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  Ci-dessous, la retranscription d'une communication d'un des membres du collectif « Quelques ennemis du meilleur des mondes », lors d'une rencontre à Bourges en janvier 2014 pour présenter la sortie de l'ouvrage « Sortir de l'économie » (éditions Le Pas de Côté, 2013). A la croisée de la critique de la dissociation-valeur, de la critique anti-industrielle et des derniers apports de l'anthropologie non-évolutionniste (au-delà du mythe du communisme primitif), le collectif  publie depuis 2007 une revue du même nom (4 numéros) disponible en ligne à l'adresse suivante.

***

Sortir de l'économie ?

 

« [Dans une société émancipée future] l’économie doit perdre son immanence, son autonomie, qui en faisait proprement une économie ; elle doit être supprimée comme économie »

Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe, les éditions de Minuit, 1960, p. 289

 

Disons-le tout de go, pour les rédacteurs du bulletin Sortir de l’économie, il n’y a pas de différence entre l’économie et le capitalisme. Aussi, le slogan « sortir de l’économie » est-il à comprendre comme « sortir du capitalisme ». Mais, allez vous me dire : « Pourquoi avoir choisi ce slogan si, en définitive, c’est la forme de vie capitaliste qui est visée ? »  L’identification de ces deux catégories ne serait-elle pas spécieuse ?

Si l'on prête attention à la fable que l'on nous sert de la gauche à la droite du capital, il y aurait ainsi une économie neutre, naturelle, qui aurait toujours existé et une forme perverse de celle-ci qui serait apparue, relativement tardivement, disons vers le XVIème siècle, à savoir le capitalisme. La sortie du capitalisme reviendrait alors, selon cette perspective, à retrouver une économie saine, durable (une économie verte, aujourd’hui dite circulaire), plus juste (avec une meilleure distribution des fruits de la croissance), etc. Il suffirait ainsi, par exemple, de libérer « l’économie réelle » de l’emprise de la méchante finance et des odieux spéculateurs, ou encore de supprimer la propriété privée des moyens de production, pour que nous soyons sauvés de l’effondrement multidimensionnel en cours.

Le problème avec ces approches, c’est qu’elles ne traitent que des symptômes de la crise en cours et non pas la racine du mal : l’économie. Il est d’usage de qualifier ces pseudo-solutions de « critiques tronquées du capitalisme ». Or, poser la question de la sortie de l’économie permet une remise en cause beaucoup radicale de la forme de vie présente, donc une meilleure compréhension de la nature du capitalisme et partant de son abolition.

Pourquoi ne faut-il pas distinguer économie et capitalisme ? Il y a, au moins, quatre raisons :

Une première remarque, est le fait, qu’aujourd’hui, l’usage du terme économie, ou économique, renvoie bien au capitalisme. Ainsi, lorsque les grands médias nous parlent de crise de l’économie ou des acteurs économiques, il faut bien entendu comprendre crise du capitalisme et acteurs du capitalisme ! La crise économique actuelle relève en effet de l’incapacité, ou tout du moins de difficultés toujours plus grandes, pour le capital à se reproduire : il existe des sommes d’argent faramineuses qui ne trouvent plus à s’investir tant les taux de profits sont devenus faibles. C’est donc bien une crise du capitalisme.

Une deuxième remarque, est que la naissance du terme économique, avec l’orthographe que nous lui connaissons aujourd’hui, est attestée dès 1546, c’est-à-dire précisément au moment où se met en place le capitalisme[1]. Il s’avère donc que la forme de vie capitaliste et la catégorie économique apparaissent simultanément.

Une troisième remarque, comme le souligne André Gorz, est que capitalisme et économie partagent la même rationalité : à savoir minimiser les coûts et maximiser les gains, rechercher l’efficacité, les gains de profits, etc. « C’est en vain qu’on chercherait à distinguer la rationalité capitaliste de la rationalité économique[2] ». Les deux catégories proposent en effet une vision technicienne du monde occultant toute dimension symbolique, ne s’occupant donc ni de morale, ni a fortiori de bien commun.

Enfin, l’anthropologie, postulée tant par l’économie que le capitalisme, met en scène des individus esseulés, atomisés, considérés donc hors du tissus des relations sociales tels que l’amitié, la famille, la domination de certains individus sur d’autres par exemple ; individus qui cherchent en outre, chacun dans leur coin, à assouvir leur propre intérêt égoïste sans égard pour les autres. C’est l’anthropologie pessimiste de Hobbes (« l’homme est un loup pour l’homme » disait-il) ou encore celle de M. Tchatcher pour qui il n’y a pas de société mais seulement des individus. Cette vision de l’homme n’est bien sûr pas neutre, et plusieurs siècles de capitalisme et de discours économiques, ont finalement fait émerger une société dans laquelle les individus sont effectivement devenus étrangers les uns aux autres. Hobbes s’est trompé ! L’anthropologie pessimiste qu’il plaçait à l’origine de la vie sociale est, en fin de compte, notre horizon !

Des esprits critiques, à ce stade, pourront objecter : « Certes, l’invention du mot économique est contemporaine de la mise en place du capitalisme, mais cependant ne faudrait-il pas distinguer la pratique et la conscience de cette pratique ? Autrement dit, tel M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, les sociétés précédentes n’avaient-elles pas, de tout temps, une pratique économique sans pour autant en être avisées ? » Eh bien non !

 

L’économie une invention tardive.

Certains anthropologues s’expriment sans ambages sur cette question. Ainsi, M. Sahlins affirme-t-il clairement dans son fameux Age de Pierre, Age d’abondance  que: « Dans les sociétés traditionnelles, […] structuralement, l’économie n’existe pas.[3] ». Ou encore Louis Dumont, dans son Homo aequalis : «  Il n’y a rien qui ressemble à une économie dans la réalité extérieure jusqu’au moment ou nous construisons un tel objet[4] ».

En fait, il n’est pas possible de projeter dans le passé les catégories de pensée qui sont les nôtres aujourd’hui. Pour ne prendre qu’un exemple, il n’est qu’à considérer le concept de nombre qui relève pourtant de la sphère mathématique souvent considérée comme universelle et intemporelle. Eh bien il s’avère que cette catégorie a profondément évolué au cours du temps : les nombres de Pythagore ne sont pas les nombres d’aujourd’hui ! Pour ce dernier, en effet, seuls les nombres, aujourd’hui qualifiés de naturels, avaient droit à ce titre ; un être comme la racine carré de deux ne pouvait briguer cette appellation. Ainsi, de même qu’il nous est impossible de plaquer notre concept de nombre pour comprendre la philosophie Pythagoricienne, les catégories de pensée de notre époque ne peuvent s’appliquer ipso facto aux réalités sociales et culturelles de tous lieux et de tous temps afin de les saisir et de les comprendre. Bref, il ne faut pas regarder le passé à travers nos lunettes.

Mais qu’en est-il de la catégorie économique ? Une difficulté est qu’il n’existe pas vraiment une définition claire et précise de cette catégorie. Le mot « économie » est un terme polysémique, un mot valise, qui peut désigner plusieurs choses. L’anthropologue Bernard Traimond relève ainsi dans son livre « L’économie n’existe pas » (Le Bord de l'eau, 2011), 13 sens différents à ce mot selon le contexte dans lequel il est employé. Je prendrai deux définitions.

Une première définition de l’économie est de type « formel ». Il s’agit du caractère logique reliant fin et moyen. L’économie est conçue comme ce qui permet de satisfaire les besoins des hommes dans un contexte de rareté. Il s’agit donc de viser à l’efficacité, d’économiser les ressources et les efforts, en vu de faire face à l’insuffisance des moyens. En anthropologie ce courant de pensé est appelé formalisme. Le problème, avec cette définition, c’est que les sociétés primitives, ne sont pas, le plus souvent, des sociétés de manque et de pénurie mais, bien au contraire, comme l’a montré Marshal Sahlins, des sociétés d’abondance. Le temps dédié aux activités, disons productives, y est en effet très inférieur au temps que nous, hommes modernes, y consacrons. Disposer de quoi se nourrir, se loger, etc. n’y était pas un problème. On constate même souvent que ces sociétés, en faisant des offrandes aux dieux ou de grandes fêtes collectives, dilapidaient, plus que de raison, une grande quantité de leurs ressources et adoptaient donc un comportement que l’on pourrait qualifier d’antiéconomique.

Une deuxième définition, issue du Larousse, est la suivante : « Ensemble des activités d'une collectivité humaine relatives à la production, à la distribution et à la consommation des richesses. » Admettre, selon cette définition, que l’économie a de tout temps existé prête le flanc à, au moins, deux critiques.

La première, c’est que pendant très longtemps les sociétés humaines se sont totalement désintéressées des richesses matérielles. Comme l'anthropologue Alain Testart, le démontre avec une érudition impressionnante[5], les sociétés ne sont devenues chrématiques, c'est-à-dire ont fait une place à la richesse matérielle, qu’à la toute fin du paléolithique supérieure. Dans ces sociétés, le prix de la fiancée par exemple y était payé en nature, c’est-à-dire que le « marié » devait assurer, pendant toute sa vie, certains services à sa belle mère, ou autres ayant-droits (c’est typiquement ce qui se passe pour les aborigènes australiens) ; dans les sociétés chrématiques, au contraire, l’usage de monnaies, donc de biens matériels, permettait de se libérer d’une telle contrainte. Mais cela ne survient que tardivement dans l’histoire humaine[6].

La seconde, c’est que la réunification, la combinaison, de ces activités spécifiques en une seule et même unité conceptuelle (l’économie donc) ne va pas de soit[7]. En fait, ces activités n’étaient aucunement séparées des autres dimensions de l’existence comme le religieux, les relations de parenté ou des liens diplomatiques avec d’autres peuples. Ainsi pécher un poisson pouvait être également perçu comme un acte religieux mettant l’homme en contact avec certaines forces transcendantes, ou bien la distribution de nourriture était liée aux statuts des individus dans la communauté (chacun recevant une partie de l’animal chassé selon son sexe, sa classe d’âge, etc.). Les activités des hommes n’étaient pas réduites à leurs seules dimensions matérielles et comptables, mais faisaient un tout à part entière. Il était dès lors impossible d’isoler ces activités et d’y penser « à part », et cela, nous dit l'historien de l'antiquité grecque Moses Finley, « à cause de la structure même de leur société ».

 

L’économie : une structure (religieuse) parmi d’autres.

Ceci nous amène à la notion de structure. Toutes les sociétés possèdent en effet une certaine structure qui se décline tant au niveau des pratiques, du comportement des individus, qu’au niveau de la culture, de l’imaginaire et donc des valeurs. Pour un philosophe comme Castoriadis, c’est même le côté imaginaire qui est fondamental  puisque, pour lui, c’est dans l’imaginaire que la réalité sociale s’institue.

Pour donner quelques exemples, on peut penser à la société des indiens Kwakiutl (côte nord-ouest des Etats-Unis) qui était structurée autour du Potlatch, ou encore aux tribus Tupi-guarani étudiées par Pierre Clastre, structurées, selon lui, autour du tabou alimentaire interdisant à un chasseur de manger le gibier qu’il avait lui-même tué ; on peut aussi citer l’anthropologue David Graeber qui évoque quant à lui le cas des Lélé, en Afrique,  dont la vie est structurée par les « dettes de sang », etc. etc.

Aussi, notre société, comme toutes les autres, n’échappe pas à cette structuration autour d’un noyau fondamental. Mais alors, quel est le point nodal de notre civilisation à nous ? L’économie bien sûr[8] ! Il suffit, de fait, d’allumer n’importe quelle radio ou mass média, pour constater que ce sont toujours les mêmes catégories économiques qui sont ressassées sans relâche : travail, emploi, marchandises, croissance, PIB etc. Notre société est, tout entière, vouée à l’économie.

En faisant en cela référence à C. Castoriadis, pour l’économiste Serge Latouche, il faut en effet comprendre « l’économique comme [une] signification imaginaire sociale structurant la modernité », ou comme « un ensemble de significations », c’est-à-dire par « l’ensemble des valeurs et des présupposés historiques et culturels sur lesquels repose l’Occident moderne[9] ». Ainsi, en quelque sorte, l’économie à pris la place des religions aujourd’hui disparues, ou qui ne jouent plus, en tous cas, un rôle déterminant dans la structuration des pratiques sociales. Dis autrement : l’économie est notre religion !

Et de fait, comme pour toutes les sociétés qui ont existé, la constitution de notre société reste de type fétichiste. Les créations de l’homme finissent par s’émanciper, s’autonomiser, pour finalement apparaître devant lui comme une réalité objective qui en retour l’assujettissent. C’est le syndrome du veau d’or. Pour nous, ce ne sont plus les totems, les montagnes sacrées ou que sais-je, qui nous semblent posséder un pouvoir, mais les marchandises et donc l’argent. Marx parle ainsi du « fétichisme de la marchandise ». Lorsque nous payons avec une pièce de monnaie ou un billet, nous croyons que ces moyens de paiement jouissent en eux-mêmes d’une valeur. Pourtant, nous sommes ici victimes d’une illusion puisque c’est en définitive l’ensemble des individus qui, par leurs actions quotidiennes et répétées, font que ces derniers valent quelque chose. Autrement dit, c’est parce que tout le monde croit qu’un billet de 10 euros vaut 10 euros que c’est réellement le cas. Ce fétichisme n’est pas un voile permettant d’occulter une vraie réalité qui serait sous-jacente, mais c’est au contraire un « fétichisme réel » duquel découle la structure concrète de notre forme de vie. Notre société, bien loin d’être rationnelle et émancipée des religions comme les philosophes du siècle des lumières le croyaient, est donc au contraire profondément religieuse[10].

L’économie est donc un fait social total (Cf. M. Mauss) qui affecte tous les aspects de notre civilisation (politique, culturel, technique, etc.). Il est donc, premièrement, impossible de la réguler à partir de la sphère sociale et, deuxièmement, pas souhaitable de chercher à la corriger voire à l’améliorer.

Premièrement : la sphère sociale n’est ni extérieure, ni hétérogène, à la sphère l’économique : c’est l’économie, le capitalisme, en tant que fait social total, qui est une forme de vie sociale à part entière. Marx est clair sur ce point : « le capitalisme est un rapport social ». Il est, partant, impossible de réguler l’économie en prenant appui sur la sphère sociale ou encore de ré-enchâsser celle-ci dans des rapports sociaux. L’économie induit, en effet, en elle-même, un certain type de rapport social : une collection de monades séparées qui cherchent chacune à maximiser leur petit intérêt égoïste. Les rapports sociaux n’existent pas en soit ! La division sociale/économique est une invention récente. Ces deux dimensions ont toujours étés mêlées sans que ni l’une ni l’autre n’existe en soi à proprement parler.

Deuxièmement : il faut également  prendre garde à certaines tentatives faites dans le but de conserver le concept d’économie tout en voulant lui faire intégrer les limites terrestres en internalisant, par exemple, les externalités négatives, ou, encore, en incluant le 4ème principe de la thermodynamique de Georgescu Roegen, ou bien, pareillement, en adoptant les « thèses » sur l’économie circulaire[11]. Une telle vision des choses tombe en effet dans le piège de la critique technicienne de la société technicienne. Ce qui est reprochée à l’économie n’est pas, ici, d’induire un rapport social spécifique, inédit, historiquement déterminée, mais plus prosaïquement de lui reprocher son inefficacité : soit qu’elle comptabilise mal le rapport coût/bénéfice, ou l’épuisement des ressources soit qu’elle n’optimise pas les déchets (économie circulaire : les déchets des uns doivent devenir les intrants des autres). L’imaginaire, en tant que ce qui institue le social, reste inchangé : c’est toujours la rationalité calculatrice qui dicte ses choix en lieu et place de réflexions et de décisions communes. La délibération collective sur ce qu’il est bon, ou pas, de faire demeure inféodée au calcul froid et impersonnel. La structuration de la société, suivant cette optique, reste donc fondée sur une valeur technicienne. C’est une critique interne au monde tel qu’il ne va pas pour mieux le faire durer.

L’économie a ainsi totalement colonisé notre imaginaire. Toutefois, cette colonisation ne s’arrête, bien évidemment, pas là puisque ce sont également toutes les pratiques sociales, nos actes quotidiens, qui sont dictés par l’économie et notamment cette activité que nous appelons le travail !

 

L’économie et le travail (Moishe Postone) :

Comme l’économie, le travail est une catégorie de pensée qui doit être replacé dans son époque. Ainsi, ce que nous entendons aujourd’hui  par travail résulte d’une longue construction sociale, qui a commencée grosso modo vers le XVIIème siècle.  Il n’est donc pas possible de qualifier de travail les diverses activités de nos ancêtres. Ainsi, J.P. Vernant montre-t-il qu’il est totalement fallacieux de plaquer notre concept de travail sur les diverses activités auxquelles se livraient les Grecs Anciens. « On trouve en Grèce des métiers, des activités, des tâches, on chercherait en vain le « travail » ».[12]  Il n’est bien sûr pas seul. Citons par exemple Dominique Méda qui reprend elle aussi cette idée dans son dernier livre Réinventer le travail.

L’activité que nous nommons travail est donc historiquement spécifique à notre époque et même mieux, si l’on suit Moishe Postone, c’est précisément ce travail (sous le capitalisme) qui seul permet de caractériser notre société.  Autrement dit, c’est le travail qui joue un rôle structurant pour la société capitaliste. Il remplace les rapports sociaux et agit lui-même comme une médiation sociale. 

Pour Postone le travail a un double caractère. Un caractère concret  qui caractérise les interactions de l’homme avec la nature ; ce que le travailleur produit effectivement : du pain, etc. Et, un caractère abstrait (qui n’est pas le travail concret en général) qui lui donne une dimension sociale unique : une forme de médiatisation sociale inédite.

Le travail est une activité socialement médiatisante historiquement spécifique. Le travail n’est pas une activité ayant un but en soit, comme produire du pain pour sa communauté par exemple. Le contenu concret est secondaire. D’ailleurs, je suis toujours abasourdi lorsqu’à la radio, ou dans les journaux, il n’est question que d’emplois sans égard à la nature de ces emplois. Produire des bombes ou du pain, peu importe pourvu qu’il y ait du travail à donner ! La question du sens, du pourquoi, est totalement absente.

Le travail, ou son produit si l’on préfère, est simplement un moyen d’acquérir le produit du travail des autres. Il médiatise les relations entre les individus et permet l’émergence d’une forme d’interdépendance inédite dans laquelle, comme le dit A. Gorz, « personne de produit ce qu’il consomme ni ne consomme ce qu’il produit ». Le travail fonctionne comme  un moyen nécessaire pour obtenir le produit des autres individus et par là entrer en relation avec eux.

Le travail est ainsi automédiatisant et autosymbolisant. Il n’est plus nécessaire de recourir à des conceptions du bien ou du mal, à des symboles, à la parole, ou encore à des représentations du monde pour régler la vie dans notre société, pour coordonner les différentes activités, pour donner une place, un statut, à tout un chacun. Le travail se médiatise lui-même : les produits du travail s’échangent selon leur valeur intrinsèque et non selon des rapports sociaux manifestes et non déguisés. De ce fait les anciennes cultures qui ordonnaient jadis la vie des peuples et des civilisations sont progressivement laminées et détruites. Seul demeure désormais la simple « dépense de matière cérébrale, de muscles, de nerf » (Marx) comptée en unité de temps et ce, dans une totale indifférence vis-à-vis du contenu pourvu que ça se vende !

Les conséquences de cette structuration sociale autour du travail sont nombreuses et malheureusement funestes. J’en retiendrai deux qui me semblent importantes à bien saisir :

 

De quelques conséquences parmi d’autres :

  1. L’économie n’a pas pour but de créer des valeurs d’usage mais uniquement des marchandises, dont le seul but est d’être vendues pour gagner toujours plus d’argent[13] ;
  2. L’économie est un mode de socialisation axiologiquement neutre qui met en relation des individus conçus comme totalement indépendants des uns des autres, des atomes séparés les uns des autres contraints à l’échange pour vivre.

Ces deux conséquences permettent en effet de rendre compte de nombreux aspects de la « crise » actuelle qui n’est pas une crise temporaire, conjoncturelle, mais bien une crise profonde de notre civilisation. En voici deux :

 

L’effondrement écologique en cours  en est un.

Le fait que l’activité productive ne cherche pas à satisfaire des besoins mais seulement à transformer 1 Euros en 2 Euros entraîne ipso facto la disparition de toutes limites. Il n’est en effet  pas question d’arrêter de produire tel bien une fois satisfaits les besoins que celui-ci est censé remplir. Il faut toujours continuer à produire et à vendre pour pouvoir acquérir le produit du travail des autres.

L’obsolescence programmée est donc une nécessité du système économique mais certainement pas la résultante des agissements de méchants industriels qui nous voudraient du mal. Que se passerait-il en effet si nos voitures, nos frigos, etc. duraient ad vitam aeternam ? Ce serait une catastrophe ! Comme il en faudrait de moins en moins, une quantité phénoménale de gens se retrouveraient au chômage.

Il en est de même de la publicité qui est absolument nécessaire afin  de créer toujours de nouveaux besoin, via la frustration, et donc de vendre encore d’autres marchandises.

Par ailleurs, le jeu de la concurrence, en forçant les industriels à produire des marchandises toujours moins chères, contraint également ces derniers à en produire toujours plus afin d’éviter la contraction de la masse de valeur. S’il fallait autrefois, disons,  vendre 10 chemises à 10 Euros pour récupérer 100 Euros désormais ce sont  100 chemises à 1 Euros qu’il faut réussir à vendre pour récupérer autant d’argent et reproduire ainsi le cycle du capital.

Les anti-productivistes proclamés devraient ainsi bien comprendre que la production pour la production ne découle pas de l’hubris, de raisons morales donc, mais bien plutôt du monde de production capitaliste.

 

Le repli narcissique des individus sur eux même en est un autre. 

La crise n’est pas seulement écologique mais possède également un versant anthropologique. Plusieurs auteurs ont bien vu le phénomène. Je pense ici à Christopher Lasch et à sa « Culture du narcissisme » ou encore à Dany Robert Duffour qui décrypte « l’individu qui vient », et bien sûr à Jean-Claude Michéa qui a bien montré que libéralisme économique et libéralisme culturel étaient indissociablement liés.

Le fait que l’économie produise, outre des marchandises, des individus esseulés, contraints à échanger leurs marchandises, n’est pas neutre d’un point de vue anthropologique. Ceux-ci n’ont en effet  pas besoin de discuter du bien ou du mal, ou de se soumettre aux rites et aux coutumes de leur communauté. Leur rapport se réduit à celui qu’entretiennent leurs marchandises (leur prix ou leur valeur respective). L’individu, désormais seul, n’entrevoit comme horizon que l’extension indéfinie de ses droits individuels (notamment sur le plan des mœurs) et toute limite posée, soit par la réalité, soit par les autres, devient une entrave insupportable à son désir de liberté. Ainsi, l’engagement, le lien ou le conflit avec autrui sont de plus en plus vécus comme des atteintes insupportables à la gestion hédoniste de sa petite vie.

Notre société se retrouve donc aujourd’hui constituée d’un agrégat d’enfants capricieux toujours prêts à céder à leurs pulsions, consommatrices notamment. C’est la figure de l’adulescent qui à 40 ans regarde des dessins animés et joue sans arrêt avec des gadgets électroniques. Bref, le capitalisme produit tout sauf des adultes capables d’apprendre à refouler/sublimer leurs pulsions et donc capables de dépasser leur ego pour tenter d’édifier une société meilleure pour tous.

Évidemment, il y aurait beaucoup d’autres aspects de notre société contemporaine à passer au crible. Mais, pour des raisons de temps et d’espace je m’arrêterai là.

Les structurations des sociétés sont diverses et variées mais également soumises au passage du temps. Il est donc, théoriquement, possible de changer de structuration i.e. sortir de l’économie !

 

La sortie de l’économie, c’est quoi alors ?

Il ne s’agit pas de donner un pan détaillé, clef en main, mais simplement de donner quelques idées générales qui permettent d’ouvrir vers d’autres possibles. La forme que prendra la société post-économique, nul ne peut la connaître à l’avance[14].

La remise en cause de la structuration de notre société par l’économie implique, on l’aura compris bien plus qu’une critique du mode de distribution, ou de la propriété des moyens de production. Outre la fin de la soumission au travail, à la croissance, cela nécessite plus fondamentalement à réfléchir et à définir de nouvelles raisons d’être, de nouveaux principes qui fonderaient de nouvelles formes de vie. Cornelius Castoriadis pensait ainsi que notre civilisation avait un besoin impérieux d’une création d’un nouvel imaginaire rompant radicalement avec l’imaginaire de la maîtrise rationnelle qui caractérise notre civilisation (tout en soulignant qu’il s’agit plutôt, dans les faits, d’une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle).

A mon sens :

  1. La neutralité axiologique de l’intérêt général doit être remplacée par la recherche du bien commun. Le bien commun est de l’ordre de la valeur non du calcul privé destiné à maximiser des intérêts (comme le fait tout homo-oeconomicus).
  2. La production, la distribution, la consommation des richesses (et non de la valeur) doivent recouvrer une dimension consciente. Autrement dit passer par des « rapports sociaux manifestes ». Il s’agirait de commencer par définir nos besoins puis de réfléchir à la meilleure façon de les satisfaire.
  3. Aux individus séparés, atomisés, il faut opposer la communauté fondée sur l’engagement moral ; n’oublions pas, comme le souligne Michéa, que le mot commun vient du latin munus qui signifie charges et obligations.
  4. De la même façon que l’outil convivial chez Illich doit être porteur de sens, les transferts de biens et de services doivent avoir du sens, voir même symboliser les rapports entre les individus. Autrement dit, à côté de l’échange doivent également intervenir des transferts du type don et même, surtout à mon avis, des T3T selon la terminologie d'Alain Testart (les Transferts du troisième Type qui ne relèvent ni du don, ni de l’échange[15]). On peut ici penser à l’instauration d’une sorte de service civil par exemple.
  5. La création du concept d’économie a nécessité de séparer ce qui était souvent mélangé (le diplomatique, le religieux, etc.) pour constituer une nouvelle unité conceptuelle. A contrario la sortie de l’économie implique d’abandonner ces concept (production, distribution, consommation) dans lesquels il n’y a plus de place pour les dimensions morales et spirituelles, et même tout sens. Seule la pure matérialité reste : toujours plus, toujours plus vite mais jamais pourquoi ?

A voir ces quelques indications, on comprend aisément que les formes que peut prendre une société au-delà de l’économie sont fort diverses et nombreuses. D’ailleurs les formes de vie des sociétés pré-économiques étaient elle-même très différentes. Il s’agit donc avant tout de faire preuve d’imagination et  d’abandonner nos lunettes économiques pour envisager une forme de vie, si ce n’est idyllique, du moins un peu moins mutilante. De toute façon, étant donné qu’il n’existe actuellement aucun projet clef en main et encore moins de  force sociale suffisante pour le mettre en œuvre, c’est sans aucun doute au niveau de l’imaginaire et de la propagation des idées qu’il faut commencer par œuvrer.

Quoi faire alors ? : D’un point de vue plus concret, on peut commencer par remarquer que la colonisation de nos vies par l’économie n’est pas totale. A mon sens, il existe au sein de notre société des ilots non-économiques : la famille, les relations entre amis par exemple. Il me semble, qu'une stratégie consisterait ainsi par commencer à défendre ces îlots en résistant et en luttant contre le système, mais aussi d’en créer de nouveaux dans lesquels il serait possible d’expérimenter de nouveaux types de cohésion sociale, pour enfin les déployer et les étendre à toute la société.

Steeve

Avis aux amateurs !

 


 

Notes  :

 

[1] Il faut toutefois noter que chez le physiocrate Quesnay, ou encore chez A. Smith, qui sont parmi les premiers à utiliser le vocable économie, la sphère économique n’était pas conçue comme séparée du reste de la société ; elle n’est pas encore autonomisée.

[2] A Gorz, Métamorphose du travail p. 154.

[3] (p.118 Ed 1976).

[4] (p. 33 Ed 1977).

[5] Dans Avant l’histoire, Ed. Gallimard 2012

[6] Au passage, il est également intéressant de noter que cette considération discrédite toute tentative de retro-projeter une vision de l’économie comme « science des richesses » comme celle-ci était souvent définie vers le XVIIIème siècle.

[7] Sur ce sujet on peut, par exemple, consulter avec profit (sic !) Moses Finley et son économie antique ou encore J-M. Servet dans les monnaies du lien.

[8] Si, à un moment donné, disons dans la période qui s’étend entre les deux guerres jusqu’à la fin des 30 glorieuses, il est compréhensible que certains auteurs aient mis l’accent sur le côté industriel, du système technicien ou encore de la rationalité Etatique que rien, alors,  ne semblait pouvoir arrêter, la crise de la fin des années 70 a bien montré que c’était au contraire l’économie qui était le facteur dominant.

[9] Serge Latouche, L’invention de l’économie, Albin Michel, 2005, p.9

[10] Et, soit dit en passant, c’est sans doute bien pire de se croire libéré des religions que de le reconnaître et d’agir en conséquence. 

[11] Pour peu que ça marche car l’activité économique est sans télos, sans but, elle est livrée a elle-même sans égard aux fins : son but est de toujours produire plus ! Quoi ? On s’en moque !

[12] Jean-Pierre Vernant Mythe et pensée chez les Grecs (1965)

[13] En particulier, les marchandises ne sont pas créées pour répondre à des besoins. Par ailleurs, il n’y a pas de besoins transhistoriques et consubstantiels à l’homme (contrairement à la vulgate marxiste qui pensait que l’augmentation inexorable des forces productives conduirait à l’assouvissement de tous les besoins des hommes…). Les besoins sont toujours relatifs à une culture donnée, elle-même localisée dans l’espace et dans le temps. Au passage, il est intéressant de noter que, de ce point de vue, la définition du développement durable comme moyen d’assurer les besoins des générations futures et parfaitement dépourvue de sens… 

[14] D’ailleurs, si l’on n’y prend pas garde il se peut que la sortie de l’économie débouche sur des formes de vie peu enviables du type mafieux par exemple.

[15] Voir, à ce sujet, Critique du don, Ed. Syllepse 2007.

« Sortir de l'économie ? », par Steeve
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