Le « spectacle »
comme illusion et comme réalité
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Il est bon qu’en ces temps où fleurit la langue de bois, soit actualisée une parole de scandale dont on n’a pas fini d’entendre parler...
La notion de « spectacle », dont les situationnistes ont fait leur concept critique le plus connu, est une notion équivoque. Sa banalité apparente a été pour beaucoup dans le fait qu’il soit employé par nombre de coquins, qui s’autorisent de Guy Debord en toute inconscience ou en toute imposture.
Le comble de ces impostures, le plus souvent conscientes, étant qu’on attribue aux situationnistes et à Guy Debord, au déni de l’évidence (et de leurs déclarations explicites !), une haine des images[1]. Et on sait, on le verra tout à l’heure, que Debord n’a jamais méprisé l’usage des images.
Mon propos ne sera pas de préciser la théorie situationniste du spectacle. Il sera beaucoup plus modeste. Enfin, en même temps plus modeste et plus ambitieux. Modeste, car il va se limiter à situer le concept situationniste de spectacle. Ambitieux, car il prétend en marquer le développement : je montrerai qu’en articulant l’analyse du spectacle à l’analyse de la marchandise. Je rappelle que la société du spectacle est désignée comme société spectaculaire-marchande ! Guy Debord lui donne une consistance critique rigoureuse. Mais, c’est en tout cas l’hypothèse que je voudrais vous proposer, il ne va pas au bout du chemin.
Une banalité de base ?
Alors, ce terme de « spectacle » ne serait-il qu’une banalité de base ? N’y aurait-il pas quelque exagération à en faire un concept, un concept de l’analyse critique ?
C’est vrai, la notion de « spectacle » n’est pas sortie tout armée de la cuisse de Guy Debord (ni de sa gueule de bois un soir de migraine – à l’instar de certains récits de la naissance de la fille de Zeus). Le concept de spectacle a été introduit par Guy Debord dans le Rapport sur la construction des situations (1957), un texte qui est à l’origine de la fondation de l’Internationale situationniste. Elle l’est d’abord à propos du dramaturge allemand Bert Brecht : « seule l’expérience menée par Brecht à Berlin nous est proche, écrit Debord, par sa mise en question de la notion classique de spectacle. »[2] La signification de cette proximité est claire : ce qui intéresse Debord, c’est l’effort que fait Brecht de casser l’illusion théâtrale par ce que l’on appelle la distanciation[3]. Au rebours de l’ambition théâtrale, d’obtenir une identification du spectateur aux personnages mis en spectacle, il y a la volonté de donner la conscience de l’écart entre le spectacle et la « vie réelle », et de faire du spectacle, non un instrument de désengagement de la vraie vie, mais même, au contraire, un outil pour intervenir dans la réalité (il y a presque de la pédagogie, et même de l’intervention dans la conception brechtienne du théâtre). Il y a une deuxième occurrence de la notion de « spectacle » dans ce texte, encore plus explicite : « Il est facile de voir à quel point est attaché à l’aliénation du vieux monde le principe même du spectacle : la non-intervention »[4]. Est ici introduite la notion d’aliénation, qui fonctionne comme une définition de l’illusion théâtrale, et l’idée que le « vieux monde » est un monde de la dépossession de soi au profit de l’identification illusoire dans les personnages du spectacle. Je dirai qu’il n’y a rien de particulièrement « situationniste » dans tout cela, même si la première thèse de la Société du Spectacle[5] prend cette observation comme point de départ : « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. »
Rien de particulièrement « situationniste » apparemment. D’ailleurs il sera assez peu question de « spectacle » dans les premières années de l’Internationale. Ce qui deviendra plus tard un concept central est, dans un premier temps, un peu laissé de côté. Les situationnistes sont davantage préoccupés par l’expérimentation ludique, la dérive et l’urbanisme unitaire.
C’est à partir du numéro 4 d’Internationale situationniste (juin 1960) que la notion de spectacle va être, systématiquement cette fois, utilisée comme un concept critique.
Dans la mêlée critique
Il n’est pas indifférent de préciser le moment de cette reprise de la notion de « spectacle », qui va peu à peu devenir un véritable concept critique.
Ce moment, c’est d’abord celui de la fréquentation par Guy Debord et Raoul Vaneigem du philosophe Henri Lefebvre. On sait que cette amitié, qui fut brève et violente. Elle dura approximativement de 1959 à 1962 et elle fut pour beaucoup dans le « marxisme » de Guy Debord[6]. Il serait certes réducteur d’identifier aux ouvrages publiés par Lefebvre ce que Guy Debord a appris de lui ; la curiosité intellectuelle et la familiarité avec la langue allemande de l’auteur de la Critique de la vie quotidienne (1961, l’Arche) permettent d’imaginer que de manière informelle, il a fait profiter ses amis de ses connaissances d’auteurs largement inconnus en France à la date[7].
Je parle de l’amitié d’Henri Lefebvre et je pense que cette amitié fut importante. On sait que Lefebvre et Debord se sont approprié, chacun pour leur compte, ce qui était sans doute le produit commun de leurs longues discussions, ce qui a d’ailleurs donné des accusations réciproques, anecdotiques ou misérables, de copie et de plagiat. Il n’empêche que la relation paradoxale que Henri Lefebvre a entretenue jusqu’à la fin de sa vie avec le marxisme traditionnel et son organisation politique n’est pas sans analogie avec le rapport paradoxal de Guy Debord avec le marxisme.
Je rappelle tout de même que Henri Lefebvre, même s’il a été un philosophe marxiste turbulent qui a, à plusieurs reprises, pris ses distances avec le parti communiste, a finalement été un auteur du parti communiste, revendiqué comme tel, édité par lui, donc une relation qui pendant plus d’une dizaine d’années a été une relation d’amour/haine, de proximité et en même temps d’écart avec le marxisme traditionnel, et pourtant il y avait une cohérence de la pensée d’Henri Lefebvre avec des pans entiers de ce marxisme traditionnel. Henri Lefebvre avait voulu maintenir une orthodoxie quant à la représentation marxiste de la société capitaliste et des luttes de classes. Et pourtant, et en même temps, il revendiquait un développement moderne de la théorie de Marx.
Je parle d’une analogie avec ce rapport paradoxal de Guy Debord avec le marxisme[8]. On verra dans quelques minutes à quel point, en dépit du fait qu’il ait donné les moyens théoriques de rompre radicalement avec le marxisme traditionnel, avec la vision de la tradition que le mouvement ouvrier avait laissée, Guy Debord ne s’est jamais départi d’une solidarité prolétarienne, finalement très gauchiste, avec la classe ouvrière.
J’ai parlé d’Henri Lefebvre, mais un autre auteur est important. La reprise critique de la notion de « spectacle » s’effectue au moment où les travaux de Joseph Gabel sur l’analogie entre aliénation mentale et aliénation politique aboutissent à la publication de sa thèse, très importante, sous le titre de La fausse conscience[9]. L’ouvrage de Joseph Gabel est important parce qu’en élaborant la notion marxiste d’aliénation au moyen des apports de la psychiatrie, l’auteur met en évidence l’intérêt des notions connexes de réification et de fétichisme, tant pour l’analyse des formes sociales de l’aliénation que pour ses formes psychotiques, et singulièrement pour la schizophrénie. Joseph Gabel estime d’ailleurs que la part la plus importante de la pensée de Marx n’est justement pas ce que la tradition en a retenu, et dont à son avis il n’y a rien à conserver[10], mais sa théorie de l’aliénation, où il voit le seul « marxisme » authentique (raison pour laquelle il se revendique du marxisme, et conteste que soient marxistes les tenants de l’interprétation traditionnelle de Marx). Pour lui, « Marx apparaît... comme l’un des fondateurs de la psychologie politique »[11] et le marxisme est « en fait une théorie de la pensée délirante »[12]. Et on ne peut que penser à ce que disait Michel Henry, que « le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx »[13].
En se revendiquant du marxisme, quoique d’un marxisme « ouvert », et en désignant le marxisme traditionnel ou orthodoxe (dit « dogmatique ») comme un exemple parfait de pensée réifiante et réifiée, Joseph Gabel était au coeur des débats qui agitaient à la date les différents groupes qui s’attachaient à évaluer, à réévaluer, l’intérêt de la pensée de Marx.
La question de l’évaluation de l’usage qu’en faisaient les marxistes, qu’ils soient au pouvoir ou pas, était au centre des débats. Quelle fonction avait la théorie marxiste dans les sociétés du « socialisme réel » ? Et si le marxisme dans son usage étatique n’était pas le marxisme authentique, quel était celui-ci ? Dans ces débats, la notion d’aliénation était un enjeu stratégique. En effet, si elle recoupait la question de l’importance à accorder aux écrits de jeunesse de Marx, ainsi que la question de la scientificité des écrits de maturité, elle constituait un outil d’analyse du fonctionnement idéologique des sociétés, y compris de celles du « socialisme réel », ce qui, bien légitimement, suscitait la méfiance de leurs défenseurs.
Je me suis un peu attardé sur ce qu’il en était de cette mêlée critique des années qui étaient entre le milieu des années 50 et le début des années 60, et y a lieu de se demander pourquoi, alors que la discussion était animée dans tous ces cercles, les situationnistes ont voulu maintenir, et donner une consistance de concept critique, à la notion de spectacle. En effet, on peut considérer que cette notion était une première manière, intuitive peut-être, de vouloir saisir des phénomènes que le marxisme prétend saisir avec les concepts d’aliénation, de fétichisme et de réification. Les situationnistes prétendaient intervenir dans la « culture et l’art », c’est-à-dire dans ce que la tradition marxiste désigne comme les « superstructures idéologiques » ou culturelles, et où la lutte des classes se manifeste par la lutte contre les formes aliénantes de la culture et pour une culture participant à l’émancipation. Ce projet, dans sa formulation générale, correspond apparemment au projet situationniste. On pouvait imaginer une « marxisation » de la notion de spectacle qui serait devenue une version plus moderne, plus puissante, des concepts d’aliénation, de fétichisme et de réification.
Une réponse pourrait être que les situationnistes avaient la conviction un peu hautaine de constituer une théorie qui, pour citer Guy Debord, « aura été la première à définir avec exactitude [les conditions générales de l’histoire présente]. »[14] Et que le propos n’était donc pas d’en faire l’aggiornamento de la théorie critique de Marx, mais au contraire d’y intégrer ce que Marx, (et d’autres éventuellement : j’ai évoqué Joseph Gabel et Henri Lefebvre par exemple) pouvaient lui apporter. J’en veux pour preuve ce qu’écrit Mustapha Khayati dans le n° 10 d’Internationale situationniste : « nous utilisons des concepts déterminés, déjà utilisés par les spécialistes, mais en leur donnant un nouveau contenu […]. Le mot aliénation par exemple, un des concepts clés pour la compréhension de la société moderne […] »[15].
Une autre réponse serait qu’en faisant le choix d’élaborer la notion de spectacle en concept critique et de le faire hors du calme des bibliothèques et des débats des colloques, les situationnistes se sont donné les moyens de l’aiguiser à l’occasion des multiples modalités de la pratique radicale[16]. En cela, ils n’ont pas agi en philosophes mais en stratèges[17], et, reprenant le geste de Marx plutôt que la théorie marxiste[18], ils ont, à la hauteur de leur ambition (et même au-delà de cette ambition, je pense), réinventé la théorie radicale[19].
Le spectacle : un concept paradoxal
L’essai de 1966, « Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire marchande » manifeste que le spectacle est devenu la catégorie critique centrale de la théorie situationniste. Publié dans le numéro 10 de la revue, c’est-à-dire en mars 1966, il témoigne de l’intense activité de l’Internationale. Guy Debord et Raoul Vaneigem sont en train de rédiger leur « livre de théorie »[20], et dans quelques mois, le « scandale de Strasbourg » fera connaître à la France entière la misère en milieu étudiant[21].
Dans « Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande », on lit ceci : « Le spectacle est universel comme la marchandise. Mais le monde de la marchandise étant fondé sur une opposition de classes, la marchandise est elle-même hiérarchique. L’obligation pour la marchandise, et donc pour le spectacle qui informe le monde de la marchandise, d’être à la fois universelle et hiérarchique aboutit à une hiérarchisation universelle. Mais du fait que cette hiérarchisation doit rester inavouée, elle se traduit en valorisations hiérarchiques inavouables, parce qu’irrationnelles, dans un monde de la rationalisation sans raison.[22] »
A la lecture de ce texte, on entend une greffe des concepts du marxisme sur la théorie situationniste. Celle-ci prétend maintenant à la rigueur, et introduit les concepts de marchandise et de lutte des classes. La société capitaliste moderne d’ailleurs, c’est-à-dire la société du spectacle, est en rigueur désignée comme société spectaculaire-marchande. Et pourtant, à bien y regarder, cette greffe de marxisme est équivoque.
« La marchandise est hiérarchique » ; cette « hiérarchie » désigne naturellement le fait que, entre les deux aspects de la marchandise que sont la valeur d’usage et la valeur d’échange, seule la valeur d’échange présente de l’intérêt pour le cycle capitaliste, et donc que la valeur d’échange est le maître et la valeur d’usage le négligeable serviteur. Il est vrai que Guy Debord préfèrera une métaphore plus guerrière : «La valeur d’échange est le condottiere de la valeur d’usage… [23]» En soulignant que cette hiérarchie inavouée est au service de l’inavouable mouvement de la valorisation capitaliste, l’essai formule exactement la thèse de Marx que le mouvement du capital est le mouvement d’un « sujet automate » qui passe sans fin de la forme argent à la forme marchandise et de la forme marchandise à la forme argent, mouvement dans lequel bourgeois et prolétaires ne sont que des agents de fonction[24]. La notion de « sujet automate » n’est pas indifférente. Cela veut dire en clair que le seul sujet capitaliste est la valeur, qu’il n’y a pas de prolétariat-sujet ou de bourgeoisie-sujet. Marx est explicite à ce sujet. Et la volonté d’identifier le prolétariat en sujet qui serait destiné à devenir pour soi alors qu’il était en soi, ou d’une classe capitaliste, les bourgeois, qui seraient eux aussi le sujet, procède on va dire d’une vision hegelienne, dont Marx à l’époque du Capital s’est débarrassé. On pourrait d’ailleurs lire à cet égard Michel Henry[25], qui là-dessus écrit des pages très précises.
Mais revenons au commentaire de l’essai « Le déclin et la chute de l’conomie spectaculaire-marchande ». On y lit que le spectacle informe ce monde de la marchandise, œuvre à sa cohérence idéologique. La formulation est certes originale, mais ce phénomène, d’autres auteurs ont déjà contribué à le faire connaître[26]. Cette première formule est effectivement conforme à la pensée de Marx. La marchandise est hiérarchique : quand on va jusqu’au bout de l’analyse de la marchandise par Marx, on aboutit à l’identification du mouvement de la valeur comme sujet automate et on aboutit donc à une espèce de dépréciation des deux pôles de ce mouvement et des agents de fonction qui les incarnent de manière empirique. Ne voir que ces agents de fonction et ne pas voir qu’ils sont « au service » de la valeur est une erreur. Une erreur qui en revanche constitue la vulgate du marxisme traditionnel.
« Le monde de la marchandise est fondé sur une opposition de classes » : cette seconde formule contredit en revanche la formule précédente. Pour Marx, c’est au contraire la marchandise et son monde qui fondent l’opposition de classes (bourgeois et prolétaires ne sont que des agents de fonction du cycle de la valorisation). On touche là à l’équivoque de la critique situationniste de la marchandise. Une équivoque que l’Internationale partage d’ailleurs avec l’ensemble du marxisme traditionnel, y compris ses courants hétérodoxes. En évoquant précédemment un « prolétariat-sujet », j’ai presque paraphrasé Georg Lukacs[27].
Ce qui est en question ici, c’est le fétichisme de la marchandise. En prenant pour cible la société de la marchandise, l’Internationale situationniste ne s’est pas trompée d’ennemi. Le paradoxe étant que par son refus radical du travail[28] et du spectacle, elle se donnait aussi les armes pour en faire une critique radicale (à partir de la racine). Mais de ces armes, elle n’a pas évalué toute la portée.
L’Internationale situationniste n’a pas été conséquente ; elle s’est donné les armes d’une critique radicale de la société spectaculaire-marchande, mais elle a maintenu la position traditionnelle qui fait de la lutte des classes le phénomène premier, et de la circulation des marchandises le phénomène second. En quelque sorte, elle a reculé devant l’analyse du fétichisme de la marchandise, l’analyse de la forme-valeur et de son emprise sur la totalité sociale, ce qui l’aurait amené à critiquer toutes les catégories fétiches secrétées par la forme-valeur. Or, seule la critique de la forme-valeur est susceptible de donner la clé des formes spectaculaires et de déterminer la réalité de ces formes.
Illusion ? Réalité ? Dans les textes situationnistes, la « teneur de réalité » du spectacle n’est pas toujours dépourvue d’ambiguïté[29]. La force d’attraction de l’interprétation « psychiatrisante » de l’aliénation n’a sans doute pas facilité les choses.
De même, dans une brochure qui fut publiée ici même (à Strasbourg) il y a plus de quarante ans, De la misère en milieu étudiant, on peut lire ceci : « La mise en spectacle de la réification sous le capitalisme moderne impose à chacun un rôle dans la passivité généralisée […], [rôle] qu’il assumera, en élément positif et conservateur, dans le fonctionnement du système marchand. »[30] Un appel de note permet de préciser que « ces concepts de spectacle, rôle, etc., [sont employés] dans le sens situationniste ». Mais ce « sens situationniste » ne permet pas vraiment de déterminer s’il s’agit ici d’une illusion théâtrale ou d’une emprise réelle.
En revanche, on peut dire que le marxisme traditionnel, dans sa méfiance vis-à-vis de l’analyse du fétichisme de la marchandise, est conséquent. On connaît la célèbre mise en garde de Louis Althusser, qui recommandait de ne surtout pas commencer la lecture du Capital avec le (premier !) chapitre sur la marchandise, trop difficile, trop périlleux, et de n’y venir qu’après avoir lu tout le reste ou peu s’en faut[31]. On pourrait voir là un symptôme de la déformation universitaire-vulgaire de la conception schématique du marxisme dont le résumé pédagogique attribué à Staline est l’exemple canonique[32]. Je ne m’attarde pas, Michel Henry fait de cette déformation une analyse décisive.
Il est clair qu’en comprenant le mouvement de la valeur et l’emprise de la forme-valeur, on risquait d’élucider la lutte des classes comme une lutte « interne » au mouvement du capital, et le renversement de l’un des pôles de ce mouvement comme une simple redistribution spectaculaire des rôles au sein d’une formation sociale tout aussi capitaliste. Ce qui donnait, pour comprendre la nature des sociétés du « socialisme réel », des outils autrement performants que les notions de « déformation bureaucratique » ou de « dégénérescence révisionniste »[33].
La marchandise et son spectacle
« Le spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image. »[34] Dans sa concision, cette proposition de Guy Debord condense le concept de spectacle. En la développant, on met en évidence ce qui est en même temps la force de ce concept mais aussi sa faiblesse. En quoi il se réapproprie la critique radicale par Marx du fétichisme, et en quoi il permet une interprétation idéalisante du fétichisme.[…]
Puisqu’il est question d’images, celles-ci seraient le contraire du réel. Une interprétation fausse qui rend très énigmatique le processus par lequel le capital devient « visible », et encore plus en quoi il serait si important de combattre ce qui ne serait somme toute que le reflet de la société dans du symbolique. Est-il nécessaire de souligner que cette interprétation « idéalisante » du fétichisme n’est que l’autre face de l’interprétation « objectiviste » du fétichisme ? Et que l’opposition de l’une à l’autre de ces deux faces est précisément le cercle vicieux dans lequel le marxisme traditionnel reste enfermé[35] ?
Séparation du spectacle ; spectacle de la séparation
Les premières occurrences du concept de spectacle mettent l’accent sur la séparation ; séparation entre les spectateurs et le spectacle, séparation entre la « vraie vie » et la survie spectaculaire, séparation réelle entre les spectateurs qui n’ont de lien que par et dans le spectacle. Ces formulations, justes, n’évitent pas qu’on les comprenne comme la désignation d’un écart entre ce qui est réel et ce qui est illusion, entre ce qui est de la terre et ce qui est du ciel, entre ce qui est vérité sensuelle et croyances religieuses. L’usage de la notion de « spectacle » n’a pas évité ces interprétations somme toute pré-marxistes.
Le développement de la proposition de Guy Debord permet au contraire de renouer avec la conception critique, celle de Marx, et de retrouver un concept que la tradition marxiste n’a pas retenu.
« Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, écrit Guy Debord, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. »[36] Cette formulation est démarquée du Capital de Marx et rappelle une connaissance de base : le capital n’est pas une chose mais un rapport social, ce n’est pas une somme d’argent mais de la valeur représentée sous forme d’argent qui entre dans un cycle où elle va se transformer pour se représenter sous forme de marchandise pour se transformer encore et se représenter de nouveau sous forme d’argent. Au cours de ce cycle, elle aura augmenté. Elle aura augmenté grâce à la force de travail humain qui y aura été dépensée.
Pardonnez-moi ce rappel schématique : il est essentiel, pour comprendre la thèse de Debord, de repartir de l’analyse de la marchandise. En effet, voir une marchandise quelconque comme un produit particulier, s’est se faire une illusion ; parce que ce que « produit » que produit la dépense de travail humain, ce n’est pas un produit particulier présentant une valeur d’usage, mais un « produit » général, de la valeur, qui se présente dans un produit particulier comme la valeur d’échange de ce produit particulier. En fait, la « réalité » de la marchandise, c’est ce qu’on ne voit pas : la cristallisation du travail humain en valeur. Et ce qu’on voit de la marchandise, c’est une « illusion » : un objet d’intérêt négligeable du point de vue de la valeur ; d’ailleurs, cet intérêt négligeable est de plus en plus négligé, puisque l’intérêt réel, la « valeur d’usage », est de plus en plus faible dans les marchandises aujourd’hui. On peut formuler cela en disant que le travail humain, tel qu’il se manifeste dans la production des marchandises, n’a d’intérêt (entendons-nous : intérêt pour le « sujet automate » dont j’ai rappelé qu’il était le seul sujet), qu’en tant qu’il se cristallise en valeur, en valeur « invisible « . On parlera de « travail abstrait », non parce qu’il n’est pas « réel » (il n’y a rien de plus réel, au contraire), ni parce qu’il serait « immatériel » (il peut être extrêmement « matériel », au contraire[37]), mais parce qu’on ne le « voit »pas. On peut parler d’ « abstraction réelle »[38], dans la mesure où il s’agit de quelque chose d’abstrait, et qui pourtant n’est pas un objet de pensée mais une véritable réalité sociale.
Une fois de plus, cette longue digression n’en est pas une en fait : je ne me suis pas écarté de l’élucidation par Guy Debord du concept de spectacle. En définissant le spectacle comme une condensation imagée du capital, Debord va à l’essentiel : il le définit comme une accumulation d’images dont la vérité est aussi invisible qu’est invisible la vérité de la marchandise, et aussi réelle qu’elle.
Ce qui, au rebours de toutes les conceptions idéalisantes qui voient le spectacle comme des vessies dont il faudrait se détourner, comme un tissu d’illusions qu’il faudrait rejeter, comme de la poudre aux yeux qu’il faudrait secouer, considère le spectacle comme la manifestation très réelle du capital et le lieu, très concret, de la guerre sociale.
On est à cent lieues d’une conception de la représentation comme opposée à la réalité, et susceptible de détourner d’elle. Le spectacle est le capital dans son « abstraction réelle », il n’est pas la superstructure idéologique d’une base réduite à la pratique économique, comme le prétend la vulgate de la tradition marxiste. Ce qui donne une consistance inattendue à Lautréamont : « Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste. »[39] Le spectacle ne désignant pas un niveau idéologique surplombant comme une brume la réalité sociale, mais étant une « abstraction réelle » de cette réalité sociale, la « lutte dans la culture », comme les situationnistes désignaient au commencement leur action, n’a pas moins de consistance que la lutte salariale. Marx chez Lautréamont : le plagiat et la pratique situationniste du détournement n’ont pas moins de consistance que l’activité syndicale. Ce qui justifie que les situationnistes se considéreront comme plus à leur place à côté des ouvriers qu’à côté des artistes, puisque ceux-ci, croyant, par leur position même de spécialistes, à la pseudo-réalité spectaculaire de l’art, restent aveugles à la vérité de son abstraction réelle, qu’on ne rend visible qu’à la dépouiller de ses oripeaux et en la révélant pour ce que c’est : de la marchandise. « La culture [est] devenue intégralement marchandise. »[40]
Situationnistes, encore un effort...[41]
J’ai voulu montrer que l’élaboration du spectacle comme concept critique, en s’appuyant sur l’analyse par Marx de la marchandise, permettait aux situationnistes de formuler de la société une critique totale (« Le spectacle est universel comme la marchandise »[42]). Mais les situationnistes n’ont pas été jusqu’au bout de cette élaboration. Chose que j’ai désignée comme une inconséquence, dans la mesure où en même temps que cette critique radicale que permet le concept de spectacle, la théorie situationniste affirmait aussi le refus inconditionnel du travail. Malheureusement, ce refus du travail, ce juste refus du travail, a surtout été déployé dans la direction d’une revendication romantique, en sous-estimant ce qu’il a de force subversive dans la théorie.
En effet, le refus du travail, si on l’élabore à partir de l’analyse de la marchandise, prend la consistance du refus, non pas de l’activité humaine, mais de la dépense capitaliste de force de travail humaine qui permet la valorisation de la valeur. Le travail en vérité, c’est cette abstraction réelle que constitue le travail abstrait, et refuser le travail, c’est refuser d’entrer dans le cycle de la valorisation capitaliste.
Faire l’éloge du travail au contraire, c’est faire l’éloge de l’apparence trompeuse que prend le travail abstrait dans son effectuation particulière de production d’une marchandise dont l’utilité réelle est indifférente à la valeur. A cet égard, la distribution du produit du travail est indifférente au cycle capitaliste et ne remet pas en cause la forme valeur. La lutte salariale et la lutte des classes se manifestent donc dans cette perspective comme un phénomène secondaire, interne à la structure fétichiste de la forme valeur.
Que penser du concept situationniste de spectacle ? Eh bien je dirai qu’il aura ainsi été le premier pas vers ce qu’on pourrait appeler un « post-marxisme », dont la tâche serait de constituer la théorie critique radicale de la dernière société de la préhistoire fétichiste de l’humanité.
De Marx à Debord, puis de Debord à Marx, et après ?...