Capitalisme et coronavirus
Notes à propos de l'épidémie économique
Maurilio Lima Botelho
7 mars 2020
Maurilio Lima Botelho est professeur de géographie urbaine à l’Université fédérale rurale de Rio de Janeiro (UFRRJ) et l’un des contributeurs du Blog da Boteimpo, l’un des principaux sites de la gauche marxiste brésilienne. S’appuyant sur Marx et le courant de la Wertkritik, Botelho met la théorie et l’analyse de la crise fondamentale du capitalisme développées depuis une trentaine d'années par les groupes allemands Krisis et Exit !, à la suite des œuvres de Robert Kurz (1943-2012) ou Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, dans La Grande dévalorisation (Post-éditions, 2014), à l’épreuve de l’actuelle crise économique-financière mondiale et de son lien avec la situation sanitaire induite par la pandémie du coronavirus.
I.
L’explication de tout cela semble très simple : l’inquiétude suscitée par la contamination par le coronavirus a réduit la circulation des marchandises et, sur certains points, a même provoqué des blocages. Le premier acte du gouvernement chinois pour empêcher la prolifération du virus a été de fermer les marchés de la province de Wuhan, réduisant ainsi les points de vente. Bientôt, la préoccupation s’est étendue aux moyens de transport, en particulier les transports de masse (train, métro, etc.). Dans plusieurs régions du monde, par exemple en Corée du Sud et au Portugal, les usines sont fermées pour désinfection dès qu’un employé atteint de la maladie est découvert. Les ports géants de Chine ont des difficultés à débarquer et à distribuer les cargaisons en provenance d’autres pays : à la mi-février, des rapports ont fait état de milliers de conteneurs de viande congelée arrêtés dans les ports chinois. Aujourd’hui, une pléthore de nouvelles du monde entier rapportent l’interruption de la production électronique due au manque de composants provenant principalement de Chine et de Corée. Un économiste qui est toujours disponible pour commenter la presse a avancé qu’« il peut être nécessaire de restreindre la circulation des marchandises ». La gravité de la situation peut être mesurée par la décision des autorités chinoises non seulement de désinfecter les billets de banque avec de la lumière ultraviolette, mais aussi de détruire l’argent pour éliminer les risques de contagion. La meilleure image pour comprendre ce lien entre la crise sanitaire et la crise économique est peut-être celle utilisée il y a plus de deux siècles à la naissance de l’économie politique moderne : celle de la circulation sanguine.
Le modèle de circulation sanguine de William Harvey, développé au XVIIe siècle, a démontré le rôle du pompage effectué par le cœur et comment la santé des organismes dépendait d’une circulation sanguine adéquate. Cette image était fondamentale pour la théorie des flux agrégés de François Quesnay et a servi à composer une image du capitalisme comme un grand système de circulation des richesses, au point que la dynamique même de la circulation était considérée comme quelque chose d’aussi ou de plus important que la production ‒ bien que, évidemment, la richesse soit produite par une certaine partie de la société, c’est la bonne circulation de cette richesse qui a caractérisé le capitalisme comme la société la plus parfaite et la plus rationnelle qui n’ait jamais existé. Ainsi, la libre circulation des biens, de l’argent, des revenus, etc. permettait à la société d’être irriguée par les richesses venant de partout, ce qui stimulait encore plus la production.
Que ce soit sous la forme du « Tableau Économique » de Quesnay ‒ toujours soutenu par l’agriculture comme seule source de richesse ‒ ou du « laisser faire » d’Adam Smith, la centralité de la circulation était fondamentale dans la structure naissante de l’économie politique et la base d’un de ses idéologismes répétés aveuglément jusqu’à épuisement : seule la liberté mercantile, la libre circulation, bref le libre marché peut conduire l’humanité à une ère de richesse illimitée. Tout obstacle à la circulation bloquerait les qualités de la machinerie capitaliste ‒ William Harvey et François Quesnay, tous deux médecins, considéraient respectivement l’organisme corporel et l’organisme économique comme des machines.
Évidemment, malgré toute similitude apparente, il ne s’agit là que d’une autolégitimation bourgeoise à bon marché qui naturalise l’économie tout en objectivant la nature en tant que machine. Elle sert surtout à fixer dans la dynamique circulatoire un équilibre immanent et à établir ainsi que tout blocage dans la circulation des biens et de l’argent est une interférence extérieure indue qui doit être supprimée. Ainsi, toute la crise est désormais considérée comme une ingérence d’un élément extérieur de la machine bien huilée du marché. La profonde crise économique qui se forme à l’horizon actuel est le résultat... d’un virus.
Ce n’est pas la première fois que la cause de la crise économique est projetée sur des éléments étrangers aux processus économiques de base ‒ sur la base de l’hypothèse de la circulation parfaite, tout événement ou toute chose peut être tenu pour responsable. L’histoire même des crises pourrait être reconstituée par ces fausses attributions. La crise des subprimes en 2008, par exemple, était la faute des pauvres qui avaient contracté des hypothèques sans pouvoir payer (ou, dans une version antisémite, causée par les institutions cupides qui fournissaient des crédits immobiliers à n’importe qui). La crise de la nouvelle économie en 2000 avait sa cause dans la falsification des bilans de certaines entreprises point-com. La crise de 1974 avait été causée par l’OPEP, qui avait réduit la production de pétrole l’année précédente. Les exemples ne manquent pas et les néolibéraux trouvent constamment des raisons de blâmer l’État, toujours avec sa manie autoritaire, pour son ingérence extérieure au sein du marché. Dans cette version, par exemple, la crise de 2008 a été le résultat des incitations créées par le gouvernement Clinton en imposant le crédit immobilier aux populations les plus pauvres, traditionnellement exclues des financements.
Milton Friedman a même établi, dans une interprétation qui entendait réfuter tous les théoriciens jusqu’alors, que la crise de 1929 était due à la création et aux politiques adoptées par la FED (la banque centrale américaine) pour tenter de réguler le marché. Enfin, dans le cas le plus célèbre d’exagération, l’économiste Stanley Jevons a soutenu, dans un article de 1875, que les instabilités de l’offre de matières premières étaient liées aux variations des taches solaires, qui étaient en fin de compte responsables des crises commerciales lorsqu’elles affectaient les prix des marchandises.
Avec le coronavirus, l’externalisation constante des causes est répétée. Bien qu’il soit une source d’inquiétude sociale, le virus est loin d’être la cause de la crise.
II.
Seul le positivisme sédimenté comme forme de pensée commune peut établir un virus comme cause d’une crise économique : le confinement cognitif dans un monde factuellement articulé par des causes et des effets immédiats fait partie de la structure mécanique abstraite de la science moderne.
Dans ses études critiques sur l’économie politique, Karl Marx a compris très tôt que ce n’étaient pas les mauvaises récoltes, les politiques monétaires, les augmentations de salaire, les variations de l’offre d’or ou d’argent, la spéculation financière, etc. qui étaient les « causes » des crises. Même ces événements de nature économique sont des « phénomènes » de perturbations, des « symptômes » qui expriment les contradictions les plus profondes de l’économie de marché et qui, par conséquent, peuvent être des catalyseurs factuels qui font exploser les processus de crise déjà en gestation. Elles ne constituent donc une « cause » de la crise qu’au sens classique du terme, c’est-à-dire l’étincelle qui provoque l’effondrement économique. Ce n’est qu’en comprenant les structures internes et externes du marché, ses catégories fondamentales et leurs expressions apparentes que l’on peut dépasser le lien empirique brut entre les événements.
Malgré son grand respect pour le modèle de flux circulaire du « Tableau » de Quesnay, Marx l’a utilisé comme référence pour comprendre que la nature inexorable de l’expansion et de la portée de la circulation capitaliste était basée sur la dynamique d’une production de plus en plus accélérée ‒ il serait redondant d’expliquer la nature expansive du capitalisme par sa dynamique circulatoire. La dynamique ascendante du capital est le résultat externe, la manifestation historique d’une logique interne plus profonde et plus essentielle ‒ l’accumulation sans fin de la forme-valeur. La multiplication de l’argent sous forme de profit, déjà reconnue de façon claire par l’économie politique anglaise classique, est la manifestation immédiate de la production incessante de valeur par le travail et, comme cette dynamique ne fonctionne que dans ce régime d’expansion constante, l’expansion de la sphère circulatoire n’est rien d’autre que le résultat de la nécessité même de l’expansion de l’exploitation du travail. Ainsi, plus l’afflux de force de travail pour maintenir le système dans une dynamique profitable est important, plus la richesse produite à mettre en circulation est importante et plus la structure assemblée pour le mouvement de cette richesse est importante.
Mais ce n’est pas seulement la dimension absolue de la circulation qui suit une tendance croissante dans cette société ; sa propre qualité change pour faire circuler la richesse : en plus de parcourir de plus grandes distances ‒ une plus grande échelle de circulation, qui gagne la planète entière ‒ l’expansion capitaliste change aussi, périodiquement, les manières de faire circuler la richesse, en accélérant les flux. L’obsession circulatoire du capital tend à comprimer progressivement l’espace et le temps (David Harvey), faisant passer instantanément la richesse d’un hémisphère à l’autre, ignorant même les limites du jour et de la nuit.
Ici, l’image du blocage causé par le coronavirus saute aux yeux : les efforts pour contenir le virus agissent exactement contre cette intense intégration générée par la « circulation mondiale des capitaux » et touchent les aéroports, les ports, les gares, les grands marchés, etc. Les répercussions se font sentir rapidement partout, non pas parce que le local s’articule au global, mais parce qu’avec le capitalisme, les « conditions de production trouvent leur origine dans le marché mondial » (Marx), qui est le garant initial et final de tout le processus de circulation.
Cependant, si « la crise est l’interruption de la circulation » (Marx), ce n’est pas le phénomène immédiat qui a bloqué les flux qui est à l’origine de la crise, mais les contradictions accumulées en interne et qui sautent avec les barrières posées à la circulation. En 1855, Marx a fait remarquer qu’une crise commerciale aux États-Unis n’était pas la raison des ralentissements économiques affectant l’économie anglaise, car dans les deux cas, « la crise a la même origine : le fonctionnement fatal du système industriel anglais qui conduit à la surproduction en Grande-Bretagne et à la sur-spéculation dans tous les autres pays ». En d’autres termes, c’est « la plus haute expression du marché mondial », la production anglaise, qui avait dans son ventre les contradictions radicalisées qui ont été atteintes et révélées par la crise commerciale, qui a pris naissance de l’autre côté de l’océan, sur le sol américain.
Il est évident que notre niveau économique actuel est très éloigné de celui de l’époque de Marx, mais la même relation peut être établie : le coronavirus n’a fait que révéler les problèmes structurels de la production capitaliste avancée. Ce n’est pas un hasard si, avant le covid-19, le ralentissement chinois était l’attente justifiée du nouveau cycle de crise ‒ le retard du gouvernement chinois à reconnaître l’existence d’une nouvelle épidémie était précisément dû à la crainte que les performances économiques du pays ne se détériorent encore plus. Depuis au moins deux ans maintenant, les conflits commerciaux entre les États-Unis et la Chine ont provoqué des turbulences périodiques sur le marché en raison des tensions accumulées, et de nombreux analystes ont accusé le « nationalisme économique » de Trump d’être à l’origine d’un nouveau krach. Le coronavirus n’est pas responsable de l’épidémie économique qui se développe, mais seulement du déclenchement d’une crise en cours depuis des années dans l’économie mondiale.
Depuis les années 1970, une crise structurelle du capitalisme provoquée par la Troisième révolution industrielle a transformé la contradiction interne logique du capital ‒ son fondement dans la production de richesses abstraites par le travail et sa tendance inverse à expulser la force de travail des processus de production ‒ en une limite objective pour son développement. Comme les nouvelles technologies génèrent plus d’économie de travail que les marchés ne sont capables d’en créer dans leur expansion, le cœur de l’économie capitaliste commence à s’affaiblir : la production de valeur. Depuis lors, une série de mécanismes ont été utilisés pour compenser les profits toujours plus faibles de la production capitaliste, principalement en remplaçant les profits liés à la production par des revenus tirés du marché financier. Le gonflement de la « macrostructure financière » est le résultat de la crise structurelle, puisque seul l’intérêt obtenu par la fictionnalisation de la richesse pouvait maintenir le flux circulatoire du capital global.
L’endettement croissant des États, la bulle immobilière, la bulle boursière, l’émission effrénée de monnaie par les banques centrales et l’endettement des consommateurs sont quelques-uns des dispositifs déclenchés au cours des dernières décennies pour maintenir l’apparence de vitalité de l’économie ‒ c’est-à-dire pour maintenir la circulation des capitaux. Toutefois, ces mécanismes ont déclenché plus d’instabilité que de solidité économique elle-même, et leurs effets sont bien connus : l’effondrement de nations entières, la fuite des capitaux des économies en difficulté, la forte dévaluation monétaire, l’éclatement des bulles, la faillite généralisée des banques et des entreprises. Depuis le dernier grand cycle de crise mondiale en 2008, tous ces mécanismes ont été déclenchés en même temps, mais aucune solution durable n’a été trouvée. Peut-être que douze ans peuvent sembler un long cycle d’« atténuation » de la crise, mais nous devons nous rappeler que dans cet intervalle, d’autres événements catastrophiques se sont produits sur le marché mondial, comme la crise de la dette souveraine européenne et l’éclatement de la bulle des matières premières qui a ramené la périphérie du capitalisme sur la paille. Il n’y avait pas de cycle de prospérité du tout, mais seulement une administration désespérée du processus de crise. Nous commençons maintenant à ressentir plus profondément les effets de l’épuisement des cortico-stéroïdes financiers ‒ l’épidémie se propage.
III.
L’une des informations les plus utilisées pour exprimer l’« impact économique » du coronavirus est celle qui mesure l’activité industrielle en Chine. L’indice des directeurs d’achats (PMI : Purchasing Managers’ Index) a connu la plus forte baisse de sa catégorie en février. Il a même atteint un chiffre inférieur à celui de décembre 2008, au plus fort de la crise des subprimes. La forte baisse sert à justifier la force de l’épidémie : même pendant la crise mondiale, il y a 12 ans, le fond a été progressivement atteint après plusieurs mois de décélération.
Cet aspect aigu de la paralysie économique concomitante à l’apparition du virus ne peut être nié, mais l’indice doit être lu à la lumière de ses performances historiques : après l’effondrement de l’immobilier aux États-Unis, les points culminants du précédent réchauffement industriel n’ont jamais été enregistrés, pas même avec les lourds investissements réalisés en 2012, lorsque la formation brute de capital fixe a mobilisé la moitié du PIB de la Chine ‒ à partir de cette année-là, il y a eu une chute progressive de l’activité productive. En d’autres termes, la décélération chinoise enregistrée sur le plan du PIB était le résultat d’une stagnation et d’un recul de la production industrielle en raison du poids gigantesque de la surproduction obtenue les années précédentes. Ce n’est pas un hasard si, il y a dix mois, le Parti communiste chinois a déclenché une série de stimuli économiques après des chutes successives de l’activité industrielle : expansion des dépenses publiques, assouplissement du crédit et intervention sur le taux de change pour augmenter les exportations. Elle n’a favorisé qu’un spasme immédiat : en 2019, on a enregistré le pire résultat en matière de PIB depuis 29 ans.
Le blocus économique lié au covid-19 pourrait également faire tomber l’immense pyramide de la dette accumulée sur le territoire chinois : le problème n’est pas seulement la dette publique de près de 18 trillions de dollars, mais l’immense système financier informel (non réglementé par les autorités) qui soutient plus de 8 trillions de dollars de prêts accumulés et qui depuis des années tourmentent les membres du PCCh (shadow bank system).
Bien que nous ayons dans l’Empire du Milieu le plus grand parc industriel du monde, c’est l’épidémie aux États-Unis qui devrait provoquer l’effondrement de l’économie mondiale, déjà éprouvée par les plus grosses pertes d’actions depuis le krach immobilier. Il ne s’agit évidemment pas d’une « contagion ». Intégrés par un « circuit de déficit Trans-Pacifique » (Robert Kurz[1]) ‒ la demande américaine stimule la production industrielle chinoise, qui à son tour finance les déficits commerciaux et budgétaires des États-Unis ‒ les marchés des deux pays sont si intimement liés que l’historien conservateur Niall Ferguson a créé le terme de « Chinamérique ». La crise en Asie touche donc directement les sources de subsistance de la plus grande économie du monde, en particulier le flux monétaire qui gonfle la plus grande bulle financière de tous les temps.
Malgré la reprise médiocre de la croissance de l’économie américaine à partir de 2010 ‒ le taux annuel moyen de variation du PIB n’a pas atteint 2,3 % au cours de cette décennie ‒ les marchés boursiers américains ont enregistré une hausse historique sans équivalent. Le Nasdaq a doublé son indice, le Dow Jones a presque triplé, et le Standard & Poor’s 500, qui répertorie essentiellement les plus grandes entreprises de Wall Street, a littéralement triplé en l’espace de 10 ans. L’inflationnisme actionnarial de cette période n’est pas comparable à la vitesse galopante de « l’exubérance irrationnelle » des années 1990, mais à cette époque, le produit intérieur affichait des taux de croissance beaucoup plus élevés (avec des pics de près de 5 %). Le décalage entre la faible croissance de l’économie américaine dans son ensemble et la multiplication financière sur les marchés boursiers est le plus ahurissant de tous les temps. L’injection d’argent sponsorisée par la FED (l’« assouplissement monétaire ») a entraîné des investissements productifs, mais comme ils sont de plus en plus axés sur l’industrie 4.0, c’est-à-dire la haute technologie rendant superflue la force de travail, la multiplication monétaire effective s’est produite dans le casino des bourses, alimentant la « reprise » même en l’absence de profits effectifs. Cela a créé un gigantesque phénomène de financement des entreprises non rentables.
Stanley Jevons, qui a écrit un « Principes de l’économie pure », serait effrayé de voir que sous le soleil du XXIe siècle, certaines des plus grandes et des plus célèbres entreprises du monde se développent à un rythme accéléré sans même un centime de profit. Avant même que le coronavirus n’effraie le marché mondial, certains chroniqueurs économiques se demandaient déjà comment une telle réalité pouvait être maintenue. En 2018, par exemple, le plus grand nombre d’offres publiques d’actions par des entreprises qui n’ont pas réalisé de bénéfices a été enregistré : 81 % de toutes les introductions en bourse (Initial Public Offering ou IPO) effectuées sur le marché financier américain concernaient des sociétés déficitaires. Un record, même par rapport à 2000, exactement au moment où la bulle Internet a éclaté.
Survivant à l’effondrement de la new economy, où elle a failli faire faillite, Amazon a mis plus de six ans à faire des profits, mais ses gains restent faibles au vu du volume de ressources mobilisées par l’entreprise. Il en va de même pour Netflix, dont les coûts de fonctionnement sont très élevés en raison de la diminution des recettes nettes. Quoi qu’il en soit, ces entreprises sont encore des exemples à suivre pour d’autres qui n’ont même pas officiellement enregistré de bénéfices, comme Uber, dont les bilans n’ont jamais été positifs, ou Tesla et Spotify. Pour la conscience commune fixée dans le monde des apparences, il peut sembler absurde qu’Uber ne produise pas de profit, mais c’est la réalité du château de cartes de richesses fictives construit par le capital pendant sa période de déclin historique.
Le paradoxe d’une entreprise en expansion continue mais avec des pertes accumulées ne peut s’expliquer que par l’expansion et l’abaissement du coût du crédit. Les statistiques relatives à l’expansion des services et à l’élargissement de la portée des activités d’une entreprise sont plus significatives pour les investisseurs que le bilan lui-même, qui alimente la demande incessante d’actions et l’augmentation continue de la quantité de papiers qui financent les activités, même en contraste avec les recettes. Dans le cas des entreprises privées, c’est l’accès à des fonds d’investissement ou à des ressources publiques qui assure le soutien prolongé des entreprises en difficulté. Le futur mirage d’un profit, à un moment donné, est la garantie d’un flux constant d’argent : bien que cela puisse être efficace pour une entreprise ou une autre, une telle dynamique systématique n’est rien d’autre qu’un système pyramidal où la richesse ne fait que circuler, au lieu de s’accumuler, tandis que les ressources monétaires continuent à entrer. L’exploitation énergétique de l’huile de schiste, par exemple, qui a permis aux États-Unis de redevenir autosuffisants en pétrole après des décennies, ne peut s’expliquer que par cette avalanche de crédits abondants, puisque la plupart des entreprises sont endettées et que leurs coûts d’exploitation sont très élevés.
Des entreprises gigantesques et non rentables sont soutenues par une bulle d’actions qui menace d’exploser une fois pour toutes avec l’aiguille offerte par le coronavirus. Et ce n’est pas seulement le cas aux États-Unis. Le gouvernement chinois lui-même a financé pendant des décennies des entreprises notoirement non rentables en raison de leur importance « stratégique ». Des entreprises de diverses régions du monde soutiennent leurs activités de production non rentables grâce aux gains du marché financier, même sur le marché périphérique du Brésil : de grandes marques comme Netshoes n’ont jamais fait de bénéfices et on peut douter que le géant Ifood ait des revenus nets en raison des lourds investissements et des subventions constantes qu’il offre à ses clients. La différence entre le financement privé et les subventions publiques peut produire des effets immédiats distincts (par exemple, le maintien de l’emploi), mais comme le flux de capitaux est unique et interconnecté au niveau mondial, ce réseau non durable atteindra de toute façon tout le monde lorsque le flux d’argent sera bloqué. La dépréciation rapide des actions mettra un terme au mouvement du crédit qui soutient ces entreprises non rentables, tout comme la crise de la dette souveraine devrait assécher les ressources des subventions d’État. Ce n’est pas un hasard si en septembre dernier, bien avant le coronavirus, une augmentation soudaine du taux des prêts interbancaires aux États-Unis a fait intervenir la FED sur ce marché après une décennie ‒ le système financier américain commençait à indiquer un manque de flux d’argent.
C’est l’originalité de notre époque. Ce n’est pas le même phénomène de crise connu depuis toujours. C’est la théorie économique bourgeoise qui croit que « les crises ont toujours été avec nous et le resteront à jamais » (Nouriel Roubini). La vision toujours identique des phénomènes de crise fait partie de la naturalisation de l’économie capitaliste, et elle atteint même ses soi-disant critiques de gauche, qui font une fixation sur le formalisme logique déductif et ignorent que le capital se déploie dans un processus historique aveugle et destructeur. La crise qui est annoncée n’est pas le résultat d’une ingérence extérieure, et encore moins du mécanisme habituel de « nettoyage du terrain ». Nous avons ici des problèmes structurels en cours depuis quatre décennies qui ont accumulé des solutions mondiales qui ont échoué.
Il est vrai que le blocage de la production industrielle devrait réduire une partie des marchandises disponibles en stock, mais la capacité de production excédentaire se poursuivra après la suspension des mesures de confinement sanitaire, tout comme des dizaines de millions de propriétés resteront sans acheteur en Chine et le pouvoir d’achat mondial sera plus comprimé après les licenciements massifs. Les gouvernements du monde entier ont déjà annoncé un plan de sauvetage avec injection de moyens, mais cela ne servira guère de vaccin alors que c’est la dette publique elle-même qui est au centre de l’épidémie ‒ la dépréciation de plusieurs devises (avant tout, le real) a déjà commencé à s’accélérer. Le gouvernement Trump a également annoncé des mesures de sauvetage, mais il reste à voir si le dollar ne sera pas également affecté par la dévalorisation monétaire générale qui représente exactement l’incapacité même de la monnaie à circuler. Une chute de la dernière monnaie hégémonique, simultanément avec les autres monnaies du monde, est le véritable fléau à craindre : elle représentera le blocage complet des flux sanguins de l’économie capitaliste, une démonstration que son cœur (la production de valeur) ne fonctionne plus.
7 Mars 2020.
Maurilio Lima Botelho est professeur de géographie urbaine à l’Université fédérale rurale de Rio de Janeiro (UFRRJ).
Traduction du portugais par Hasdrubal Barca.
[1] Pour l’étude des circuits déficitaires et notamment celui Trans-Pacifique entre les États-Unis et l’Asie, voir en français notamment l’ouvrage de Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme. Chroniques de la crise, Paris, Lignes, 2011 (NdT).