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LES VASES VIDES FONT TOUJOURS BEAUCOUP DE BRUIT

A PROPOS DE CERTAINES INCOMPREHENSIONS AU SUJET DU « MARX EXOTERIQUE »  ET DU « MARX ESOTERIQUE »

2ème partie *

*

Entretien avec Clément Homs de Nicolas Basset (relu)

(Illustration ci-dessus : Ai Weiwei, Chute d'un vase ming)

La première partie de l'entretien est parue ici en mai 2015

Les vases vides font toujours beaucoup de bruit 2ème partie Le Marx exotérique et le Marx ésotérique Clément Homs

Nicolas Basset : Depuis les années 2000 on parle d’un certain retour à Marx et pas seulement en France. Après le long reflux des marxismes durant les années 1980 qui a parfois ressemblé à une véritable traversée du désert, on se met à (re)lire Marx. Même Emmanuel Macron aimerait nous faire croire que Le Capital est son « livre économique » préféré. Mais comme toujours les contextes de relecture d’une œuvre pareille semblent déterminants. Chaque contexte de relecture a fait émerger un Marx à chaque fois très spécifique. Le « Marx de l’aliénation » dans les années 1960, un « Marx anti-autoritaire » dans les années 1970, un « Marx écologiste » aujourd’hui (Jason Moore, John Bellamy Foster…), etc. Quel rapport à Marx entretient la Critique de la valeur pour redéployer une théorie critique du capitalisme ?

   Clément Homs : Bien sûr le rapport à Marx a totalement changé comme tu le dis entre le début du XXe siècle et le début du XXIe siècle. Dans la SFIO de 1905, le rapport à Marx est quasi inexistant, certains ayant même parlé d’un « marxisme introuvable ». Il faut voir le niveau de banalités et de superficialités de la thèse latine de Jean Jaurès sur « Les origines du socialisme allemand »[1] pour voir combien les analyses de Marx sont largement méconnues chez les marxistes français d’il y a un siècle. Des années 1920 jusqu’aux années 1960 beaucoup de « marxistes » qui s’affichent comme tels n’ont en réalité qu’un rapport très indirect avec l’œuvre de Marx en la découvrant soit au travers d’auteurs de « vulgarisation » et de brochures militantes, soit en ne lisant que quelques textes mineurs et canonisés - comme Le Manifeste du parti communiste par exemple[2]. D’autre part, les lectures hétérodoxes sont encore plombées par le contexte de la guerre froide, par la nécessité évidente de s’opposer au stalinisme, on part en effet à la recherche d’un « Marx antiautoritaire », d’un « Marx autogestionnaire ». A partir des années 1960, on cherche aussi un « Marx de l’aliénation » pour allumer un contre-feu à la fin de la pauvreté de masse apportée par le boom fordiste d’après-guerre, en montrant qu’il faut aussi dénoncer et mobiliser autour d’autres dimensions que celle de l’exploitation du surtravail.

   Mais la réception de Marx en France au XXe siècle n’est pas seulement problématique du fait de lectures erronées ou des contextes historiques changeants. Il y a un troisième paramètre qu’il semble falloir prendre en compte. Structurellement les traductions vers le français sont non seulement très étalées tout au long du siècle mais sont plus encore approximatives voire fautives par de nombreux aspects fondamentaux (je renvoie sur ce point à « Traduire Marx, c’est le trahir : sur les traductions à utiliser pour lire Marx »). Les « mille marxismes » sont en partie le résultat d’interprétations erronées et/ou partielles qui s’expliquent tout au long du siècle par la lecture des traductions souvent problématiques de Joseph Roy, de Dangeville, de Rubel, etc. Il y a cette anecdote où Jacques Camatte dans son texte « A propos du capital » en 1971, est même obligé de reprendre et retraduire lui-même le texte de Marx pour évoquer le thème du « sujet automate » et note à ce propos : « Précisons en outre que nous avons dû refaire la traduction afin de présenter la pensée de K. Marx et non pas de celle de K. Marx corrigée par Roy »[3] ! Pour le livre I du Capital en français, ce n’est qu’en 1983 au beau milieu d’un désintéressement grandissant envers le marxisme (Axel Honneth claironne en 1982 que désormais il faut abandonner toute critique de l’économie politique !) qu’une « véritable » traduction sera enfin proposée grâce au travail de l’équipe de Jean-Pierre Lefebvre. En 2015 ce même traducteur a lui-même corrigé cette traduction pour publier une version épurée aux Editions sociales qui devrait sortir prochainement. Même en 2015 on voit très régulièrement des personnes qui pourtant se réclament du marxisme citer encore la traduction de 1967-68 des Grundrisse ! (celle de Lefebvre si elle est incomparablement meilleure, pèche parfois  par quelques formulations selon certains). L’établissement de nouvelles traductions effectuées par les équipes du GEME/éditions sociales (Franck Fischbach a également retraduit Les Manuscrits de 1844 ces dernières années), mais aussi les progrès depuis 50 ans de la traductologie comme le fait de travailler en équipe de traducteurs, permet d’avoir des textes d’une meilleure qualité et ainsi de redécouvrir l’œuvre autrement qu’au travers des premières traductions. C’est me semble-t-il le premier élément de ce qui doit être notre rapport à Marx en ce premier quart du XXIe siècle. Cette question des traductions n’est pas une question philologique de spécialistes, de « rongeurs de Grundrisse » ou de « tailleurs de cheveux en quatre », comme si ces questions de traduction ne pouvaient qu’avoir des conséquences à la marge dans l’interprétation que l’on peut faire de Marx. La question des nouvelles traductions a des enjeux théoriques fondamentaux dans l’interprétation que fait Marx du noyau du capitalisme. Et forcément en fonction de l’évolution des traductions notre rapport à son œuvre théorique est quelque peu différent de celui des années 1960-1970.

   D’autre part le rapport à Marx est aussi celui de la distinction entre le « Marx exotérique » et le « Marx ésotérique ». Cette distinction ne recouvre pas celle d’un « faux Marx » et d’un « vrai Marx » que seule la critique de la valeur aurait réussie à apercevoir. Indéniablement ce que Robert Kurz appelle le « marxisme du mouvement ouvrier » est l’héritier d’une partie très importante en volume de l’œuvre de Marx. Et on ne peut absoudre Marx de ses contradictions, de son positivisme, de son progressisme, de parfois n'avoir pas été en deça de la forme fétichistes des intérêts du prolétariat, de l'ontologisation du travail qui revient au galop, etc. Cependant d’autres dimensions de l’œuvre de Marx (ce que l’on appelle depuis les années 1970 dans le débat marxiste allemand le « Marx ésotérique ») ont été totalement oblitérées par une interprétation sociologiste réductrice identifiant le capitalisme aux formes historico-phénoménales qu’avait pris au XIXe siècle son « noyau ». Ce Marx-là, parfois ou souvent en contradiction avec le Marx n°1, touche à l’essence du capitalisme et plus seulement aux diverses formes phénoménales que celle-ci prendra au cours de sa trajectoire de production. Il s’attaque aux formes sociales catégorielles que prennent les rapports sociaux sous le capitalisme - le travail, l’argent, la valeur et la marchandise. En touchant à ces quatre chevaliers de l’apocalypse, ici seulement, c’est un Marx qui attaque en amont et qui va ainsi toucher les racines les plus profondes de la forme de vie sociale capitaliste faites d’exploitation du travail vivant (au début des années 1990 la « critique de la valeur » pouvait prendre aussi le nom de « critique fondamentale de la valeur »). 

   Ce « Marx ésotérique » est celui de la critique catégorielle, de la centralité du fétichisme lui-même réinterprété et de la théorie de la borne interne du capital. Ici pour faire vite, la catégorie analytique découverte par Marx pour commencer à comprendre le capitalisme est le caractère bifide du travail, c’est-à-dire le fait d’avoir une face abstraite et une face concrète. Cette dernière n’existant jamais pour elle-même mais toujours comme support incarné de la première face. Le travail dans son existence même y est saisi comme la phénoménalisation nécessaire du travail abstrait. Il alimente en suçant la vie des vivants, la mortifère machinerie autonomisée de la valorisation dont les capitalistes ne sont que les dociles fonctionnaires placés sur autant de sièges éjectables à tout instant. L’ « habitacle d’acier » (Max Weber) dont lequel nous sommes piégés et qui impose ses inexorables contraintes à tout individu comme à la lutte de classe, « n’est rien d’autre que l’ensemble des relations sociales qui font face de manière autonome aux individus apparemment indépendants, c’est-à-dire l’ensemble de leurs relations de production réciproques, promus à l’autonomie face à eux-mêmes » (Marx, Grundrisse, Editions sociales, 2011, p. 123). C’est exactement ce que Marx a appelé le « sujet automate », cette structure d’inversion réelle portée par le travail abstrait – la substance du capital – et qui ne cesse d’être à l’œuvre jusque dans les tréfonds de la réalité sociale où nous vivons. Marx, en son niveau le plus profond, ne fait pas du fétichisme un phénomène appartenant à la sphère de la conscience. Le fétichisme constitue au contraire la réalité infrastructurelle de base du capitalisme et fait du monde dans lequel nous vivons, « une formation sociale où c’est le procès de production qui maîtrise les hommes, et pas encore l’inverse » (Marx, Le Capital, PUF, 2009, p. 93). Dans la torsion qu’il impose, le travail concret est en tant que support du travail abstrait toujours pris dans une relation de détermination mutuellement réciproque avec ce dernier, relation que Postone a tenté de saisir au travers de son concept de « treadmill effect » (moulin de discipline, cf. chapitre VIII, in Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, 2009).

N. B. : Quel intérêt y-a-t-il à distinguer un « Marx exotérique » et un « Marx ésotérique » dans le temps présent, pour comprendre le capitalisme ?

C. H. : Aujourd’hui, on ne peut plus décrire les formes phénoménales du capitalisme en ce XXIe siècle, en répétant simplement ce qu’étaient ses formes phénoménales au XIXe siècle quand Marx les avait analysées. Autrement dit on ne peut plus décrire le capitalisme post-1980 en utilisant les formes phénoménales de la configuration prise par le capitalisme au temps du régime d’accumulation auto-entretenue de production de valeur par l’exploitation du travail vivant. Monde où il y avait une place centrale pour le prolétariat et son exploitation dans les usines fordistes. C’est sur ce point que la distinction méthodologique entre le Marx « ésotérique » et le « Marx exotérique » prend toute sa signification. Souvent c’est là une source d’incompréhension au sujet de la critique de la valeur, quand on entend que celle-ci ne parlerait plus d’exploitation.

   Bien sûr qu’il y a toujours dans le « capitalisme inversé » (Trenkle & Lohoff, La Grande dévalorisation, Post-éditions, 2014) l’exploitation du surtravail et donc toujours des luttes de classes, mais on peut montrer que ce travail de masse en Chine, en Inde, au Brésil, etc., ne représente nullement une quantité aussi élevée de valeur et survaleur que certains marxistes traditionnels voudraient le croire (cf. la démonstration de Trenkle & Lohoff, ibid., p. 110-117). Structurellement le nouveau régime d’accumulation à partir des années 1980 n’a absolument plus de caractère auto-entretenu (ce que prétend encore le concept de « régime d’accumulation financiarisé » tel que l’ont théorisé des altercapitalistes comme Michel Aglietta et les restes de l’École de la régulation !), l’exploitation toujours existante n’est plus le point central structurel du nouveau régime d’accumulation. A partir des années 1980 le capitalisme s’est survécu provisoirement en contournant sa borne logique interne, il a constitué un régime d’accumulation par anticipation de production de valeur future, où le rapport entre le capital fictif et le capital en fonction a été mis sens dessus dessous. L’industrie financière productrice de marchandise d’ordre 2 (le capital fictif ; je renvoie au livre de Trenkle et Lohoff qui développe toutes ces thématiques) y est devenue réellement l’industrie de base, seule à même d’induire un semblant d’accumulation sans valeur réelle : une accumulation à crédit, portée par une conjoncture mondiale de déficits toujours plus immenses. Dans cette nouvelle restructuration du capital, être exploité devient un « privilège » quand les travailleurs deviennent superflus à cause des exigences en productivité sociale que réclame aux capitalistes le « sujet automate ». Même en Chine dans les usines de Fox Conn, 1 million de robots sont amenés déjà à remplacer la classe ouvrière chinoise. Cela mine le processus de valorisation au niveau de la masse globale de valeur, et le capitalisme n’a pu que provisoirement se survivre au travers d’un « capitalisme inversé » dont la poursuite est impossible à moyen et long termes.

   Le boom capitaliste des années 1990 a constitué l’âge d’or du « capitalisme inversé » en ce sens qu’il n’a jamais reposé sur sa propre base (un élargissement de la base de la valeur) mais plutôt sur l’expansion globale du capital fictif. Plus largement, ce que la World History appelle la « deuxième mondialisation » à partir des années 1980, c’est-à-dire l’expansion géographique du capital qui permet d’augmenter le taux d’exploitation du surtravail en délocalisant ou en investissant dans des pays à bas coûts, tout en ouvrant de nouveaux débouchés aux immenses masses de marchandises que les centres capitalistes produisent, est elle-même enchâssée dans l’inversion du rapport entre capital en fonction et capital fictif caractéristique du « capitalisme inversé ». C’est l’endettement massif privé et public dans les centres qui allaient constituer la base du boom périphérique de la « deuxième mondialisation ». Même le pseudo boom-chinois des années 2000 a été porté structurellement par le Circuit déficitaire Trans-Pacifique (voir aussi Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme, Lignes, 2011) et n’est en rien le résultat de l’extension du travail de masse aux nouveaux prolétaires des « pays retardataires ». On sait que c’est ensuite la simple demande en matières premières de la Chine portée elle-même par ce circuit déficitaire (ce que ne voit pas du tout Olivier Blanchard dans son article publié dans Le Monde du 22 octobre 2015), qui allait alimenter le prétendu « miracle des BRICS » dans les années 2000 auquel a voulu nous faire croire la banque Goldman Sachs à l’origine de cet élément de langage. Comme l’ex-économiste en chef du FMI, combien de marxistes sont tombés dans le panneau en croyant en un nouveau régime d’accumulation auto-entretenue par l’exploitation du travail vivant en Asie (comme d’autres croient à l’arrivée prochaine d’un nouveau boom d’accumulation permis par la « croissance verte », les biotechnologies, la viande in vitro, l’économie collaborative des plateformes internet, etc.) ! Ces « miracles » de l’ « émergence » sont partout autant de mirages au fur et à mesure de l’éclatement en cours de cette économie de bulles mondiale.

   Aujourd’hui, on a pour faire vite, un PIB mondial de 55 000 milliard $, tandis que le volume monétaire mondial des seuls produits dérivés fait 22 fois le volume du PIB mondial (soit 1,2 million de milliards de $) ! La capitalisation boursière mondiale représente à elle seule 50 000 milliards de $. Sans parler des autres formes de capital fictif et il faudrait évoquer le volume mondial du crédit d’Etat qui est aujourd’hui, avec la politique des Banques Centrales, la principale forme du capital fictif, the hope of last resort… car l’industrie financière n’est même plus capable de perfuser le système mondial par une production auto-entretenue de capital fictif à partir du secteur privé. Malgré la dose de mammouth en termes de quantitative easing appliquée pour ranimer le PIB mondial (11 400 milliards d’euros ont été injectés dans l’économie mondiale par les Banques centrales depuis 2007) et la quantité de marchandises déversées par les équipements inanimés d’usines presque désertes, mais tournant sans arrêt et vomissant leurs produits sur le marché, l’encéphalogramme du « capitalisme inversé » (Trenkle et Lohoff) reste désespérément plat et la croissance de l’économie mondiale reste atone depuis 2008. Les immenses bulles étatiques qui tentent depuis 2008 le sauvetage de l’économie mondiale par le biais de cette expansion gigantesque du crédit d’Etat deviennent le point de départ de la prochaine mégacrise dont le potentiel destructeur se sera considérablement renforcé.

   Dans La Grande dévalorisation de Lohoff et Trenkle, on voit toute l’importance à distinguer le « Marx exotérique » et le « Marx ésotérique ». Leur objectif est de chercher à décrire concrètement les formes phénoménales du « capitalisme inversé » en ce XXIe siècle (la 3ème partie de leur ouvrage : « Le déploiement historique du capital fictif »). Mais pour ce faire, ils doivent partir de ce point de départ nécessaire qu’est le Marx touchant à l’essence du capitalisme (le Marx ésotérique), à travers sa compréhension critique des formes basales du « capitalisme classique », de leur dynamique et de leur auto-contradiction interne absolue. Et c’est là la première partie de l’ouvrage qui, dans un incessant va et vient entre les niveaux de l'essence et des formes phénoménales, décrit le « capitalisme classique » caractérisé par le régime d’accumulation auto-entretenue de production de survaleur par l’exploitation du travail vivant. Mais pour décrire le « capitalisme inversé » mis en place dès la fin des années 1970, il leur faut aussi développer au-delà de Marx la théorie des formes basales, pour dans la deuxième partie de leur ouvrage opérer, « avec Marx, au-delà de Marx », une « refondation » du concept de capital fictif au niveau logique.  

N. B. : Comment finalement distinguer le « Marx ésotérique » et le Marx exotérique ? Et d'où vient cette distinction ? 

   C. H. : Ce n’est pas un qualificatif propre à la Wertkritik en Allemagne, on retrouve cette distinction en 1977 dans un livre de Stefan Breuer qui n’est pas à proprement parler un auteur wertkritisch. D’autre part, ces qualificatifs sont plutôt un clin d’œil à une vieille tradition philosophique, puisqu’on a parlé sans remonter à l’antiquité, d’un Hegel exotérique et d’un Hegel ésotérique, etc.

   Comme indiqué un peu avant, on pourrait dire que le « Marx exotérique » touche à l’analyse des formes phénoménales que prendront au XIXe siècle les formes catégorielles de base du capitalisme, qui elles concernent ce qu’analytiquement on peut appeler le « Marx ésotérique ». Postone a aussi bien noté que « le degré d'abstraction logique des catégories de Marx dans le livre I du Capital est extrêmement élevé : il se rapporte à l' "essence" du capitalisme en tant que tout » (Temps, travail et domination sociale, op. cit., p. 285). Marx on le sait reprend à son compte la distinction hégélienne entre l’essence et l’apparence, entre ce qui est sous-jacent, inapparent et qui n’apparaît pas directement, et les formes phénoménales prises par le niveau sous-jacent qui n’est lui accessible qu’au travers de l’abstraction théorique. Marx le répète, toute réflexion serait inutile si l’essence et les formes phénoménales coïncidaient immédiatement. C’est là le sens de la méthodologie qu’énonce Marx dans « L’introduction de 1857 » aux Grundrisse : parce que le propre de la société capitaliste est d’avoir une essence sociale et historique, alors on ne peut saisir une telle société qu’en passant de l’abstrait au concret. Pour comprendre concrètement et empiriquement le fonctionnement de la société dans laquelle nous vivons, il faut nécessairement partir d’une réflexion sur le niveau sous-jacent et ensuite décrire les formes phénoménales en surface. Formes qui vont aussi évoluer au cours de la trajectoire historique du capitalisme qui n’a rien d’une histoire linéaire cyclique condamnée à l’éternel retour du même comme se condamnent à le penser trop de gens. Mais Marx lui-même dans ces deux lignes argumentatives est plein de contradictions, confond parfois les deux niveaux, quand le Marx n°1 n'ontologise pas les formes phénoménales qu'il décrit, et s'emporte contre le vol de la survaleur non-payée en pensant qu'il suffirait de remplacer la propriété privée par la propriété étatique. Marx emporté par le flot du moment et de la révolution en cours, est sans cesse dans une tension contradictoire avec les niveaux d'analyse touchant à l'essence. 

 

   Par ailleurs, cette distinction entre le « Marx exotérique » et le « Marx ésotérique » n’a rien d’une « coupure épistémologique » ou d’une opposition entre le « Marx des écrits de jeunesse » et le « Marx de la maturité ». Le Marx ésotérique n’est pas le Marx du Capital comme croient encore le comprendre les confusionnistes J. Guigou et J. Wajnsztejn (L’évanescence de la valeur, p. 50-51 ou encore dans la note 122, p. 49). Il suffirait pour s’en apercevoir de voir le nombre de fois que sont cités des extraits des œuvres du « Jeune Marx » dans Lire Marx de Kurz. On ne peut même pas dire que la Wertkritik s’appuierait essentiellement sur le « Marx de la maturité » et délaisserait le « Jeune Marx », car la distinction a posteriori entre les Marx exotérique et ésotérique traverse finalement l’ensemble de l’œuvre de Marx.

   Pour autant, même le « Marx ésotérique » n’est pas un roc infaillible et vierge de toutes contradictions. Dans Geld ohne Wert (Horlemann, 2012), Kurz relève quantité de ces tensions au sein même de la ligne argumentative relative aux formes basales du capitalisme dans Le Capital ; et les six versions différentes portant sur l’analyse de la valeur qu’a décortiqué Anselm Jappe dans les notes de bas de page de son livre Les Aventures de la marchandise (Denoël, 2003), montrent bien les tâtonnements nombreux de Marx sur cette analyse qui lui donnera tellement de mal. La critique de la valeur ne part pas comme on le croit souvent, du seul premier chapitre du Livre I du Capital, mais de l’ensemble de ces tâtonnements sur le niveau de l’essence pour justement en saisir les éléments les plus porteurs et s’en faire les continuateurs. Le rapport à Marx au XXIe siècle doit je crois se trouver à cette intersection, ressaisir et refonder la ligne argumentative de l’essence (en partant du Marx ésotérique), afin de mieux saisir les formes phénoménales contemporaines du capitalisme postfordiste. Avec Marx, au-delà de Marx, c’est là toute la proposition que font Ernst Lohoff et Norbert Trenkle dans leur livre.

N. B. : Le « Marx ésotérique » ne serait-il pas quand même une sorte de Marx caché et peu compréhensible, qui n’aurait pas été mobilisé par le marxisme du mouvement ouvrier ? Et dire qu’il y a un « Double Marx » n’est-ce pas dire qu’il y aurait une sorte de schizophrénie chez Marx ?

   C. H. : Ce n’est pas un Marx caché ou peu compréhensible. Et ce ne sont pas deux Marx qui coexistent côte à côte. Sachant les nombreuses références méthodologiques à la dialectique hégélienne dans les Grundrisse et dans Le Capital, si en Allemagne dans plusieurs courants marxistes il est courant depuis les années 1970 de distinguer entre un « Marx exotérique » et un « Marx ésotérique », c’est que dans un texte, un paragraphe ou même à l’intérieur d’une phrase de Marx, on peut retrouver « deux lignes argumentatives différentes » (Kurz, Lire Marx) qui se chevauchent dans un même passage : une qui touche à l’essence du capitalisme (au noyau et à sa dynamique saisis au niveau le plus abstrait), et une qui touche à ses formes phénoménales telles que Marx pouvait les observer à la fin du XIXe siècle. Bien sûr, pour Marx et dans son écriture, ces deux niveaux étaient constamment et nécessairement imbriqués/enchevêtrés – et parfois même dans une même phrase -, elles étaient souvent avancées d’un bloc en un seul trait de plume. Certainement que Marx est aussi traversé par d'innombrables contradictions, parce qu'il n'arrive pas toujours à distinguer ces niveaux clairement dans l'effort théorique qu'il fournit et que cela ne pourra être clairement perceptible qu'après avoir connu les configurations changeantes que prendra le capitalisme au XXe siècle. « Certaines des tensions internes note très justement Moishe Postone, pourraient être comprises en termes de tension entre, d'un côté, la logique de l'analyse catégorielle que Marx fait du capitalisme en tant que tout, et de l'autre, sa critique plus immédiate du capitalisme libéral - c'est-à-dire en termes de tension entre deux niveaux différents de localisation historique » (Temps, travail et domination sociale, ibid., p. 38). Même si Postone ne reprend jamais à son compte explicitement la formule du « double Marx », il me semble que Postone rend compte exactement de ce qu'a voulu affirmer la Wertkritik en distinguant les deux lignes argumentatives que l'on retrouve chez Marx. Quand Postone écrit qu'« une telle tentative réflexive permettrait en effet d'étudier les possibles tensions internes et les éléments " traditionnels " dans ses écrits en s'appuyant sur la théorie, impliquée par ses catégories fondamentales, de la nature profonde et de la trajectoire du capitalisme » (TTDS, ibid., p. 38), on dirait encore que c'est justement ce terrain là qu'a investi la critique de la valeur, alors que Postone n'aura jamais élaboré cette intuition première. L'extraordinaire dynamique et trajectoire du capitalisme qui suivra la mort de Marx, rendra d'autant plus nécessaire je crois l'idée qu'on ne peut expliquer les formes phénoménales du capitalisme au XIXe siècle sur le niveau de l’apparence, sans parler constamment des formes de l’essence qui se trouvent de manière sous-jacente à ces apparences. 

   Il faut tordre aussi le cou à une idée erronée qui circule parfois sur la critique de la valeur, qui fait croire que celle-ci tournerait absolument le dos au « Marx exotérique », comme s’il ne faudrait jamais y faire référence positivement. Au contraire, comme l’indique Anselm Jappe, pour une grande part le « Marx exotérique » peut toujours nous servir à expliquer les formes phénoménales que prennent le noyau et la dynamique du capitalisme au XIXe siècle au temps de Marx. Mais il est très clair que le « marxisme traditionnel » en assimilant unilatéralement ce « Marx exotérique » à la critique de l’économie politique de Marx, comprend le capitalisme du XXIe siècle avec les cadres analytiques que l’on pouvait utiliser pour comprendre la configuration historique du capitalisme libéral au XIXe siècle. La grande limite de nombreux marxismes, a été de prendre les formes phénoménales pris par le capitalisme au XIXe siècle pour l’essence de celui-ci. C’est pourquoi aujourd’hui le marxisme traditionnel est impuissant à comprendre la crise interne absolue du capitalisme et le « capitalisme inversé » (Trenkle et Lohoff) en ce début du XXIe siècle. C’est pour cela que de nombreux marxismes se représentent toujours le capitalisme comme l’éternel retour du même, principe métaphysique hypostasié dans le concept de « cycles ». Parce que les formes phénoménales du capitalisme contemporain ne sont plus celles du capitalisme du temps de Marx et de la Commune de Paris, il y a donc un intérêt analytique fondamental aujourd’hui à distinguer méthodologiquement le « Marx exotérique » et le « Marx ésotérique ».

   Pour simplifier, si on veut un Marx pour comprendre le capitalisme du XXIe siècle, il faut dans le texte de Marx repérer tout ce qui ne touche pas aux formes phénoménales du capitalisme de la seconde moitié du XIXe siècle qu’il est en train d’analyser. Derrière son texte, derrière l’analyse des formes phénoménales historiques de son temps, il faut retrouver ce Marx qui parle des formes fondamentales (basales) du capitalisme qui nous intéresse aujourd’hui, pour à partir de cette théorie du noyau, faire maintenant dériver la pensée fondamentale (radicale dans ce sens où elle touche à la racine) de Marx afin de l’actualiser, et ce en regardant comment aujourd’hui se phénoménalisent au travers de sa folle dynamique immanente, le capitalisme au XXIe siècle. C’est cela si on veut, le « geste » de la critique de la valeur, le rapport à Marx aujourd’hui pour refonder une nouvelle théorie critique en prise directe avec le capitalisme à l’ère du capital fictif et de l’humanité superflue.

   Pour prendre une image explicitant ce geste méthodologique, c’est comme si le texte de Marx était une vitre de train portant un double image : à travers la vitre on voit le paysage extérieur de désolation qui constitue le niveau phénoménal pris par le noyau du capitalisme industriel au XIXe siècle et que Marx est en train de décrire avec une grande précision (c’est le Marx exotérique) et que l’on peut également saisir sous un autre angle dans la littérature de Charles Dickens ; mais si on y regarde bien, imbriqué dans cette première image, transparait au même instant le reflet d’un autre Marx, le « Marx ésotérique », plus « profond », qui a cherché (et jamais de manière totalement aboutie ni toujours de manière cohérente, cf. Kurz, Geld ohne Wert) à toucher aux formes sociales basales du capitalisme inapparentes comme telles en surface. 

   En ce sens le texte même de Marx est une forme de palimpseste où deux couches d’argumentation se superposent constamment, et qu’il était inutile pour Marx de bien séparer car de toute façon, parce qu’il croyait que le capitalisme n’en avait plus pour très longtemps à son époque. Parce que le capitalisme n’est pas l’éternel retour du même mais un processus dynamique où les contradictions sont poussées à des niveaux toujours plus destructeurs et à des échelles toujours plus grandes, la théorie critique au XXIe siècle si elle veut rester dans la fidélité à Marx doit au contraire faire ce travail de distinction méthodologique entre ce qui relève de l’essence et de l’apparence dans le texte même de Marx. C’est un peu là la signification de l’intitulé du site Palim Psao qui en grec ancien signifie « je gratte à nouveau ». Comme si « lire Marx au XXIe siècle » consistait justement à détacher, décrocher, décoller, a posteriori et parce que cela peut nous être utile à l’ère d’un régime d’accumulation capitaliste par anticipation de production de valeur future, les deux lignes argumentatives chez Marx. Il faut aller chercher avec les dents la ligne qui, en dessous même de la ligne d’argumentation s’attachant à la description des formes phénoménales de la configuration du capitalisme au XIXe siècle, peut nous être encore directement « utile » au XXIe siècle. En nous permettant de remonter toujours de l’abstrait au concret, elle nous aidera à comprendre les nouvelles formes phénoménales du capitalisme au XXIe siècle.

   Ceux qui croient qu’à l’ère du capital fictif, le capitalisme contemporain est toujours malgré la restructuration des années 1980, un régime d’accumulation auto-entretenue fonctionnant sur l’élargissement de la base de l’exploitation du travail vivant, se trompent. Et avec leur concept de « régime d’accumulation financiarisé », Aglietta et l’École de la régulation qui présupposent une identité immédiate entre l’accumulation sociale globale du capital fictif et l’amassement de survaleur, ne dérogent pas à cela ! Le fait de croire encore que l’exploitation du surtravail dans la configuration du « capitalisme inversé » reste le moteur réel du régime d’accumulation, et que l’excroissance de la finance ne serait possible qu’au travers de l’amassement de la survaleur, explique ainsi le déni de la borne interne absolue qu’évoque Marx et l’incompréhension devant la nécessité de distinguer méthodologiquement chez Marx les niveaux de l’essence et des formes phénoménales historiques. L’enjeu de cette distinction est aussi de démasquer politiquement tous les altercapitalistes de gauche et de droite qui comme Paul Jorion, Paul Krugman, Frédéric Lordon, Cédric Durand, Thomas Piketty, David Harvey, Joseph Stiglitz, les Économistes Atterrés, et tant d’autres, vont dire que l’argent est simplement mal distribué quand l’économie réelle est saignée au profit des marchés financiers et de son oligarchie. Rien de plus idiot que l’anticapitalisme tronqué des 99% contre les 1%.   

N. B. : Que veut dire la formule « avec Marx, au-delà de Marx » s’il s’agit finalement de faire du « Marx ésotérique » un « Marx pur » ?

   C. H. : Le « Marx ésotérique » n’est pas un Marx non-contradictoire, génial et pur que l’on pourrait découper facilement au scalpel pour le reprendre et le répéter tel tel, comme si Marx avait déjà tout dit sur ce niveau très abstrait de réflexion (c’est d’ailleurs parce que la critique de la valeur porte son attention dans un premier temps sur ce niveau très abstrait qu’elle a souvent au premier abord un aspect difficile et rebutant). La théorie de Marx soutient Kurz dans sa préface à Geld ohne Wert (« La révolution théorique inachevée »), a été reçue de façon positive au travers une grille d’interprétation influencée par le monde et la société contemporaines et cela s’est manifesté sous la forme des différentes écoles interprétatives du marxisme. Mais toutes ces batailles d’interprétation se sont caractérisées par l’idée commune que la révolution théorique de Marx était achevée, élevant ainsi le statut de son œuvre à une sorte de bible.

   La révolution théorique opérée par Marx est bien sûr une puissante révolution paradigmatique, mais elle est selon Kurz une révolution inachevée et dans cette mesure elle est non seulement incomplète mais responsable des possibles déficiences dans son interprétation (c’est une différence avec Postone). Marx n’est pas un fétiche devant lequel il faudrait se prosterner, comme si le maître avait forcément déjà tout dit et qu’il fallait simplement répéter une sorte d’ « invariance ». Marx est toujours le nécessaire point de départ, mais deux siècles bientôt après son œuvre et parce que le capitalisme a lui-même évolué, il faut partir plutôt des morceaux de Marx les plus utiles pour nous aujourd’hui et aller au-delà pour en quelque sorte poursuivre ses intuitions les plus fécondes, en leur donnant une cohérence logique et méthodologique plus grande (dans Geld ohne Wert, R. Kurz insiste beaucoup sur les incohérences méthodologiques de Marx dans le livre 1 du Capital, où on voit Marx par exemple sacrifier à l’individualisme méthodologique dans le premier chapitre sur le fétichisme de la marchandise quand il ne parlera que du capital particulier), tout en montrant que cette réflexivité critique est adéquate pour saisir la dynamique du capital dans sa configuration historique la plus récente. C’est en tout cas comme ça que je le comprends.

Toulouse, Octobre-novembre 2015

A suivre...

Bibliographie : 

Robert Kurz, « Le double Marx » (traduction par Stéphane Besson)

Robert Kurz, Lire Marx, La balustrade, Paris, 2013. 

Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise, Denoël, 2003. 

Norbert Trenkle & Ernst Lohoff, La Grande dévalorisation, Post-éditions, 2014. 


*La première partie a été publié sur le site Palim Psao en mai 2015 : < http://www.palim-psao.fr/2015/03/les-vases-vides-font-toujours-beaucoup-de-bruit-a-propos-d-une-certaine-reception-de-la-critique-de-la-valeur-en-france-par-clement >

[1] Rééditée chez les Editions Rue des Gestes, 2010.

[2] Il y eut quelques exceptions en France, on peut citer Henri Lefebvre et Norbert Guterman dans les années 1930, qui écrivirent La conscience mystifiée, qui commençait à toucher à plusieurs concepts ; après-guerre ou peut aussi penser à Jacques Camatte dans certains textes d’Invariance, qui introduisent des éléments nouveaux ; ainsi que des ouvrages de Jean-Marie Vincent à partir des années 1970. Les lectures critiques de Marx que feront Castoriadis ou Lefort restent elles surtout entachées par le prisme d’une confusion entre Marx et le marxisme le plus traditionnel.

[3] Jacques Camatte, « A propos du capital », in Invariance n°1, série II, 1971. 

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