L’ « économie réelle », c’est le capitalisme !
Au-delà de l’anticapitalisme tronqué de la gauche et du mouvement « Occupy Wall Street »
*
Clément Homs
« L’essentiel, ce n’est pas que les esclaves soient mieux nourris ; c’est d’abord qu’il n’y ait plus d’esclaves. »
Rosa Luxembourg
« Croissance de l'économie réelle ! », telle est depuis trente ans la position de l'altercapitalisme de gauche sur tous les continents. Pas besoin d'aller très loin, en France, les décombres du mouvement altermondialiste et la gauche du capital (trotskiste, communiste) restent ainsi plongés dans une immense nostalgie pour le capitalisme à papa des Trente Glorieuses avec ses entreprises nationalisées, ses services publics, son système éducatif, son programme du C.N.R., sa société de consommation pour tous, ses congés et retraites payés, , etc., dans un monde toujours capitaliste.
Pour ce qui est de la gauche mouvementiste syndicale, rien de mieux que la nostalgie pour une « insubordination ouvrière » des années 1950-1960 qui n'a lutté que pour le partage des gains de productivité à l'intérieur de leur détermination par la logique de valorisation du capital, alors qu'en Italie dans les années 1970, dans les marges de l'histoire dominante du mouvement ouvrier, le mouvement des Autonomes[1] ouvrait le premier véritable assaut contre la société capitaliste en déclarant comme les situationnistes : le travail, voilà l'ennemi [2]!
Or, à part dans certains courants anarchistes et marxiens (la mouvance de la critique de la valeur ou par exemple le courant de la communisation où l'on retrouve, parfois, des points d'aboutissement communs[3]) et plus encore dans la frange radicale du mouvement argentin des piqueteros dans les années 2000[4]), cet assaut contre le travail est aujourd'hui combattu aux côtés de la classe capitaliste par le cadavre de la gauche et l'extrême-gauche dont les rangs ne cessent d'être peuplés par les théologiens du culte du travail[5], de l'opposition ontologique entre le travail et le capital, de la dénonciation unilatérale de la « bourgeoisie parasite » (classe de l'intérêt particulier) au nom des travailleurs (« classe de l'intérêt général » - dixit Jean-Luc Mélenchon - au sein d'un monde capitaliste naturalisé). Cette dénonciation demeure incapable de mettre au centre des critiques du capitalisme la nécessaire critique du travail.
Désarmée depuis longtemps, la sous-réflexion alter-capitaliste de gauche cherche toujours plus à circonscrire l'horizon des possibles en affirmant que la discussion critique n'est possible que sur le partage de la plus-value (doit-elle aller à la bourgeoisie - les parasites - ou à la classe des travailleurs - l'intérêt général ?), sur les salaires, sur les investissements, sur les conditions de travail (exploitation soft sur la base d'un compromis ou exploitation sauvage ?), sur les prix et les services publics qui permettent la reproduction élargie du capital, quand ce n'est pas un débat sur les paradis fiscaux et la taxe de l'économiste néolibéral Tobin, etc.
Dans un mode de production capitaliste qui possède deux faces (production de valeur et production de marchandises) et qui doit rester intact dans son horizon postcapitaliste traditionnel, cette gauche ne veut pas dénaturaliser ce qu'elle appelle « l'économie réelle ». Car on peut discuter de tout à gauche, « de tout », c'est-à-dire seulement de la distribution de ces formes et catégories capitalistes supposées être des catégories universelles et transhistoriques qui règlent les échanges entre les hommes depuis l'éternité, comme les échanges avec la nature. « Changer la vie », allons-y, mais changeons tout, sauf une vie sociale structurée par les formes capitalistes de cohésion sociale.
La gauche dans son économisme borné a ainsi naturalisé le capitalisme en le réduisant seulement à l'exploitation de la survaleur (ce qu'il est aussi de manière extrême) sans aborder une critique de la valeur en tant que telle : on peut discuter de la plus-value et de l'extorsion de valeur dans l'exploitation du travail, c'est-à-dire de la survaleur et du surtravail, mais pas de la valeur et du travail en eux-mêmes qui sont naturalisés par cette gauche marquée par le « marxisme ricardien » (Hans-Georg Backhaus) pour qui tout travail produit « naturellement » de la valeur, alors qu'il ne le fait que sous le capitalisme.
Cet univers borné des possibles immanents à la seule forme de la vie capitaliste, faite de travail et marquée du seul règne de la valeur, est symptomatique d’une impasse dans cette période d’agonie de la valorisation du capital au niveau de la masse globale de la valeur.
Aujourd'hui la déconstruction de la compréhension traditionnelle du capitalisme et de son manque d'horizon révolutionnaire, c'est-à-dire de la sortie de la forme de vie sociale capitaliste structurée par le travail et la valeur, reste le seul horizon possible pour la communisation en Grèce, en Espagne, en Egypte, aux Etats-Unis comme en France et ailleurs, en repensant une théorie critique radicale de la société capitaliste, avec Marx et au-delà de Marx.
1. La vilaine finance et le gentil capital productif
Depuis 2008, de Barak Obama à Nicolas Sarkozy, d’Arnaud Montebourg à Marine Le Pen, de Jean-Luc Mélenchon à François Bayrou, c’est toujours ce même discours que l’on nous tient ! A qui la faute ? Quelle est l’origine de la crise ? C’est bien sûr, nous dit-on, le vilain capital financier qui, ayant dépassé toutes les limites de la morale, est en train de faire crever le gentil capital productif (euphémisé par la douce expression d’ « économie réelle », expression très à la mode depuis quatre ans...) pourvoyeur d’emplois. La grande méchante « finance » telle une pieuvre suçant la vitalité d’une production de marchandises et de valeur considérée comme « naturelle » et transhistorique, serait à l'origine de tout.
Aussi, pour peu que l’on s’oppose à ce « capitalisme de casino », on entend affirmer que « Oui, un autre capitalisme c’est possible » (comme le titrait en novembre 2011 le magazine Marianne), revenons à « l'économie réelle ». De Paul Jorion à Frédéric Lordon, de Stéphane Hessel à Bernard Stiegler, mais également dans n’importe quelle sage chenille processionnaire syndicale de la CGT, de la CFDT, des altermondialistes, etc., on crie ainsi toujours haro sur le « capitalisme de casino », « l’économie financière », les bourses, les grands méchants spéculateurs, les vilaines mégabanques, ces ignobles agences de notation, ces pourritures de titrisation, ces traders immoraux, etc.
Et d’une seule voix, ce discours dit : Cette crise n’est pas la nôtre ! Ce n’est pas à nous de la payer ! Tout cela n'est que le fait des excès de quelques-uns. Débarrassons-nous de la très vilaine « oligarchie financière » qui a noyauté le système politique et qui, tapie dans l’ombre, tire les ficelles pour son compte car sa politique n’est qu’une « stratégie du choc » (Naomie Klein), une offensive du capital qui est en réalité en parfaite santé. Car en vérité ces gros menteurs ont quelque part un trésor de valeur caché qu’il faudrait exproprier et redistribuer à tous les pauvres. La valeur a simplement été mal redistribuée, nous n'avons ici qu'une crise capitaliste de sous-consommation et de surproduction.
Allez hop, un bon coup de rabot fiscal contre les riches qui s’en mettent plein les poches, en avant pour des Etats revigorés qui doivent faire des politiques keynésiennes de relance pour construire des infrastructures et pousser les gens à consommer, pour la création par les Etats et les banques de capital-argent sans plus aucune substance réelle (subventions, endettement, crédit d’Etat, bulles financières), et la vie capitaliste « normale » repartira comme en quarante ! On aura enfin nos salaires qui augmenteront, on pourra enfin consommer « convenablement », on sera enfin à nouveau en poste dans la tranchée du travail et de la compétitivité ; la production de valeur et de marchandises toujours naturalisée sera enfin au bénéfice de « l'intérêt général » et non plus pour « l'intérêt particulier » de quelques-uns, etc. Enfin la brave et saine « économie réelle » qui marche mal du seul fait des excès d'une petite oligarchie d'incapables parasites, aura retrouvé sa place.
C’est ainsi, raconte cette légende urbaine contemporaine, que la croissance économique repartira comme jamais, que la formidable vie capitaliste enfin assainie de ses inutiles « parasites » fonctionnera pour l’intérêt de tous (et non de quelques-uns), que tout le monde aura enfin plein de petits emplois de fourmis et de rouages et que tout le monde pourra à nouveau retourner à sa vie d’honnête et sage travailleur.
Voici résumées les grandes lignes de cet alter-capitalisme qui circule comme discours dominant aujourd’hui dans les médias, dans l’opinion publique de la « gauche de gauche », et même chez des électeurs de l’UMP et du FN : un capitalisme à visage humain au service de tout le monde !
Non pas un anticapitalisme, mais un capitalisme dont la production de valeur et de marchandises fonctionnera pour l'intérêt général : un capitalisme pour tout le monde, voici l'idéologie de la gauche depuis 150 ans, avec les expériences de capitalisme d'Etat en URSS ou de capitalisme autogéré en Yougoslavie. La droite et l’extrême-droite, dociles à la forme historiquement spécifique de racisme déterminée par une forme de vie structurée par le travail, rajoutent à cela la crasse préférence nationale pour les petits emplois (le patriotisme-économisme du « achetez Français ! ») et le rejet de l’immigré et de l’assisté, éternels mangeurs du pain des honnêtes travailleurs français censés « se lever tôt le matin »[6]. Ajoutez à cela l’antisémitisme, et le populisme de droite est au firmament d’un anticapitalisme tronqué qui a directement conduit aux chambres à gaz d’Auschwitz[7].
2. La gauche : un anticapitalisme tronqué devenu un altercapitalisme
L'antilibéralisme n’a jamais constitué un anticapitalisme conséquent. On le saurait. La variante « de gauche » de l’alter-capitalisme, souvent nostalgique du capitalisme des Trente Glorieuses avec ses 5% de croissance annuels, son quasi « plein emploi » et son Etat-Providence, n’est pas nouvelle à gauche. Historiquement cet alter-capitalisme qui a toujours naturalisé la valeur et le travail, a été porté sous une autre forme par le mouvement ouvrier dès la fin du XIXe siècle (après la Commune), et il a constitué le contenu de l’ensemble des luttes de classe et des « socialismes réellement existant » sur la planète au XXe siècle (seules les collectivisations rurales en Aragon en 1936-1937 auraient pu potentiellement être porteuses de quelque chose de véritablement nouveau[8]).
A la fin des années 1980, dans le contexte de la chute du Mur de Berlin et de l'effondrement de l'U.R.S.S., des courants marxistes hétérodoxes en Allemagne comme d'autres groupes et théoriciens sur la planète se sont posé une question précise : Comment se fait-il que tous les systèmes qui ont prétendu mettre en place une autre société, échouent les uns après les autres à réaliser ce projet ? La réponse qu'ont donnée Robert Kurz et ses amis, Moishe Postone et d'autres, a été la suivante : parce que tous ces systèmes (y compris l'expérience des collectivisations d'usines autogérées en Catalogne en 1936-1937) n'ont pas supprimé ce qui est le nerf de la société capitaliste, à savoir, le règne de la valeur.
En tentant de ne supprimer que ce qui était un effet secondaire et inadmissible de ce règne de la valeur sans s'attaquer directement à celui-ci, c'est-à-dire en se concentrant sur la seule suppression, au sein de ce même règne, de l'extorsion d'une survaleur par une classe bourgeoise exploiteuse, les systèmes du socialisme réel n'ont pas cherché à supprimer le règne de la valeur. Et en toute logique, ce qui était déjà en U.R.S.S. du capitalisme d'Etat, c'est-à-dire un capitalisme de rattrapage où la production de valeur non supprimée était captée de manière verticale par l'Etat et sa classe bureaucratique, est devenu visiblement dans les années 1990 en Russie, ce qu'il était déjà : du capitalisme.
L'angle mort du marxisme traditionnel, puis des courants socio-démocrates, a été de ne jamais critiquer le travail en tant que tel et de considérer la valeur comme une forme transhistorique et naturelle de la richesse sociale[9]. L'horizon postcapitaliste se devait d'être toujours réglé par ces deux principes sociaux. Dans ses variantes les plus connues, jamais les courants dominants de la gauche révolutionnaire n'ont saisi le travail comme forme d’activité historiquement spécifique de la seule forme de vie marchande-capitaliste, forme d'activité qui constitue le contenu même du capital et de sa valorisation.
A l'inverse d'une telle saisie de la société capitaliste, le marxisme traditionnel a théorisé les rapports sociaux capitalistes comme seulement des rapports de classe fondés sur un rapport d’exploitation du surtravail (une valeur générée par le travailleur lui est extorquée) au sein d'un règne naturalisé de la valeur. Cette conception unilatérale du capitalisme fondée seulement sur les concepts de « classe » et d’ « exploitation » n'est pas allée assez loin et s'est arrêtée au milieu du gué, car elle a naturalisé complètement la théorie de la valeur-travail de David Ricardo, incapable qu’elle a été de questionner le travail et la valeur en tant que tels, comme des réalités sociales en soi historiquement spécifiques à la seule société capitaliste-marchande.
Naturalisant le travail sous le capitalisme en continuant à le prendre comme une simple activité instrumentale du métabolisme avec la nature (et donc indépassable dans une société postcapitaliste), ce qu'il n'est aucunement, cette gauche n’a alors voulu que libérer le travail du capital, comme si ces deux choses pouvaient exister en s’excluant, exister l'une contre l'autre, exister l'une sans l'autre. La gauche n’a pas vu que plus fondamental que le rapport de classe qui est un rapport d’exploitation d’un surtravail des travailleurs, le rapport d'exploitation n'était qu'un moment (et très important) d’un rapport social capitaliste plus profond et englobant qui a échappé au marxisme traditionnel, un rapport social structuré par le travail en tant qu’activité médiatisant les individus entre eux, qui une fois objectivé allait constituer une médiation sociale en auto-mouvement réduisant les individus à n'être que ses supports concrets, vides et interchangeables.
Dans une telle forme de vie collective, c’est au travers de la dépense d’un travail que j’obtiens un salaire qui me permettra de me rapporter (en les achetant) à des produits que d’autres individus auront produits au travers de cette même activité de travail et pour les mêmes objectifs (se rapporter aux autres individus à travers le travail). C’est dans cette seule forme de vie capitaliste historiquement inédite que le travail émerge comme activité socialement médiatisante, et donc totalement abstraite, et c’est seulement dans cette forme de structuration de la vie collective que la dépense de ce travail en tant que socialement médiatisant crée une forme de richesse sociale (la valeur) qui sera incorporée aux marchandises et s’exprimera sous la forme argent.
Le travail n'y est pas une activité instrumentale relevant d'un métabolisme avec la nature, mais une activité indifférente et abstraite de tout contenu concret, une simple dépense abstraite d’énergie, de nerfs, de muscles, et de cerveaux (Marx), permettant aux individus dans la forme de vie capitaliste, de se rapporter les uns aux autres de manière structurelle, et dont la dépense constitue une médiation sociale invisible, qui s'exerce dans le dos des individus-supports de cette simple dépense : le capital en tant que valeur qui se valorise. Moishe Postone parle ainsi de la catégorie de « capital » comme saisissant la « structure contradictoire et dynamique des rapports sociaux constitués par le travail »[10]. Le capital est une véritable catégorie de mouvement, dynamique, une catégorie de l’expansion, il est un « sujet automate » (Marx), il est « la valeur en mouvement », « valeur qui s’autovalorise » au travers d'une dépense tautologique du travail abstrait.
En « critiquant » le capital (la valeur qui se valorise) du point de vue de son contenu (le travail dans sa face abstraite, c’est-à-dire socialement médiatisante), la gauche ne pouvait en aucune manière s’opposer réellement au capitalisme. Le travail tel qu'il existe et s'est constitué au fondement de la société capitaliste n'est pas principalement une activité instrumentale ou le métabolisme des Hommes avec la nature. Le travail n'existe que comme travail abstrait ; le métabolisme entre les Hommes et la nature n'est pas au fondement de la société présente et l'activité instrumentale que serait simplement le travail n'existe pas en elle-même, elle n'existe que comme support d'une forme globale de cohésion sociale en mouvement sur elle-même et s'auto-valorisant en une forme historique de la richesse sociale, la valeur.
Dans le monde dans lequel nous vivons, le travail n'est que le travail abstrait, un travail qui n'est qu'abstraction que parce qu'il est une forme d'activité qui médiatise les rapports sociaux des individus pris au piège dans une telle forme de synthèse sociale des individus. Ce travail tel que nous le connaissons depuis trois siècles, n'existait pas dans les sociétés précapitalistes ; il n'est pas l''activité instrumentale du rapport à la nature, ce travail ne s’oppose donc pas au capital, car le capital n’est que du travail abstrait coagulé, ce travail n'est qu'une autre forme de la médiation sociale qu'est le capital en tant que sa substance même.
Le capital nécessite d'être compris au-delà de sa compréhension traditionnelle (sous sa forme de capital-argent, une somme d'argent, un investissement). Le capital pour Marx est une médiation sociale des rapports sociaux qu'il totalise autour de sa reproduction, il est un processus social de valorisation de la valeur. Il est une enveloppe qui se métamorphose en différentes formes au fil d'un processus social concret qui n'en est que le support : travail, marchandises, argent, etc. Le travail, c'est le capital et non quelque chose qui lui serait contraire, exogène et extérieur. Ce que n'a pas vu la gauche, c'est que l'on ne peut critiquer le capital à partir de sa propre substance (le travail), c’est là toute l’absurdité depuis deux siècles de la critique tronquée du capitalisme portée par le marxisme traditionnel et le mouvement ouvrier historique. En effet, le prolétariat et l’activité capitaliste à laquelle il est assigné, le travail, ne sont, dans leur nature, qu’une forme intrinsèque (et non extérieure) du mouvement de la valorisation du capital, le travail n’est que du capital variable, et par là, du travail abstrait.
L’identification furieuse au travail et à la dignité de travailler, et l’affirmation positive du prolétariat comme future base universelle d’une société soi-disant postcapitaliste, ont été complètement aveugles au fait que les classes sociales de la société capitaliste (et d’abord les deux classes fondamentales, la bourgeoisie et le prolétariat), sont seulement des moments, des fonctions, des « fonctionnaires » et des « sous-officiers » (Marx), ou encore des « masques de caractère » (Marx), complémentaires d’un même processus de reproduction fétichiste du capital comme valeur qui se valorise au travers d’une dépense tautologique de travail. Le travail ne pourra jamais s’opposer au capital comme sa négation, parce que le travail n'est que l'affirmation même du capital, son autre forme dans le cours de sa métamorphose, il n’est qu’une autre enveloppe dans son propre processus, la substance de son existence sociale et de son incrémentation en une survaleur.
Le simple fait de faire du travail une action supposée émancipatrice (la vision d'une société postcapitaliste en tant que société de travail), indique la limite de cet anticapitalisme tronqué : on reste complètement dans le capitalisme et dans sa substance même. La conséquence de cet anticapitalisme tronqué qui a régné au XXe siècle dans les rangs de la gauche, c’est qu’en se limitant à une « critique du point de vue du travail » (Moishe Postone), pourtant un de ses pôles immanents (et non extérieurs), l’ensemble de la gauche a simplement appelé à généraliser le travail et donc forcément le capital (cf. le capitalisme d’Etat en URSS) et à redistribuer autrement les mêmes catégories issues du travail (c’est-à-dire redistribuer l’argent, la marchandise, la valeur, les places de travail, etc.) sans jamais les mettre en cause en tant que telles, c’est-à-dire comme origine, au travers des pratiques, de la constitution-fétichiste de la forme de vie sociale capitaliste-marchande. Forme de socialisation des individus qui après s’être constituée dans notre dos et s’être présentée en face de nous comme une puissance extérieure à nos propres rapports sociaux capitalistes (phénomène réel que Marx appelle le « fétichisme »), s'effondre aujourd’hui sur nos propres têtes et corps qui n'en sont que les supports.
3. Au-delà de la gauche : repenser une critique « à la racine » de la forme de vie capitaliste
Ce ne sont pas les politiques publiques néolibérales ou antilibérales qu’il faut contester : néolibéralisme et keynésianisme sont deux polarités à l’intérieur de la gestion de toujours la même société capitaliste-marchande où les rapports sociaux entre les gens restent structurés par le travail, son expression dans l’argent, et le mouvement de la croissance économique. Cette forme de structuration sociale, voilà plutôt l’ennemi !
La forme de vie sociale que nous formons, après nous avoir structurés par le travail (qui ne travaille pas ne mange pas), après nous avoir dévorés dans l’exploitation du surtravail (crève ! par et pour le travail qu’on t’extorque, qu'on te vole, qu'on te spolie), n’arrive même plus à se reproduire elle-même (ce qui constitue une crise de la valeur[11]), et cette médiation sociale globale qui totalise une société autour d'elle s’effondre dès lors sur les sujets-supports qui la constituent sans cesse en tant que fonctionnaires de ces éléments métamorphiques et cumulatifs.
Et parce que cette forme sociale de notre agir individuel et collectif qu’est la valeur, est un fait social total au sens de Marcel Mauss, elle meut et dynamise une forme de vie sociale inédite, autour d’elle. Sa métamorphose et son accumulation de moins en moins réelle et de plus en plus fictive ainsi que la crise généralisée de sa dynamique s’expriment dans une crise de civilisation multidimensionnelle : économique, sociale, subjective, politique, énergétique, écologique, etc.
Il n’existera donc jamais un autre capitalisme : penser cela est une forme d’extrémisme qui court après l’effondrement. Il faut penser la crise de manière plus réaliste et pragmatique en rejetant l’extrémisme de ceux qui pensent illusoirement que nous puissions encore conserver ce monde social en lui réclamant la redistribution des miettes (plus d’argent aux pauvres et moins aux riches), en lui adjoignant un équilibrage écologique (développement durable, agriculture raisonnée, agriculture biologique, commerce équitable, relocalisation de « l’économie », etc.), en le corrigeant par une moralisation (le capitalisme à visage humain d’André Comte-Sponville, François Hollande et Nicolas Sarkozy), en faisant tourner le capitalisme au bénéfice illusoire de tous par des politiques keynésiennes anti-néolibérales (comme le propose la gauche traditionnelle et ATTAC).
Dans sa crise structurelle et crépusculaire, le long fleuve capitaliste qui n’est jamais tranquille, ne rentrera plus dans son lit ou son étiage. Le capitalisme dépasse ses crises en préparant les suivantes, toujours plus rapprochées les unes des autres et toujours plus importantes dans leur qualité destructrice.
Avec la troisième révolution industrielle micro-électronique mise en place depuis les années 1980 et qui a accompagné les limites atteintes par la configuration fordiste de l'accumulation des trente Glorieuses, la valeur qui se valorise (le capital) perd toujours plus de sa substance (le travail) en remplaçant le travail humain abstrait (source de valorisation) par une automation et une rationalisation toujours plus massive de l’appareil de production afin de gagner des parts de marchés dans le cadre de la concurrence généralisée. La masse globale de la valeur au niveau sociétal atteint un « peak », non un « peak oil », mais un pic de la masse globale de valeur.
Le capitalisme dans le déploiement auto-contradictoire de sa logique de base (la valorisation) est obligé de scier la branche (le travail) sur laquelle il est assis. D’un côté la forme de vie capitaliste constitue le travail (donc le travail abstrait) comme forme de richesse sociale (sous la forme de la valeur), mais d’un autre côté, dans le cadre de la concurrence, il doit éliminer le travail humain abstrait au profit des machines automatisées afin de triompher de la concurrence. Telle est la limite interne absolue du capitalisme (Marx), au niveau global de la totalité sociale que constitue la société où règne la valeur ; la masse de valeur ne cesse de s’amenuiser car elle perd sa substance. La logique de base de la valorisation est auto-contradictoire.
Depuis les énormes gains en productivité obtenus pendant les Trente Glorieuses et que la gauche alter-capitaliste voulait partager pour mieux s'intégrer à la société de la consommation de masse, et à la suite de la troisième révolution industrielle, le processus capitaliste arrive de plus en plus difficilement à transformer un euro en deux euros. Les mécanismes de compensation n'ont fait que déplacer la contradiction de base à un niveau plus global et plus explosif.
Dans le cadre de cette logique folle il n’y aura donc pas plus de « sortie de crise », de « reprise », de « relance », que de « retour à la normale » (de la vie capitaliste-marchande), ou de retour à sa place de « l'économie réelle », car c’est la forme de vie sociale capitaliste en tant que telle qui est devenue une crise permanente. On ne peut pas dire que le capitalisme est en crise, il est plutôt une crise. L'accumulation réelle de valeur s'amenuise, dans le cours du déploiement logique auto-contradictoire de la valeur qui se valorise (capital), la valeur se désubstantifie. « Le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu'il s'efforce de réduire le temps de travail [abstrait] à un minimum, tandis que d'un autre côté il pose le temps de travail [abstrait] comme seule mesure et source de la richesse [c'est-à-dire de la forme de richesse sociale historiquement spécifique aux seuls rapports sociaux capitalistes, la valeur] »[12]. Ce ne sont pas comme certains le disent, l'hypertrophie et la domination de la finance qui depuis les années 1970 ont tué « l'économie réelle », c'est l'économie réelle qui est déjà morte. La crise globalisée du capitalisme ne naît pas des « exagérations » d'un capital financier qui aurait été trop avide et insuffisamment contrôlé, comme ne cessent de le claironner les économistes aux abois et atterrés. Le capital fictif, l'hyper-accroissement du crédit à tous les étages n'ont été que sa provisoire « béquille » (A. Jappe), « c'est de la respiration artificielle, de l'acharnement thérapeutique » (Tom Thomas[13]).
Mais paradoxalement dans cette forme de vie en cours d'effondrement sous l'effet de son propre poids, nous sommes tous piégés, pieds et poings liés, comme dans une « cage d’acier » (Max Weber), car le capitalisme est précisément une forme de vie sociale constituée par des médiations sociales inexistantes avant le capitalisme. De plus, cet effondrement de la civilisation capitaliste ne laisse en aucune manière place à l’émancipation mais à des rapports sociaux toujours plus barbarisés (pulsions, dominations, sadisme social, racisme, antisémitisme, conspirationnisme, etc.[14]). Au pied du mur, la situation historique de la crise structurelle de la société capitaliste pose deux seules possibilités : le Socialisme ou la Barbarie.
Encore faut-il entièrement repenser le contenu de la transformation vers l’émancipation. Le socialisme des producteurs ou la gestion par les travailleurs eux-mêmes de la production de marchandises et de valeur ne seront toujours que le capitalisme et son contexte social muet. C'est le contenu même de la révolution des rapports sociaux qui doit être repensé et radicalisé au-delà de l'autogestion du travail par les travailleurs. Ce qu'il faut inventer et réaliser, c'est une autre forme de synthèse sociale des individus, au-delà d'une cohésion des individus au travers du travail, de la valeur, des marchandises, de l'argent et de l'Etat. Non vraiment, ce n’est pas la finance l’ennemie principale mais, bien plus profondément, notre forme de vie sociale où les individus se rapportent les uns aux autres de manière fondamentale au travers du travail, de l’argent, de la marchandise, de l’Etat, et de la valeur qui se valorise (le capital), etc. C’est donc seulement au-delà d’une telle structuration de nos rapports sociaux (qui n’a seulement que deux siècles), qu’il nous faudra auto-instituer une autre forme de vie collective au-delà d’une société marchande ; autrement dit, c’est au travers d’une communisation des rapports sociaux, où les actuels rapports sociaux économiques deviendront des rapports sociaux non-économiques, que les choses pourront commencer à réellement changer. Hier comme aujourd'hui, le seul fil rouge de la critique « à la racine » du capitalisme (la critique radicale), comme nous l'a indiqué Marx dans son oeuvre de la maturité, reste et restera la critique de la valeur.
Par conséquent, dans cette nouvelle lutte révolutionnaire contre la société capitaliste que nous menons, il faut dépasser la conception de la lutte des classes comme lutte immanente aux formes et catégories capitalistes. Dans cette lutte pour un au-delà du travail, de la valeur, de l'argent et de l'Etat, « on n’a pas une classe intra-capitaliste [la classe ouvrière] qui en renverse une autre [la classe bourgeoise] » comme le remarque Robert Kurz. « On a une réunion des individus critiques désireux de se débarrasser du « sujet automate » [de la valorisation - c’est-à-dire le capital comme médiation sociale] (nonobstant leurs positions respectives au sein du capitalisme) qui se heurte à la partie de la société voulant absolument le conserver (également sans s’occuper de sa position donnée) »[15].
Clément Homs
[1] Voir les deux mémoires de Sébastien Schiffres sur l’histoire de la mouvance des Autonomes en France et en Italie < http://sebastien.schifres.free.fr/ >
[2] Voir le livre de Marcello Tari, Autonomie. Italie, les années 70, La Fabrique, 2011. Cette perspective ne saisit pas encore le travail dans l'unité de ses deux faces, concrète et abstraite, mais cherchaient encore seulement à critiquer le travail abstrait à partir d'une reconquête de sa face concrète, dans la pure tradition du mouvement ouvrier classique depuis Proudhon faisant l'éloge du travail artisanal.
[3] Voir par exemple le n°1 de la revue SIC, 2011. De manière générale, la limite du milieu « communisateur » est d’avoir réalisé une rupture partielle dans la théorie de la révolution en restant dans le cadre du marxisme traditionnel, sur le plan de la théorie du capital. La métaphysique du prolétariat comme sujet révolutionnaire (Le « prolo sans réserve » se substitue comme sujet révolutionnaire chez Astarian, au « prolo avec réserve » qui a tellement déçu en 68) est toujours projetée sur la lutte des classes immanente au capitalisme.
[4] Voir, avec les limites marxistes traditionnelles qui caractérisent la théorie de la communisation, la brochure de Bruno Astarian, Le mouvement des piqueteros en Argentine (1994-2006).
[5] Voir Krisis, Manifeste contre le travail, LéoScheer, 10/18, 2002 (disponible sur internet).
[6] Dans les années 1930, certains courants du marxisme développèrent également un anticapitalisme sur une base nationale, on parle alors de « national-bolchévisme ». Voir Denis Authier et Gilles Dauvé, Ni parlements ni syndicats : les Conseils ouvriers ! Les communistes de gauche dans la Révolution allemande (1918-1922), Les Nuits rouges, 2003, pp. 299-301. Aujourd’hui, on peut penser également que l’ensemble des courants socio-démocrates qui ont constitué des partis de gouvernement pour gérer après la Seconde guerre mondiale la société capitaliste, ont pour cadre de leur réformisme la défense d’une base nationale par exemple dans leur utopie absurde d’atteindre le « plein emploi » national, ce qui dans une société capitaliste mondialisé ne peut se faire qu’aux dépens des pays étrangers qu’il faudra combattre en réussissant à améliorer la compétitivité et la productivité de la main d’œuvre nationale. La défense des emplois français devra écraser l’emploi espagnol, italien, grec, etc., les syndicats ouvriers français en défendant les emplois de la classe ouvrière française et les nouveaux gains de productivité à faire, devront se faire les complices de l’écrasement des emplois des classes ouvrières espagnole, italienne, turque, polonaise, etc. Avec la mort de toute réflexion théorique conséquente sur la société capitaliste, un internationalisme ouvrier cohérent est mort depuis longtemps, laissant une place toujours plus importante à une défense de la classe ouvrière sur une base nationale, qui peut rapidement se transformer soit en un protectionnisme keynésien de type Mélenchon, soit en un vote xénophobe en faveur de la « préférence nationale » prônée par le « Front National ».
[7] Voir l’article fondamental de Moishe Postone, « Antisémitisme et national-socialisme ».
[8] Voir les réflexions d’Hypparchia, « De la lutte pour Barcelone à l’éloge du travail. L’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme espagnol dans les années 1930 », dans Sortir de l’économie, n°4, 2012 : < http://sortirdeleconomie.ouvaton.org/ >.
[9] « Marx écrit Jean-Marie Vincent, ne cherche pas une nature intemporelle de la valeur transcendant les époques, mais au contraire une spécification de l’activité productive attribuable à la société capitaliste et marquant d’une empreinte indélébile les échanges qui y ont lieu. Son propos n’est pas de retrouver la ‘‘ naturalité ’’des activités économiques derrière les artifices propres aux organisations sociales particulières (dans l’espace et dans le temps), mais bien de discerner ce qui, au-delà des présuppositions générales à toute époque, distingue la société capitaliste sous l’angle de la valeur et du travail. L’historique ne se donne plus comme un stade d’évolution dans un parcours prédéterminé dès l’origine, il se présente comme l’opposition de systèmes de différences entre des formations sociales », dans Jean-Marie Vincent, Critique du travail. Le faire et l’agir, PUF, 1987, p. 97.
[10] Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, 2009, p. 451.
[11] Voir les ouvrages d’Anselm Jappe, Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques, Lignes, 2011 et de R. Kurz, Vies et mort du capitalisme, op. cit.
[12] Karl Marx, Grundrisse, tome 2, Ed. Sociales, 1980, p. 194.
[13] Tom Thomas, Démanteler le capital ou être broyés, Page Deux, 2011, p. 91.
[14] R. Poulin et P. Vassort, Sexe, capitalisme et critique de la valeur. Pulsions, dominations et sadisme social, M. Edition, 2012.
[15] Robert Kurz, Lire Marx, La balustrade, 2002 (réédition 2012), p. 167.