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Travail fétiche* 

Maria Wölflingseder

« Le “travail” est, de par son essence même, l’activité non libre, inhumaine, asociale [...]. »

 Karl Marx[1]

logo-pdf.pngVoir le Fichier : Maria_Wolflingseder_Travail_fetiche_2006.pdf

Tous exigent du travail, du travail, du travail ! Les uns réclament une protection sociale de base qui prenne en considération les besoins, les autres un revenu universel inconditionnel. Mais nul ne s’interroge sur les raisons cachées de ces rapports absurdes qui, au mépris de l’être humain, dominent aujourd’hui le monde du travail. Avoir la possibilité de travailler moins, pour consacrer enfin du temps à la « vraie vie », n’est-ce pas là un rêve aussi ancien que l’humanité ? Ce n’est pas sur les tâches nécessaires à la survie que nous devrions faire porter le plus clair de nos efforts, mais plutôt sur tout ce qu’il y a au delà de la simple satisfaction du besoin : le loisir, l’art, le jeu, la philosophie, tout ce qui rend les hommes authentiquement humains. Aujourd’hui nous pourrions enfin réaliser ce rêve. La productivité du travail a fait un bond si formidable que tous sur cette terre, moyennant un effort minime (comparé à ceux des époques antérieures), nous pourrions ne manquer de rien. Mais en dépit de sa raréfaction, le travail se pose en puissance totalitaire qui ne tolère aucune autre divinité à ses côtés. Nous persistons à vénérer le travail comme un fétiche, comme s’il était doué de pouvoirs magiques.

 

1.      Travail : l’activité propre aux esclaves

Pour mieux comprendre notre rapport servile au travail, il suffit d’ouvrir un dictionnaire étymologique ou un livre retraçant l’histoire du travail.

Le mot allemand Arbeit est issu d’un verbe germanique signifiant « être orphelin, être un enfant astreint à un dur labeur physique » ; et, jusqu’à la fin du Moyen Age, ce mot garda le sens de « pénible épreuve », de « calamité », de « besogne indigne ». En anglais, labour a pour racine le latin labor : « peine », « épreuve », « effort ». Le français travail et l’espagnol trabajo trouvent leur origine dans le latin tripalium, un dispositif utilisé pour torturer et punir les esclaves ou tous ceux qui n’étaient pas de condition libre. De même, le russe robota provient du slavon rob, c’est-à-dire « esclave », « serf ».

« La morale du travail est une morale d’esclave, et le monde moderne n’a nul besoin de l’esclavage », a dit le savant et prix Nobel anglais Bertrand Russell[2].

Jusqu’à l’Antiquité la notion de travail était totalement inconnue. Le mot apparaît d’abord pour désigner une activité hétéronome, exécutée sous la surveillance et sur l’ordre d’autrui. Avant cela il y avait des termes pour désigner des activités concrètes mais aucun terme abstrait signifiant, comme le mot « travail », une dépense d’énergie humaine dont le but, le contenu, est indifférent aux exécutants. Là où nous avions par exemple les corvées, nous avons aujourd’hui le salariat, c’est-à-dire n’importe quelle activité effectuée pour de l’argent.

Tandis que les époques précapitalistes considéraient le travail comme un mal nécessaire, l’avènement de la modernité marqua le début de sa transfiguration idéologique. On l’éleva au rang de « constante anthropologique », c’est-à-dire de caractéristique inhérente à l’être humain. Avec toute la brutalité possible et imaginable, on inculqua aux hommes le principe et l’éthos du travail. Il fallut des siècles pour les faire renoncer à leur rythme d’activité propre et les contraindre à une besogne quasi mécanique dans les usines.

Le récit de cette transformation a ceci d’intéressant qu’on peut y voir la résistance capituler peu à peu. A la première génération d’ouvriers on inculqua l’importance du temps : personne, à l’époque, ne vivait « à l’heure ». Et voilà que dorénavant les hommes devaient se soumettre à une injonction extérieure, à une cadence qui leur était dictée. L’équivalence actuelle du temps et de l’argent commençait à se mettre en place. La deuxième génération lutta pour la journée de dix heures ; les hommes, il est vrai, étaient alors contraints de trimer jusqu’à seize heures d’affilée. La troisième génération avait fini par accepter les catégories des patrons et ne réclamait plus que le paiement des heures supplémentaires. Dans les pays industrialisés il n’est maintenant plus nécessaire d’exercer la moindre contrainte : celle-ci est désormais totalement intériorisée. Elle est devenue pour les hommes une « seconde nature ». Le problème du workaholisme et de l’épuisement professionnel a pris une ampleur sans précédent. On ne compte plus les sexa-, quinqua-, voire parfois quadragénaires qui meurent d’infarctus ou d’attaques cérébrales – bref se tuent à la tâche, comme le déplorent leurs proches.

Tout aussi éclairant, le parallèle entre développement du capitalisme et développement des armes à feu montre bien de quelle manière funeste s’additionnèrent leurs puissances de destruction respectives. Une fois la poudre à canon mise au point et les armées permanentes constituées, l’entretien de ces dernières nécessita de relever drastiquement la charge fiscale. Ce qui à son tour entraîna une augmentation de la charge de travail. S’agissant d’organiser les armées et les nouvelles technologies de la destruction, la forme argent et la forme marchandise s’avérèrent plus adaptées que les liens féodaux traditionnels[3]. Aujourd’hui encore, les quatre cinquièmes de toute la recherche scientifique et technique sont au service de la guerre. La plupart de nos produits high-tech sont en réalité des sous-produits de la technologie militaire.

La machine et la chaîne de montage ne furent inventées ni pour soulager le labeur des hommes ni pour améliorer nos relations avec la nature, mais pour transformer plus rapidement l’argent en davantage d’argent. Toute activité humaine se voit depuis lors appréciée en fonction de la valeur économique qu’elle crée. L’homme ne fabrique pas les produits qu’il serait judicieux de fabriquer (par exemple, une nourriture non polluée ou des biens d’usage durables et écocompatibles), il fabrique avant tout les plus susceptibles de rapporter de l’argent. A maints égards le capitalisme a donc davantage à voir avec la mort qu’avec la vie.

Immanuel Wallerstein note, à propos de la genèse du capitalisme, que la plupart des gens travaillent aujourd’hui « incontestablement plus, un plus grand nombre d’heures par jour, par an, ou sur la durée d’une vie[4] ». Et malgré cela, « une majorité de la population mondiale se trouve objectivement et subjectivement plus démunie matériellement que dans les systèmes antérieurs, mais je pense aussi qu’ils ont été placés dans des conditions politiques pires qu’auparavant[5] ».

 

2.      La logique meurtrière de la marchandise est devenue totalitaire

 

Serait-ce seulement la volonté politique qui fait défaut, ainsi qu’on l’affirme haut et fort de façon récurrente ? Celle-ci pourrait-elle effectivement résoudre la question du chômage et l’ensemble des problèmes de la société ? Ou bien est-ce le revenu minimum qui constitue la solution ? Un revenu universel (inconditionnel et suffisamment élevé) peut certes représenter un authentique soulagement à l’intérieur du capitalisme. Il peut contribuer à briser à jamais le mythe du plein emploi. (En Autriche, au demeurant, un quasi plein emploi ne fut atteint que durant un court laps de temps et seulement parce qu’une majorité de femmes restaient au foyer.) Le revenu universel peut faire en sorte que les hommes ne soient plus l’objet des tracasseries de l’agence pour l’emploi et qu’on cesse de voir dans le travail salarié leur raison d’être. Mais cela ne changera rien à la logique insensée du capital.

Tous veulent rendre le capitalisme plus juste, plus humain et plus écologique, mais nul ne le remet en cause ! Nul ne s’attaque à ce qui en constitue l’essence : la logique meurtrière de la marchandise. Dans le capitalisme, la règle d’or consiste à faire du profit, c’est-à-dire multiplier l’argent, créer de la (sur)valeur. Cela nécessite croissance et concurrence illimitées. Le travail ne sert pas – et servira de moins en moins – à produire ou accomplir ce qui est utile et nécessaire au genre humain ; le seul et unique critère, c’est ce qui se vend. Que les produits et les modes de production soient ou non bénéfiques à l’homme et à la nature, là n’est pas la question.

La loi immanente du capitalisme conduit à marchandiser tous les domaines de la vie : qui aurait jamais cru possible que la poste, les chemins de fer, les écoles, les hôpitaux et même un nombre croissant de domaines interpersonnels, dussent un jour fonctionner suivant d’implacables critères économiques ? Cette évolution ne tient pourtant pas à un manque de volonté politique mais à la nature même du capitalisme.

Comment en est-on arrivé là ? La richesse, dans la société capitaliste moderne, possède toujours deux aspects : elle est à la fois richesse sensible-matérielle (nourriture, maisons, vêtements, etc.) et ressource pécuniaire, fortune, somme d’argent. Cependant la richesse sensible-matérielle n’acquiert le droit à l’existence qu’à travers sa forme pécuniaire abstraite, autrement dit lorsqu’elle devient marchandise. La société capitaliste n’aurait absolument aucune difficulté à fournir à tous des biens en suffisance ; le seul problème, c’est que ces biens se transforment sans cesse en argent, en marchandise, en valeur (d’où le terme de « critique de la valeur »). Partant, il leur faut être valorisés.

Nous touchons là le nœud du problème : la crise générale du financement n’est nullement l’œuvre de dirigeants malveillants ; elle procède logiquement du découplage entre travail et production de richesse. Cela signifie que tous les êtres humains sur cette terre pourraient en théorie voir sans problème leurs besoins satisfaits sans qu’il soit nécessaire pour autant que chacun travaille quarante heures par semaine. Il est vrai que, travaillant moins, les hommes sont moins bien payés, voire pas payés du tout – mais n’est-ce pas déjà ce qui se passe de toute façon un peu partout ? Cela montre bien que l’argent, ou plutôt l’obligation d’en avoir, n’est plus un obstacle entre l’homme et la satisfaction de ses besoins ! Aussi le fossé ne cesse-t-il de s’élargir entre ce qui est bon pour l’homme et ce qui est bon pour l’économie ! On cherche pourtant continuellement à nous persuader du contraire.

La logique meurtrière du monde marchand, en vertu de laquelle toute chose, avant même de pouvoir être utilisée, doit nécessairement d’abord être achetée en tant que marchandise – cette logique est devenue totalitaire. La valeur n’est pas une chose grossière relevant de la sphère économique mais bien une forme sociale à cent pour cent : à la fois forme du sujet et forme de pensée. Réclamer que la politique redevienne plus responsable dénote une piètre connaissance de la nature du capitalisme. En quoi la politique pourrait-elle nous aider aujourd’hui, elle qui, avec la démocratie, a grandi aux côtés du système capitaliste, main dans la main avec lui ? Ils sont inexorablement enchaînés l’un à l’autre. Démocratie, économie de marché, Etat de droit (et droits de l’homme) : autant de simples appendices du capitalisme. Paul Valéry écrivit : « La politique est l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde[6] ».

La conscience démocratique moderne émane d’une pensée marchande qui ne reconnaît même plus ses propres bornes et pour qui, de ce fait, la moindre solution aux problèmes sociaux passe nécessairement par le travail et l’argent dans un contexte de croissance économique. Pour la plupart des gens, une production autodéterminée et un partage des biens sans échange ni contrainte sont littéralement impensables. D’où vient donc cette peur panique dès qu’il s’agit d’envisager le dépassement du système capitaliste et de sa logique mortifère ?

L’exigence de solidarité et de compassion ose aujourd’hui à peine s’exprimer : elle porte atteinte à la suprématie de l’actuelle forme de travail et d’économie. ça n’est même pas avec un revenu universel que nous briserons la logique meurtrière de la marchandise, car nous ne sommes tout bêtement plus en mesure d’imprimer les billets de banque à distribuer. Nous n’obtenons l’argent qu’aux conditions de l’économie capitaliste. Or, ces conditions se résument depuis longtemps à une spirale descendante que rien ni personne ne peut enrayer. Le capitalisme ne connaît plus que la fin en soi irrationnelle consistant à transformer jusqu’à la fin des temps l’argent en davantage d’argent. A l’intérieur de ce système, plus aucune perspective émancipatrice n’est possible. Il s’est heurté à ses propres limites.

 

3.      Dans la crise, la formation devient « un ersatz d’objectif rapidement disponible »

 

La formation initiale et continue est-elle réellement un facteur essentiel pour aider les chômeurs à retrouver un emploi ? Exiger davantage de personnel à l’agence pour l’emploi et davantage de stages de formation pour les chômeurs, comme le fait la Chambre des travailleurs[7] et comme tous le répètent à l’envi, conduit seulement à s’enfermer dans un grossier déni de réalité. Car, primo, nombre de chômeurs – et en premier lieu ceux qui sortent de l’université – se voient rejetés à l’embauche comme étant surqualifiés ; et secundo, la formation continue a-t-elle le pouvoir de créer des emplois, en dehors de ses propres postes d’enseignants ? En fait, on cherche simplement à dégonfler les statistiques du chômage en casant bon gré mal gré les gens dans des salles de cours. (Le véritable nombre des actifs sans travail, du reste, est à peu près le double de celui que donnent les statistiques.)

Derrière le fameux mot d’ordre d’« apprentissage tout au long de la vie », il s’agit de moins en moins de ce que chacun aurait envie d’apprendre et de plus en plus de pure obligation. Jugeant cet engouement pour une formation réclamée de tous côtés à l’aune de leur tradition des Lumières et de l’émancipation, Karlheinz Geissler et Frank Michael Orthey, professeurs en sciences de l’éducation à Munich, appellent à remettre en cause un concept de « formation » systématiquement perçu de façon positive. Dans le numéro 116 de la revue Schulheft intitulé « Pédagogisation : comment apprendre rend les gens de plus en plus bêtes » (2004)[8], ils considèrent qu’en ces temps de crise la formation présente un attrait particulier. Elle devient un « ersatz d’objectif rapidement disponible ». A mesure que s’amenuisent les chances de succès – par exemple, trouver un emploi –, la formation s’affirme toujours davantage comme une fin en soi. Certes il arrive régulièrement que des gens soient « sauvés » par un stage, de même que d’autres échappent à une ruine certaine en gagnant au loto. Cela suffit pour que tous « croient » à la formation et aux jeux de hasard. Mais on ne résout pas ainsi les problèmes sociaux, on ne fait que rejeter sur l’individu lui-même la responsabilité de sa situation, heureuse ou malheureuse. La formation, souligne Orthey, constitue une « échappatoire type tout au long de la vie ». La conception selon laquelle elle permettrait d’influer sur son avenir afin de l’améliorer nous fait perdre de vue le présent et ses problèmes. On se focalise sur ce qui nous manque : si, malgré la formation, la réussite se fait attendre, cela signifie que je n’ai pas bien appris, ou pas appris ce qu’il fallait. Retour à la case départ !

Geissler, quant à lui, analyse très justement la formation pour adultes, et tout particulièrement l’institution de l’Université populaire, comme représentant désormais un « agencement de l’espace intérieur », « un guide permettant de s’orienter parmi une diversité de styles de vie et de valeurs » qui déroute souvent les gens. L’Université populaire n’élucide pas le monde réel mais crée au contraire une réalité qui se nourrit d’apparences. Car, dans la société marchande (a fortiori si cette société est capitaliste), les promesses de bonheur ne sont pas exaucées : promettre ne rapporte rien, pas plus que tenir ses promesses. Pour Geissler, la formation pour adultes est, avec la télévision, « le plus grand pourvoyeur d’illusion de notre république ».

Ce trait qu’il lâche en passant : « Qui sait, peut-être n’apprenons-nous que parce que nous sommes incapables d’arrêter de travailler », touche pourtant un point névralgique du terrorisme de la formation. En effet, ce qui pousse l’armée toujours plus nombreuse des chômeurs vers ces cours et ces reconversions, ça n’est pas seulement l’espoir de décrocher un emploi ; toute la formation, qu’elle soit initiale ou continue, leur sert en outre bien trop souvent à garantir tout bêtement leur droit à l’existence. Un droit dont les chômeurs, n’étant plus membres à part entière de la société, se voient déchus. Dans la formation continue réclamée à cor et à cri, il y a donc, primo, la pure et simple utilité du point de vue de la logique folle du monde marchand : il me faut apprendre ce qui est supposé m’apporter la réussite professionnelle ; secundo, l’offre abondante et onéreuse de formations sert à stimuler l’économie ; et tertio, cela constitue pour les chômeurs une « occupation »[9], la continuation par d’autres moyens de la ronde absurde dans le moulin de discipline du salariat. Geissler l’exprime on ne peut plus clairement : « L’apprentissage tout au long de la vie est une manière d’esquiver la vie. »

 

4.      Des bracelets électroniques pour les chômeurs : délirant certes, mais logique

 

Faut-il prendre au sérieux la sortie du ministre hessois de la justice Christean Wagner (CDU[10]) réclamant qu’on entrave la liberté des chômeurs ? Fin avril 2005, en effet, il a émis l’idée, sous le généreux prétexte d’« aider ceux qui s’aident eux-mêmes », d’équiper aussi bien les drogués sous traitement que les chômeurs de longue durée d’un bracelet électronique.

Les gens qui ont un emploi et ceux qui n’en ont pas doivent ainsi obéir à des injonctions diamétralement opposées. Quand il s’agit de tirer parti des opportunités de travail, l’idéal poursuivi est celui de la mobilité totale ; les agences pour l’emploi y poussent d’ailleurs de plus en plus. Mais, à l’inverse, on défend aux chômeurs de quitter leur lieu de résidence ; ou plutôt, en prenant certaines « mesures » telles que les cours prescrits par les agences pour l’emploi, l’Etat les astreint à vivre en un lieu déterminé durant une partie de leur existence. S’ils veulent continuer à percevoir l’allocation chômage ou l’aide d’urgence[11], les chômeurs autrichiens – contrairement à leurs homologues allemands – n’ont même pas la possibilité de partir en voyage trois semaines par an. Du reste, le simple fait de s’éloigner de son domicile pour aller prospecter dans une autre région du pays devient de plus en plus risqué : à tout moment une convocation peut arriver par la poste, et au premier rendez-vous manqué on vous supprime l’allocation pendant six semaines.

Pour qui s’intéresse à l’histoire, on peut observer une forme atténuée de ce scénario dès le XIXe siècle. A cette époque également, de grands mouvements migratoires avaient lieu. La population des campagnes affluait en quête d’embauche vers les centres industriels naissants. Mais en cas de récession, lorsque ces gens se retrouvaient à la charge de l’assistance publique, il leur fallait regagner leur village natal. Là-bas seulement ils pouvaient prétendre à une aide. Ce parallèle historique n’est toutefois pas le seul qui saute aux yeux : il existe aussi un parallèle strictement contemporain. Les restrictions apportées à la libre circulation des chômeurs, qui pour partie sont déjà entrées en pratique et pour le reste ne font encore que se profiler à l’horizon, ont pour modèle le traitement réservé aux sans-papiers et autres demandeurs d’asile, dont la liberté de mouvement est d’ores et déjà très réduite aujourd’hui (par exemple, on les place en détention alors même qu’ils n’ont commis aucun crime). Il est assez logique que l’on veuille appliquer un même traitement aux chômeurs et aux demandeurs d’asile, dans la mesure où le statut de travailleur et celui de sujet juridique sont conçus comme les deux faces de la forme bourgeoise-marchande du sujet. Ce qui veut dire que, sous le capitalisme, pour compter au nombre des sujets de plein droit, il faut avoir à la fois un travail et un statut juridique garanti. Tandis que demandeurs d’asile et demandeurs d’emploi, ces non-sujets, sont mis aux arrêts, on attend du sujet qu’il coure à droite à gauche dans son travail.

Aussi longtemps que le chômage n’était pas un phénomène de masse, on reconnaissait encore les chômeurs comme des sujets honoris causa. Mais depuis quelques années ce statut devient toujours plus fragile, et les chômeurs de longue durée en particulier se voient dénier de plus en plus le statut de sujets à part entière. Alors qu’en dehors des prisonniers et des enfants scolarisés tout un chacun est libre d’aller où bon lui semble, les chômeurs sont entravés dans leurs déplacements. Dans la logique de l’administration capitaliste des non-sujets, l’idée d’équiper même les chômeurs de longue durée de bracelets électroniques constitue donc une proposition tout à fait sensée. La « pédagogisation » croissante du traitement des demandeurs d’emploi procède, de la même façon, de leur statut de sujets de seconde zone.

 

5.      La pensée positive : du dogme New Age au lubrifiant autoprescrit[12]

 

Dans un monde qui meurt chaque jour un peu plus de ses contradictions et où depuis longtemps ce sont les apparences qui comptent avant tout, la pensée positive constitue le meilleur moyen de s’adapter. S’il fallait jadis obliger par la force les esclaves à travailler, chacun est de nos jours son propre négrier – et les coups de fouet pleuvent positivement. Durant le dernier quart de siècle, le mouvement New Age l’a répété sur tous les tons : rêvons, serait-ce au prix d’invraisemblables contorsions mentales, que nos conditions inhumaines sont belles et bonnes. Il y a maintenant beau temps que ce travers intellectuel fait partie du patrimoine collectif. Fétiches et formules magiques nous disent : pensons positivement, yin et yang, holisme et spiritualité, y compris lorsque l’économie est au beau fixe. Mais cette philosophie n’a absolument rien à voir avec des choses réellement positives telles que le beau, l’agréable, l’humain. Elle sert au contraire à nous faire percevoir la folie sociale, autrement dit le négatif, sous un jour rassurant ! Il faut en fait entendre le mot « positif » au sens d’affirmation, de consentement.

Autrefois, lorsque cela servait encore à quelque chose, les chômeurs suivaient une formation ou opéraient une reconversion. Dorénavant, on se moque bien que la force de travail ait à offrir des compétences réelles et exploitables ; il ne s’agit plus que d’autosuggestion et de techniques pour l’aider à se vendre sur le marché. A l’ère du chômage de masse, l’administration en est réduite à exhorter les chômeurs, comme on exhorte ses troupes dans une guerre d’ores et déjà perdue. Car qui peut encore croire qu’on donnera à nouveau un jour du travail à tout le monde ?

La pensée positive – ou « visualisation », comme elle insiste pour qu’on l’appelle – aime par dessus tout à se justifier. Par exemple, en faisant valoir son impact bénéfique sur la santé. Cependant, en intervenant dans le monde du travail et sur les questions relatives au chômage, cette catégorie de psychotechniques n’a d’autre fonction que de convertir les absurdités sociales les plus manifestes en un problème privé dont on laisse à chaque individu la responsabilité de se débrouiller. L’idée selon laquelle, sur le marché du travail, les conditions sociales n’auraient aucune importance et que seule la volonté pure ferait la différence – cette idée tient désormais officiellement lieu d’encouragement. Mais le point essentiel de ce message est le suivant : l’échec prouve que celui qui échoue ne méritait pas de réussir. Ainsi, derrière la pensée positive, c’est en fait la doctrine calviniste de la prédestination que l’on voit réapparaître ici-bas.

La pensée positive ramène l’humanité en arrière, au stade de la pensée magique. Psychologiquement parlant, elle équivaut à la pratique imposée de la régression et des fantasmes de toute-puissance infantiles. On élève un symptôme clinique au rang d’objectif de la socialisation.

 

Traduction de l’allemand : Sînziana

La traduction française de ce texte est initialement parue dans la revue « Variations. Revue internationale de théorie critique » en 2012. Philosophe, Maria Wölflingseder après un bref passage par les séminaires du groupe allemand Krisis, fait partie aujourd'hui du groupe-magazine autrichien Streifzüge, avec qui André Gorz a eu beaucoup de liens. 

A lire en français sur la critique du travail et de la valeur :

·         KURZ Robert, LOHOFF Ernst & TRENKLE Norbert, Manifeste contre le travail, Paris, Léo Scheer, 2002

·         JAPPE Anselm, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Paris, Denoël, 2003

·         KURZ Robert, Avis aux naufragés, Paris, Léo Scheer, 2005

·         JAPPE Anselm, Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques, Paris, Lignes, 2011

  • KURZ Robert, Vies et mort du capitalisme. Chroniques de la crise, Paris, Lignes, 2011

Ainsi que de nombreux textes sur les sites internet suivants :

·         Critique de la valeur : http://palim-psao.over-blog.fr/

·         Revue Exit! : http://www.exit-online.org/text1.php?tabelle=transnationales&index=5

·         Revue Krisis : http://www.krisis.org/navi/francais

 

 

* Essai paru dans le recueil Land der Hämmer – Zukunftreich ? publié en mars 2006 par le groupe unicum:mensch réuni autour du professeur Clemens Sedmak à l’université de Salzbourg (Autriche) : www.unicummensch.org/. Repris sur le site du groupe Krisis : www.krisis.org/2006/fetisch-arbeit. Maria Wölflingseder est professeure de philosophie. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

[1] Critique de l’économie nationale. Sur le livre de Friedrich List « Le Système national de l’économie politique » (1845), Paris, EDI, 1975, p. 77.

[2] Eloge de l’oisiveté (1932), Paris, Allia, 2004, p. 15.

[3] Pour une analyse plus détaillée de la connexion entre capitalisme primitif et armes à feu, lire Robert KURZ, « Le Boom de la modernité », 2002 : www.scribd.com/doc/60086150/Robert-Kurz-Le-Boom-de-la-modernite-2002.

[4] Le Capitalisme historique (1983), Paris, La Découverte, 1987, p. 99.

[5] Ibid., p. 41.

[6] Tel quel, Paris, Gallimard, 1943, p. 41.

[7] Arbeiterkammer ou Kammer für Arbeiter und Angestellte : organisme public de défense des intérêts des travailleurs autrichiens à l’échelon régional aussi bien que national. Contrairement aux syndicats où l’affiliation est volontaire, elle est automatique à la Chambre des travailleurs.

[9] eine Beschäftigung, en allemand, c’est aussi bien  « une occupation » qu’« un emploi ».

[10] Union chrétienne-démocrate : principal parti de la droite allemande, dirigé par la chancelière Angela Merkel.

[11] Notstandshilfe : équivalent du RSA.

[12] selbstverordneten Gleitmittel : l’auteure écrit ailleurs que « si la pensée positive fut au départ un idéologème ésotérique, elle ne tient plus lieu désormais que de lubrifiant autoprescrit pour l’adaptation inconditionnelle à l’absurde et irrationnelle situation dominante. » Cf. www.streifzuege.org/2004/je-mehr-magenschmerzen-desto-suesser-laecheln-sie.

Tag(s) : #Textes contre le travail
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