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Un chien crevé doit ressusciter

Pour une renaissance du débat allemand

sur la « dérivation de l’État »

[ARCHIVE]

Publication numérique de

L’Etat contemporain et le marxisme.

(Critiques de l’économie politiques, Livres, Maspero, 1975)

   Les analyses théoriquement assez faibles sur l'Etat et la politique, d’Antonio Gramsci, Nico Poulantzas ou Louis Althusser, ont connu durant la dernière décennie un certain intérêt chez les derniers croque-morts d'un marxisme traditionnel aveugle aux formes sociales basales du capitalisme. Plus largement, toutes les théories bourgeoises, y compris celles de gauche favorables à l’intervention de l’État dans l’économie, prennent pour essence, les apparences de l’État comme « puissance extra-économique » posée à côté ou au-dessus de l’économie, sur laquelle on projettera facilement une ontologie transhistorique du pouvoir. Jamais les formes étatique et juridique ne sont saisies en tant que formes historiques spécifiques. Toute la philosophie politique bourgeoise, d'Hannah Arendt à Carl Schmitt en passant par Jacques Derrida (voir la critique adressée à ses Spectres de Marx par Moishe Postone dans Marx est-il devenu muet ?, L'Aube, 2003), en utilisant au masculin « le politique » pour parler d'une essence ou d'une vérité commune éternelle, n'aura finalement fait que naturaliser une sphère et une condition politiques qui sont historiquement spécifiques à la formation sociale capitaliste. On préfère transhistoriciser de manière anachronique ces catégories en les rétroprojettant sur toutes les sociétés humaines, en passant ensuite son temps sur l’étude des contenus concrets et l'évolution historique de ces formes étatique, politique et juridique laissées ininterrogées. Marx nous avait pourtant déjà mis en garde, en vain : « Les rapports juridiques ainsi que les formes de l’État écrivait-il, ne peuvent être compris ni par eux-mêmes ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain » (Karl Marx, préface à la Contribution à la critique de l’économie politique, éditions sociales, 1957, p. 4).

   D'autre part, si les mouvements révolutionnaires inspirés du marxisme comme de l’anarchisme ont versé dans l'aporie d'une lutte politique immanente à la formation sociale capitaliste, ils ont toujours été conscients de la nature capitaliste de l’État. Mais on a partout insisté sur une vision instrumentale de celle-ci (l’État simple agence au service d’une classe dominante ou de certains groupes économiques), en dérivant l’État de la « théorie des classes » à la manière d’Engels, si bien que la nature capitaliste de l'Etat ne fut jamais réellement saisie. La supposée instrumentalité de l’État (avec sa police, simple « milice du capital ») est toujours un sous-produit de la façon de voir fétichiste qui prend pour argent comptant l’apparence autonome de l’État en abstrayant celui-ci de la forme de synthèse sociale capitaliste dans laquelle il est immergé de manière beaucoup plus fondamentale qu’on ne le pense. C’est ainsi qu’après avoir séparé a priori la forme-État de la synthèse sociale capitaliste, on va présupposer dans un second temps sous la forme d’une instrumentalité, un lien toujours externe entre l’État et la classe capitaliste.

   Nouvelles lectures de Marx et dérivation de l'Etat

   Une toute autre tradition, plus consistante, celle du débat allemand des années 1970 sur la « dérivation de l’État », reste toujours très méconnue en France. Aujourd'hui encore, leurs principaux protagonistes - Joachim Hirsch, Elmar Alvater, Margareth Wirth, Wolfgang Müller, Helmut Reichelt, Christel Neusüss, David Yaffé, etc. - restent du côté français, de grands inconnus dans les discussions sur la nature et la forme de l'Etat. Plus largement, quand on les compare à la pauvreté des marxismes français des années 1960-70, les « nouvelles lectures de Marx » faites durant cette période en Allemagne, parce qu'elles s'originent directement dans les manuscrits de l'oeuvre de Marx (et non dans des traductions françaises partielles et problématiques), ont toujours été des plus vivifiantes au niveau de leur exégèse marxologique. Alors qu'Adorno, comme Walter Benjamin et tant d'autres de l'« Ecole de Francfort », restent pendant toute une période d'assez mauvais lecteurs de Marx (sans parler de l'influence qu'ils reçurent de Friedrich Pollock dont ils prolongèrent le thème problématique du « primat du politique » ; voir également le livre de Dirck Braunstein, Adornos Kritik der politischen Ökonomie, 2011, pour une discussion du rapport d'Adorno à la critique de l'économie politique, notamment au travers de sa correspondance), c'est pourtant dans le dernier entourage d'Adorno que prirent forme ces nouvelles lectures de Marx. Les « années 68 » furent pour plusieurs de ses élèves - notamment Hans-Georg Backhaus, Helmut Reichelt, Hans-Jurgen Krahl, Alfred Schmidt -, un moment majeur de redécouverte de l’œuvre de Marx. Les livres de Roman Rosdolsky (La genèse du « Capital » chez Karl Marx, tomes 1 et 2), de Henryk Grossmann (Akkumulations. Zusammenbruchsgesetz des kapitalistischen Systems, réédité en Allemagne en 1970) ou celui de Isaac Roubine (Essais sur la théorie de la valeur chez Marx), qui passèrent quasiment inaperçus en France, furent très discutés à cette époque dans les milieux allemands et constituèrent par de nombreux aspects, le socle de nombreuses discussions théoriques et analytiques.

   Dans ces années, le moment « (Re)lire Marx » en Allemagne de l'ouest, est ainsi différent et très divergent, du moment « (Re)lire Marx » en France. Ceci explique aussi l'étrangeté et les réticences à l'introduction de la Wertkritik et Wert-abspaltungskritik en France, courant qui comme le reconnaît Robert Kurz dans Geld ohne Wert (Horlemann, 2012), est en partie dans une filiation critique, ou plutôt une confrontation cherchant à dépasser les apories de la Neue Marx-Lektüre (et aujourd'hui celles de Michael Heinrich ; sur Backhaus, Karl-Heinz Lewed vient récemment de publier dans Krisis, « Reconstruktion oder Dekonstruktion ? Über die Versuche von Backhaus und der Monetären Wertheorie, den Wertbegriff zu rekonstruieren »)Par bien des aspects, le débat sur la dérivation, dans son point de départ qui est la discussion de la critique catégorielle et la question de la dérivation ou de la non-dérivation, résonne ainsi avec la Wertkritik et Wert-abspaltungskritik par la nécessité de son haut niveau d’abstraction et parce qu’il puise souvent aux mêmes sources d’inspiration théorique, loin du marxisme superficiel, de la mode structuraliste puis post-structuraliste et des mille plateaux à fromages postmodernes qui lui ont succédé en France.

   Le débat sur la dérivation de l'Etat

   Parallèlement à cette relecture de Marx, l'Etat, la politique, le droit, etc., devaient fatalement devenir durant ces années, les objets de la réflexion critique marxienne en Allemagne. Et par bien des aspects, dans son œuvre maîtresse La théorie générale du droit et le marxisme[3], Evgueni Pasukanis aura été le premier théoricien marxiste en 1924 à saisir qu’il nous faut maintenant opérer selon ses propres mots, une « déduction logique » pour comprendre les formes juridiques et étatiques.  En posant à nouveau frais la question du « dépérissement de l’Etat » et l'existence d'une ligne révolutionnaire « post-juridique », on se demandait s'il était encore possible de prôner le développement d’une « loi socialiste » ou d’un « Etat socialiste ». Ce débat prenait directement une tournure polémique en direction du marxisme orthodoxe d’État. Loin d’une approche instrumentale, bourgeoise, sociogénétique (Bourdieu) ou fonctionnaliste de l’Etat, ou d’une vision économiciste de l’Etat et de la politique, le débat sur la dérivation constitue encore aujourd’hui, un des moments fondateurs et fondamentaux pour réfléchir à ces questions.

   Si bien entendu différents courants et réponses émanèrent de ce débat sur la dérivation de l'Etat, les principaux questionnements furent communs. Pourquoi la totalité sociale capitaliste apparaît en deux sphères apparemment autonomes, l’économique et le politique ? Autrement dit, pourquoi l’Etat apparaît comme un appareil extra-économique, posé « à côté et au-dessus de la société civile » (Marx) ? Quelle est la nature et la forme de l’Etat ? Comment dériver des rapports sociaux capitalistes (et non de l’économique) la forme loi et la forme État qui lui est étroitement liée ? Tel est l’objet du débat sur la « dérivation » de l’État né en Allemagne de l’ouest dans les années 1970, suite aux premières limites (stagflation, etc.) rencontrées dès la décennie précédente par le capitalisme statocentré installé à partir des années 1930 et dans lequel de nombreux auteurs avaient cru voir après-guerre l’instauration du « primat du politique », voire le dépassement historique du capitalisme (James Burnham, Pollock, Horkheimer, Adorno, Marcuse, etc.)[1]. Car c'est aussi en réaction à la vieille thèse du « primat du politique » (dans laquelle beaucoup se seront fourvoyés entre les années 1930 et la fin des années 1960), qui semble désormais inadéquate dans les années 70 pour saisir les formes politiques du capitalisme en crise (on trouvera sur ce point une critique systématique des auteurs de l'Ecole de Francfort, dans le chapitre III de Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale), que prend forme le débat sur la dérivation de l'Etat. La tonalité de la quatrième de couverture du recueil d'articles paru en 1975, L'Etat contemporain et le marxisme, que l'on retrouvera ci-dessous, rend bien compte de ce changement de perspective. 

Passeurs de frontières

   En France, ce débat sur la dérivation a été introduit de manière très minoritaire par Jean-Marie Vincent et la revue certainement la plus intéressante de cette époque, Critiques de l’économie politique (publiée chez Maspéro). Une partie de ce débat a été publiée sous forme de traductions dans J.-M. Vincent, J. Hirsch, M. Wirth, E. Alvater et D. Yaffé, L’Etat contemporain et le marxisme (Maspéro, 1975). On retrouvera également en français L’illusion de l’Etat social de Joachim Hirsch. Aujourd’hui en France, les discussions autour de ce débat ont continué à pointer leur nez notamment au travers des œuvres de Jean-Marie Vincent (dans Les mensonges de l’Etat, Le sycomore, 1979), d’Antoine Artous et dernièrement avec la parution chez Syllepse, de Nature et forme de l’Etat capitaliste où l’on trouve des textes de Tran Hai Hac, Pierre Salama et José Luis Solis Gonzales qui y font partiellement référence.

   John Holloway est à sa manière, un des « passeurs » de ce débat dans le monde anglo-saxon, avec la parution en 1978, de State and Capital. A Marxist Debate (London, Edward Arnold), un recueil de traductions des principaux articles allemands. On peut aussi renvoyer à The State Debate (recueil édité par Simon Clarke) et renvoyer au texte d'Elmar Altvater et Jürgen Hoffmann, « The West German State Derivation Debate : The Relation Between Economy and Politics as a Problem of Marxist State Theory », Social Text, (24, 1990), p. 134-155.

En français, peu de choses ont été traduites depuis la Wertkritik/Wert-abspaltungskritik. Anselm Jappe résume certains points dans ses Aventures de la marchandise, bientôt rééditées, et on retrouvera une traduction partielle du texte de R. Kurz, « La fin de la politique » dans la revue Cités (PUF, 2014). En allemand, on peut toujours se référer aux textes suivants :

- Kurz, Robert, « Es rettet euch kein Leviathan - Thesen zu einer kritischen Staatstheorie. Erster Teil », in Exit !, n°7, Horlemann, 2010 (traductions portugaise et italienne).

- Kurz, Robert, « Es rettet euch kein Leviathan - Thesen zu einer kritischen Staatstheorie. Zweiter Teil », in Exit !, n°8, Horlemann, 2011 (traductions portugaise et italienne).

- Kurz, Robert, « Antiökonomie und Antipolitik. Zur Reformulierung der sozialen Emanzipation nach dem Ende des 'Marxismus' », in Krisis, n°19, 1997 (traductions portugaise et anglaise)

- Kurz, Robert, « Das Ende der Politik. Thesen zur Krise des warenförmischen Regulationssystems », in Krisis, n°14, 1994 (traductions portugaise et anglaise)

Clément Homs

Ci-dessous la mise en PDF 

J.-M. Vincent, J. Hirsch, M. Wirth, E. Alvater et D. Yaffé,

L’Etat contemporain et le marxisme

(Maspéro, 1975)

- Merci à J.-F. B. pour la scannérisation -

Quatrième de couverture

   Il n’y a pas si longtemps, la majorité des économistes croyait à une ère de prospérité sans limite pour le capitalisme. L’Etat était en mesure, affirmaient-ils, de résoudre toutes les difficultés. Aujourd’hui, ils n’ont plus la même superbe et ne s’aventurent plus à dire – sur les traces de Keynes ou de ses disciples – qu’on peut maîtriser à la fois l’inflation et le chômage. Leur sagesse se réduit, au fond, à attendre que le capitalisme se rétablisse de lui-même et donc à laisser jouer les mécanismes de l’exploitation et du profit. Il est vrai que l’Etat intervient, et souvent fébrilement, mais les résultats de son action sont douteux au regard même de ses plus chauds partisans. Les marxistes ont donc toutes les raisons de se croire en possession de la seule théorie capable d’expliquer la marche du monde économique. Encore faut-il qu’ils se préoccupent d’affiner leurs instruments d’analyse et qu’ils saisissent mieux les rapports entre la dynamique économique et l’action étatique afin de démêler leurs véritables enchaînements. Leurs études réunies dans ce volume se proposent d’éclairer ces problèmes en renouant avec l’œuvre de Marx.

Sommaire :

  • Jean-Marie Vincent : Introduction*
  • Joachim Hirsch : Eléments pour une théorie matérialiste de l’Etat
  • Margareth Wirth : Contribution à la critique de la théorie du capitalisme monopolistique d’Etat
  • Elmar Altvater : Remarques sur quelques problèmes posés par l'interventionnisme étatique

David Yaffé : La théorie marxiste de la crise du capital et de l’Etat (non scannérisé).

Note éclair à propos du texte de Joachim Hirsch

   Joachim Hirsch s’inscrit dans le débat sur la dérivation de l’État, et reprend à son compte la pertinence de la dérivation logique. Il montre de manière intéressante qu’ « il faut également déduire les définitions concrètes des fonctions de l’État à partir des conditions, variables historiquement, du processus d’accumulation capitaliste, à partir du développement des forces productives entraîné par ce processus, et à partir des formes, changeant avec lui, de la socialisation » (p. 30). Pour autant, dans la démonstration de la pertinence de sa démarche, Hirsch en distinguant encore logiquement et historiquement entre « production marchande simple » et mode de production capitaliste, présuppose de manière erronée l’existence transhistorique de la première (qui existerait comme phase historique précédent le capitalisme), dont on pourrait dériver la première définition fondamentale de l’État (il fait le reproche à plusieurs auteurs d’en rester là). L’argument qu’il utilise pour compléter le débat sur la dérivation par les « fonctions concrètes » de l’État dérivées cette fois ci depuis le processus d’accumulation capitaliste, reste ainsi marqué par le marxisme traditionnel et une rétroprojection en un sens transhistorique des catégories basales capitalistes sur les sociétés précapitalistes. D'autre part, cet enrichissement du débat sur la dérivation par Hirsch, pose également problème en ce sens où lui-même tendra à hypostasier en essence, la forme phénoménale que prendra le capitalisme dans sa configuration historique stato-centrée (qu'il appelle plutôt un capitalisme monopolistique-impérialiste). 

Clément H. 

 

[1] Sur le contexte du débat, voir également avec des pincettes, John Holloway et Sol Picciotto, dans leur introduction à State and Capital. A Marxist Debate, E. Arnold éditeur, 1978, dont un extrait a été publié dans la revue Critique de l’économie politique, nouvelle série, n°10, janvier-mars 1980, pp. 29-52.

[2] Outre les nombreuses critiques qui furent formulées à l’encontre de ces marxistes de seconde zone (voir le recueil collectif Contre Althusser. Pour Marx avec des textes de Colliot-Thélène, Brohm, J.-M. Vincent, etc.), on retrouvera également une critique des vues de Poulantzas, dans la thèse d’Antoine Artous, Marx, l’Etat et la politique, Syllepse, 1999, pp. 127-131.

[3] Traduite en français par Jean-Marie Brohm chez EDI, 1971, et préfacée par Jean-Marie Vincent.

Tag(s) : #Critique de l'Etat - du politique - du droit
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