« Stagnation séculaire » ou agonie du capital ?
Remarques sur le naufrage de la science économique
et la grande dévalorisation du medium argent
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Clément Homs
Même en suivant le dossier d’un peu loin, 2015 aura été l’année d’une grande offensive de la thèse de la « stagnation séculaire » dans l’espace public bourgeois francophone et dans une partie de la Triade. Les années passant, toutes les théories portant sur une crise cyclique et les différentes sectes économiques qui ont prédit depuis deux siècles l’éternel retour du capitalisme ont rendu l’âme, laissant place à la thèse de la « stagnation séculaire » comme nouvelle restructuration et mise en œuvre du penser bourgeois toujours prisonnier de ses propres présupposés. Si donc la « stagnation séculaire » a maintenant le vent en poupe, c’est que les économistes doivent pourtant expliquer ce qui reste pour eux inexplicable, arriver à comprendre mais toujours à partir des formes de consciences fétichisées qui sont les leur, ce qui reste comme l’impensé de toute la pensée économique : la nouvelle qualité d’une crise de la valorisation qui leur semble ne ressembler à aucune autre.
Il est vrai que bientôt dix ans après le début d’un nouvel affaissement d’une économie mondiale qui a vu l’effondrement de la dynamique de production du capital fictif au moins dans le secteur privé, rien de ce qui était « prévu » n'est venu se confirmer : la reprise en « V » puis en « W », puis en « WW », « l’inversion de la courbe » ou encore la « purge » d’une crise cyclique et le retour au business as usual, n’ont toujours pas pointé leur nez ; ne laissant percer aucune trouée de ciel bleu pour un nouveau boom d’accumulation du capital dans les centres (même aux États-Unis). N’émergeant plus, les grandes économies « émergentes » ne sont pas davantage devenues les nouveaux moteurs de la croissance mondiale comme le croyaient les naïfs « historiens globaux » et autres philosophes « de peu de cervelle » qui en 2008 prophétisaient encore que la crise n’exprimait qu’un simple changement de polarisation de l’économie mondiale, passant des États-Unis vers la Chine et autres BRICS.
Alors que ce genre de dépassement bourgeois des théories cycliques avait déjà connu un pic de fièvre durant la crise des années 1930, ce sont aujourd’hui des macro-économistes comme Larry Summers, James Galbraith ou Barry Eichengreen qui se trouvent derrière tout le débat américain sur une « stagnation séculaire », débat qui est devenu depuis peu la dernière camelote universitaire d’importation que nous vendent en France les Daniel Cohen, Patrick Artus (co-auteur de Croissance zéro, comment éviter le chaos ?), etc. Aux Etats-Unis la thèse semble avoir été satellisée en 2011, alors que tous les espoirs d’une reprise soudaine et forte de la croissance américaine partaient déjà en cendres, au travers du livre The Great Stagnation. How America Ate All the low-hanging Fruit of Moderne History, Got Sick, and Will (Eventually) Feel Better. Le débat fit immédiatement rage et les « capitalistes d’État keynésiens » et les « capitalistes du marché libéraux » furent généralement défavorables à une telle thèse mais pour des raisons différentes. Les premiers pensent bien sûr que si la croissance mondiale ne repart pas toute la faute en revient à la spéculation et aux politiques d’austérité qui ont comprimé la demande de marchandises ; tandis que pour les seconds toute la faute revient à la dette de l’État et c’est le choc de l’offre (la « réforme » dans le vocabulaire de la novlangue capitaliste) qui n’est pas assez puissant, il faut donc lâcher plus encore la bride au tigre enragé du marché pour mieux le chevaucher. Écartant l’idée d'une borne interne aussi bien que celle d'une borne externe de la valorisation du capital, les tenants de la « Stagnation séculaire » commettent eux l’erreur colossale de penser que l’effondrement d’un « potentiel » des économies en est à l’origine. Mais les yeux rivés sur le seul niveau immédiatement perceptible par les acteurs économiques et auquel s’est finalement toujours intéressée la science économique bourgeoise, ils demeurent prisonniers des formes phénoménales sans voir que la crise a peu à voir avec une « dépotentialisation » de ces formes toujours médiatisées, et qu’il s’agit plutôt d’une crise bien plus sous-jacente, une crise de la substance sociale même du capital, une crise donc du travail abstrait (voir la première partie du livre d’Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La Grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l'État ne sont pas les causes de la crise, Post-éditions, 2014). Le capital lancé à vive allure dans la logique folle de la concurrence, y perd toujours plus sa substance sociale (le travail abstrait) à la suite de l’éviction massive de la force de travail des secteurs productifs de survaleur, tandis que la dynamique motrice du capital fictif installée au début des années 1980 par le néolibéralisme pour perfuser le système, atteint aujourd’hui ses premières limites sérieuses.
Mais pour nos grincheux du capitalisme stagnant, la valorisation ne connaît guère d’auto-contradiction interne qui saperait sa propre logique, ce sont seulement les « potentiels/ressources » de celle-ci qui viennent à manquer et qui expliquent de l'extérieur de cette même logique (restée autrement saine et bien portante), l’essoufflement séculaire de leur satanée croissance. Puisqu’il ne s’agit en rien de mettre à nu les ressorts et le soubassement de la crise, et moins encore de critiquer la constitution par le travail du système du fétiche-capital qui sous les formes de l’argent et des marchandises nous broie dans son mouvement autonome en faisant de nous les simples rouages interchangeables de son propre accroissement, les causes superficielles invoquées au sujet de cet effondrement du « potentiel » varient souvent en fonction des lubies et marottes des auteurs. Généralement les trois causes favorites invoquées sont la déprise démographique (le vieillissement de la population entraînerait la chute de la consommation), l’insuffisance des investissements et/ou la prétendue diminution des gains de productivité liés à l’innovation technologique (certains sortent de leur chapeau le chiffre d’une croissance de la productivité aux États-Unis qui n’aurait été que de +0,7% par an depuis 2010).
Cette dernière cause fait en particulier un tabac auprès des fonctionnaires du capital qui veulent alimenter leur moulin à fric à coup de futur « choc de productivité et de compétitivité ». Les tenants de la « stagnation séculaire » demeurent aveugles au fait que c'est l’inversion du rapport entre les processus productifs innovants et les nouveaux produits innovants qui a sapé dès le début de la troisième révolution industrielle dans les années 1960, la valorisation ainsi que la possibilité des classiques contre-tendances à son auto-contradiction interne. A leurs yeux, les nouvelles technologies numériques du XXIe siècle ne permettraient plus d’améliorer la productivité aussi fondamentalement que l’électricité, les voitures et l’ordinateur (thèse de Robert Gordon le gourou de ce segment de la thèse). C’est une vieille tendance, qui a suivi le mot sans fondement de Robert Solow en 1987 : on voit partout l’ère des technologies de l’information, « sauf dans les statistiques de la productivité » (Lohoff et Trenkle démontent ces thèses de manière convaincante dans leur livre en revenant sur les problèmes posés par la statistique bourgeoise). D’autres invoquent aussi le spectre du capitalisme japonais et l’échec récent des Abenomics qui hier encore enthousiasmaient les derniers mohicans de la théorie de la crise cyclique qui espéraient y voir la preuve que le phénix du capital pouvait toujours renaître de ses cendres. De son côté si le néokeynésien Paul Krugman rejoint la thèse de Larry Summers, c’est en soutenant qu’une trappe de liquidités créées par les taux directeurs bas, serait à l’origine de cette longue et durable atonie de la croissance mondiale. En bon néokeynésien opposant le méchant capital financier servant à la spéculation au gentil capital productif servant réellement la machine à exploiter (autrement dit « l’économie réelle »), il aimerait la main sur le cœur que toutes les masses de capital fictif créées par les banques centrales servent vraiment cette « économie réelle » des TPE, des PME et des firmes transnationales : simple nostalgie pour que les banques retrouvent leur « vrai rôle », à l’image des bigots du capitalisme à visage humain tels Paul Jorion qui hier encore pensaient que la cause de la crise venait de la non séparation des activités de dépôts et des activités financières des banques. Quand ce n’est pas pour déplorer un supposé déclin de la productivité, les thèses sur la stagnation séculaire, ramènent ainsi toujours la « stagnation » à un problème d’emploi de l’argent.
Les Lumières, la pensée économique et la gauche du capital, ayant depuis trop longtemps intériorisé le « contexte muet » (Marx) des formes sociales capitalistes du travail, de la valeur, de la marchandise, du droit et de l’État, continueront à le prendre en pleine poire tant elles ont pu le naturaliser. Nul doute que, dans le cas qui nous occupe, et parce que les structures essentielles de la vie moderne se fondent dans des formes déterminées et historiquement spécifiques de pratique sociale (travail abstrait, valeur et marchandise), et non dans une ontologie éternelle et transhistorique, que toute cette science économique orthodoxe comme hétérodoxe (économistes atterrants, École de la régulation, marxistes traditionnels, friotistes, lordonistes, déclinistes, « autogestionnaires » de la marchandise, etc.) est vouée, stagnation ou pas, à n’être qu’une apologie de l’existant à partir du moment où elle refuse de reconnaître le caractère historique de son objet et le caractère substantiel et non accidentel de sa crise.
C’est qu’à l’avant, et sur les flancs, le capitalisme c’est la crise. La restructuration au tournant des années 1980, d’un « capitalisme classique » au régime d’accumulation auto-entretenue de production de valeur par exploitation du travail vivant, en un « capitalisme tardif » (Adorno - Perry Anderson - Fredric Jameson) qu’il faut désormais saisir de manière bien plus adéquate comme un « capitalisme inversé » (Lohoff & Trenkle), parce que son régime d’accumulation est constitué par l’anticipation de la production de valeur future, est maintenant elle-même en bout de course ayant presque donné tout ce qu’elle pouvait pour maintenir le fétiche-cadavre en vie. Depuis ce tournant de la fin des années 1970, miné de l’intérieur et dans sa logique même par la troisième révolution industrielle, le capitalisme n’a pas pu survivre autrement qu’en consommant par avance sa croissance future au travers de la production de marchandises d’ordre 2 (capital fictif), notamment maintenant par l'achat de dettes publiques et privées par les banques centrales qui constituent la dernière béquille qui tient illusoirement un capitalisme déjà objectivement et mondialement mal en point. En ne faisant que déplacer le problème afin de l’approfondir plus encore, le bouche-à-bouche à coup de « socialisation des pertes » et la défibrillation monétaire opérée par les Banques Centrales transformées en « Bad Banks », ont de plus en plus de mal à réveiller un capitalisme plongé dans sa séculaire agonie. Comme ces grands prêtres de l’économie pour qui les politiques des Banques Centrales depuis 2008 sont des « hérésies », beaucoup ne veulent pas voir que la politique de « création monétaire » avec sa politique de faibles taux d’intérêt et son rôle désormais central en tant que turbomoteur de l’industrie financière, n’est que l’expression de la contrainte que constitue le renouvellement constant, exponentiel et toujours moins performatif de l’anticipation de valeur. Cette politique est devenue indispensable au capitalisme parce qu’après la valorisation de la valeur, c’est maintenant la dynamique de création de capital fictif qui a perdu son caractère auto-entretenu.
Pour autant malgré la dose de mammouth en termes de quantitative easing appliquée pour réanimer une accumulation réelle auto-entretenue (11 400 milliards d’euros ont été injectés dans l’économie mondiale par les banques centrales depuis 2007) et malgré encore la quantité de marchandises déversées par les équipements inanimés d’usines presque désertes, mais tournant sans arrêt et vomissant leurs produits sur le marché, après les espoirs de reprise en « V », « W », et « WW », l’encéphalogramme du « capitalisme inversé » reste – pour nos turbo-capitalistes - désespérément de plus en plus plat. Et pourtant depuis mars 2015 la Banque Centrale Européenne rachète pour 60 milliards d’euros par mois de dettes privées et publiques sur les marchés et ce programme de quantitative easing (QE, « assouplissement quantitatif ») est passé à 80 milliards d’euros par mois en mars 2016. Avec tout cet acharnement thérapeutique que met en place depuis 2008 la production étatisée de capital fictif pour prendre la succession de la défunte production auto-entretenue de capital fictif par le secteur privé, aucun « grand boom » d’accumulation régional ou mondial n’apparaît à l’horizon. Les politiques de faible taux d’intérêt n’arrivent pas relancer la formation de capital fictif au sein du secteur privé, et doivent tenter un temps de s’y substituer afin de repousser la grande dévalorisation du medium argent. Et comme le pressentent déjà certains économistes de surface, il n’y aura plus de retour en arrière, de « retour à la normale » pour les Banques Centrales qui vont devoir augmenter exponentiellement la dose en renforçant ainsi un potentiel global de crise à une échelle historique jamais égalée.
Le capitalisme fait irrémédiablement face à la convergence d’une triple borne qui commence déjà à fusionner : une borne interne à la production de survaleur ; une borne externe quand cette dernière vient butter sur la finitude des ressources naturelles que doit engouffrer le fétiche-capital pour s'auto-accroître ; et maintenant la borne logique de la multiplication du capital fictif. C’est parce que l’effet induit sur l’accumulation réelle par la production surréelle de capital fictif devient de plus en plus insignifiant au regard de la terrifiante contrainte du renouvellement de l’anticipation de valeur mais aussi parce qu’on assiste à l’épuisement progressif des « porteurs d’espoir » (nouvelle économie de l’internet et des télécommunications, ubérisation, énergies vertes, nano-industries, etc.) dont dérivent et dépendent toujours les produits financiers (marchandises d’ordre 2), que ce processus de crise de l’économie capitaliste se phénoménalise en surface en un début de « stagnation séculaire »[1]. Si la production étatisée de l’immense montagne de capital fictif vient à être entravée, c’est toute la forme de vie capitaliste qui va entrer en éruption et le volcan du capital fictif ne crachera plus que les cendres d’un « argent sans valeur » (Robert Kurz, Geld ohne Wert, Horlemann, 2012). Désormais l'élite de fonction du capitalisme n'a plus d'autre choix, la montagne de dettes doit grandir exponentiellement ou tout s’effondre...
Dans une telle situation qui peut encore croire que l’approfondissement de cette crise nous apportera la révolution sur un ou même mille plateaux et constituera par là une opportunité qu’il faudrait sans cesse attendre ? Il y a davantage de chances pour que plus la décomposition du capitalisme s’aggravera, plus il ne se passera rien au « niveau révolutionnaire ». Il y a des chances que la crise s’aggravant, celle-ci ne débouchera plus que sur une seule certitude : la barbarie capitaliste dans laquelle nous sommes déjà. Nous autres qui sommes au pied de ce volcan et qui vivons dans les plis et les anfractuosités du mouvement autotélique du travail - et donc de l’argent -, aussi longtemps que nous reproduirons ce rapport social capitaliste, celui-ci nous subsumera et nous serons précisément dans l’incapacité d’en imaginer, d’en créer et d’en imposer un autre. Mais pour dissiper les nombreux nuages qui encombrent déjà l’horizon possible d’une émancipation sociale digne de ce nom, il faudra sans nul doute un effort théorique de la part de nombreux groupes et individus partout dans le monde, sur les places et dans les comités d’action, pour critiquer et dépasser l’anticapitalisme tronqué qui règne et nous entoure de toute part. Dépasser celui-ci ne peut se faire sous la convergence cacophonique des micro-luttes théoriques post-modernes jamais dialectisées dans leur rapport interne au niveau de la totalité sociale dans laquelle elles s’insèrent pourtant. Ce dépassement nécessite de cibler résolument et directement l’objet-totalité qui englobe et affecte tous les domaines – le capitalisme en tant que système fétichiste constitué par le rapport de valeur-dissociation – et ainsi « en luttant pour la vérité théorique de notre époque » (Robert Kurz).
Un haut niveau d’intensité et une détermination des luttes sociales ou l’action pour l’action ne présagent en rien, en eux-mêmes, du dépassement du cadre immanent au capitalisme. Ce n’est pas seulement le niveau d’intensité, la combativité, le caractère spontané ou organisé, la convergence des luttes, la forme plus ou moins violente (et forcément insurrectionnelle), qui feront en soi que telle ou telle lutte dépassant enfin le traitement immanent des contradictions du capitalisme, pourra nous amener hors de la socialisation capitaliste, mais son contenu et sa consistance en termes de nouvelle « synthèse sociale » (Sohn-Rethel), de nouvelle forme de vie sociale au-delà de sa structuration actuelle par le travail, l’argent, la valeur, le patriarcat producteur de marchandises, la forme sujet masculine, occidentale et blanche et le « capitaliste collectif en idée » qu’est l’État. Le dépassement du capitalisme entraînera l’abolition – et non l’accomplissement – de sa « substance sociale », c’est-à-dire l’abolition du travail dans sa capacité à constituer la forme de vie sociale capitaliste, et partant, l’abolition de la totalité sociale qu’il a constituée comme de la forme d’interdépendance sociale qui a émergé historiquement avec elle, l’économie.
Il faut pousser ce qui tombe, en nous arrachant collectivement à l’économie.
Les morts sont en vie. Nuits en marche… Multiplions les débordements.
15 avril 2016
[1] Voir, le chapitre 3.4.1. « L’obligation de croissance de l’industrie financière : une contrainte au potentiel renforcé », in Trenkle & Lohoff, La Grande dévalorisation, op. cit., p. 281-291.