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Moudjahidine de la valeur

Des bombes pour défendre le fétiche marchandise : la gauche éclairée au dernier stade de la raison bourgeoise [1]

*

Robert Kurz

   S'il fallait encore une preuve que la fin du XXe siècle coïncide avec la fin de l'histoire de la modernisation, le progressif déclin intellectuel de la gauche la fournirait. La conscience critique désespère de la critique parce qu'elle-même a toujours fait partie intégrante de ce monde du système moderne de production marchande qui se décompose sous nos yeux par poussées. Il n'y a plus de nouveau cycle de développement capitaliste qui pourrait encore une fois être investi de façon « progressiste ». Voilà pourquoi il tombe apparemment sous le sens, face à la menace d'anéantissement des bases qui fondent la marche des affaires, d'embrasser inconditionnellement le capitalisme. A chaque nouveau basculement provoqué par des développements et des événements catastrophiques, nous vivons une nouvelle débandade des restes de la gauche qui rejoignent les rangs des gardiens du système.

   Après les barbares attentats kamikazes contre les États-Unis, dans une communauté d'affliction pleurnicharde comme il n'y en a pas eu depuis des décennies qu'il pleut des bombes occidentales sur de vastes régions de la planète, tous – depuis le gouvernement rouge-vert déjà endurci par la guerre jusqu'aux publications hier encore d'extrême gauche – ont invoqué une civilisation bourgeoise à visage humain qui n'a jamais existé. Soudain, il devient obscène de parler de la terreur fondamentaliste de l'économie totalitaire. Qui explique les actes paranoïdes de New York et de Washington par la situation du système-monde capitaliste unifié est accusé de justifier ces actes. Les nouveaux sauveurs de la civilisation[2] estiment qu'il faudrait maintenant mettre provisoirement de côté la critique du capitalisme et enfiler le casque lourd[3] de l'Otan comme leurs divers prédécesseurs. A chaque génération ses bellicistes.

CD rayé

   Le modèle de cette interprétation idéologique du monde partagé à la fois par la gauche éclairée et la raison démocratique officielle, modèle usé jusqu'à l'insupportable, consiste à répéter toujours à nouveau[4], comme un CD rayé, la constellation de la Seconde Guerre mondiale. La chose est facile à expliquer. Contrairement à la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle les États brigands de l'anticivilisation bourgeoise se sont livrés à une effroyable concurrence dans la boucherie sanguinaire, la lutte contre le sinistre empire des nazis fut le premier et unique cas où prendre position à l'intérieur de la concurrence capitaliste eut simultanément pour effet de mettre temporairement un frein à la pulsion de mort inhérente à la socialisation par la valeur. Ce fut la seule situation où il était nécessaire de lutter avec le capitalisme contre le capitalisme afin de sauver la simple possibilité de l'émancipation.

   La raison bourgeoise, quant à elle, ne pouvait avoir conscience ni de cette constellation ni de sa singularité. Elle transforma idéologiquement les nazis en une monstruosité étrangère, irrationnelle et non capitaliste, ce qui fit apparaître par contraste « l'économie de marché et la démocratie » comme l'Empire du Bien dans la tradition des Lumières. Ce modèle a été réutilisé pour légitimer tous les grands conflits ultérieurs. D'après la conscience bourgeoise, l'histoire après 1945 se présenta comme une farce toujours plus pitoyable après la tragédie ; il ne s'agissait plus que de définir l’« Empire du Mal » extérieur à la démocratie et à la raison.

   Dès lors que le bloc capitaliste d’État ne peut plus assumer ce rôle (puisqu’il a disparu), ce sont, dans la crise mondiale qui progresse depuis le début des années 1990, des figures toujours plus improbables qui ont endossé l’habit de Hitler pour légitimer le monde démocratique : d’abord, avec Saddam Hussein, un dictateur désarmé de la modernisation ; ensuite, avec Milosevic, le potentat de crise typique d’une économie nationale en décomposition ; avec Oussama Ben Laden, enfin, une figure mythifiée des structures de bandes et de sectes postpolitiques propres à la société-monde fondée, de façon purement négative, sur la valeur.

   Si, dans la constellation réelle de la Seconde Guerre mondiale, la pensée bourgeoise était déjà incapable de comprendre que les nazis étaient les légitimes descendants de sa propre raison, face à des répétitions qui restent purement illusoires, comparer l’incomparable de façon toujours plus forcée et ainsi relativiser les crimes commis par le national-socialisme.

   L’ethnonationalisme et le fanatisme religieux dans les régions socio-économiquement ravagées par le marché mondial ne sont pas la même chose que la vision antisémite du monde et la théorie raciale des nazis ; les sociétés d’effondrement disloquées de la périphérie ne présentent pas les mêmes bases que la société mise au pas[5] d’une puissance du centre capitaliste aspirant à la domination mondiale et ayant les moyens d’y parvenir ; et les aventures militaires d’un régime ensauvagé issu d’une « modernisation de rattrapage » ratée ou même les attentats suicides de sectes religieuses et autres aberrations nés des rapports fétichistes mondiaux n’ont pas la même qualité que l’agression générale contre l’humanité menée par l’Allemagne nazie, une puissance industrielle mondiale surarmée.

Impérialisme sécuritaire

   De même que l’on situe dans des régions toujours plus reculées du Sud et de l’Est globaux les Hitler de substitution (lesquels se succèdent rapidement les uns aux autres), de même la construction idéologique devient plus cousue de fil blanc. L’impérialisme démocratique unifié d’exclusion et de sécurité ne parvient pas, du fait de la crise mondiale qui a mûri, à retenir la pulsion de mort (inhérente aux sujets soumis aux rapports de valeur) sur le sol de ces rapports et à l’extérioriser, comme il l’avait fait en terrassant les nazis. La maturité de l’autocontradiction capitaliste se voit également en ceci que le désir de destruction et d’autodestruction libéré par la concurrence mondiale de crise se répand de façon tout aussi moléculaire que l’économie d’entreprise mondialisée. Vaine est donc l’entreprise du centre capitaliste quand il tente de maintenir « dehors, dans la barbarie du tiers monde » les zones d’horreur qu’il a lui-même engendrées et se tenir, lui, à l’écart de ces zones.

   Ceux qui ont commis les attentats suicides de New York et de Washington étaient des citoyens du-monde[6] négatifs et des existences postmodernes hybrides qui auraient pu faire carrière aux États-Unis. Leur mentalité ne se distingue pas fondamentalement de celle de l’auteur d’Oklahoma City ou de celle de ce brave citoyen suisse qui a abattu récemment tout le parlement d’un canton. Dorénavant, on se demandera toujours si ce voyageur anodin ne cache pas sous son uniforme Adidas ou Boss mondialisé une bombe atomique portative. Ces manifestations de la pulsion de mort venues de l’intérieur même de la société-monde négative universelle ne peuvent plus être identifiées comme contre-puissance extérieure ni réprimées par le déploiement d’une flotte de guerre et une pluie de bombes.

   Parce que, tout comme l’idéologie capitaliste officielle, la pensée de la gauche éclairée est restée prise dans la boucle temporelle de la constellation de la Seconde Guerre mondiale toujours à nouveau dévidée projectivement, la tentative théorique proposée par la Dialectique de la raison n’a jamais pu être menée à son terme. Bien que, sur de nombreux points, Adorno et Horkheimer n’aient jamais pu dépasser dans leur justification d’une critique radicale le modèle de pensée des Lumières, les deux théoriciens ont tout de même trouvé la force théorique de penser les nazis comme résultat des Lumières et non comme « Empire du Mal » extérieur. Ils ont également montré que l’évolution des structures sociales tant dans le capitalisme d’État soviétique que dans les centres occidentaux contient certains éléments de la même tendance qui, en Allemagne, avait conduit aux nazis. Parce qu’ils étaient conditionnés par leur époque et partageaient donc encore la critique tronquée de l’économie politique propre au marxisme du mouvement ouvrier, Adorno et Horkheimer parlèrent d’un « dépassement négatif du capitalisme »[7] et non d’un degré d’évolution et d’une forme phénoménale du capitalisme même.

Résistance aux faits

   Les petits-enfants de la théorie critique dans l’extrême-gauche n’ont pas développé la tentative théorique de la Dialectique de la raison, ils l’ont au contraire aplatie. Tandis qu’ils cultivaient une orthodoxie idolâtre d’Adorno, les disciples dénaturaient le concept d’un supposé « dépassement négatif du capitalisme » en appliquant cette formule, contrairement à Adorno et Horkheimer, à la seule Allemagne nazie. Ainsi leur fut-il possible de s’approprier la question de l’émancipation des rapports fondés sur la valeur d’une façon abstraite et totalement indéterminée pour, en réalité, la mettre de côté et s’orienter vers un combat éternellement recommencé avec le capitalisme (occidental) contre le supposé « capitalisme (allemand) dépassé négativement ».

   Cette construction, variante d’extrême gauche de l’idéologie bourgeoise commune de l’après-guerre, offrit des points de départ, par-delà ses protagonistes directs, pour un large spectre de gauche, parce que ainsi, même après la fin du marxisme du mouvement ouvrier, une niche intellectuelle semblait trouvée dans le cadre de la socialisation par la valeur. Que cette construction n’eût pas le moindre rapport avec l’histoire réelle postérieure à 1945 devait la rendre d’autant plus attrayante pour une pensée intra-idéologique résistante aux faits.

   Cette position ne put s’imaginer comme radicalement opposée à la raison officielle de l’Otan qu’en utilisant autrement le rôle attribué aux nazis, c'est-à-dire en invoquant de façon hallucinatoire le supposé retour du vieil impérialisme national allemand sous la forme d’un « IVe Reich » aspirant à la puissance mondiale.

   Ce qui échappe aux doctes analphabètes de la critique de l’économie politique, c’est la nature de la troisième révolution industrielle en tant que limite interne au système (limite qui devient visible), ainsi que le procès de mondialisation de l’économie d’entreprise qui en découle. Ainsi ne peuvent-ils pas non plus comprendre que la lutte nationalo-impériale visant des annexions territoriales est devenue sans objet. Alors que la puissance capitaliste, à l’abri de la pax americana et de l’organisation politico-militaire de l’Otan, constitue depuis longtemps un « impérialisme collectif en idée » qui aujourd’hui, malgré sa machine militaire high-tech, ne parvient pas à faire rentrer dans leurs bouteilles les démons que sa propre crise mondiale a libérés sous la forme de combattants de Dieu, d’États voyous et de bandits ethniques, une théorie critique défigurée transforme, en un misérable jeu vidéo, la RFA en concurrent des États-Unis pour la puissance mondiale partout où la Bundeswehr opère, dans la réalité, avec ses troupes et, en particulier, avec ses ambulances.

Jeu de Hitler

   Ainsi le débat sur l’« idéologie allemande »[8] nationale-biologique et la structure antisémite de l’État national allemand fut-il placé, et par là déréalisé, dans un contexte totalement irréel, sans aucune référence à une analyse sérieuse de la situation mondiale, alors que celle-ci avait changé. De même les deux guerres d'ordre mondial démocratiques des années 1990 [9] ne furent-elles perçues par les visionnaires anti-allemands focalisés sur l'époque des guerres mondiales qu'à travers le prisme de leur construction anachronique.

   Ainsi, les anti-Allemands soutinrent la guerre du Golfe pour cette seule raison que la RFA n'y participait pas directement (mais seulement financièrement) et parvinrent à la stupéfiante conclusion que le gouvernement Kohl, sous la direction idéologique du mouvement pacifiste, se préparait à répéter Auschwitz à travers son homme de paille Saddam Hussein. De cette manière, ils réussirent, avec une assurance de somnambule, à déréaliser de façon grotesque la critique du nationalisme de gauche (qui commençait effectivement à germer), de la pensée völkisch et de l’antisémitisme inavoué du mouvement pacifiste. Cette critique ne se différenciait plus de la version démocratique officielle du jeu de Hitler que par l'accent mis sur le supposé instigateur nationalo-impérial allemand.

   À l'inverse, la participation militaire subalterne de la RFA à la guerre du Kosovo n'a pas seulement permis aux anti-Allemands de rejouer soudain l'opposition à la guerre, mais aussi d'appeler le parrain mafieux capitaliste d'État Milosevic un homme d'État pacifiste face à l'impérialisme allemand et, tout comme de nombreux néo-nazis, de saluer dans l'ivresse de la bière les fascistes tchetniks. Cet aveuglement complet leur fit reprocher, avec le plus grand sérieux, aux États-Unis de mener la guerre du mauvais côté[10]. Il est inutile de se pencher davantage sur leurs éjaculations théorico-conspirationnistes[11] dont le sommet fut de situer dans les gorges perdues du sud des Balkans l'épreuve de force stratégique entre la « superpuissance » völkisch allemande et les pauvres États-Unis arnaqués, qui représentent les idéaux des Lumières.

   Des exploits d'interprétation aussi comiques de la part d'individus par ailleurs intelligents proviennent d'une sorte d'erreur catégorielle : comme ils n'ont en général aucune notion de la structure fétichiste de la société, qui se divise toujours en objectivation aveugle et en représentation subjective idéologique, ils confondent la réalité des traditions, des dispositions et des crispations idéologiques qui font encore sentir leurs effets, avec l'autre réalité (certes liée à la précédente) des processus qui s'objectivent au niveau de la structure capitaliste et de son « sujet automate »[12]. Le stéréotype antisémite dans la tête des pacifistes allemands est alors mis en rapport avec le développement du capitalisme, et le développement de la situation mondiale est dérivé, comble de l'inversion, des « formations idéologiques » (ce qui fait que la prétendue critique des idéologies se transforme elle-même en idéologie). Derrière l'erreur de raisonnement se cache naturellement un réflexe précis, à savoir le repli panique sur l'ontologie capitaliste et la légitimation « éclairée » qui lui est liée, sitôt que la situation devient confuse et dangereuse.

   La perte de réalité de cette pensée (perte de réalité qui a mûri avec la crise capitaliste mondiale) a maintenant trouvé dans les événements du 11 septembre 2001 l'occasion de montrer sa vraie nature. Ce n'est plus qu'en passant qu'est poursuivi le récit fantastique jusqu'alors en vigueur selon lequel les terroristes kamikazes islamistes seraient naturellement les pions de l'impérialisme national völkisch allemand dans sa bataille des Dieux contre les États-Unis et que, donc, les États-Unis devraient raser avec des missiles Cruise la Hamburg-Harburg[13], école supérieure comprise, en tant que foyer du terrorisme germano-islamique.

   A cette occasion, toute la construction atteint toutefois un tel degré d'absurdité qu'elle éclate comme une bulle de savon pour, presque au même instant, céder la place à une tout autre version à peine moins absurde : soudain, c'est l'« islam » qui nous est servi comme le vrai retour des nazis ; on découvre dans le Coran la nouvelle version de Mein Kampf ; l'acte terroriste kamikaze est mis en parallèle avec Auschwitz. Et les Allemands antisémites se voient ramenés de seuls auteurs principaux[14] à prendre en compte à comparses versatiles, voire simples sympathisants du nouvel « Empire du Mal » – c'est ce qu'on peut conclure des explications délirantes de la rédaction de Bahamas[15]. Ainsi, au passage, les flâneurs-amoks intellectuels[16] effacent-ils de leur disque dur idéologique tout ce qui faisait jusqu'ici l'essentiel de la singularité des nazis et de leur crime contre l'Humanité. Dépassant Enzensberger[17] qui imaginait voir en Saddam Hussein le successeur de Hitler, on a maintenant réussi à expédier l'histoire allemande en Orient.

   Coïncide avec cela le fait qu'on n'examine plus les événements à la lumière de la critique du capitalisme mais, à l'inverse, du point de vue d'une célébration active de la modernité capitaliste par opposition à une « prémodernité » hallucinée de l'islamisme – lequel est à peu près aussi moyenâgeux que les prophètes de la New Economy[18]. Tout le racisme race-des-seigneurs d'un Kant ou d'un Hegel et la haine irrationnelle des fétichistes postmodernes de la consommation face au fantasme d'une rurale pauvreté en besoins montent conjointement en un flot malodorant pour finalement projeter la peste typiquement moderne-capitaliste de l'antisémitisme dans un espace prémoderne imaginaire. Tandis que, dans une proposition subordonnée, on feint encore de connaître le visage moderne de la terreur dans le monde unifié du capital, les étudiants modèles et communiquant via Internet que sont les terroristes se transforment en représentants d'une « idiotie du village » globale insurgée, à laquelle il faudrait inculquer à coups de bombes le fétiche marchandise.

   Les simulateurs de la théorie critique se révèlent être les moudjahidine de la valeur. D'une part, ils font comme si les talibans étaient sur le point d'envahir l'Occident depuis les montagnes d'Afghanistan et d'établir un empire mondial de la terreur sur le modèle des nazis. Et comme si les troupes islamiques avec leurs cimeterres campaient déjà aux portes de Berlin, nous sommes placés devant l'alternative ridicule de devoir choisir maintenant, dans ce pays et de toute urgence entre la menace de l'instauration de la charia et le bon vieux capitalisme, choix qui (on respire !) s'effectue naturellement en faveur de ce dernier. Les terroristes mus par des hallucinations sont tout à coup déclarés les vrais ennemis du capitalisme, tandis que les très récents gauchistes-Otan ne se sentent maintenant plus aussi ennemis de cette formation sociale.

   D'autre part, il apparaît ainsi que les manières capitalistes doivent être inculquées aux prémodernes mal lavés que le capitalisme a en réalité lui-même jetés dans le régime taliban et auxquels il n'a laissé aucune vraie possibilité de choix. Et l'on souhaite que les critiques de la valeur, qui veulent l'être d'autant plus, fassent un tour en Afghanistan[19] pour comprendre combien un monde sans télévision est indigne d'exister. Le reste, l'armée américaine s'en charge. Celui qui, plus d'un demi-siècle après la publication de La Dialectique de la raison, n'a pas réussi à aller au-delà doit retomber en deçà.

   Alors qu'Adorno et Horkheimer, dans une situation qui exigeait réellement un uniforme américain pour la raison critique, n'en décelèrent pas moins les racines de la folie meurtrière dans l'idéologie des Lumières, les idiots du village secondaires du fétiche marchandise[20], qui ne sont pas éclairés sur les Lumières, voudraient – dans la situation actuelle qui exige tout autre chose que l'uniforme américain pour la raison critique – très platement sauver, avec les illusions bourgeoises du XVIIIe siècle, leurs propres illusions et organiser encore une fois un anniversaire d'enfant pour ces Lumières qui ne sont même plus un cadavre puant.

 

Projection fantasmatique

   A la fin de l'histoire de la modernisation, progrès et réaction, Lumières et contre-Lumières coïncident directement dans la forme commune brisante qu'est la socialisation par la valeur. Et il apparaît alors que la « pursuit of happiness »[21] n'a jamais signifié que l'autorisation de s'adonner à la pulsion de conservation de soi dans le cadre de la concurrence destructrice imposée par le capitalisme ; que les « formes pures a priori » de Kant n'ont jamais été qu'un programme de destruction mondial ; et que sa « paix perpétuelle » n'a jamais été que la paix des cimetières d'un monde ravagé par la valeur. Le sujet transcendantal étudie à la Hamburg-Harburg et autres lieux high-tech, dans le Coran ou dans Bahamas ; son impératif catégorique est l'attentat suicide réel ou intellectuel.

   En projetant comme réincarnation des nazis un islam qui ne serait jamais parvenu à la merveilleuse modernité, le revival idéologique d'extrême gauche de la coalition anti-Hitler n'est certes pas devenu plus intelligent, mais il est enfin devenu conforme à la version démocratique commune. La seule différence réside dans l'intensité de la volonté d'attaquer, volonté déterminée par le refoulement de ses propres contradictions : la position de la critique tronquée s'est renversée en celle, élevée à la puissance 3, des hardliners et de Huntington[22] qui reprochent à l'Occident une « politique d’appeasemenl » et des scrupules impardonnables face à l’« Empire du Mal » que constituerait l'islam dans son ensemble. Quand on dit aux Allemands et au gouvernement rouge-vert que c'est leur antisémitisme qui les fait hésiter, on laisse déjà entendre qu'ils pourraient peut-être se libérer d'Auschwitz en bombardant les bidonvilles musulmans situés sur l'arc de crises qui va de l'Indonésie à la Mauritanie.

   Ainsi, sans l'avouer, la prétendue critique des idéologies se trouve-t-elle maintenant en parfait accord avec la composition actuelle de l'« idéologie allemande ». Depuis longtemps, dans la conscience des citoyens-du-monde völkisch allemands, le moment de l'antisémitisme ouvert ou dissimulé s'amalgame contradictoirement avec un racisme anti-arabe. D'une part, comme on sait, les Allemands ne pardonneront jamais Auschwitz aux juifs (antisémitisme secondaire). D'autre part, loin que leur antisémitisme amenât les Allemands à sympathiser avec un quelconque islamisme, leur conscience d'automobilistes entretenait leur rage contre les « cheiks » depuis l'époque de la crise du pétrole – et ils voient maintenant dans tout contemporain à l'aspect vaguement oriental un égorgeur en puissance sans remarquer qu'eux-mêmes sont tout près de péter les plombs. La vox populi s'oppose aussi à toute politique d'appeasement. C'est la bombe atomique qu'il faudrait larguer là-bas pour ramener enfin le calme et fournir du combustible bon marché à la machine mondiale capitaliste !

Face à cela, la conscience d'« économie de marché et de démocratie » (plutôt celle de la classe moyenne et intellectuelle) hésite moins à cause de son ressentiment antisémite, qui est bien réel, qu'à cause de la peur qu'elle éprouve face à l'escalade incontrôlable du processus de crise. Bien que, dans l'orientation radicalement économique imposée à tous les secteurs de la vie, la frontière de la paranoïa ait été franchie depuis longtemps, on aimerait bien faire disparaître la folie galopante de la société-monde négative et restaurer une normalité bourgeoise qui a déjà disparu. La cruelle réalité doit à nouveau se transformer en un « film » que nous pouvons regarder ou non ; l'existence réelle de la misère, de la haine et de la boulimie de mort doit rester un objet d'étude folklorique pour séminaires universitaires et un théâtre d'opérations pour troupes de paix de l'Otan, mais elle ne doit pas frapper comme une bombe volante notre propre monde. Le système de la valorisation de valeur, mondialement destructeur et irrationnel en soi, doit être conservé à tout prix, mais nous sommes pleins de compréhension à l'égard de toutes les inquiétudes, de toutes les urgences, de toutes les « cultures ». C'est l'inconscience même qui réclame la « modération ».

Tardo-éclairés bellicistes [23]

   Ce que sécrètent les tardo-éclairés de gauche qui se rallient à la guerre représente toutefois vraiment la réaction idéologique la plus stupide et la plus obtuse face à la barbarie mondiale qui menace. Dans le passé déjà, ils avaient repoussé la reformulation de la théorie marxienne de la crise et, en général, avaient délibérément mal interprété la critique (pourtant centrale) de la valeur en tant que « dada d'économistes » pour que ne soit pas mise en question leur propre partialité théorique quant à la forme-sujet du fétiche marchandise et à la métaphysique progressiste de l'histoire qui l’accompagne. Toute critique de la forme capitaliste de la richesse fut assimilée à une propagande en faveur d'un renoncement à consommer conservateur et dénoncé comme tel. À présent, la décomposition dramatique de la forme bourgeoise de la politique et du sujet rattrape une critique qui a toujours été partielle et donc fausse.

   La petite minorité de gens qui se laissent emporter sur cette mauvaise pente d'une perte d'identité[24] savent pertinemment qu'ils ont déjà pris congé de la critique. Tous ceux qui se prononcent actuellement en faveur de la guerre contre les supposés barbares « prémodernes, hors capitalisme » ne pourront plus jamais se présenter comme impartiaux face à la politique d'asile et d'immigration brutalisée que mène l'impérialisme démocratique d'exclusion et de sécurité.

   Pour une critique radicale, il s'agit maintenant de ne pas se laisser entraîner à l'hystérie belliciste par sa propre peur non pensée. Dès le début, il était justifié de refuser toute prise de position en faveur des guerres d'ordre mondial qui ont éclaté à partir des années 1990. Même si la possibilité d'une efficacité sociale paraît faible, il importe pourtant, contre les fausses alternatives proposées par ce monde « de l'économie de marché et de la démocratie » qui succombe à ses autocontradictions, d'affirmer et de développer en toute indépendance une position critique de la valeur.

Une raison critique sait depuis longtemps qu'humiliés et offensés[25] ne sont pas les meilleurs des hommes et que le « sujet automate » ne doit pas être confondu avec les hommes qui le représentent. Elle sait à plus forte raison qu'il ne peut y avoir aucun retour à l'époque d'avant la modernité productrice de marchandises, mais seulement la transformation sociale qui mène au-delà de la forme destructrice de la société marchande. C'est précisément parce que nous sommes des produits des Lumières que nous devons mener à son terme la critique émancipatrice de l'idéologie des Lumières face à ses résultats dévastateurs. D'où : compassion (sans l'arrière-goût du ressentiment) pour toutes les victimes – tant pour les femmes courtiers en bourse ensevelies sous les ruines du World Trade Center que pour les anonymes déchiquetés par les bombes de l'Otan. Et pas la moindre concession au système.

Robert Kurz, 2001.

   Titre original : « Muschadihin des Werts/Bomben für den Warenfetish : Die aufklärerische Linke im letzen Stadium der bürgerlichen Vernunft », Jungle World n° 42, octobre 2001), reproduit dans Robert Kurz, Critique de la Démocratie balistique. La gauche à l’épreuve des guerres d’ordre mondial, éd. Mille et une nuits, 2006. On trouvera dans ce même recueil le texte suivant : « Au-dessous de toute critique : La gauche, la guerre et l'ontologie capitaliste ». 

   Pour une critique également efficace de l'anti-impérialisme de la gauche, charriant depuis longtemps son altercapitalisme confusionniste et sa façon de voir fétichiste, voir Moishe Postone, « Histoire et impuissance. Mobilisations de masse et formes contemporaines d'anticapitalisme » (in Critique du capital-fétiche. Le capitalisme, l'antisémitisme et la gauche, PUF, 2013)

 

[1] Dans ce texte, Robert Kurz utilise à plusieurs reprises les termes Aufklärung et aufklärerisch, que nous avons traduits par « Lumières » et « éclairé » pour garder une certaine proximité avec l’allemand, mais nous avons aussi utilisé « progressiste » à la place d’« éclairé » quand cela nous a paru s’imposer en français. Par ailleurs, nous avons gardé au titre du livre d’Adorno et Horkheimer Dialektik der Aufklärung sa traduction établie : La Dialectique de la raison.

[2] C'est-à-dire l’extrême gauche belliciste anti-allemande.

[3] Stahlhelm : pour le lecteur allemand, ce mot évoque à la fois le casque lourd et le casque d'acier, emblème de la droite nationaliste allemande avant la seconde guerre mondiale.

[4] « Immer wieder » (« Toujours à nouveau ! »), renversement du slogan antinazi de l'après-guerre « Nie wieder » (« Plus jamais ça ! ») à propos d'Auschwitz. Kurz détourne ce slogan pour ridiculiser la gauche anti-allemande.

[5] Allusion à la Gleichschaltung, la « mise au pas » de la société allemande par les nazis.

[6] Concept de Kant retourné contre Kant.

[7] Par « dépassement négatif du capitalisme », Adorno et Horkheimer désignent le passage du capitalisme de concurrence au capitalisme d’organisation qui s’opère dans les années 1930. Cette transformation ne fut nullement un dépassement émancipateur mais un simple changement de forme.

[8] Expression à connotation marxienne (L’Idéologie allemande) et adornienne (Le Jargon de l’authenticité est sous-titré « Zur deutschen Ideologie », De l’idéologie allemande).

[9] La première guerre du Golfe (1991) et la guerre du Kosovo (1999). Sur le concept de guerre d'ordre mondial, cf. « Impérialisme de crise », in Robert Kurz, Avis aux naufragés. Chroniques de la crise, Lignes, 2005

[10] Du mauvais côté, c'est-à-dire du côté de l'Allemagne

[11] Les théories de la conspiration (ou du complot) qui prétendent « tout expliquer » sont en fait le comble de l'aveuglement dans une société où c'est la valeur qui est sujet et où les hommes sont agis, bien davantage qu'ils n'agissent.

[12] Expression de Marx désignant le capital. Selon le marxisme du mouvement ouvrier, le capitalisme est mû par la rapacité du capitaliste, sa volonté d'exploiter, d'accaparer la survaleur. Selon Marx (et après lui les théoriciens se réclamant de la critique de la valeur), le capital se meut par lui-même, il est autovalorisation de la valeur, et le capitaliste n'est que le fonctionnaire du capital. Pour une présentation détaillée du processus, le lecteur se reportera à Marx, Le Capital, pp. 172-174 (Éditions sociales, traduction de Jean-Pierre Lefebvre, 1981) et à Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise., p. 96 et suivantes, Denoël, 2003.

[13] Technische Universität Hamburg-Harburg (TUHH) : université technique de Hambourg. Trois des pilotes kamikazes du 11- septembre, dont Mohammed Atta, et certains de leurs complices ont fait des études dans cette université.

[14] Expression juridique désignant les coupables d'un crime.

[15] Revue trimestrielle publiée à Berlin. Principal organe de la gauche belliciste anti-allemande.

[16] Par cette double référence au « flâneur » de Charles Baudelaire (selon la lecture qu'en propose Walter Benjamin) et à l’« amok » de Stefan Zweig (Amok, ou le Fou de Malaisie), Robert Kurz désigne une figure centrale du capitalisme de crise : l'homme à la fois soumis aux fantasmagories du monde de la marchandise et possédé par une folie destructrice.

[17] L'écrivain de gauche bien connu Hans Magnus Enzensberger.

[18] L'économie liée à Internet. La New Economy fut présentée comme le nouvel Eldorado du capitalisme jusqu'à l'explosion en 1999 de la bulle spéculative liée à ce secteur.

[19] En allemand, « nach Afghanistan » (entre guillemets), comme on criait en 1914 « À Berlin » en France ou « Nach Paris » en Allemagne.

[20] Les simulateurs de la théorie critique.

[21] L'expression figure dans la Déclaration d'indépendance rédigée en 1776 par Thomas Jefferson : « Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes naissent égaux ; ils sont dotés par le Créateur de certains droits inaliénables parmi lesquels la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »

[22] Les néo-conservateurs de la Maison Blanche et l'auteur du Choc des civilisations.

[23] Toujours les simulateurs de la théorie critique.

[24] Au sens politique du terme.

[25] Titre de Dostoïevski.

Tag(s) : #L'actualité au prisme de la critique de la valeur
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