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Remarques critique à propos d'une certaine collapsologie

(Pablo Servigne, Yves Cochet, etc.)

 

Benoît Bohy-Bunel

 

   On ne voit pas beaucoup de « collapsologues » (Servigne, Cochet, etc.) s'inquiéter de la barbarisation du travaillisme, du patriarcat, du racisme, du validisme, en temps de crises sanitaire, écologique ou économique (lesquelles sont de toute façon imbriquées). Ils brandissent trop souvent le concept flou « d'espèce humaine », et rechignent à quitter le terrain des sciences « dures » (leur recours aux sciences humaines restant marqué par un naturalisme et un essentialisme douteux).

 

   L'écueil de cette « collapsologie » renvoie à l'écueil du concept d'anthropocène, qui rend responsable l'abstraction « homme » des destructions écologiques à l'ère industrielle. Ce concept a d'abord été élaboré sur un terrain scientifique déterminé (météorologie, biologie), il avait ainsi une forte dimension « apolitique ». Mais l'objectivation scientifique et l'abstraction naturaliste de « l'espèce » ne sont pas adaptées pour penser et critiquer la complexité du désastre en cours.

Seul le concept de capitalocène est à même de produire une critique radicale de ce qui arrive. Ce concept cible d'abord un système de valorisation économique précis, historiquement déterminé, qui s'impose comme une seconde nature, qui finit par s'autonomiser à l'égard des individus agissants, jusqu'à détruire inexorablement le monde sensible. La critique du capitalocène induit l'auto-critique radicale de la rationalité occidentale. La critique du capitalocène est également multidimensionnelle : car c'est bien la forme-sujet bourgeoise masculine, occidentale, blanche et « valide », qui structure le développement du désastre qu'on appelle aujourd'hui « l'économie ».

 

   Ne pas tenir compte des violences travaillistes, racistes, patriarcales, validistes (et âgistes), structurelles dans la modernité capitaliste, de leur aggravation en temps de crise, c'est avoir un point de vue surplombant, partial et partiel. Se contenter de brandir un enjeu purement « écologique », détaché de l'ensemble complexe des idéologies et pratiques meurtrières actuelles, c'est développer une critique tronquée. Cette situation est d'autant plus pernicieuse que nos « spécialistes » ont tout de même des prétentions à la totalisation.

 

   La thématisation du géopolitique, ponctuelle, par cette « collapsologie », ramène le phénomène historique à des déterminants objectivés, et ne prend en compte que la  question des « masses ». La spécificité sociale des violences subies ne peut être ciblée dans un tel contexte. On élabore des « scénarios », on développe de façon acritique la statistique, en adoptant le point de vue gestionnaire qui est pourtant à la racine du désastre moderne.

 

   Tout objectivisme rigide peut s'associer à un irrationalisme et à un obscurantisme larvés. On propose ainsi un guide de développement personnel à l'usage du sujet solipsiste occidental, à l'ère de l'effondrement (Servigne). Comme tout développement personnel marchandisé, cette mystique peut favoriser un renoncement aux luttes collectives, et une acceptation contemplative tendanciellement romantique.

 

   En outre, il n'est pas rare de voir fleurir des écologies sexistes, homophobes, et transphobes (cf. PMO, La revue Limite, Ellul, Rabhi, Thierry Jacaud,  etc.). Ces écologies naturalistes peuvent renvoyer à un christianisme obscurantiste (Eugénie Bastié) ou à un primitivisme confus. Ne pas thématiser les oppressions en question quand on prétend « dénoncer » la société industrielle, c'est laisser le champ libre à ces idéologies d'exclusion. Par ailleurs, dans la division internationale du travail, l'industrie occidentale (du numérique par exemple) crée déjà des destructions humaines considérables : au Congo (RDC), cette industrie encourage un extractivisme effréné, exacerbant des massacres de masse interminables et atroces.

 

   La fin du monde est déjà une réalité tangible, actuellement, et elle a déjà eu lieu par le passé, plusieurs fois (colonisations, massacres, féminicides, darwinisme social, eugénisme, camps, désastres génocidaires du XXe siècle). A moins que cet effondrement n'ait jamais cessé d'être, comme quotidiens désastreux et souffrants, comme morts continuelles, atroces et insensées. La modernité capitaliste est un anéantissement constamment renouvelé, pour chaque être infinement souffrant, et non consolé. On ne peut comprendre ce fait que si l'on ouvre le champ de la critique à la multidimensionnalité de la domination moderne (anthropocentriste en tant que travailliste, patriarcale, raciste, validiste, âgiste)... On ne peut comprendre ce fait que si l'on s'ouvre à la singularités des souffrances endurées, à l'infinie altérité de ces souffrances, non-identiques aux formes homogènes de la production et de l'intellect modernes.

 

   Les idéologies de crise favoriseront également le développement des conspirationnismes antisémites, anti-musulmans, anti-roms, xénophobes. Le souci de « protéger » un « peuple  productif » contre des « parasites » hétérogènes à l'économie nationale est exacerbé en temps de crise, et cela engage des violences et exclusions réelles. Une « collapsologie » purement objectivante, qui n'aperçoit qu'une « espèce humaine » indifférenciée, sera bien incapable de saisir la complexité de ces phénomènes d'exclusion et de ces idéologies de crise. Il faudrait un jour renoncer à cette abstraction naturaliste que l'on nomme « espèce humaine » : en réalité, cette « espèce humaine » n'est jamais que le sujet bourgeois masculin, occidental, blanc et « valide" qui se pose comme « humain universel ». Contre cette universalité abstraite naturalisante, il s'agirait de penser une universalité concrète historique (ou un « pluriversel »), qui ne gomme pas la singularité des individus et la pluralité des vivants. Simone de Beauvoir disait, à propos des crises : « N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant »

 

   Ainsi, pendant la crise sanitaire actuelle, six Etats aux Etats-Unis ont interdit l'avortement. En France, actuellement, le recours à l'IVG est rendu très difficile. Nos « collapsologues » ne thématisent pas sérieusement ces questions. Lorsqu'on prétend « dénoncer » globalement ce qui est « grave », et qu'on ne thématise pas certaines violences structurelles, on secondarise de fait certaines luttes, pourtant nécessaires. La souffrance, et parfois même l'effondrement de vies singulières est un enjeu à prendre en compte si l'on veut promouvoir une transformation radicale et émancipatrice de l'existant. La fin du monde est quotidienne, pour des vies singulières gravement blessées. Adopter le point de vue de « l'espèce », c'est adopter le point de vue des gestionnaires qui « régulent » des « masses » impersonnelles. On ne peut s'opposer à la destruction des vivants, à l'ère industrielle, qu'en promouvant, dans les luttes collectives et dans la critique, l'abolition de l'économie marchande et de la forme-sujet moderne, bourgeoise, masculine, occidentale, blanche et « valide ». Par-delà objectivation « neutre » et mysticisme halluciné, il s'agirait de développer une raison sensible, empathique et attentive, arme de la critique conséquente qui découle de l'auto-critique radicale du rationalisme occidental excluant (issu des Lumières).

 

   Finalement, la proposition de Simone de Beauvoir pourrait être élargie au travaillisme, au racisme, au validisme : en temps de crise, de fait, les violences économiques, racistes et le darwinisme social s'aggravent plus que jamais. Il s'agirait également de se souvenir que ce qui est appelé la fin du monde n'est un « futur » menaçant que pour l'humaniste occidentaliste et anthropocentriste, qui est une unité excluante (c'est bien cet humanisme naturaliste qui engendre les destructions actuelles des vivants -dissonance cognitive du collapsologue). Selon un point de vue multidimensionnel, indissociable d'un travail de mémoire résolu, la fin du monde est d'abord notre passé : le désastre a déjà eu lieu, et il se perpétue aujourd'hui.

 

Sur ce site sur la thématique de la critique de l'effondrement écologique : 

- Au pied du mur. De l'origine commune aux crises écologiques et économiques, par Claus Peter Ortlieb. 

- Eloge de la « croissance des forces productives » ou critique de la « production pour la production » ? : le double Marx face à la crise écologique, par Anselm Jappe. 

- Le caractère anti-écologique du système capitaliste, par Benoît Bohy-Bunel. 

- Notes sur la marchandise-déchet et la planète-poubelle comme termes de la trajectoire de production du capitalisme, par Clément Homs. 

- Pourquoi l'abolition de l'impératif de croissance ne peut se faire sans l'abolition de la production de marchandises, par Norbert Trenkle.

- Décroissants encore un effort... ! Pertinence et limites des objecteurs de croissance, par Anselm Jappe. 

- Quand André Gorz découvrit la critique de la valeur, par Willy Gianinazzi. 

 

Tag(s) : #Effondrement écologique et dynamique du capital
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