Contre la politique
Introduction à deux extraits du Manifeste contre le travail
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Clément Homs
Une compréhension critique de la politique n'est pas sans résonance avec l'actuelle crise des Etats, des dettes souveraines et des déficits publics, comme de la crise de la monnaie. Une analyse critique qui prendrait le contre-pied du marxisme, de la social-démocratie, de l'altermondialisme, de l'écologie politique et de la pensée bourgeoise économique et médiatique qui ont pour point commun d'opposer la politique à l'économique. Cette idéologie de l'illusion politique opposant la politique (la démocratie, l'Etat, l'administration, la philosophie politique) à l'économique prend finalement pour argent comptant les déclarations des hommes et femmes politiques, et leur volontarisme qui présentent la politique pour ce qu'elle n'est pas, une espèce d'organisation rationnelle de la société humaine : " Yes we can ! " . Si l'économique semble dominer à leurs yeux, et aujourd'hui seulement, la politique, c'est toujours seulement à cause d'une sorte de perversion depuis 40 ans (par la " révolte des élites " penserait C. Lasch ou par la " Révolution conservatrice néolibérale " pour les altermondialistes) de cette soit disante base consciente de la société que serait la politique. Pourtant la politique quelle qu'elle soit, est un sous-système immanent à la société de la valeur, elle est enfermée dans les déterminations économiques, elle n'est pas un simple rapport de volonté, ou l'espace de la liberté, du libre-arbitre, de l'auto-institution de la société en elle-même et pour elle-même. La révolution conservatrice qu'a été le retour de la philosophie politique avec Hannah Arendt, Léo Strauss, Jurgen Habermas a été particulièrement scotomisante pour la critique (cf. ce livre de Franck Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, La découverte, 2008). La politique n'est pas cette espèce de résolution des contradictions sociales ou le dépassement conscient des conflits d'intérêts ou de distorsions entre les différents moments de la métamorphose de la valeur en plus de valeur. La politique n'est pas cette instance neutre du " dialogue social " ou de " l'intérêt général ". Comme dit Jean-Marie Vincent, la politique, l'intervention de l'Etat, " ne font que traduire en quelque sorte le passage d'un état de déséquilibre à un autre, d'une cristallisation des rapports de classe [au sein de la société fétichiste de la socialisation par la valeur] dans le cadre d'une préservation de rapports de production toujours opaques [fétichistes] " (in La théorie critique de l'Ecole de Francfort, Galilée, 1976, p. 108). L'erreur des illusionnés de la politique, des votards et des " citoyennistes ", c'est en quelque sorte toujours en effet de " prendre la politique pour ce qu'elle se donne, c'est-à-dire pour un ensemble d'interventions libérées des automatismes sociaux fétichistes les plus grossiers et susceptibles de diriger la marche de la société selon une ligne claire, et non pour ce qu'elle est réellement, c'est-à-dire un verrouillage des relations chosifiés [par la socialisation par le travail abstrait] entre les hommes "(idem, p. 108).
Aujourd'hui et depuis la naissance de l'altermondialisme antilibéral, les autoproclamés (par l'Etat, la politique et les larbins-citoyens) " services publics " sont devenus un lieu à défendre dans les luttes. On fait comme si ils étaient l'exact contraire de la croissance capitaliste, un idéal de société alternative, au sein d'un discours qui se lamente d'une disparition (imaginaire) de l'Etat. Mais parler à leur propos de " services capitalistes " ou de " services croissancistes " seraient plus judicieux puisqu'ils ne peuvent exister qu'en opérant une saignée sur la valorisation capitaliste, c'est leur condition d'existence, la condition d'existence de tout ce que la lente putréfaction bourgeoise et son auxiliaire de proximité, l'altermondialisme, rassemble sous le terme enfumé de " LA Politique " : Car dans ce monde que nous formons tous, où notre propre entrechoquement social possède pour nous la forme d'un mouvement des choses, sous le contrôle desquelles nous nous trouvons au lieu de les contrôler : pas de croissance = pas de saignée = pas de services publics et de politique. La crise de la dette souveraine aujourd'hui, la faible croissance depuis 30 ans et la mise au régime sec du dit Etat-Providence (joli mensonge, le fait que l'Etat soit providentiel... quand c'est que pour mieux nous intégrer à la machinerie du travail abstrait totalitaire) nous le rappelle tous les jours, dramatiquement. La politique c'est pourtant cela : un débat sur l'ampleur de la saignée à opérer sur le processus de valorisation en fonction de l'état de santé de celui-ci (le libéralisme économique n'a jamais été en dernière instance une idéologie). La droite comme la gauche (écolos compris) présupposent, comme toute politique, l'existence de ce monde de la valeur. C'est le cocon au sein duquel ils peuvent déployer tout ce qu'ils pourraient proposer comme action politique.
Des décroissants aussi de manière complètement contradictoire pensent aussi s'opposer à la croissance tout en défendant les soit disant " services publics " c'est pas qu'une grande contradiction. Trop souvent chez certains décroissants, le risque est toujours que leur sens critique n'excède que de peu celui de l'escargot. C'est comme ceux qui veulent faire de la politique pour faire de la décroissance, oui, mais pour faire des politiques il faut de la croissance... La société fétichiste est totalisante, totalitaire mais pas totale (par exemple les bébés ne payent pas encore leurs propres parents pour boire leur biberon ni pour être éduqués ou changés), ce monde est interconnecté, tout ce tient, et cette fausse opposition entre la politique et l'économique, c'est la Grande Dame de la supercherie, le dernier stade messianique de l'illusion politique qui nous ferait croire encore à la représentation que se donne partout la politique : une pseudo auto-organisation de la société imaginaire. La critique de la société de la croissance de la valeur c'est quand même peut-être plus compliqué qu'une gentilette dénonciation écolo d'une sorte de propagande imaginaire (publicitaire, médiatique...) en faveur de la croissance. Comme si la croissance était qu'une simple idéologie, et en plus une idéologie des autres. Les nostalgiques du capitalisme à Papa, des Trentes Glorieuses, des services publics partout, doivent comprendre que ce rêve d'abondance et de protection qui avait été théorisé par le New Deal par Roosevelt aux USA, par le plan de Beverigde en GB en 1943, et par l'idolatré Conseil National de la Résistance français en 1944, n'était possible qu'avec la forte croissance capitaliste de ces années. Et que c'est ce monde là qui a provoqué la société de consommation et ses fêtes pour l'aliénation chaque 1er mai, et qui contre lui a engendré le " 68 mondial ".
Beaucoup aussi, perçoivent les sociétés modernes au travers des concepts d' " organisation ", de " gestion ", de monde rationnel, où les seules tensions, contradictions, frictions qui subsisteraient, seraient dues aux faux frais de ces structures organisatrices et gestionnaire (en auto-mouvement ou commandés par une oligarchie), de cette bureaucratie, rationnalisation. On vivrait déjà dans une société post-logique de la valeur, où soit des rapports de force directs (oligarchiques) seraient désormais déterminants, ou alors l'accroissement perpétuel des moyens organisationnels seraient devenus en eux-mêmes et par eux-mêmes, les finalités de la société. Dans cette deuxième tendance interprétative, les humains seraient encore impuissants du seul fait de ces moyens et appareils organisationnels qu'ils se donnent pour rationnaliser leur production sociale. Mais pour cette thèse (que l'on retrouve chez Max Weber, Horkheimer, Bernard Charbonneau, Jacques Ellul...), on peut penser qu'il y a là un déni total du social comme dirait Sohn-Rethel ou Franck Fischbach : les rapports sociaux seraient davantage transparents, non fétichistes, car ils relèveraient beaucoup plus qu'auparavant d'une conscience planificatrice, rationnalisatrice, organisationnelle, mais celle-ci se laisserait dominer par le monde des moyens et des techniques de production et de contrôle, et/ou au profit d'une oligarchie organisant l'enfumage du divertissement pour créer le passage d'une " société disciplinaire " à une " société du contrôle ". On pourrait comme le dit Jean-Marie Vincent dans son livre à propos de sa critique de la thèse du " capitalisme d'organisation " d'Horkheimer (voir aussi la critique que fait Postone d'Horkheimer dans TTDS), que Charbonneau, Ellul, Illich, etc., ont simplement une pensée qui a réagi en effet à une évolution empirique du capitalisme entre 1914 (l'économie de guerre au service de la guerre totale) et l'apogée de l'Etat-Providence, en passant par l'URSS ou l'Allemagne hitlérienne, où ces moyens et techniques organisationnelles ont semblé être déterminants et avoir pris la voie d'un nouveau fonctionnement de la société moderne. Pourtant rapidement dans l'après-Seconde guerre mondiale et plus encore depuis l'effondrement de l'URSS et la mise de l'Etat-Providence à un régime sec, comme la crise fondamentale du capitalisme en tant que crise du travail abstrait, tout cela pour diverses raisons a remis en avant les véritables noyaux profonds des sociétés modernes comme l'avance Postone. Pourtant toute une partie du mouvement anti-industriel, anti-technique, comme décroissant, qui frappe dans la bonne direction, reste unilatéralement sur la production conceptuelle qui correspondait aux années 1914-1960, en prenant ces oeuvres critiques comme pouvant épuiser la description du monde que nous avons sous les yeux. Je me demande si on ne pourrait pas aussi utiliser la critique que fait J.-M. Vincent à Horkheimer sur certains aspects fondamentaux de la réflexion de Bernard Charbonneau. Comme lui il a été un contemporain d'une période historique précise et s'est constitué intellectuellement par rapport à elle.
Clément Homs
XII/ La fin de la politique.
Krisis
La crise du travail entraîne nécessairement la crise de l’État et par là celle de la politique. Fondamentalement, l’État moderne doit son rôle au fait que le système de production marchande a besoin d’une instance supérieure qui garantisse le cadre de la concurrence, les fondements juridiques généraux et les conditions nécessaires à la valorisation - y compris les appareils répressifs au cas où le matériel humain voudrait mettre en cause le système. Au XXe siècle, sous sa forme achevée de démocratie de masse, l’État a dû assumer également de plus en plus de tâches socio-économiques : en font partie non seulement la protection sociale, mais aussi les secteurs de l’éducation et de la santé, les réseaux de transport et de communication et toutes sortes d’infrastructures. Ces infrastructures sont devenues indispensables au fonctionnement de la société de travail industriellement développée, mais il est impossible de les organiser comme un processus de valorisation d’entreprise. Car c’est durablement, à l’échelle de toute la société et sur l’ensemble du territoire qu’elles doivent être disponibles : elles ne peuvent donc pas être soumises aux aléas de l’offre et de la demande imposées par le marché.
Mais comme l’État ne constitue pas une unité de valorisation autonome, il ne peut pas transformer lui-même du travail en argent. Il doit puiser l’argent dans le processus réel de valorisation pour financer ses tâches. Quand la valorisation se tarit, les finances de l’État se tarissent elles aussi. Le souverain social - ou prétendu tel - se révèle alors pleinement dépendant de l’économie fétichisée et aveugle de la société de travail. Il peut bien édicter toutes les lois qu’il veut : quand les forces productives ont grandi jusqu’à briser les cadres du système du travail, le droit positif de l’État, qui ne peut jamais se rapporter qu’à des sujets de travail, perd tout fondement.
Avec un chômage de masse en augmentation constante, les recettes publiques provenant de la fiscalisation des revenus du travail se tarissent. Dès qu’est atteinte une masse critique de gens " superflus " - qui ne peuvent être nourris, dans le cadre du capitalisme, que par la redistribution d’autres revenus financiers -, le système de protection sociale vole en éclats. Avec le processus accéléré de concentration du capital enclenché par la crise, processus qui transcende les frontières des économies nationales, se perdent aussi les rentrées fiscales réalisées grâce aux bénéfices des entreprises. Les États qui se battent pour que les groupes transnationaux investissent chez eux sont alors contraints au dumping fiscal, social et écologique par ces mêmes grands groupes.
C’est cette évolution même qui fait muter l’État démocratique en simple gestionnaire de la crise. Plus l’État se rapproche de l’état d’urgence financier, plus il se réduit à son noyau répressif. Les infrastructures sont ramenées aux besoins du capital transnational. Comme jadis dans les colonies, la logistique sociale se réduit progressivement à quelques places fortes économiques pendant que le reste sombre dans la désolation. Ce qui est privatisable est privatisé, même si par là de plus en plus d’individus sont exclus des prestations sociales les plus élémentaires. Quand la valorisation du capital se réduit à un nombre toujours plus restreint d’îlots sur le marché mondial, l’approvisionnement de la population sur l’ensemble du territoire national n’a plus d’importance.
Tant que des secteurs à l’importance économique immédiate ne sont pas en jeu, il est indifférent que les trains circulent ou que le courrier soit acheminé. L’éducation devient le privilège des gagnants de la globalisation. La culture intellectuelle et artistique se voit ramenée au critère de sa valeur marchande et dépérit. Le secteur de la santé devient infinançable et se désintègre dans un système à deux vitesses. C’est la loi de l’euthanasie sociale qui prévaut alors, d’abord en douce, ensuite au vu et au su de tous : qui est pauvre et " superflu " doit aussi mourir plus tôt.
Alors que les infrastructures d’intérêt général pourraient bénéficier de toutes les connaissances, capacités et moyens de la médecine, de l’éducation et de la culture, disponibles en surabondance, la loi irrationnelle de la société de travail - loi objectivée en " condition de financiabilité " - veut que ces ressources soient mises sous séquestre, démobilisées et envoyées à la casse tout comme les moyens de production industriels et agricoles supposés ne plus être " rentables ". En dehors de la simulation répressive du travail par des formes de travail forcé et de travail bon marché et du démantèlement de toutes les prestations sociales, l’État démocratique transformé en système d’apartheid n’a plus rien à offrir à ses anciens citoyens du travail. À un stade plus avancé, l’administration de l’État finit tout simplement par s’effondrer, les appareils d’État se barbarisent en cleptocratie corrompue, l’armée en bandes de guerre mafieuses, la police en bandits de grand chemin.
Aucune politique au monde ne peut bloquer cette évolution, voire en inverser le cours. Car, dans son essence, la politique est une action qui est liée à l’État et qui, dans les conditions de la désétatisation, devient sans objet. L’" aménagement politique " des rapports sociaux, ce mot d’ordre des démocrates de gauche, se ridiculise chaque jour davantage. Hormis la répression sans fin, le démantèlement de la civilisation et le soutien actif à l’" horreur économique ", il n’y a plus rien à " aménager ". Comme la fin en soi de la société de travail est le postulat de la démocratie politique, il ne peut y avoir de régulation démocratico-politique pour la crise du travail. La fin du travail entraîne celle de la politique.
[...]
XVIII/
La lutte contre le travail est une lutte antipolitique.
Le dépassement du travail n’est pas une douce utopie. Sous sa forme actuelle, la société mondiale ne pourra pas durer encore cinquante ou cent ans. Mais que les ennemis du travail aient à faire à une idole Travail déjà cliniquement morte ne rend pas forcément leur tâche plus facile. Car plus la crise de la société de travail s’aggrave et les tentatives de rafistolage avortent, plus se creuse le fossé entre l’isolement des monades sociales impuissantes et les exigences d’un mouvement d’appropriation qui englobe toute la société. La barbarisation croissante des rapports sociaux dans de vastes régions du monde montre que la vieille conscience dominée par la concurrence et le travail se maintient mais à un niveau toujours plus bas. Malgré tous les signes d’un malaise dans le capitalisme, la crise paraît spontanément prendre la forme d’une décivilisation qui s’effectue par poussées.
C’est justement face à des perspectives aussi négatives qu’il serait fatal de faire passer au second plan la critique pratique du travail comme programme social global, en se limitant à l’instauration d’une économie de survie précaire sur les ruines de la société de travail. La critique du travail n’a de chance que si elle lutte contre le courant de la désocialisation, au lieu de se laisser emporter par lui. Cependant, ce n’est plus par la politique démocratique qu’il faut défendre ce qui fonde la civilisation, mais contre elle.
Qui aspire à l’appropriation émancipatrice de l’ensemble du système social et à sa transformation peut difficilement ignorer l’instance qui, jusqu’à présent, en organise les conditions générales. Il est impossible de se révolter contre l’expropriation des potentiels sociaux sans se trouver confrontés à l’État. Car l’État ne gère pas seulement à peu près la moitié de la richesse sociale : il garantit aussi la subordination de tous les potentiels sociaux aux impératifs de la valorisation. De même que les ennemis du travail ne peuvent ignorer l’État et la politique, de même ils refuseront de jouer le jeu de l’État et de la politique.
Puisque la fin du travail est aussi la fin de la politique, un mouvement politique pour le dépassement du travail serait une contradiction dans les termes. Les ennemis du travail font valoir des revendications face à l’État, mais ils ne constituent pas un parti politique et ils n’en constitueront jamais un. Le but de la politique ne peut être que la conquête de l’appareil d’État pour perpétuer la société de travail. Les ennemis du travail ne veulent donc pas s’emparer des commandes du pouvoir, mais les détruire. Leur lutte n’est pas politique, elle est antipolitique.
Puisque à l’époque moderne l’État et la politique se confondent avec le système coercitif du travail, ils doivent disparaître avec lui. Tout le verbiage à propos d’une renaissance de la politique n’est que la tentative désespérée de ramener la critique de l’horreur économique à une action étatique positive. Mais l’auto-organisation et l’autodétermination sont le contraire même de l’État et de la politique. La conquête de libres espaces socio-économiques et culturels ne s’effectue pas par les voies détournées de la politique, voies hiérarchiques ou fausses, mais par la constitution d’une contre-société.
La liberté ne consiste pas à se faire broyer par le marché ni régir par l’État, mais à organiser le lien social soi-même - sans l’entremise d’appareils aliénés. Par conséquent, les ennemis du travail ont à trouver de nouvelles formes de mouvement social et à créer des têtes de pont pour reproduire la vie au-delà du travail. Il s’agit de lier les formes d’une pratique de contre-société au refus offensif du travail.
Les puissances dominantes peuvent bien nous considérer comme des fous parce que nous voulons rompre avec leur système coercitif irrationnel ! Nous n’avons à y perdre que la perspective d’une catastrophe vers laquelle ils nous conduisent. Au-delà du travail, nous avons un monde à gagner.