Cap sur l’inconnu
Endettement mondial, crise monétaire et effondrement capitaliste
Maurilio Lima Botelho
Juillet 2018.
Maurilio Lima Botelho est professeur de géographie urbaine à l’Université fédérale rurale de Rio de Janeiro (UFRRJ) et l’un des contributeurs du Blog da Boteimpo, l’un des principaux sites de la gauche marxiste brésilienne. S’appuyant sur Marx et le courant de la Wertkritik, Botelho met la théorie et l’analyse de la crise fondamentale du capitalisme développées depuis une trentaine d'années par les groupes allemands Krisis et Exit !, à la suite des œuvres de Robert Kurz (1943-2012) ou Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, dans La Grande dévalorisation (Post-éditions, 2014), à l’épreuve du ralentissement synchronisé de la croissance mondiale depuis l'été 2018 malgré l'immense endettement généralisé des entreprises, des Etats et des ménages aux quatre coins d'une planète malade du capital. Botelho est également l'auteur de Capitalisme et coronavirus. Notes à propos de l'épidémie économique (2020).
Ces dernières semaines, une alarme a retenti du côté des « marchés émergents » : leurs monnaies ont subi une soudaine dépréciation par rapport au dollar. Les experts présents ont rapidement tenté d’expliquer le phénomène par un prétendu « réchauffement » de l’économie américaine et une divergence croissante des taux d’intérêt. La dimension la plus profonde de cette instabilité monétaire – l’endettement généralisé à travers le monde – était loin de toute problématisation, et tout cela se réduisait au protocole de gestion économique des catastrophes sociales. Avec cet aveuglement face à l’évidence, il est nécessaire d’insister sur la nécessité d’une réflexion sur la relation entre ces événements et l’horizon plus large de la crise du capitalisme.
Le paysage économique mondial est submergé par des montagnes de dettes. Le niveau a dépassé les records historiques parce que l’économie elle-même a été, pendant des décennies, soutenue par un endettement systématique. Mais maintenant, l’accumulation des tensions impose des limites à la continuité de cette dynamique, ce qui devrait conduire à une rupture dramatique.
Jusqu’à présent, tout s’est inscrit dans la logique du capitalisme de crise. Lorsque la suraccumulation du capital a cessé d’être cyclique et est devenue chronique, les transformations de la microélectronique ont conduit à une réorganisation des processus de production sans l’innovation correspondante des produits, et la production s’est développée de façon autonome face à l’emploi de la force de travail, l’abondance du crédit devenant un besoin essentiel. Le chômage structurel et la surabondance de marchandises dans presque tous les secteurs exprimaient des marchés en déclin. Mais l’économie capitaliste, comme nous le savons, ne fonctionne que dans le sens inverse de ce qu’on attendrait : de plus en plus de marchandises doivent être vendues pour que le feu du capital ne s’éteigne jamais. Cette évidente voie sans issue ne pouvait être résolue que par le crédit. Pour faire face à la baisse du pouvoir d’achat, aux marchandises laissées sur les étagères ou dans les entrepôts, et aux dépenses croissantes dans les infrastructures de production, il fallait multiplier l’argent en circulation.
L’ère du capitalisme de crise est aussi l’ère de l’abondance du crédit. La contradiction apparente est en fait le corollaire logique d’une société illogique. Avec un capitalisme pleinement développé, plus les marchandises inondent les marchés, moins la main d’œuvre est utilisée pour les produire et moins il y a donc de possibilités de les acheter[1]. Par conséquent, plus la capacité de consommation mondiale est limitée, plus il est nécessaire d’augmenter la circulation de l’argent à travers le système pour simuler le pouvoir d’achat absent. Cela n’est difficile à comprendre que pour ceux qui insistent pour comprendre immédiatement la richesse capitaliste comme disponibilité de ressources monétaires. Sous cet angle obtus, même « une accumulation de dettes arrive à passer pour accumulation de capital »[2].
Sans aucun doute, d’un point de vue isolé et complètement individualisé, la richesse peut s’exprimer immédiatement comme la disponibilité de l’argent. Cependant, tout comme chaque acte d’achat est un simple contrepoint à une vente, l’ensemble du mécanisme de circulation monétaire est imbriqué dans un processus global de production et de circulation de marchandises, parmi lesquels celui de cette marchandise spéciale qu’est l’argent. Pour être compris dans sa forme sociale, d’un point de vue médiatisé, l’argent ne peut être dissocié des processus de production de marchandises.
L’argent pourrait représenter, sur un mode particulier, une partie de la richesse produite socialement parce qu’il garde dans son corps une partie de cette substance formelle du « mode de production » – la valeur. La richesse a été synthétisée dans les marchandises-argent disponibles. Bien que son utilisation puisse être propulsée et servir de médiateur pour la circulation de diverses marchandises (accélération de la rotation), il a toujours existé une certaine proportion entre la richesse effectivement produite et la masse monétaire disponible, bien qu’elle ne soit pas identique et directe.
Avec la croissance vertigineuse de la productivité, la gigantesque structure productive développée dans l’après-guerre et l’offre mondiale de marchandises provenant de centaines de pays, la capacité monétaire fondamentale à refléter la richesse sociale a été perdue. L’ancien lien entre l’argent et le monde des marchandises a été rompu et les formes monétaires se sont détachées de leurs ballasts « métalliques ». La fin de l’étalon-or du dollar a été le résultat d’une société qui, pour ainsi dire, est devenue si riche qu’elle ne pouvait plus exprimer toute cette abondance en une seule marchandise standard. Le monde inondé de richesses ne pouvait plus passer par le trou d’aiguille de l’argent encore ancré dans le monde des marchandises. Aucune norme monétaire, aussi large soit-elle, ne pourrait refléter la richesse développée par l’interaction mondiale des chaînes de production.
La rupture de l’étalon or-dollar, imposée unilatéralement par les États-Unis au début des années 1970, n’était donc pas une décision arbitraire « impérialiste » qui cherchait à « cadrer » le reste du monde dans sa dynamique financière, comme le veut une certaine interprétation conspiratrice du système financier. Il est vrai que le résultat de cet acte a été le maintien d’une dynamique monétaire qui a maintenu le dollar comme monnaie hégémonique, approfondissant ainsi la sujétion du monde aux variations automatiques ou politiques de cette monnaie ‒ selon les termes cyniques de Milton Friedman, « les États-Unis doivent affirmer qu’un dollar vaut un dollar ; les autres pays, s’ils le souhaitent, détermineront la valeur du dollar dans leur propre monnaie »[3]. L’attitude yankee était une nécessité structurelle qui a révélé que dans le capitalisme, comme dans une figuration hégélienne, le point culminant du développement correspondait au début de sa décadence.
La productivité élevée atteinte a rendu le processus de production, comme on l’a dit, progressivement autonome face aux processus de travail et le processus de production intégrait de moins en moins de valeur dans les marchandises. Cela a brisé la relation même entre la substance sociale de la richesse, la valeur, et la représentation de cette richesse à la surface du marché, l’argent. Le capitalisme est devenu victime de son propre succès : un monde abondant en marchandises est devenu de moins en moins capable de se reproduire en termes d’expansion car sa substance essentielle était rare.
Cependant, tout comme un homme mutilé qui ne peut plus marcher sans béquilles, même remis sur pied, la société soutenue par le marché, réifiée par la marchandise, prend comme impératif la continuité d’un système qui n’est plus justifié. C’est pourquoi le système a commencé à créer de l’argent, indépendamment du fondement substantiel qui le soutenait. Un monde avec de moins en moins de valeur est devenu, paradoxalement, un monde avec beaucoup plus d’argent. Le capital fictif, une forme jusqu’alors utilisée à des moments précis de la dynamique économique pour obtenir des facilités dans les investissements à long terme, pour servir de soutien aux besoins en infrastructures (deficit spending) ou comme mécanisme spéculatif au sommet d’un cycle économique, est devenu aujourd’hui un élément essentiel de la dynamique économique. Ce n’était plus une forme de capital dérivé, autonome et secondaire : le capitalisme de crise, qui a commencé à produire un capital fictif comme moteur de la reproduction économique, a cessé d’être guidé par l’accumulation de capital (basée sur la valorisation) et a commencé à l’être par l’accumulation monétaire (la capitalisation).
Avec la fin de l’étalon-or du dollar, le système de crédit s’est perfectionné à tous les niveaux. Des formes d’endettement des États (obligations souveraines) aux diverses formes de financement des citoyens ordinaires, en passant par les marchés boursiers et obligataires (avec leurs réseaux de produits dérivés de change et de marchés secondaires), le monde repose depuis près d’un demi-siècle sur un réseau systémique complexe de crédits, de dettes, d’obligations et d’effets de levier. Le capital fictif a soulevé un peu plus le monde par la multiplication éhontée d’un argent sans fondement et la mobilisation des marchandises par ces ressources simulées a créé l’impression – soutenue par le matérialisme vulgaire de notre société – que tout fonctionnait encore.
Robert Kurz, dans un texte écrit en 1986 et publié seulement maintenant au Brésil, a présenté pour la première fois une théorie systématique de la crise structurelle du capitalisme, rétablissant le lien essentiel entre la théorie de la valeur et la théorie monétaire pour mettre en évidence la désubstantialisation de l’argent :
« Le dernier cordon ombilical avec l’étalon-or a été coupé au début des années 1970 avec l’abandon du système de Bretton Woods, c’est-à-dire que le dollar, en tant que monnaie mondiale, a finalement été dissocié de l’étalon-or. Mais cela ne signifie rien d’autre que le dépassement successif de l’argent comme marchandise, car la masse de papier-monnaie émise sans couverture de l’or n’a plus vraiment de substance de valeur, à l’exception d’une quantité de travail négligeable par rapport au papier-monnaie créé. Cela s’applique universellement au papier-monnaie et donc aussi à la monnaie qui n’existe que sous une forme purement comptable, en particulier pour la création de monnaie à partir de rien, d’une manière fantastique et purement légale, comme les ‘‘droits de tirage spéciaux’’, qui ne peuvent circuler qu’entre les banques centrales. Toutefois, la disparition de la substance de la valeur de l’argent ne fait que refléter la tendance à la disparition complète de la valeur, c’est-à-dire le fait que la production matérielle a dépassé les limites de la valeur »[4].
C’est précisément pour cette raison qu’un monde d’abondance de richesses matérielles, déterminé par la médiation de plus en plus étroite de la richesse substantielle (la valeur), a dû déplacer la circulation des biens et des services vers une représentation fictive de la richesse sociale. Dans une telle configuration, lorsque l’argent lui-même n’a plus rien pour le soutenir, toute la dette elle-même représente une forme monétaire. Un appareil complexe de « marchandise d’ordre deux » (Ernst Lohoff) s’est constitué du côté de la simple multiplication des monnaies actuelles, amplifiant encore l’illusion de richesse : aujourd’hui, une banque ne s’évalue pas à la quantité de dépôts qu’elle détient, mais aux obligations qu’elle a contractées auprès de tiers sous forme de titres, de promesses de paiement, etc.[5].
Ce fut le cas en 2007. La crise des subprimes s’est propagée comme une traînée de poudre dans un champ sec car la richesse financière était basée sur des obligations de paiement futur (CDO ‒ Collateralized Debt Obligations) acquises sur le marché hypothécaire secondaire. L’actif était, en fait, le passif. Les dettes ont été prises comme capital. Le simple crédit simulé était synonyme de richesse. Et tout ce qui se trouve dans l’estomac de la circulation pouvait être converti en monnaie et apparaître, temporairement, comme une richesse disponible pour la consommation ou l’investissement. Même la périphérie du capitalisme, qui selon certains souffre de « pénurie de capital », a été inondée par la liquidité, qui a stimulé le crédit et a pu simuler l’intégration sociale par la consommation (le lulisme faisait partie intégrante de cette conjoncture fondée par le capital fictif)[6]. Lorsque la crise des subprimes a explosé, ce sont d’abord les économies centrales qui sont tombées, au moment immédiat de l’éclatement de la bulle immobilière ; puis, les économies périphériques, lorsque la bulle des commodities s’est également vidée.
Dix ans plus tard, la presse, les économistes et les politiciens, principalement au centre du capitalisme, croient en une reprise américaine, ce qui expliquerait la fuite des investissements principalement vers le dollar. Mais il n’est pas possible de s’y fier. Le dépassement de la crise financière de 2007/2008 n’a été obtenu que par une expansion encore plus violente du capital fictif dans l’ensemble de l’économie capitaliste. La diminution de la liquidité sur certains marchés ou la contraction du crédit dans une partie de la planète, immédiatement après l’effondrement des marchés financiers, ont été largement compensées par l’accélération de l’endettement dans le reste du monde et même par la multiplication des dettes préexistantes, malgré la baisse généralisée des taux d’intérêt au cours de la dernière décennie - avec la saison sans précédent des taux d’intérêt réels négatifs qui a servi à diffuser encore plus d’argent bon marché dans divers secteurs économiques. Une récente étude de Bloomberg indique que l’endettement total correspond à 317 % du PIB mondial en 2017, soit quelque 237 trilliards de dollars, une croissance de 40 % en dix ans[7].
Le point faible de cette structure mondiale d’endettement systémique se situe bien sûr dans les « marchés émergents ». Le Mexique, de 2007 à 2014, a augmenté son endettement total d’environ 30 %. L’Afrique du Sud a augmenté sa dette de 19 %, la Turquie de 28 %, le Chili de 35 %[8]. L’Argentine, qui avait réduit sa dette publique avec le couple Kirchner par des moratoires et l’échange de prêts à taux d’intérêt élevé contre des taux d’intérêt bas, a frénétiquement étendu ses prêts avec Mauricio Macri (président de 2015 à 2019) : elle a augmenté sa dette publique nationale de 20 %, principalement en dollars, ce qui rend le pays vulnérable[9]. Il y a quelques semaines, un accord avec le FMI pour 50 milliards de dollars supplémentaires a été annoncé pour couvrir les dépenses de l’État. Dans l’ensemble, les dettes publiques et privées des pays périphériques sont plus élevées qu’à aucun moment précédent, dépassant de loin le moment critique de la « décennie perdue » en proportion du PIB.
Au sommet de l’ensemble du processus parmi les « pays émergents » se trouve la Chine, responsable, selon le FMI, de 40% de la dette mondiale sur la période 2007-2014. Tentant de contourner l’effondrement du marché américain de la consommation après la crise des subprimes, le « colosse » de l’Orient a commencé à investir massivement dans les infrastructures, ce qui a augmenté la dette totale du pays de 85 % pendant cette période. Ce gigantesque chantier, qui a atteint un record d’investissement de près de 50 % du PIB en 2012[10], pourrait, en plus de l’abondance de crédits injectés sur le marché financier mondial, tirer temporairement d’autres économies nationales émergentes.
Voici l’une des causes de la récente ruée vers le dollar. Lorsque les taux d’intérêt étaient très bas, voire négatifs, les économies périphériques s’endettaient de manière inconséquente, souvent sur la base d’une théorie du développement réchauffée, en espérant que les infrastructures créées pourraient compenser les dettes contractées (jusqu’alors peu coûteuses). La plupart de ces investissements étaient beaucoup plus axés sur les secteurs exportateurs que sur la création d’un marché intérieur ou d’une production industrielle importante – ce qui, bien sûr, malgré toutes les aspirations keynésiennes et de gauche, n’avait plus de sens face à la « croissance sans emploi » des technologies de pointe ou à la tentative inutile de concurrencer les produits industrialisés bon marché exportés par la Chine, l’Inde, la Corée, etc. Ainsi, même les personnes les moins trompées par le « néo-développementalisme » et ses variations idéologiques ont cru que les prêts pouvaient être équilibrés par l’augmentation des prix des marchandises exportées, principalement destinées à la Chine. De nombreux investisseurs et banques des pays centraux se sont appuyés sur cette perspective et ont commencé à investir dans des économies fragiles qui exportaient des ressources naturelles avec des « termes de l’échange appréciés » – même la prétendue « renaissance africaine » a été le fruit illusoire de cette marée de liquidités et d’intégration commerciale avec la Chine[11].
La chute des prix internationaux avec le ralentissement chinois de ces cinq dernières années a jeté à terre le reste du monde, qui semblait immunisé contre la « petite vague » de 2007/2008 : la crise a frappé de plein fouet la périphérie du capitalisme et les pays exportateurs de matières premières. La possibilité de régler les dettes contractées était de plus en plus compromise. Avec la hausse des taux d’intérêt à long terme sur les marchés internationaux (et une hausse imminente des taux à court et moyen terme aux États-Unis également), ce qui était un ralentissement économique ou une récession a également commencé à se transformer en une grave crise monétaire dans une grande partie du « Tiers Monde ». En quelques semaines, une dévaluation accélérée des monnaies locales par rapport au dollar a conduit à un déjà vu généralisé durant les années 1980. Le Chili, l’Inde, la Russie et, surtout, l’Argentine et la Turquie ont souffert d’une forte appréciation du dollar, de la perte de pouvoir d’achat de leurs monnaies sur le marché international et des prix élevés des produits sensibles au change.
Le cas du Brésil n’est pas différent des autres. Bien qu’ici les idiots du marché insistent sur le fait que la situation monétaire est « solide », grâce à un excédent de taux de change provenant des exportations effrénées de la dernière décennie, la réalité est loin d’être aussi simple. La dette publique brésilienne n’est plus libellée en dollars (seulement 3,6% du total), résultat d’une conversion progressive de la dette extérieure en dette publique intérieure au cours des 20 dernières années[12]. Mais elle a connu une croissance explosive au cours des cinq dernières années, augmentant d’environ 20% par rapport au PIB.
Le fait que nous ayons une dette découplée du dollar ne représente pas immédiatement une soupape de sécurité face aux instabilités, car il existe des formes variables de correction dans les titres publics qui sont sous pression. Les titres dépendants de taux flottants sont moins menacés par les variations de la politique monétaire devant l’escalade des taux d’intérêt internationaux (ces documents correspondent déjà à un tiers du total) et les titres avec un certain type de correction indexée sur l’inflation peuvent, lors d’une future perte de contrôle, prendre une partie substantielle des dépenses publiques (principalement avec les limites imposées par le PEC do Teto de Gastos sur les autres postes).
Cependant, même si l’on peut avoir l’attitude de Pangloss face à l’augmentation de la dette publique, c’est l’endettement privé national qui explique, dans une large mesure, la tension sur le marché financier brésilien ces derniers mois. Comme pour les autres pays périphériques, la dette extérieure privée est la faiblesse actuelle de l’économie brésilienne déjà en ruine. Profitant des faibles taux d’intérêt sur le marché international des capitaux, les entreprises brésiliennes ont augmenté de façon explosive leurs contrats en dollars et, dans la période qui a suivi la crise des subprimes, la dette extérieure privée a augmenté de 130 %. La dette extérieure totale s’élève à environ 500 milliards de dollars, dont la majorité est constituée de dettes d’entreprises[13]. Si l’on additionne tout cela, le Brésil a déjà au moins 150 % de son PIB en dette et une estimation actualisée devrait indiquer une dette totale de près de 10 000 milliards de reals, soit une croissance de 50 % en une dizaine d’années.
Cette situation, qui touche la périphérie capitaliste de manière plus violente, ne peut pas être simplement attribuée à la domination financière mondiale par les grandes puissances ou ‒ dans une vision antisémite de plus en plus répandue – à l’exploitation par les grandes banques. L’endettement explosif dans le monde après la crise de 2007/2008 touche également les institutions financières, qui ont subi une forte augmentation de leur passif dans des pays comme la France, l’Italie, la Suède et les Pays-Bas. Les pays qui ont réussi à réduire la dette du secteur financier, comme l’Allemagne ou les États-Unis, au cours de cette période, l’ont fait grâce à une absorption scandaleuse par l’État d’actifs toxiques privés. Bien que la Chine soit le principal moteur de ce récent processus ‒ avec notamment une augmentation de 41 % de la dette des secteurs financiers entre 2007 et 2014, principalement dans le shadow bankings - les États-Unis représentent toujours la plus grande part de la dette mondiale.
De 2007 à 2014, les États-Unis ont augmenté leur dette totale de 16 %, pour atteindre 233 % du PIB. Cela représente environ 40 000 milliards de dollars en obligations d’État, d’entreprises et de ménages à payer, soit environ un cinquième de la dette mondiale. Pour que l’État surendetté puisse continuer à fonctionner, le Congrès américain a dû se réunir à plusieurs reprises ces dernières années afin de donner l’autorisation légale d’émettre des obligations publiques. Cependant, le cas le plus grave n’est pas seulement le niveau élevé des dettes accumulées par les différents secteurs économiques (même avec la réduction de ces dernières années, la seule dette des ménages avec les cartes de crédit, le financement automobile et le crédit universitaire atteint presque 3,5 trillions de dollars)[14]. L’un des indices d’une accumulation monétaire sans précédent est le niveau d’endettement des marchés financiers, en particulier le marché immobilier et les marchés boursiers. Ce que les journaux appellent aujourd’hui la "reprise" n’est rien d’autre que l’effet combiné de l’endettement historique, d’un effet de levier des marchés des valeurs mobilières et d’une nouvelle bulle sur le marché immobilier.
Les indices économiques les plus significatifs montrent aujourd’hui un niveau d’endettement sur les marchés boursiers nord-américains supérieur même au pic de 1929 ou de 2007, très proche du niveau record atteint en décembre 1999 (pendant la bulle de la new economy). Toujours dans le cas des prix de l’immobilier, les niveaux nationaux dépassent les niveaux de 2007, lorsque la chute brutale a entraîné l’effondrement du secteur. Si les marchés boursiers traversent la deuxième plus grande bulle de l’histoire, le marché immobilier américain est déjà entré dans le moment le plus critique, ce qui signifie qu’au cœur du capitalisme mondial se développent non seulement une crise gigantesque grâce au niveau d’endettement atteint, mais aussi un krach immobilier et boursier incalculable. La crise qui nous attend doit être une sorte de synthèse monstrueuse de tous les grands effondrements de l’histoire.
Bien entendu, il n’est pas possible de prévoir une date exacte pour cet événement. Il a peut-être déjà commencé avec la crise monétaire à la périphérie du capitalisme, tout comme le déclin des monnaies virtuelles peut indiquer la limite de cette capacité de fictionnalisation ‒ le bitcoin s’est déprécié de 64% en six mois. Mais il est presque certain que les négociations commerciales internationales ajoutent de l’essence sur le feu qui commence à se propager. La bravade protectionniste de Donald Trump, avec la menace d’ériger des barrières tarifaires sur un certain nombre de produits en provenance de pays périphériques (Brésil, Chine, Mexique), ainsi que ses récentes avancées qui visent les alliés européens et japonais (G7), pourraient jeter encore plus de capacités excédentaires sur un marché mondial qui connaît déjà des problèmes de surproduction de marchandises.
Ici, dans un contexte beaucoup plus grave, on peut voir se répéter ce qui s’est passé après l’adoption de la loi Smoot-Hawley en 1930, lorsqu’un gouvernement américain désorienté a augmenté les droits de douane sur plus de 20 000 produits importés, entraînant des représailles systématiques et une course au protectionnisme qui a aggravé la dépression en réduisant davantage la circulation des marchandises dans le monde. Mais si cela se produit, nous courons le risque d’assister non seulement à l’aggravation de la crise structurelle du capitalisme, mais aussi à une généralisation du court-circuit monétaire, qui devrait toucher même la monnaie mondiale [le dollar].
Jusqu’à présent, précisément en raison de sa fonction de dernière monnaie hégémonique mondiale, le dollar a été le point de fuite des investissements mondiaux. Toute crise, quelle que soit son origine, entraîne immédiatement une ruée sur le dollar, qui se renforce donc par rapport aux autres monnaies. Même la crise des subprimes, avec son épicentre sur le territoire américain, a provoqué une hausse du dollar : l’effet de cascade de la crise dans le monde entier a fini par favoriser une externalisation des risques financiers vers les autres monnaies. Malgré tous les problèmes – c’est ainsi que se comporte la réponse comportementaliste du marché – l’État et l’appareil militaire américains doivent rester en place même avec la chute mondiale qu’ils ont provoquée. Avec des politiques commerciales basées sur la réduction du déficit qui ont alimenté ce système multilatéral d’endettement, il est possible que ce point de fuite soit également détruit.
Depuis la rupture de l’étalon-or du dollar dans les années 1970, les États-Unis ont trouvé dans le financement extérieur l’outil pour maintenir leur consommation, qui dépend elle aussi de plus en plus du marché international. En 1972, les États-Unis ont enregistré leur premier déficit commercial depuis 1893[15] et n’ont jamais cessé de le présenter depuis lors ‒ presque toujours accompagné de déficits budgétaires et familiaux annuels. Avec une politique actuelle axée sur la rupture de ce mécanisme de maintien des déficits et de réduction des fournisseurs, les États-Unis courent le risque d’une implosion de leur monnaie faible. Le démantèlement d’un circuit mondial pour financer les déficits américains éliminera le support de sa propre base monétaire. Produite par une ère de fragilité des fondamentaux économiques et maintenant par une politique destructrice, l’inévitable crise du dollar va ouvrir un horizon inconnu d’effondrement économique mondial.
Juillet 2018. Traduit du portugais par Hasdrubal Barca.
Maurilio Lima Botelho est professeur de géographie urbaine à l’Université fédérale rurale de Rio de Janeiro (UFRRJ).
[1] « L’absence de demande comme manque de pouvoir d’achat sous forme d’argent n’est rien d’autre que l’envers d’un manque de substance de la valeur des produits eux-mêmes en tant que marchandises, c’est-à-dire un manque général de production de valeur », dans Robert Kurz, Dinheiro sem valor. Linhas gerais para uma transformação da crítica da economia política, Lisbonne, Antigona, 2014, p. 234.
[2] Karl Marx. Le Capital. Livre III, Paris, Editions Sociales, 1976, p. 440.
[3] Manuel Esteve. O sistema monetário internacional. Rio de Janeiro, Salvat, 1979, p. 106.
[4] Robert Kurz. A crise do valor de troca (Rio de Janeiro, Consequência, 2018), p. 60.
[5] Le concept de « marchandises d’ordre deux » (MO2) a été développé par Ernst Lohoff et Norbert Trenkle dans le livre La Grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise, Fécamp, Post-éditions, 2014) et dans des articles ultérieurs, principalement de Lohoff. Ce concept a fait l’objet d’une discussion animée au sein du milieu de la « critique de la valeur », opposant l’interprétation des auteurs du groupe Exit ! aux collaborateurs de la revue Krisis. Voir le commentaire critique de Bernd Czorny à ce sujet, « Ernst Lohoff et l’individualisme méthodologique ». Disponible à l’adresse suivante : < http://www.obeco-online.org/bernd_czorny.htm >. Au Brésil, bien que le débat soit inconnu, l’œuvre de Lohoff et Trenkle a été analysée par Eleutério Prado.
[6] Marcos Barreira et Maurilio Botelho, « A implosão do ‘‘pacto social’’ brasileiro », revue Krisis, 21 juin 2016.
[7] Alexandre Tanzi, « Global Debt at Record Level », Bloomberg, 10.04.2018.
[8] Une compilation de tous ces chiffres, dont les sources sont principalement le FMI et le cabinet de conseil McKinsey, est disponible à l’adresse suivante : < https://www.zerohedge.com/news/2015-02-23/biggest-problem-facing-world-today-9-countries-have-debt-gdp-over-300 >. Consulté en juin 2018.
[9] « Dívida externa argentina sobe 35% desde a chegada de Macri », Frederico Rivas Molina, El País, 5 janvier 2018.
[10] Mylène Gaulard. « La burbuja inmobiliaria em China », dans Revista Problemas del Desarrollo, 178 (45), julio-septiembre 2014, p. 71. On verra en français de cette autrice, « Les dangers de la bulle immobilière chinoise », dans Revue Tiers Monde 2014/3 (n° 219), disponible sur : < https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2014-3-page-77.htm?contenu=resume >.
[11] Larry Elliott, « Are we heading for another developing world debt crisis? », The Guardian, 14 jan. 2018.
[12] « Como a dívida pública do Brasil cresceu. E mudou seu perfil », Nexo, 03 fev. 2018.
[13] « Dívida privada em dólar cresce 130% », Estadão, 01 ago. 2015.
[14] « Financiamentos afundam os estudantes nos EUA: dívidas superam 5,9 trilhões de reais », El País, 8 jun. 2018.
[15] Manuel Esteve. O sistema monetário internacional, op. cit., p. 106.