affirmation sans fondement, car les États eux-mêmes ne peuvent s’affirmer comme gestionnaires de crise que par le moyen d’un endettement généralisé. Toute la corruption généralisée qui règne dans tant d’États des périphéries illustre cette situation. Quand le sujet de la marchandise s’effondre, c’est toute la juridiction qui lui est liée, les libertés publiques et privées qui sont suspendues.

 

Chapitre 4

 

Crisis in progress

Du lien interne entre crise du coronavirus, capital fictif et procès de crise fondamental

 

 

 

 

 

 

L

e choc économique et social du « Grand confinement » est sans précédent depuis les années 1930. Le FMI prévoit une contraction de 3% du PIB mondial en 2020, la zone euro connaîtra une contraction de 7,5%, suivie du Royaume-Uni et des États-Unis, avec des replis respectifs de 6,5% et 6%, la Chine a vu une chute de son PIB de 6,8% au cours du mois de mars. Partout la crise économique, relevant d’un double choc de l’offre et de la demande, est déjà sociale : 11 milliards d’euros de perte de revenu pour les ménages en France sur le seul premier mois de confinement, notamment pour les personnes licenciées ou mises au chômage partiel, 26 millions de chômeurs aux États-Unis, près de 200 millions d’emplois en cours de destruction dans le monde réduisant considérablement les revenus de 1,25 milliard de personnes supplémentaires[39], un demi-milliard de personnes en train de rejoindre les 3,4 milliards d’habitants qui vivent déjà avec moins de 5,5 dollars par jour[40], 250 millions de personnes qui pourraient souffrir de la faim d’ici la fin de l’année[41], etc. Les populations les plus touchées sont celles des pays où le secteur informel est le plus important, et où il n’existe pas de capacité administrative ou financière d’offrir aux chômeurs des allocations ou de secourir les petites entreprises, des pays finalement où l’État ne peut endosser les habits d’administrateur du désastre que sous sa forme policière et répressive, en laissant mourir les infectés et les « superflus ».

 

Les relations entre la crise du coronavirus et la poursuite du procès de crise fondamental sont diverses. La crise actuelle va constituer une nouvelle poussée de la tendance structurelle déjà à l’œuvre, d’un fonctionnement par anticipation de production future de survaleur. Avec la crise du Covid-19, un nouvel étage « 4 étoiles » est déjà en train d’être posé tout en haut du château de cartes du capital fictif. D’autre part, de nombreux États pauvres ne pourront devenir les gestionnaires efficients de la crise et jouer le rôle de « prêteur et sauveur de la société capitaliste en dernier ressort », etc. C’est-à-dire que la reproduction d’ensemble de nombreuses sociétés, déjà très limitée dans certains pays, sera mise à terre par la crise du coronavirus. De nombreuses sociétés vont se disloquer plus encore sur le plan social, et on assistera à un nouveau tour de vis dans l’appauvrissement, le nombre d’États faillis  augmentera, etc. Enfin, une partie au moins des chaînes de production du procès de valorisation et des bases productives rendant possibles les fonctions (notamment sanitaires) des États, va être restructurée.                                                                                                                                                                                           

Dès le 3 février, la bourse de Shanghai a dévissé de 7,7%, inaugurant un krach boursier mondial qui s’est accéléré entre les 12 et 16 mars. La crise du coronavirus vient gripper le mécanisme de la multiplication exponentielle du capital fictif. Le système fragile qui a accumulé une gigantesque montagne de dettes au cours des dernières décennies néolibérales ne peut plus guère tolérer les chocs extérieurs, il devient de plus en plus instable. Cette fragile tour d’endettement sur les marchés financiers mondiaux surveillée comme le lait sur le feu par toutes les institutions monétaires et financières, menace maintenant de s’effondrer ‒ sous l’effet du « choc externe » de la pandémie ‒ ce qui déclencherait une nouvelle poussée de crise, encore plus forte. Le krach qui a commencé à la mi-février a quelque peu oscillé, mais à la mi-mars, il avait entraîné une dévaluation nette de près de 30% sur les marchés boursiers du monde entier.

 

Mais l’opération « plus vite que le krach » est lancée prestement par les gouvernements et les banques centrales afin de suspendre sa progression par des interventions massives et coordonnées. Les Philippines ont même fermé leur bourse pendant deux jours. Avec l’arrêt de l’économie, c’est surtout le lien élastique entre l’économie réelle et la multiplication du capital fictif qui est au cœur d’une possible accélération du procès de crise fondamental. L’inversion du rapport entre capital en fonction et capital fictif, a toujours tenu par l’élastique qui attache encore la multiplication du capital fictif sur le capital en fonction mis en œuvre dans la sphère du travail abstrait de l’économie d’entreprise. Les millions de morts, anticipés par les épidémiologistes, des sociétés sans confinement, comme l’arrêt partiel de l’économie réelle « non-essentielle » administrativement décidée par les « capitalistes collectifs idéels », font se volatiliser à moyens termes l’ensemble des « porteurs d’espoirs » qui se réfèrent au capital en fonction et sont la borne logique à la multiplication du capital fictif. On le voit bien dans la transmission de la crise, de l’arrêt de l’appareil productif au krach boursier de la mi-mars. Mais si le soldat de l’industrie financière s’effondre, on risque de voir s’effondrer l’ensemble du régime d’accumulation par capture anticipée de production future de survaleur, et tous les moyens ont été mis sur la table avec de colossales politiques monétaires menées par les banques centrales et les immenses programmes budgétaires que les États ont engagés pour sauver les apparences.

 

Dans la perspective d’une simple gestion interne des perturbations de l’économie mondiale provoquées par le coronavirus, les décideurs politiques des pays avancés ne peuvent faire autre chose que poursuivre l’enracinement de la politique monétaire dysfonctionnelle qui amènera à la prochaine crise mondiale, ainsi qu’exacerber le surendettement dans l’économie mondiale. On le voit ces dernières semaines, les interventions des États à travers les politiques monétaires des banques centrales, les politiques budgétaires pharaoniques et de soutien aux entreprises et ménages, sont donc, dans leur folie, cohérentes et appropriées. Cette fois, l’unité de comptage avec laquelle les mesures de sauvetage de l’État peuvent être quantifiées de manière significative ne semble plus être le milliard mais le billion (un billion correspond à 1000 milliards) ‒ avec une tendance à l’infini. Les banques centrales vont ainsi dégainer à la mi-mars, dès les premiers symptômes du krach financier : réduction des taux directeurs, création monétaire et rachats de titres sur le marché de la dette. La FED aux États-Unis va ainsi injecter 1 500 milliards de dollars de plus sur le marché monétaire dès la semaine du 15 mars, et 1000 milliards par semaine jusqu’au 13 avril[42]. Afin d’alimenter les banques en liquidités, elle baisse d’un point supplémentaire ses taux directeurs, qui seront désormais compris entre 0 % et 0,25 %. La Fed va désormais offrir de l’argent gratuit comme elle l’avait fait dans la foulée de la crise de 2008. La chute de ces taux directeurs est considérable, comparée aux 2,5 %-2,25 % atteints en décembre 2018, et toutes les banques centrales vont faire de même[43]. Ensuite, la FED va racheter massivement de la dette bancaire, d’entreprise et immobilière, pour un montant d’au moins 700 milliards de dollars. Toutes les banques centrales vont suivre ces mêmes programmes de soutien aux marchés de la dette, dans des proportions moins grandes. De leur côté, les États vont sortir l’artillerie lourde de vastes « trains de mesures » déclinant deux axes,  les plans de sauvetage puis les plans de relance. Pour éviter les difficultés de trésorerie des entreprises, ils vont ainsi garantir massivement les prêts bancaires accordés aux entreprises (ainsi, l’État français garantira près de 300 milliards d’euros de prêts jusqu’à la fin de l’année). En déclinant la formule, « tout sera mis en œuvre pour protéger nos salariés et pour protéger nos entreprises, quoi qu’il en coûte » de Macron le 12 mars, ce sont aussi des plans d’aide d’urgence aux entreprises, aux chômeurs et aux ménages qui sont activés. L’État américain aligne de son côté 2000 milliards de dollars d’aides, puis rajoute 500 milliards à partir du 21 avril en direction des PME[44], l’État allemand 1100 milliards d’euros[45], l’État canadien 82 milliards CA$, l’État brésilien 35 milliards d’euros, l’État italien 50 milliards, etc. Aux États-Unis, en indemnisant 22 millions de chômeurs et en payant les salaires de 30 millions de salariés sur trois mois, c’est près d’un tiers des 159 millions de salariés américains qui voient leurs revenus pris en charge directement par l’État[46]. Au Brésil, un « coronachèque » de 600 reais est alloué aux travailleurs du secteur informel, durant trois mois d’affilée, etc. Les mesures étatiques de financement du chômage partiel sont, en Europe, massives[47], Macron parlant ouvertement de « nationalisation des salaires »[48]. L’ensemble de ces mesures monétaires et budgétaires va stopper net le krach des marchés financiers, le limitant à une baisse d’environ la moitié de ce qui s’était produit en 2008.

 

Dans un article paru dans Le Monde, pour le reste stupide, un certain Fabien Tripier, « économiste », écrit : « L’État est alors l’acteur central. Prêteur en dernier ressort lors des crises bancaires (pour sauvegarder la confiance dans la monnaie et le système bancaire), il intervient dans la crise actuelle déjà comme employeur en dernier ressort (via la prise en charge du chômage partiel), comme acheteur en dernier ressort (en compensant les entreprises d’une partie de leurs pertes de chiffre d’affaires) et demain comme actionnaire en dernier ressort (lorsqu’il faudra recapitaliser les grandes entreprises en grave difficulté). Au final, l’État est l’assureur en dernier ressort face au risque de désastre. Il est le seul à pouvoir en supporter le coût économique lorsqu’il atteint 20 % du PIB (du revenu national), mais cette charge doit être ensuite partagée équitablement entre les générations et les catégories sociales. La question de la taxation des hauts revenus et des multinationales, au centre des débats avant la crise du Covid-19, redeviendra rapidement centrale. Sans un système fiscal juste et efficace, l’État ne peut effectivement pas jouer pleinement son rôle d’assureur en dernier ressort face au risque de désastre qui lui est aujourd’hui demandé par l’ensemble de la société »[49].

 

Les banques centrales vont donner toutes les latitudes aux États pour se faire les « prêteurs en dernier recours » et rentrer ainsi dans les habits d’administrateur du désastre. Il s’agit de faire en sorte qu’ils disposent le plus rapidement possible de liquidités pour absorber le choc social-économique et « relancer » ensuite l’économie. La Banque centrale européenne a mis ainsi 750 milliards d’euros pour soutenir le marché de la dette. L’objectif n’est pas de financer directement les États (les règles de la BCE l’interdisent), mais en donnant confiance aux investisseurs qui savent qu’ils pourront toujours revendre leurs titres à l’institution monétaire, de permettre aux États d’émettre de la dette auprès des investisseurs à des taux d'intérêt au moins inférieur à 2%. En se donnant la possibilité de racheter sans limite des obligations d’État auprès des acheteurs de titres, la BCE met ainsi en œuvre des mesures de soutien de la demande sur le marché de la dette tout en cherchant à éviter la dépréciation des titres de dette des États dans le bilan comptable des banques systémiques. Le 20 mars, la Commission européenne, par la voix de Ursula von der Leyen, annonce l’impensable auparavant, la suspension du « Pacte de stabilité et de croissance », c’est-à-dire des règles de discipline budgétaire imposées aux États de la zone euro. Désormais, les États pourront se faire les relais de la « lutte contre la récession », sans plus avoir à respecter les limites de 3 % du PIB pour le déficit public et de 60 % du PIB pour la dette. La mesure est inédite et n’a même jamais été envisagée durant la crise financière de 2008 ou pendant la crise de la dette de la zone euro en 2011. En cas d’effondrement économique, les règles budgétaires notoires, y compris les freins à l’endettement dans la zone euro, sont ainsi suspendues afin de donner aux États membres une plus grande marge de manœuvre financière dans la lutte contre la crise. Des propositions qui, il y a quelques semaines, auraient signifié la fin d’une carrière politique, sont maintenant introduites dans la discussion comme une bouée de sauvetage. Le ministre allemand de l’économie, Peter Altmaier, a annoncé que, si nécessaire, les entreprises stratégiquement importantes seraient nationalisées afin de protéger les secteurs hautement sensibles de l’économie. On parle à nouveau de « l’argent-hélicoptère » comme moyen de contrer l’effondrement de la demande par l’impression directe de monnaie et le don d’argent liquide aux populations. La Banque centrale européenne depuis le début de la crise tente d’empêcher l’effondrement imminent du secteur financier italien, qui souffre d’une gigantesque montagne de dettes, de créances douteuses et d’un ratio d’endettement national d’environ 130 % du PIB. Une nouvelle poussée de crise dans la zone euro pourrait venir d’Italie. Le 9 avril, un autre tabou tombe : la Banque centrale d’Angleterre à travers son pouvoir de création monétaire, décide de financer directement l’État du Royaume-Uni sur certaines dépenses, afin de lui éviter une trop grande dépendance vis-à-vis du marché obligataire. Cette « monétisation de la dette » par la création monétaire, permettant aux États de se financer directement auprès de leur propre banque, comportant toujours le risque de faire s’effondrer la valeur des devises.

« Les États entrent dans une ère de dettes colossales » titrait Le Monde dès le 4 avril. La crise du coronavirus, avec l’ensemble des plans de sauvetage (sans compter les plans de relance qui vont suivre[50]) à travers la planète qui atteint déjà 2,6% du PIB mondial, dépassant largement l’effort fait lors de la crise de 2008 (1,7%), amorce ainsi le démarrage de la cinquième vague de dettes à l’échelle mondiale. Comme la dette publique des pays émergents était déjà passée de 33,8% en 2008 à 53,3% du PIB en 2019, désormais « certaines économies émergentes et en développement pourraient vite être dépassées par le coût de la crise », met en garde le FMI[51]. La majorité de la dette émise par les États dans la zone euro cette année va se retrouver de toute façon dans le bilan de la BCE au fur et à mesure de ses rachats de dette obligataire[52]. Depuis l’éclatement des grandes bulles (2000 et 2008), on passe par à-coups et certainement désormais de manière définitive, d’un « État-veilleur de nuit » néolibéral qui s’était largement « dénationalisé » vers une hausse constante de l’action de l’État dans l’économie, qui va également en partie se « renationaliser ». Depuis l’automne 2008, les premiers éclairs de la double crise de suraccumulation (de capital en fonction et de capital fictif) ont transformé la fonction d’appui des États et Banques centrales, en une fonction de complète substitution au secteur privé producteur de capital fictif. À travers l’émission de dettes d’État et le rachat des titres de propriété par les banques centrales, la bulle étatique est devenue le facteur central de la formation de capital fictif, mais aussi le point de départ de toute prochaine crise. La crise du coronavirus va acter ces basculements multiples de manière définitive comme une nouvelle phase du procès de crise fondamental chapeauté par le rôle des États comme administrateur du désastre. Moins d’un mois après le vaste programme de soutien au marché de la dette par la BCE, « les premières fissures apparaissent », quand déjà on observe une remontée du taux italien à 10 ans à 2,26%, et que les coût de financement des États espagnol, portugais et grec commencent à bondir[53].

 

Tout repose encore sur la croyance des créanciers dans la capacité des États à rembourser plus tard leurs dettes, en ponctionnant in fine, via la fiscalité, une masse sociale de valeur nouvelle qui sera produite dans le futur. Certes, à la suite des guerres napoléoniennes ou des guerres mondiales du XXe siècle, de nombreux États ont été parfois plus encore endettés qu’aujourd’hui, en dépassant largement les 200% d’endettement par rapport à leur PIB. Mais ces dettes colossales ont été remboursées grâce aux booms économiques qui ont suivi ces guerres, et qui sont généralement liés à une hausse de la compulsion de productivité permise grâce aux première, deuxième et troisième révolutions industrielles, à l’inflation forte du fait d’une pénurie d’offre liée aux capacités de production détruites et aux besoins sans précédents d’une reconstruction de territoires dévastés. La situation aujourd’hui est bien différente. La déflation est partout présente, notamment en Europe et la chute libre du pétrole va pousser encore plus les prix à la baisse, les promesses d’une nouvelle hausse de compulsion de la productivité grâce à l’« industrie 4.0 » ne sont toujours pas au rendez-vous ; aucune capacité de production n’a été détruite et les surcapacités productives sont déjà très conséquentes en Chine comme ailleurs. Le ralentissement économique mondial est déjà bien ancré avant même la crise du coronavirus. Ainsi, dans l’avenir, le risque est plus grand encore de voir l’éclatement des bulles étatiques nourries à grand renfort d’hormones de croissance pendant la crise du coronavirus. On l’a vu en Europe, avec le débat sur les « coronabonds », ou encore l’annulation des intérêts de la dette pour l’Afrique subsaharienne. Les risques sont grands de voir poindre un retour de crises sur les dettes souveraines. Tout l’avenir du château de cartes montant jusqu’au ciel, qui menace toujours plus de nous ensevelir au moindre souffle, ne repose que sur la croyance des créanciers dans les politiques étatiques de relance de la sphère de la valorisation à la sortie du confinement. Cette nouvelle crise ne sera au regard du procès de crise fondamental de la valorisation et de l’actuel régime d’accumulation fonctionnant structurellement par l’anticipation de production future de survaleur, qu’une étape, un nouvel accès de fièvre, dans l’agrandissement de la boule de dettes que pousse devant elle, de plus en plus lamentablement, la société capitaliste mondiale.

 

Suite.

 

Chapitre 5

La vie qui peut être si peu : surveillance et survie augmentée

 

Chapitre 6

The future is uncertain and the end is always near (The Doors)

 

Chapitre 7

L’État et l’économie vont-ils lâcher leur proie ?

 

Chapitre 8

« Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ? » (Baudelaire)

 

 

[2] Le Royaume-Uni a enregistré une croissance de 0,1% lors des trois mois achevés fin février, soit avant que la pandémie de coronavirus ne produise son plein effet.

[3] Richard Hiault, « Coronavirus : le commerce mondial s’effondre », Les Échos, 6 mars 2020.

[4] Le bus de terrain est un système de réseau industriel pour le contrôle distribué en temps réel sur une ligne de production dans une usine. C’est un moyen de connecter des instruments dans une usine de fabrication.

[5] Dans la section V du livre III du Capital, Karl Marx utilise le concept de capital fictif pour désigner la monnaie de crédit, les titres de la dette publique et les actions. On sait que les marchandises ordinaires représentent un travail objectivé passé, tandis que les titres de propriété (crédit, actions, obligations, etc.), représentent une anticipation de valeur future, du futur travail abstrait. Le capital fictif ne dispose pas de dimension sensible matérielle, et ces espérances de gains futurs n’existent qu’en connexion avec l’économie matérielle (une connexion de nature différente selon les stades du capitalisme).

[6] On peut esquisser une rapide histoire de la trajectoire de ce régime d’accumulation structurellement fondé sur l’anticipation d’une production future et massive de survaleur. Sans compter la vague de dettes qui a suivi les décolonisations d’après-guerre et qui a fini par se fracasser dans les années 1980 lors de la « crise de la dette », mettant au tapis la modernisation de rattrapage dans de nombreux pays du « Tiers-monde », le capitalisme mondial a connu depuis 50 ans quatre vagues de dettes. Les deux premières se sont soldées par des crises financières, en Amérique latine dans les années 1980, en Asie à la fin des années 1990. On peut observer que les crises locales de la fin du XXe siècle ‒ la crise asiatique en 1997 et le krach financier en Russie en 1998 ‒ ont été suivies par une troisième vague de dettes et par la grande bulle spéculative des actions de haute technologie aux États-Unis et en Europe, la bulle dite « dotcom », qui a éclaté en mars 2000. La politique de taux d’intérêt bas de la Réserve fédérale américaine (FED), qui a été utilisée pour amortir les conséquences économiques négatives de cette dynamique spéculative en effondrement sur les marchés boursiers, a créé les conditions idéales pour l’apparition de la bulle suivante, encore plus importante : la bulle immobilière qui a éclaté en 2007/2008 et qui a dévasté une grande partie de l’Europe et des États-Unis sur le plan économique. La quatrième vague qui résulte de la « sortie de crise » de 2008 est pire que les autres. Son ampleur jamais égalée et son étendue, montre aussi la synchronicité des problèmes rencontrés par le capitalisme au niveau global. Les banques centrales ont dû agir en pompier en 2008, notamment pour prendre le relais de ce qu’on appelle le marché interbancaire (les banques qui se prêtent entre elles), qui n’était plus fonctionnel (les établissements bancaires ne se faisant plus confiance). Cette politique monétaire expansive unique dans l’histoire, a consisté en des réductions massives des taux d’intérêt et le rachat, dans le cadre de ce que l’on a appelé « l’assouplissement quantitatif » (quantitative easing), de vieux papiers et de la dette publique, qui sommeillent aujourd’hui dans les bilans des banques centrales. Depuis 2008, afin d’amorcer un semblant de « reprise », les États ont dû également émettre 15 000 milliards de dollars de dettes à taux d’intérêt négatif, soit un déficit budgétaire d’une ampleur sans précédent en temps de paix. Ces politiques ont alors permis la formation d’une méga-bulle de liquidités, qui a constitué la base du développement économique apparemment stable de la dernière décennie (notamment le fameux « cycle américain »). Le grand retour du soutien des banques centrales, après leur tentative malheureuse de retrait en 2018, procure toujours autant aux marchés boursiers de carburant nécessaire à la multiplication du capital fictif qu’il faudrait exponentielle. La normalisation de l’exceptionnel est partout à l’œuvre, mais la croissance mondiale ne décolle pas plus. L’économie de bulles en constante croissance s’est remise à monter vers le ciel, générant les montagnes de dettes qui maintiennent en marche une hyper-production de marchandises par le biais d’une demande financée par le crédit. Une partie de la bulle des matières premières a explosé ensuite en 2015, mettant à nouveau au tapis les « périphéries », qui avaient brièvement « émergé » dans la décennie précédente. Ces pays « émergents », comme le Brésil qui fut en récession en 2015-2016, connurent comme en 2008 d’importantes sorties de capitaux et les crises des monnaies émergentes (2015, 2018). Cette crise systémique ‒ comprise comme un processus historique de contradictions internes croissantes se déroulant par phases et poussées ‒ n’a donc jamais été surmontée. Il y a eu de facto, un passage du capitalisme de crise à travers une assez courte succession de bulles et d’un endettement astronomique des entreprises, des ménages et des États.

[7] Sur le plan du secteur privé de la multiplication du capital fictif, comme le révèle récemment une étude, on peut remarquer que désormais la dette du secteur privé n’est plus axée comme pour la crise de 2008 sur les prêts immobiliers et hypothécaires, mais sur les prêts aux entreprises. Un récent rapport de l’OCDE indique encore qu’à la fin du mois de décembre 2019, l’encours mondial des dettes des sociétés non financières a atteint un niveau record de 13,5 billions de dollars, soit le double en termes réels du niveau de décembre 2008 (John Plender, « The seeds of the nextdebtcrisis », Financial Times, 4 mars 2020). La hausse la plus frappante se situe une nouvelle fois aux États-Unis, où la Fed estime que la dette des entreprises est passée de 3,3 billions de dollars avant la crise financière à 6,5 billions de dollars l’année dernière.

[9] Brice Pedroletti, « Les zones d’ombre de Pékin sur l’origine du virus inquiètent », Le Monde, 18 avril 2020. Chloé Hecketsweiler, « Le Sars-CoV-2 est-il sorti d’un laboratoire ? », Le Monde, 22 avril 2020.

[11] Outre que les pays asiatiques ont été fortement sensibilisés à la question des pandémies avec les épisodes de Sars, etc., au début des années 2000, l’explication est fournie par Mathieu Du châtel, directeur du programme Asie de l’Institut Montaigne : les voisins de la Chine, Taïwan, Hong Kong, Singapour et la Corée du Sud, « ont réagi beaucoup plus tôt » que la Chine elle-même. « Fin décembre pour les uns, début janvier pour les autres, ils ont commencé à contrôler les personnes arrivant de Wuhan et du Hubei. Cette rapidité de réaction a permis aux voisins de la Chine d’adopter des mesures spécifiques sans avoir recours au confinement massif, ultime rempart à l’épidémie », Les Échos, 20 avril 2020.

[12] « L’opposition religieuse chiite à la République islamique, qui accuse habituellement le régime de ne pas être suffisamment religieux, a intensifié sa lutte idéologique contre le ministère de la santé et le régime en téléchargeant des vidéos de musulmans chiites dévoués embrassant, et même léchant, les portes du sanctuaire d’un saint, dont certains pensent qu’il guérit les malades. Le 26 février, le président Hassan Rouhani a capitulé devant le clergé à Qom en déclarant qu’il n’avait pas l’intention d’imposer une quarantaine à Qom ou à toute autre ville en Iran », dans : < https://agsiw.org/irans-patient-zero-the-islamic-republic/ >.

[13] Organisation Mondiale de la Santé.

[16] La situation est connue aux États-Unis et au Brésil. Au Mexique « le jour où le maire de Mexico, Claudia Sheinbaum, issue du même parti, suppliait les habitants de rester chez eux, le Président les exhortait à sortir, à aller au restaurant, affirmant que les Mexicains étaient ‘‘très résistants à toutes les calamités’’ », Libération, 14 avril 2020.  

[19] Pour une critique de l’œuvre d’Agamben, voir Robert Kurz, Impérialisme d’exclusion et état d’exception, Paris, Divergences, 2018. À propos de Foucault, on peut renvoyer en français à un ouvrage à paraître, R. Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte la théorie, Albi, Crise & Critique, 2021. Sur Heidegger, on peut se référer aux travaux de Emmanuel Faye, Sidonie Kellerer, François Rastier, Stéphane Domeracki, etc. 

[20] « Social Contagion. Microbiological Class War in China », in revue Chuang : <  http://chuangcn.org/2020/02/social-contagion/ >.

[21] L’État allemand a pris pour décision sanitaire plutôt un mélange des stratégies 1 et 2.

[23] Éric Le Boucher, « Il faut sortir la France du confinement », Les Échos, 10 avril 2020.

[24] Cf. L’Obs : dans le nord de l´Italie, « on doit choisir qui soigner comme en situation de guerre », 9 mars 2020.

[25] Elsa Mari et Florence Méréo, « Coronavirus : ‘‘Il va falloir choisir entre les malades’’, admettent des soignants », Le Parisien, 18 mars 2020.

[26] Robert Kurz, Geld ohne Wert. Grundrisse zu einer Transformation der Kritik der politischen Ökonomie, Horlemann, 2012, p. 412-413.

[27] Philosophie magazine, n°138, Avril 2020.

[28] Jérôme Baschet, « Qu’est-ce qu’il nous arrive ? », disponible sur : < https://lundi.am/Qu-est-ce-qu-il-nous-arrive-par-Jerome-Baschet  >.

[29] Cité par Jérôme Baschet, ibid.

[30] Jean-Pierre Stroobants, « Mark Rutte prône la prudence avant de déconfiner les Pays-Bas », Le Monde, 23 avril 2020.

[31] Karl Marx, Critique du programme de Gotha, Paris, Éditions sociales, 2008, p. 76.

[32] Voir l’article de Steve Pincus et James Robinson, « Faire la guerre et faire l’État. Nouvelles perspectives sur l’essor de l’État développementaliste », dans Annales HSS, janvier-mars 2016, p. 7-35.

[33] Gaëlle Clavandier, La Mort collective. Pour une sociologie des catastrophes (Paris, CNRS éditions, 2004), cité dans Anne Chemin, « Épidémies. Une anthropologie des grandes peurs collectives », Le Monde, 18 avril 2020.

[34] Françoise Hildesheimer, Fléaux et Société, de la Grande Peste au choléra, XIVe-XIXe siècle (Paris, Hachette Education, 1993), cité dans Anne Chemin, ibid.

[35] Dans un contexte économique fort différent, il est vrai, lié cette fois-ci à la bulle de matières-premières, dont l’éclatement a entraîné la chute du gouvernement de Dilma. Un cas exemplaire a été la construction du barrage de Belo Monte. Construction qui a mis en œuvre une grande violence envers les populations indiennes.

[37] ZviBareil, « La crise économique pourrait entraîner l’effondrement de nombreux États arabes », Ha’aretz, traduit par Courrier international, 11 avril 2020 :

https://www.courrierinternational.com/article/previsions-la-crise-economique-pourrait-entrainer-leffondrement-de-nombreux-États-arabes?fbclid=IwAR2dfaP-Jbq71O8LKcNSl_u05eaWi3MT1j6Q8AM8zeVIWPzwdlJw8GL6his >.

[38] Libération, 17 avril 2020.

[39] Richard Hiault, « Coronavirus : le monde au bord d’une explosion sociale majeure », Les Échos, 21 avril 2020.

[40] Eric Albert, Julien Bouissou et Béatrice Madeleine, « Le confinement provoque une crise sociale mondiale », Le Monde, 22 avril 2020 ; Richard Hiault, « Coronavirus : l’Asie risque une explosion de la pauvreté », Les Échos, 31 mars 2020 : < https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/coronavirus-lasie-risque-une-explosion-de-la-pauvrete-1190490  >.

[41] Selon un rapport publié le 21 avril par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Programme alimentaire mondial (PAM), le nombre de personnes se trouvant au bord de la famine était passé de 113 à 135 millions de personnes en 2019 (plus globalement 820 millions de personnes souffrent de la faim). Le rapport prend également acte qu’avec la crise du coronavirus qui provoque le blocage des chaînes d’approvisionnement d’intrants agricoles en pleine période de plantation en Afrique ‒ semences, pesticides et engrais fournis par les firmes agro-alimentaires et se trouvant actuellement dans les cargos et les conteneurs bloqués dans les ports ‒, « le nombre de personnes souffrant sévèrement de la faim pourrait doubler […] atteignant alors plus de 250 millions d’ici à la fin de 2020 », voir Les Échos, 23 avril 2020.

[42] Cela s’est fait en trois opérations de 500 milliards de dollars chacune sur le marché monétaire. Dès le jeudi 12 mars, la FED offre 500 milliards de dollars à échéance de trois mois. Le lendemain, vendredi 13 mars, la FED offre 500 milliards à trois mois et 500 milliards à un mois. La FED annonce aussi qu’elle injectera chaque semaine 500 milliards à trois mois et 500 milliards à un mois jusqu’au 13 avril. Ces «repo», des prêts à court terme garantis par des actifs, permettront de relâcher la pression sur les financements interbancaires. La banque centrale va également intensifier ses achats de dette d’État américaine, pour compenser le manque de liquidités sur certaines maturités. La FED injecte ainsi 175 milliards de $ quotidiennement jusqu’au 13 avril.

[43] La Banque Centrale Australienne abaisse ses taux le 19 mars à un niveau record de 0,25 % alors que la pandémie mondiale de COVID-19 menace de déclencher la première récession dans ce pays depuis 29 ans. Ce 19 mars, la Banque d’Angleterre procède également à une nouvelle baisse surprise de son taux d’intérêt, le réduisant de 0,15 point de pourcentage à 0,1 %, un plus bas historique, pour contrer le choc économique attendu de la pandémie de coronavirus, l’institution décide également d’augmenter son programme de rachat d’actifs de 200 milliards de livres (216 milliards d’euros environ) pour le porter à 645 milliards. Pour la troisième fois en moins d’un mois, la Banque Centrale du Canada abaisse son taux directeur de 0,75 % à 0,25 %. Il avait déjà été abaissé de 1,75 % à 1,25 % le 4 mars 2020 et de 1,25 % à 0,75 % le 13 mars 2020.

[44] En deux mois, les États-Unis lancent quatre plans d’aide. Le premier plan d’aide américain de 2000 milliards de dollars d’aide à l’économie, comporte 250 millions de dollars pour une nouvelle assurance chômage fédérale (les livreurs de plate-forme y ont droit ; si un salarié est licencié il reçoit 600 dollars par semaine versés par l’État fédéral et reçoit en plus entre 200 et 550 dollars par semaine par les États fédérés). Le Trésor américain débloque 500 milliards de dollars pour donner immédiatement du pouvoir d’achat aux ménages : les ménages vont recevoir dans les 3 semaines un chèque de 1200 $ par personne et 500 dollars par enfant. En outre, plus de 350 milliards de dollars vont être utilisés pour aider les PME américaines sous la forme de prêts. Ce plan s’appelle le PPP, « Paycheck Protection Program ». Au bout d’un mois, cette enveloppe sera épuisé. Le premier PPP qui va concerner 30 millions de salariés, est en réalité une forme de nationalisation des salaires via des prêts, qui peuvent devenir des subventions si l’entreprise conserve son niveau d’emploi et de salaires après la crise. Une aide de 62 milliards de dollars sera réservée aux entreprises du secteur aérien sous la forme de dons pour 30 milliards de dollars et sous la forme de prêts pour les 30 milliards restants. Le 27 mars, la Chambre des Représentants vote le plan. Avec de telles mesures, les bourses américaines ne vont pas décrocher dans les jours suivants : le 26 mars le Dow Jones bondit de 6,38%. Le 21 avril, le Congrès et le Sénat votent un quatrième plan d’aide, le deuxième PPP en direction des PME de 484 milliards de dollars. C’est un programme de maintien de l’emploi : le prêt de deux ans se transforme en subvention si l’entreprise s’engage à maintenir ou à remettre l’emploi et les salaires au niveau de ce qu’ils étaient mi-février. Ainsi grâce aux PPP, le salarié continue à être payé. Ce nouveau plan est calibré pour payer deux mois de salaires.

[45] Le volume de ce programme, qui représente près d’un tiers de la richesse totale produite par le pays en un an, est «sans précédent pour l’Allemagne depuis la deuxième guerre mondiale», selon les mots du ministre des Finances et vice-chancelier Olaf Scholz. D’une part, la création d’un fonds de secours pour les grandes entreprises (exportatrices, etc.), doté de 600 milliards d’euros, dont 400 milliards d’euros de garanties pour les dettes des entreprises, 100 milliards pour les prêts ou les prises de participation dans les entreprises (on parle de semi-nationalisations, par exemple de la compagnie aérienne Lufthansa, etc.) et 100 milliards pour soutenir la banque d’investissement publique KfW. Une augmentation de 357 milliards d’euros de la puissance de feu de KfW, qui pourra, elle, à l’avenir garantir quelque 822 milliards d’euros de prêts. Et une rallonge budgétaire fédérale de plus de 100 milliards d’euros environ pour cette année, servira à différentes mesures d’aide, notamment à l’attention des petites entreprises ou des salariés. L’État allemand va contracter des dettes cette année à hauteur de quelque 156 milliards d’euros, et ainsi la règle constitutionnelle du « frein à l’endettement » mise en place en 2011 (déficit public pouvant aller jusqu’à 0,35% du PIB) devient caduque. On autorise le report de paiement des loyers ou un assouplissement du recours au chômage partiel qui devrait toucher plus de deux millions de personnes, soit largement plus que les 1,4 million lors de la crise de 2008 et 10 milliards d’euros sont prévus pour les hôpitaux.

[46] Et ce, sans compter les 500 milliards de dollars de pouvoir d’achat immédiat donné aux ménages le mois d’avant.

[47] Plusieurs États annoncent qu’ils paieront les salariés si les entreprises renoncent à licencier. Au Royaume-Uni, l’État va garantir 80% du salaire, aux Pays-Bas, l’État va garantir 90% du salaire, en Belgique, c’est 70% augmentés d’une indemnité de 6 euros par jour, en Espagne, l’État garantit 70% du salaire également (vendredi 27 mars, l’État espagnol va même jusqu’à interdire les licenciements) et le 27 mars 200 000 entreprises ont demandé ces mesures d’aide au chômage partiel pour un total de 1,5 million de travailleurs, au Danemark, l’État prend en charge 75% du salaire dans une limite de 3000 euros, en Allemagne, entre 60 et 67% du salaire, en Autriche entre 80 et 90%. L’Allemagne, avec 4 millions de travailleurs indépendants et 3 millions d’entreprises de moins de 10 salariés, débloque un enveloppe de 50 milliards d’euros d’aides directes. 

[48] Les Échos, 23 avril 2020.

[49]« Coronavirus : Ne pouvant éliminer le risque de désastre, il faut en limiter le coût économique et social », Le Monde, 6 avril 2020.

[50] La zone euro annonce la possibilité d’un plan de relance de 1000 milliards d’euros lors du sommet européen du 24 avril.

[51]Julien Bouissou, « Le FMI prédit une récession mondiale historique », Le Monde, 16 avril 2020. Le FMI dispose de 1000 milliards pour venir en aide à ces États.

[52] Les Échos, 23 avril 2020.

[53] « Le programme anti-crise de la BCE déjà mis à l’épreuve », Les Échos, 23 avril 2020.

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