Ci-dessous un texte de Franz Schandl, rédacteur à Streifzüge, un magazine autrichien issu d'un courant inspiré par la critique de la valeur dans le monde germanophone. Ce texte est paru le 30 mars 2007 dans Der Freitag.
Affaiblissons tous les fronts !*
Refusons de prendre parti dans la guerre des civilisations
Franz Schandl
Le XXesiècle fut le plus sanglant de toute l’histoire de l’humanité. Mais il n’est pas exclu que le XXIe se révèle pire encore. Tout est prêt pour cela, les arsenaux sont pleins ou susceptibles d’être remplis à tout moment. Nous vivons une époque de grande instabilité internationale. Ces propos peuvent sembler cyniques : ils sont au contraire réalistes. Comme chacun sait, l’accumulation de capital repose sur un principe de croissance tous azimuts. Dans le noir engrenage de violence du Proche et du Moyen Orient, ce qui croît de jour en jour ce sont les souffrances et la brutalité.
L’Occident peut-il faire quelque chose ? Depuis longtemps ça ne fait plus l’ombre d’un doute. La question est bien plutôt de savoir s’il doit intervenir là où il peut le faire. Et, d’ordinaire, un seul point demeure digne d’intérêt : le moment est-il opportun pour une intervention militaire (avec ou sans mandat de l’ONU) ? Que cette arrogance de la métropole passe désormais quasi inaperçue en dit long. A elle seule, la suffisance avec laquelle l’Occident légitime son action – à savoir : sanctionner, s’immiscer, bombarder – en invoquant sa supériorité en matière d’économie et de droits humains, montre à quel point cette politique est condescendante. La fourberie qui nous saute aux yeux chez Ahmadinejad est loin d’être aussi évidente à ceux des analystes locaux. Chirac va jusqu’à envisager de lâcher une bombe atomique sur Téhéran. Aucun problème.
Ainsi va le fondamentalisme de l’homme blanc et de ses valeurs démocratiques, qui aujourd’hui atteint même la gauche : « La critique du capitalisme c’est bien joli, mais dans les moments où ça compte vraiment, on sait ce qu’elle vaut », déclarait l’auteur allemand Günther Jacob dans le mensuel Konkret, peu après le 11 septembre 2001[1]. Et haro sur les salauds qui ne seraient pas d’accord.
Après Saddam Hussein, c’est maintenant au tour de Mahmoud Ahmadinejad d’incarner la résurgence du nazisme. Au lieu de chercher la vérité derrière les fausses évidences, on se borne à diffamer l’adversaire en l’accusant de banalisation et de révisionnisme, d’anti-américanisme et d’antisémitisme. Les connexions se font et il ne reste plus qu’à coller les étiquettes. On ne s’intéresse nullement aux véritables risques mais plutôt à d’effroyables menaces qui, la plupart du temps, résultent d’analogies délirantes sans commune mesure avec la réalité des rapports de force. Soudain très en vogue, le conditionnel balaye facilement n’importe quel indicatif. Que pèse la réalité face à une projection ? Du moment que c’est plausible, alors c’est sûrement vrai !
En l’occurrence, ce n’est pas Ahmadinejad qui s’écarte de la logique politique conventionnelle : il l’applique au contraire de la manière la plus conséquente. Qui ne voit rien à redire à cette logique n’aura pas grand chose à reprocher au président iranien. Ahmadinejad réclame pour son pays ce qui pour d’autres, depuis des décennies, a paru aller de soi. Energie nucléaire et bombe atomique font partie intégrante du système capitaliste et aucun soi-disant fossé interculturel n’a jamais freiné leur dissémination. On ne s’étonnera donc pas que l’époque soit révolue où d’aucuns considéraient le nucléaire comme non-islamique.
A lire les gros titres fébriles des journaux, la prudence serait de mise à tous points de vue. Souvenons-nous de Saddam et de ses armes de destruction massive ! Il n’y en avait pas l’ombre, c’est vrai, mais qui sait s’il n’aurait pas fini par s’en procurer ? On mentait avec la plus profonde conviction.
Ce schème propagandiste rappelle la guerre froide, lorsqu’après 1945 le Troisième Reich et l’« empire du mal » de l’époque, l’Union Soviétique, se voyaient réunis sous le même funeste terme de totalitarisme. Les comparaisons avec le nazisme sont de nouveau à l’ordre du jour. D’un côté la politique d’Israël est assimilée le plus odieusement du monde à celle des nazis, et inversement. De l’autre, tout musulman tombe sous le soupçon d’être un Hitler.
Cette implacable absence de réflexion théorique se répand partout. Untel est-il un ami ou un ennemi, on ne sait plus. Déshistoricisée et transposée, l’expérience nazie sert d’alibi à toutes sortes d’aberrations. Ainsi en vient-on volontiers à prétendre que – soi-disant pour éviter un préjudice encore plus grave – telle grande ville doit être bombardée, tel pays boycotté, tel régime mis hors d’état de nuire. Des raisons, on en trouvera ; au besoin, on en inventera. Ce genre de calculs régressifs est très à la mode. Seulement voilà : que résulterait-il d’une guerre préventive contre l’Iran, sinon un embrasement généralisé ? Serait-ce le but poursuivi ? A accepter tout et n’importe quoi en se disant qu’il s’agit d’un moindre mal, on finit par cautionner le mal, voire par couvrir les pires atrocités. Dans la guerre des civilisations que d’aucuns ont proclamée, toute prise de position sur le fond équivaut en pratique à une capitulation.
L’alternative, c’est la trans-position, qui consiste, étant donné les risques d’escalade, à adopter un point de vue transcendant le conflit. Il ne s’agit pas d’une politique d’équidistance ou d’ignorance, et cela n’exclut pas la solidarité concrète à l’égard des victimes ; toutefois, cette solidarité ne se tournera pas vers les nations, Etats ou collectivités, mais vers les individus touchés, vers ceux qui souffrent au cœur des conflits. La trans-position ne se veut ni un parti, ni une forme de neutralité ; plutôt que de se positionner dans un système de coordonnées que d’autres ont définies, elle entend avant tout amener le débat sur la destructivité des affrontements. En partant de la négation conceptuelle du conflit, elle débouche sur une négation réelle. C’est une démarche qui n’attend pas seulement des réponses mais pose en outre des questions, et enroule les drapeaux plutôt qu’elle ne les brandit. Bref : affaiblissons tous les fronts ! désertons les tranchées !
Il est évidemment peu probable que notre trans-position l’emporte. Mais si nous échouons, ce sera pour la gauche un désastre historique. En tant qu’acteur autonome elle se verra marginalisée, si ce n’est anéantie, parce qu’elle aura montré son impuissance à opposer à la barbarisation générale une réponse véritablement progressiste. Ici, dans la métropole où nous vivons, cette réponse pourrait se résumer à : ne pas se ranger aux côtés des puissances occidentales, ne pas encourager le bellicisme – et faire enfin évoluer le débat du niveau de l’accusation à celui de l’argumentation : « Vous avez tort, parce que... » au lieu de « Vous n’êtes qu’un... ».
Traduction : Sînziana