Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

 

L’État de l’argent et l’argent de l’État 

*

Robert Kurz

 

   L’État, par son commandement, peut-il passer outre les contradictions internes de l’économie capitaliste ? Bien que l’État et le marché soient institutionnellement opposés, ils ont un fondement commun. La machine étatique doit être financée de la même manière que les investissements en capital ou l’industrie culturelle. C’est pourquoi l’argent constitue un  medium transversal. Il est l’expression matérielle de la « richesse abstraite » (Marx) et seulement générale car il représente la fin en soi capitaliste de faire deux euros avec un euro. Mais au travers de cette fin en soi, le medium de l’argent est lié à l’accumulation du capital. Sa substance de travail, à son tour, dépend de la norme de productivité sociale imposée par la concurrence. Il s’ensuit que l’État peut réguler l’accumulation substantielle de capital, mais ne peut la faire apparaître par magie et encore moins la remplacer. En l’absence de valorisation autonome suffisante du capital, il n’y a également plus rien à réguler.

   L’État est une machine de l’argent dans la mesure où il garantit le cadre extérieur de la valorisation. Pour cette raison même, il n’est pas aux commandes de l’argent. Son propre argent ne peut être obtenu qu’en imposant la production réelle de survaleur (profits et salaires). Il est trompeur de parler des investissements publics comme s’il s’agissait d’une contribution à la croissance. Lorsque l’État construit des routes et des écoles ou finance l’éducation et la recherche, il s’agit de consommation sociale, car le pouvoir d’achat de celle-ci a été auparavant prélevé sur une production réelle de survaleur. Cela vaut également pour les activités des entreprises de construction, des établissements d’enseignement, etc., dans la mesure où elles sont financées par des dépenses publiques. Dès que l’État contracte des emprunts par le biais d’obligations parce que ses revenus réguliers sont insuffisants, il est soumis aux mêmes conditions que les entreprises et les particuliers. Cependant, le service du prêt (intérêts et remboursement) nécessite une application productive de capital, ce qui n’est pas le cas pour l’État. C’est comme si les entreprises ne produisaient pas de valeur, mais la consommaient seulement. C’est pourquoi Marx, dans le Livre III du Capital, a présenté la dette publique négociée sous forme d’obligations comme une forme particulière de « capital fictif », qui est illusoire dès le départ.

   Même le caractère étatique de la banque centrale en tant que « dernière instance » de la création monétaire ne donne à l’État aucun véritable contrôle sur la monnaie. La compétence de la banque centrale est purement formelle, mais pas substantielle. Sa création monétaire à partir de rien ne peut que représenter la substance de la valeur réelle de l’accumulation du capital. Si la quantité d’argent injectée est supérieure aux relations de valeur réelle, il en résulte une dévalorisation de l’argent lui-même. Bien entendu, cela s’applique d’autant plus si l’État ne se soumet plus aux conditions du prêt, mais donne instruction à sa banque centrale de lui transférer directement de l’argent. D’une part, les États du monde entier s’orientent actuellement vers cette mesure désespérée. D’autre part, ils veulent en limiter les conséquences par une politique d’austérité rigide. Ils évoluent donc dans une contradiction circulaire qui ne peut qu’entraîner de nouvelles distorsions. Lorsque les défaillances de l’État et du marché vont et viennent à des intervalles de plus en plus courts, cela indique la crise du médium principal lui-même. Ce n’est là qu’une autre expression du fait que les forces productives ont dépassé la forme de la « richesse abstraite ». Cela met dans l’embarras tant la foi dans l’État que la foi dans le marché.

Robert Kurz

Paru dans Neuen Deutschland, le 28 mai 2010.

Sur la théorie critique de l'Etat moderne dans sa relation interne avec les rapports sociaux capitalistes : 

- Robert Kurz, La fin de la politique

- Clément Homs, Brève histoire de la relation polaire Etat-marché. De la misère théorique dans le milieu de la gauche étatique et antinéolibérale et de quelques moyens d'y remédier

- Anselm Jappe, La politique n'est pas la solution, in Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, La Découverte, 2017. 

- Clément Homs, La politique ne s'oppose pas à l'économique. Thèses sur l'Etat et la politique dans la société capitaliste (et brochure A4 plié en deux).

- Robert Kurz, Critique de la nation, de l'Etat, du droit, de la politique et de la démocratie

- Anselm Jappe, Politique sans politique

- Krisis, La fin de la politique et la lutte antipolitique contre le travail (extrait du Manifeste contre le travail).

- Clément Homs, Autogestion et coopératives, piège à cons ?  

- Gérard Briche, De l'homme considéré comme un être-pour-le-vote

- Anselm Jappe, Not in my name ! (au sujet du principe électoral)

- Paul Braun, Pour en finir avec le concept de peuple.

- Gérard Briche, L'avenir d'une illusion : l'identité nationale.

- Robert Kurz, « Antiökonomie und Antipolitik. Zur Reformulierung der sozialen Emanzipation nach dem Ende des 'Marxismus' », Krisis, n°19, 1997 [édition numérique gratuite](traduction portugaise et anglaise)

- Robert Kurz, « Es rettet euch kein Leviathan - Thesen zu einer kritischen Staatstheorie. Erster Teil »Exit !, n°7, 2010 (traduction portugaise)

- Robert Kurz, « Es rettet euch kein Leviathan - Thesen zu einer kritischen Staatstheorie. Zweiter Teil », Exit !, n°8, 2011 (traduction portugaise)

- Un chien crevé doit ressusciter. Pour une renaissance du débat allemand sur la "dérivation de l'Etat". Publication numérique de L'Etat contemporain et le marxisme

 

 

Tag(s) : #Critique de l'Etat - du politique - du droit
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :