Marie, étends ton manteau
Production et reproduction à l’heure du capitalisme en crise
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Roswitha Scholz
A partir de la fin des années 1990, passé le « tournant culturel » et sa phobie envers la critique radicale de l’économie, divers courants du marxisme connurent un nouvel élan, tandis qu’en parallèle éclatait cette crise qu’on n’attendait surtout pas. La théorie féministe non plus n’en est pas sortie indemne. Frigga Haug sillonne le pays sans relâche et un numéro de 2009 de la revue Das Argument était consacré à la question centrale des « éléments d’un nouveau féminisme de gauche ». Nancy Fraser s’écrit : « Femmes, pensez en termes économiques ! ». Et il n’est pas jusqu’à certaines féministes (ex-?)déconstructivistes qui ne réclament désormais que l’on replace l’oppression subie par les femmes dans le contexte de la critique du capitalisme[1].
Réémerge aussi soudain, comme base permettant d’expliquer les disparités entre les sexes, ce bon vieux rapport de « production » et de « reproduction » qu’on avait pourtant rejeté depuis longtemps au motif qu’il s’agissait d’un modèle dualiste. Aujourd’hui le voici qui retrouve sa place, y compris dans les réflexions des féministes de la mouvance queer. Ainsi par exemple chez Gabriele Winker : « D’un point de vue historique concret, la mise en place des structures capitalistes a conduit à ce qu’une plus grande part du travail de reproduction sociale soit effectuée en dehors du système de la valorisation capitaliste : au sein des familles hétérosexuelles, et là principalement par les femmes[2] ». Voilà qui est curieux : des arguments typiquement marxoféministes qu’on croyait déjà à demi oubliés sont à présent amalgamés sans façon, « en y allant gaiement » (Adorno), à des schémas conceptuels déconstructivistes ; et ce en dépit du fait que, dans les années 1990, une âpre querelle opposait féministes « matérialistes » à l’ancienne et postféministes (dé)constructivistes.
Ces derniers temps, lorsque, sans gros effort théorique préalable, il s’agit une fois de plus d’aller tout droit à la question de ce qu’il faudrait « faire concrètement » face à la crise, on réunit pêle-mêle : des critiques queer devenant soudain « économiques », un concept de « biens communs » soi-disant nouveau, une idéologie de l’open source s’appuyant sur l’exemple du développement des logiciels dits « libres », et, en règle générale, une improbable « économie solidaire ». Le mot d’ordre censé ouvrir la voie à un changement radical de nos conditions redevient « small is beautiful ». Ce qu’il reste du postmodernisme dans ce « retour de l’économique », c’est un trait tiré sur la totalité négative. La « société » est out, la « communauté » dans toutes ses variantes est in. Les analyses qui naguère critiquaient une idéologie alternative-communautaire bornée passent à la trappe. Par cet oubli volontaire et ce refoulement, on s’offre en quelque sorte une seconde naïveté.
Dissociation-valeur et socialisation
Dans un tel contexte, des éléments provenant de ma théorie de la dissociation-valeur viennent même jouer un certain rôle, puisqu’on n’hésite pas à la mettre sens dessus dessous pour en extraire, au mépris de sa visée propre, les concepts soi-disant nouveaux définissant le rapport entre la production (capitaliste) et des conditions de reproduction qui ne s’y intègrent pas. C’est pourquoi je commencerai par rappeler quelques-uns des points essentiels de la critique de la dissociation-valeur, afin de la situer par rapport aux toutes dernières tendances.
Comme son nom suffit à l’indiquer, il y a au cœur de cette théorie l’idée qu’un certain nombre d’activités de la reproduction définies comme féminines, mais aussi d’attitudes correspondantes (la sollicitude, par exemple) et de qualités dévalorisées (la sensibilité, l’émotivité, etc.), se voient, précisément, dissociées de la valeur et de sa substance, le travail abstrait, et attribuées « aux femmes ». De telles attributions caractérisent pour l’essentiel l’ordre symbolique du patriarcat producteur de marchandises[3]. D’emblée, il s’agit donc bien d’un aspect de la socialisation capitaliste, mais que les instruments conceptuels marxiens ne sont pas à même de saisir. Instauré en même temps que la valeur, cet aspect en fait structurellement partie ; cependant, d’un autre point de vue, il se trouve à l’extérieur de ladite valeur et, de ce fait, en constitue même la condition préalable. Valeur et dissociation se situent ainsi réciproquement dans un rapport dialectique. On ne peut faire dériver l’une de l’autre : au contraire, chacun des deux moments procède de l’autre. C’est précisément sous cet angle qu’il faut parvenir à se représenter la socialisation fétichiste, et non pas sur la base du seul rapport-valeur.
Or, le point décisif pour ce qui nous concerne ici est le suivant : à un haut degré d’abstraction, le rapport-dissociation est, en tant qu’autre du rapport-valeur, tout aussi socio-historiquement et négativement déterminé que lui. Il est un principe social traversant tous les plans et domaines de la société, et on ne peut par conséquent le répartir machinalement entre les sphères du privé et du public, de la production et de la reproduction. Certes, il comprend les activités de la reproduction qu’on ne parvient pas à faire entrer dans la logique du travail abstrait, mais il ne s’arrête pas là. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer l’évolution historique interne de la dissociation-valeur. Les femmes sont aujourd’hui « doublement socialisées », comme dit Regina Becker-Schmidt. Autrement dit, bien qu’elles se soient dans une large mesure intégrées à la société « officielle » du travail abstrait et de l’espace public bourgeois, elles n’en demeurent pas moins en charge du ménage et des enfants, doivent se battre davantage que les hommes pour atteindre les échelons supérieurs et gagnent en moyenne moins que les hommes, malgré le fait qu’elles les aient rattrapés en termes de niveau d’études. La structure de la dissociation-valeur s’est transformée mais, dans le principe, elle existe toujours.
Que la dissociation soit un moment de la socialisation négative, voilà qui ressort également des tout derniers développements de la situation d’ensemble. Les anciennes représentations bourgeoises des sexes ne sont plus adaptées au « turbocapitalisme » et à son implacable exigence de flexibilité : on assiste à la formation d’identités flexi-contraintes, qui continuent néanmoins de se penser en termes de genres distincts et spécifiques, alors même que l’image traditionnelle de la femme est obsolète. De surcroît, certaines études sur le thème « mondialisation et rapport entre les sexes » tendent à montrer que l’époque est révolue où les femmes paraissaient avoir (ou plutôt avaient effectivement en partie) conquis davantage de liberté à l’intérieur du système. La mondialisation s’accompagne désormais d’une « barbarisation du patriarcat » caractérisée par de nouvelles formes de sexisme.
La dissociation-valeur s’affranchit en quelque sorte des supports institutionnels rigides que représentaient la famille et la vie professionnelle, mais la hiérarchie entre les sexes n’en disparaît pas pour autant à la faveur du recul de l’Etat social et des mesures contraignantes prises par l’administration de crise. Il s’agit simplement d’une reconfiguration des anciennes structures d’affect. S’il en était autrement, on ne verrait pas les femmes prendre en charge, comme auparavant, les activités dissociées de la reproduction et les attributions correspondantes. L’ex-ministre de la famille Ursula von der Leyen en constitue la parfaite illustration, puisqu’il semble bien qu’elle soit tout à la fois mère de plusieurs enfants et médecin, membre du gouvernement, infirmière pour ses vieux parents et j’en passe. Par ailleurs, l’image traditionnelle de la femme redevient le dernier recours, y compris chez des carriéristes des médias actuels comme Eva Herman, qui, une fois de plus, a proclamé le « principe d’Eve » et obtenu grâce à lui un best-seller. Profondément enracinées dans la structure même du capitalisme, les identités ne peuvent manifestement pas être évacuées au moyen d’une simple déconstruction superficielle, comme l’avaient cru maintes chercheuses en gender studies. Paradoxalement, la « double socialisation » des femmes s’avère fonctionnelle. Ainsi, par exemple, les réseaux d’entraide s’efforçant de gérer la crise dans le tiers monde sont-ils essentiellement portés par des femmes, ce qui n’empêche pas qu’en règle générale, à l’heure de l’économie en flux tendu, les activités de la reproduction se retrouvent plus que jamais au bas de l’échelle. Elles constituent une sorte de rebut que l’on assigne aux femmes doublement socialisées.
Cette grossière esquisse suffit à montrer que la dissociation ne peut être comprise ni comme « reste » ontologique ni, la plupart du temps, comme « domaine » délimité, et encore moins comme un moment positif, en particulier comme une « émergence » ou un « modèle » de structures non capitalistes ou postcapitalistes. Bien au contraire, elle est déterminée par l’évolution historique et par le capitalisme exactement au même titre que le travail abstrait et la valeur, et doit par conséquent être abolie avec eux. La structure de la dissociation constitue l’essence de la dynamique capitaliste.
Frigga Haug et la « perspective 4-en-1 »
Le rapport qu’entretenait la théorie de la dissociation-valeur avec le marxoféminisme était fondamentalement critique, mais il y avait aussi des points de contact. Tout comme Frigga Haug, je comprends le patriarcat producteur de marchandises comme un modèle de civilisation, ce qui inclut les structures affectives et symboliques. Pour paraphraser Haug, l’aspect essentiel ne réside pas simplement, comme le pensent les (dé)constructivistes, dans les définitions normatives de la masculinité et de la féminité. L’individu est déterminé bien davantage par une efficacité et une volonté de performance, une rationalité économique spécifique, les structures objectives du contexte général mais aussi ses mécanismes et son histoire, ou encore les maximes de comportement. Parler du sexe mâle comme du « sexe du capitalisme » est donc d’autant plus légitime que c’est bien une vision dualiste de la masculinité et de la féminité, avec sa hiérarchie, qui constitue en général la représentation dominante des sexes à l’ère moderne. Dans le même ordre d’idée, je retiens également la thèse de Frigga Haug selon laquelle la modernité voit se côtoyer, d’une part, une logique d’« épargne temporelle » qui est, par principe, à classer du côté de la sphère de la production et de la « logique de profit des entreprises », et d’autre part une logique de « prodigalité temporelle » qui correspond au domaine de la reproduction (surveillance des enfants, soin et attention portés aux autres, etc.).
Mais le problème, chez Haug, c’est que le rapport entre les sexes n’est compris que comme un « rapport de production » d’un genre un peu spécial, dont la « logique » propre n’est appréhendée en quelque sorte que phénoménologiquement ; il est établi à partir de vues issues d’un marxisme plutôt éculé et qui restent en deçà du niveau des catégories formelles de base de la société. La faute en revient avant tout à l’ontologie marxiste-traditionnelle du « travail », qui nous oblige pour ainsi dire à introduire en fraude la critique féministe dans le contexte systémique général. La théorie de la dissociation-valeur pose au contraire d’emblée la répartition des rôles sexuels au même niveau d’abstraction que le travail et la valeur ; le rapport de dissociation compte lui aussi au nombre des catégories de base.
Certes, Frigga Haug adopte toujours un point de vue systémique général et ne se cantonne pas à des raisonnements à petite échelle, mais ça ne fait pas pour autant disparaître la traditionnelle pierre d’achoppement. Elle voudrait faire face à la profonde crise du capitalisme au moyen d’une réduction radicale du temps de travail dans le domaine professionnel, réduction qui dégagerait suffisamment de temps pour une reproduction culturelle comprenant également les activités liées au développement personnel et à la politique. Ces idées qu’elle défend depuis longtemps, nous les retrouvons peu ou prou dans ce qu’elle met aujourd’hui en avant sous l’étiquette « perspective 4-en-1 » (travail, reproduction, culture, politique) et qui vise à faire évoluer la société humaine du point de vue écologique, économique et social[4]. C’est dans cet esprit qu’elle milite en faveur de l’entrée en politique d’un nouveau féminisme de gauche, associée à la mise en place de quotas.
On peut toutefois se demander si vraiment, dans l’actuelle situation de crise, cette perspective est encore réaliste. Outre qu’elle oublie que la redistribution des différents domaines du « travail » est tenue de prendre place uniquement à l’intérieur d’un cadre donné, Haug, lorsqu’elle invoque les « rapports de force » gramsciens, surestime les possibilités de l’action politique traditionnelle. Nous le voyons bien : depuis le krach massif de 2008, c’est le maintien à tout prix du capitalisme qui est à l’ordre du jour. Les risques de banqueroutes étatiques et l’évidence d’une limite à la logique de la valorisation font paraître bien fragile la perspective en question, qui, en définitive, aboutit au subventionnement étatique sous les conditions capitalistes. Ne serait-il pas préférable de placer les exigences immanentes droit dans la perspective d’une transformation radicale du système que Haug, en raison de ses vieux présupposés marxistes, ne parvient pas à thématiser ? Ce serait peut-être plus « réaliste » que ces concepts qui se veulent concrets et laissent entendre au fond qu’on pourrait mettre en œuvre un programme néokeynésien se présentant certes comme transcendant le système mais ne contenant rien de plus qu’une reconfiguration, sur la base de l’ontologie du travail, de ce qui existe déjà actuellement : des sphères constituées par le capitalisme et qui précisément, en tant que telles, devraient être abolies.
Concepts pour une économie solidaire
Là où d’aventure le problème de la socialisation négative émerge encore chez Frigga Haug, serait-ce sous une forme tronquée par la perspective phénoménologique, il est aussitôt expressément brisé, morcelé en éléments particularistes dans le cadre du « retour de l’économique » post-postmoderne. « Economie solidaire », « biens communs », concepts d’open source, etc., toutes ces nouvelles tendances trouvent en partie leur source (rarement reconnue) dans les notions de « subsistance » ou de « travail pour soi » qu’ont défendues en Allemagne principalement Maria Mies, Veronika Bennholdt-Thomsen et Claudia von Werlhof. En se focalisant sur une agriculture petite-bourgeoise et une compréhension de la reproduction qui s’y restreint, on rejetait en bloc toute idéologie industrielle et technologique comme étant ce sur quoi repose, selon Mies et consorts, l’oppression subie par les femmes, la nature et les autres « peuples ». Cette vision des choses s’est imposée partout comme le concept le plus radical de sortie du marché et de l’Etat. A tort à mon avis, car, outre qu’on néglige ce qu’elle contient d’aversion hautement problématique et indifférenciée envers la technologie, il est clair de toute façon que l’idée de subsistance ne vise pas la sortie de la logique du marché mais simplement la mise sur pied d’un marché intérieur local où la (re)production de subsistance assurée par les femmes deviendrait le cœur de la société.
Chez les économistes de la subsistance, niveau et contexte généraux sont pratiquement inexistants ou ne surgissent qu’au moment de l’analyse-négation de la socialité mondiale, comme si un penser dichotomique séparant les notions de « communauté » et de « société » ne faisait pas structurellement partie du capitalisme depuis au moins Ferdinand Tönnies. En cette phase historique marquée par le passage de la socialisation négative à la barbarisation du patriarcat producteur de marchandises, rien d’étonnant à ce que de tels projets jouent à merveille le rôle de pseudo-concepts légitimateurs. Ils font de nécessité vertu. Qu’on le veuille ou non, la terre brûlée de l’économie de marché constitue d’ores et déjà une réalité pour de nombreuses régions du monde. Une notion de subsistance visant simplement à survivre d’une façon ou d’une autre dans le cadre de cette réalité-là est à présent retournée en projet d’émancipation. Implicitement, c’est l’idéologie du « travail honnête » que l’on nous ressert ici.
Les idéologies « small is beautiful » ont toutefois subi elles aussi une métamorphose. Aujourd’hui, contrairement aux années 1980 et 1990, c’est plutôt un patchwork qu’on nous propose. Les notions de subsistance et de travail pour soi se muent directement en concepts à technologie intégrée, qui sont à leur tour découpés en « modèles » tronqués et particularistes. Sous le terme flou d’« économie solidaire », on voit de vieilles idées issues des réflexions sur la subsistance et l’économie alternative (par exemple, les idées de petite production coopérative, de magasins gratuits, de réformes monétaires ou de monnaies locales alternatives, etc.) venir s’amalgamer en dépit du bon sens avec le concept numérique d’« open source », ce qui revient à remplacer un refus en bloc de la technologie par de grossiers projets d’appropriation de cette même technologie. Et, dans ce contexte, émerge également la notion de « biens communs », par laquelle le moment prémoderne de la reproduction que représentent les « communaux » (terres à usage collectif) se voit idéalisé dans l’esprit de l’idéologie communautaire moderne.
Paradoxalement, il n’est pas rare que soient intégrés également à cette réflexion d’ensemble des éléments arrachés aux critiques de la valeur et de la dissociation-valeur, qui ont entretemps fait leur chemin au sein d’une partie de la gauche. Pour autant, on ne veut rien savoir de leur analyse primordiale du jeu trop « perso » de l’idéologie de l’alternatif, ni de leur constat corrélatif que les gesticulations du domaine de la reproduction n’ont rien à voir avec la vraie vie. Ainsi Stefan Meretz, par exemple, instrumentalise-t-il la théorie de la dissociation sexuelle en faisant l’impasse sur les conflits existant de longue date entre cette approche et les positions « biens communs » et « open source » qu’il défend[5], lorsqu’il écrit : « Le capitalisme a dissocié certains moments essentiels de la production de la vie sociale et les a relégués dans une sphère de la reproduction. On a séparé la production connotée masculine (l’“économie”) de la reproduction connotée féminine (la “vie privée”). Capitalisme et patriarcat moderne ont la même origine ». Malheureusement, cette « même origine » de la valeur et de la dissociation redevient ici un simple rapport secondaire de dérivation dans lequel la dissociation apparaît cantonnée à l’intimité d’un domaine de la reproduction au sens strict, alors que, comme je l’ai dit, la dissociation traverse en réalité toutes les « sphères », y compris l’« économie », et n’est « de même origine » que dans cette mesure.
Cela conduit alors Meretz à élaborer une perspective de dépassement tronquée : « La production du secteur privé, structurellement aveugle et apparue seulement dans un deuxième temps, ne pouvait s’étendre qu’à condition, d’une part, de le faire constamment au détriment de la production de subsistance et de biens communs, et d’autre part de pouvoir renvoyer à une production complémentaire de subsistance et de biens communs pouvant et devant nécessairement compenser les effets de l’“économie”. La production de marchandises ponctionne en permanence la sphère des biens communs sans rien lui donner en retour. Les biens communs ont la capacité de supplanter la marchandise en tant que fonction sociale déterminante[6] ». Le rapport de dissociation, bel et bien compris au final comme secondaire, n’est plus défini comme complément de la socialisation négative ; vu par le petit bout de la lorgnette des « biens communs » ou de la subsistance, il est au contraire idéalisé et transfiguré en champ d’action ou en démarche pour un « dépassement de la forme marchandise » à l’échelle du particulier.
Critique queer de l’économie
Une certaine critique « économique » queer s’inscrit maintenant elle aussi dans la même tendance. Ainsi, par exemple, Kathrin Ganz et Do Gerbig dénoncent-elles un « penser capitalocentré », qui s’articule autour du capital et du travail au lieu de déconstruire ces catégories et de prendre en considération d’autres disparités sociales ou interidentités[7]. Femmes, homosexuels, travailleurs free-lance, hackers/nerds, etc., tous sont donc abruptement placés sur le même plan, même si l’on remarque au passage que les femmes sont plutôt rares dans les réseaux de hackers (un simple exemple des diverses exclusions qu’on peut en général y constater). Mais il en faudrait bien davantage pour entamer la bonne humeur et l’enthousiasme de cette critique « économique » queer parfois qualifiée de queerféministe. « Partout dans le monde », en effet, il se passe « des choses qui font chaud au cœur. Des gens entrent en relation, travaillent ensemble et forment des réseaux, développent de super projets et inventent des appareils incroyables. Ils créent leurs propres espaces de liberté, expérimentent et ne craignent pas de se faire remarquer[8] ». On fait valoir que le capitalisme ne serait pas « normal », et même, avec J. K. Gibson-Graham, qu’il y aurait toujours eu des praxis non capitalistes allant au-delà. Seulement, à l’instar de ce qu’a proposé Judith Butler pour l’identité sexuelle, de telles représentations comprennent le capitalisme comme une pure « fiction régulatrice »[9]. Tout le problème du (dé)constructivisme réorienté vers « l’économique » est là : il oublie que le mode de socialisation négatif n’est pas une construction symbolique (més)interprétable à discrétion, mais une dure réalité englobant tout le reste.
Le fait que la valeur ait toujours besoin de son autre est ici délibérément occulté. Pire : quelle que soit la diversité des formes sous lesquelles cet autre indispensable se présente, on le gratifie, comme chez Meretz, d’un « mieux-être », d’un caractère transcendant en soi. Le caractère fétiche de la dissociation-valeur est refoulé et, de façon tout à fait simpliste, on préconise une sortie volontariste à base de « praxis quotidiennes » clandestines. On en arrive ainsi à hypostasier la différence suivant un schéma nouveau : toutes les différences se valent et, par exemple dans l’idéologie des « biens communs », sont présumées déjà dépassées. Naturellement, les débats (féministes) sur l’intersectionnalité trouvent eux aussi leur place dans ce tableau. Que l’on soit allé au bout de l’idylle queer avec les hiérarchies imaginée jadis, les théoriciennes queer l’ont elles-mêmes reconnu ailleurs et depuis longtemps[10].
Lorsque, y compris dans les quartiers où être gay ou lesbienne avait acquis un certain poids, on n’accorde plus désormais à ces groupes qu’un statut précaire, alors on n’a peut-être plus le choix, même sous de telles conditions. Mais c’est bien pourquoi il ne faut pas faire de nécessité vertu. C’est précisément l’idéologie de la communauté à l’unisson qui tue ici toute espèce d’altérité. Qui aurait pensé que tous les acteurs, de l’agent d’entretien à l’hôtesse de l’air, s’y verraient affecter une charge sexuelle (cf. Ganz/Gerbig) ? Il faudra bien un jour qu’on déconstruise réellement les manières de voir dualistes et dichotomiques. Dans la mesure où il y a toujours eu naguère, au sein du féminisme, un important courant s’attachant à fuir et à dénoncer de façon véhémente le domaine étroit de la reproduction et le caractère borné des tâches domestiques, chacun (ou plutôt chacune) cherche aujourd’hui encore à quitter précisément ledit domaine pour entrer dans le royaume de la liberté. Voilà ce qui arrive lorsque la précarisation gagne du terrain ; et qui en pâtira vraisemblablement ? Comme le « care », au sens de l’activité féminine de reproduction telle que nous l’avons connue jusqu’à maintenant, n’est sans doute qu’un moment parmi beaucoup d’autres dans la valse communautaire queer, une fois encore, après des siècles de tradition patriarcale, activités féminines et structures correspondantes disparaissent discrètement de la liste des sujets traités[11]. Car, en dépit de tous les changements survenus au cours des dernières décennies, ces activités échoient encore majoritairement aux femmes, y compris dans les ménages de gauche. La domination masculine se poursuit donc, nullement inquiétée, qu’on ne remarque pas seulement dans les milieux antifascistes mais qui risque bien de s’affirmer d’autant plus avec la montée d’une certaine « femme-au-foyérisation » (Claudia v. Werlhof). Nous avons un tel putain de plaisir à être ensemble ! Pour ce qui est des moyens d’existence, ils seront assurés par un revenu de base que depuis des lustres les conservateurs-libéraux mettent à leur manière sur le tapis.
Pourtant, en même temps, lorsque dans les cercles féministes queer il s’agit d’aborder l’ordre sexuel comme « objet concret », on s’aperçoit qu’on ne s’en sort pas sans faire appel au rapport, longtemps dénigré comme dualiste, entre les sphères de la production et de la reproduction (voir plus haut). Le récent « tournant matérialiste » réclame logiquement son tribut, et où ira-t-on chercher les concepts nécessaires, sinon du côté de cette théorie féministe à l’ancienne qu’on a fui des années durant ?
Les fantasmes de Schirrmacher
A l’heure où la société se dirige de plus en plus vers une mégacrise et, partant, vers une politique minimaliste, le journaliste conservateur Frank Schirrmacher a sa solution. Dans un livre intitulé justement Minimum et sous-titré De la dissolution de notre communauté à sa refondation, il demande : « Qu’advient-il lorsque l’Etat n’est plus en mesure de tenir ses promesses d’aide ? Qui vole au secours de qui lorsque ça devient sérieux, qui prend soin de qui en cas de nécessité, qui peut se fier à qui lorsque la situation s’aggrave [...] et surtout : qui travaille pour qui alors même qu’il n’y a pas d’argent ?[12] ». Suivant ce que j’ai expliqué précédemment, on ne s’étonnera guère que Schirrmacher songe ici « aux » femmes en général, ce qu’il s’efforce d’ailleurs de formuler un peu plus loin : « A partir du constat que les femmes possèdent une forte compétence émotionnelle et sont même, vraisemblablement, les fondatrices de notre communauté, nous pouvons conclure, soit que cela vaut pareillement pour tous les individus, soit, par conséquent, que le rôle de mère s’impose aux femmes [...]. Nous ne pouvons revenir en arrière [...]. Les enquêtes effectuées au cours des cinquante dernières années [Schirrmacher fait ici référence aux neurosciences, mais aussi à la psychologie évolutionniste et à l’anthropologie – R.S.] le confirment : c’est aux femmes que revient le rôle-clé, s’agissant aussi bien de préserver les familles que de bâtir et stabiliser les réseaux d’amitiés appelés à l’avenir à prendre le pas de plus en plus sur la famille traditionnelle [...]. Dès ce moment – d’ici 2050 pour ce qui concerne l’Union Européenne – on attendra des femmes qu’elles accomplissent les deux à la fois : faire grimper le produit national brut et fournir des enfants au pays [...]. Mais ça n’est pas tout. Les filles doivent se tourner davantage vers les métiers scientifiques[13] ».
Nombre d’analyses féministes souscrivent à cette vision des choses : elles misent sur la « double socialisation » face aux anciennes représentations de la femme au foyer élevée au pinacle ; mettent l’accent sur la communauté comme ressource, à l’heure certes où le modèle de la cellule familiale se désagrège mais, grâce aux femmes et à leur sens « inné » des relations sociales, se maintient sous la forme de la « famille choisie » (que les queer contribuent largement à promouvoir) ; et s’appuient en outre sur des vues déconstructivistes à la Judith Butler, qui entendait, par la déconstruction, saper radicalement la crédibilité de rapports traditionnels entre les sexes devenus de toute façon obsolètes. De la sorte, Schirrmacher parvient à récupérer implicitement certaines démarches déconstructivistes, sans pour autant renoncer aux points de vue biologistes issus des neurosciences. Il précise bien que ses nouveaux stéréotypes ne sauraient en aucune façon prendre en compte toutes les femmes.
On pourrait ramener cela à la formule : « Marie, étends ton manteau de protection sur nous tous », comme il est dit dans un vieil hymne catholique – hymne dont nous aurions maintenant en quelque sorte la version « alpha girls » postmoderne. En d’autres termes, un énième avatar de la « féminité comme produit d’entretien et de désinfection », pour rejoindre Christina Thürmer-Rohr. La façon dont on valorise ostensiblement les femmes aujourd’hui et le fait incontestable que, de plus en plus, elles parviennent à des postes de responsabilité en économie et en politique, sont donc à accueillir avec méfiance. A y regarder de plus près, il s’agit au fond d’une espèce de sexisme inversé.
Contre un dépassement partiel
L’économie queer entend dénoncer, à juste titre, des rapports de reproduction entre individus anonymes, mais conçoit ces rapports, de manière non dialectique et contraire à la théorie de la dissociation-valeur, comme rapports dans lesquels c’est uniquement le principe (structurellement masculin) de la valorisation qui représente le niveau englobant, général, du capitalisme[14]. Résultat : dans la réalité sociale, la perspective « care » repose en fait une fois de plus sur les liens du sang, et son seul horizon demeure la famille monoparentale maternelle. Mais un féminisme orienté queer s’entend si bien avec tout le monde, y compris ses amis hackers/nerds mâles ! En réalité, les femmes ont un atout, que Schirrmacher feint d’avoir reconnu tout en leur remettant de manière apodictique : leur cul. Grâce à lui, elles sont censées sauver le monde.
Sur le plan de l’engagement concret, il faut être lucide et constater qu’on ne pourra pas vaincre le patriarcat producteur de marchandises par des efforts de pratique politique misant simplement sur la reconfiguration de sphères de la production et de la reproduction constituées elles-mêmes par le capitalisme. On ne verra aucune issue tant qu’on ne se fixera pas pour objectif de surmonter l’ensemble des rapports. Je ne cherche pas ici à nier ou à estomper de façon abstraite la spécificité des différents moments de la reproduction sociale, mais à redire qu’on ne dépassera pas ces rapports à partir de telle ou telle sphère particulière, et moins encore en faisant abusivement des activités connotées féminines de la reproduction le point où se concentrerait un « bien » ontologique. La question n’est pas celle d’un « méta-bien commun[15] », notion qui ramène le mode de socialisation à un arrangement au sens de l’idéologie communautaire, mais d’une critique radicale dépassant la dichotomie entre « communauté » et « société ». Le « retour de l’économique » intervient dans une crise d’une ampleur telle qu’on ne pourra en venir à bout au moyen de concepts particularistes à bon marché.
Paru dans Phase 2, n°36, juin 2010
http://phase2.nadir.org/index.php?artikel=812
http://www.exit-online.org/druck.php?tabelle=autoren&posnr=461
Traduction de l’allemand : Sînziana
Roswitha Scholz est une théoricienne majeure du courant « Wertabspaltungkritik » (critique de la dissociation-valeur), veuve du principal inspirateur de ce courant Robert Kurz (1943-2012) et membre du groupe-revue Exit ! (issu d'une scission au sein du groupe Krisis connu pour le Manifeste contre le travail). Elle est l'auteur de nombreux articles et ouvrages dont « Le Sexe du capitalisme » (non traduit). Un recueil de ses principaux articles théoriques sera publié en France en 2015. De cet auteur, on pourra lire en français, « Le queer a fait son temps » (entretien), son texte « Remarques sur les notions de "valeur" et de "dissociation-valeur" », ou celui intitulé « Théorie de la dissociation-valeur et théorie critique adornienne », ainsi qu'une présentation générale par Johannes Vogele des thèses de R. Scholz dans « Le côté obscur du capital. "Masculinité" et "féminité" comme piliers de la modernité ». On retrouvera également une présentation de ces thèses dans l'article d'A. Jappe « Le côté obscur de la valeur et le don » (Revue du MAUSS).
[1] Das Argument, n°281, « Elemente eines neuen linken Feminismus », mars 2009 ; Nancy Fraser, « Frauen, denkt ökonomisch ! », Taz, 7 avril 2005 ; Angela McRobbie, Top Girls. Feminismus und der Aufstieg des neoliberalen Geschlechterregimes, Wiesbaden, 2010.
[2] Gabriele Winker, « Traditionelle Geschlechterordnung unter neoliberalem Druck : Veränderte Verwertungs- und Reproduktionsbedingungen der Arbeitskraft », in Melanie Groß et Gabriele Winker (dir.), Queerfeministische Kritiken neoliberaler Verhältnisse, Münster, 2007, p. 19.
[3] Pour plus de détails, je renvoie à mon livre Das Geschlecht des Kapitalismus. Feministische Theorien und die postmoderne Metamorphose des Patriarchats, Bad Honnef, 2000.
[4] Frigga Haug, Die Vier-in-einem-Perspektive. Politik von Frauen für eine neue Linke, Hamburg, 2008.
[5] Cf. notamment Roswitha Scholz, « Der Mai ist gekommen : Ideologische Verarbeitungsmuster der Krise in “wertkritischen” Kontexten », Exit!, n°2, 2005, pp. 106-137 ; Robert Kurz, « Der Unwert des Unwissens : Verkürzte “Wertkritik” als Legitimationsideologie eines digitalen Kleinbürgertums », Exit!, n°5, 2008, pp. 127-195.
[6] Stefan Meretz, « Die gesellschaftliche Logik der Commons : Eine Gütersystematik », Analyse und Kritik, n°549, p. 13. Voir aussi : Carola Möller et al. (dir.), Dissidente Praktiken. Erfahrungen mit herrschafts- und warenkritischer Selbstorganisation, Königstein im Taunus, 2006 ; Friederike Habermann, Halbinseln gegen den Strom. Anders leben und wirtschaften im Alltag, Königstein im Taunus, 2009.
[7] Kathrin Ganz et Do Gerbig, « Diverser leben, arbeiten und Widerstand leisten : Queerende Perspektiven auf ökonomische Praxen der Transformation », Arranca!, n°41, janvier 2010.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Cf. Christiane Wehr, « Queer und seine Anderen. Zu den Schwierigkeiten und Möglichkeiten queerer Bündnispolitik zwischen Pluralismusansprüchen und Dominanzeffekten », in Groß/Winker, Queerfeministische Kritiken neoliberaler Verhältnisse, op. cit.
[11] Ibid.
[12] Frank Schirrmacher, Minimum. Vom Vergehen und Neuentstehen unserer Gemeinschaft, München, 2006, p. 21.
[13] Ibid., p. 136 sq.
[14] Cf. Gabriele Winker, « Traditionelle Geschlechterordnung unter neoliberalem Druck », art. cit.
[15] Andreas Exner, « Die “Große Transformation” zur “Großen Kooperation” : Commons, Markt, Kapital und Staat », 2010, http://www.social-innovation.org/?p=1644.