Ce texte du philosophe français Gérard Briche, est la retranscription de l’allocution d’ouverture qu’il a faite au séminaire « Fétichisme et émancipation » du 17 au 19 juillet 2008 à l'université de Bèlem-Para-Brésil, à l'invitation du groupe « Critica Radical » de Fortaleza. Sur l'histoire de l'utilisation de la notion de fétichisme, qu'esquisse ici Gérard Briche dans sa première partie, on peut aussi se reporter à l'analyse plus détaillée de celle-ci, qu'élabore Antoine Artous dans « Le fétichisme chez Marx » (Syllepse, 2006 [1]), de manière parfois assez proche. Notamment pour insister sur ce que Gérard Briche n'a pas eu le temps ici d'approfondir, d'une part la différence capitale entre le fétichisme des sociétés précapitalistes, et le fétichisme de la marchandise et d'autre part la dialectique des formes sociales fétichisées sous l'effet du procès de valorisation capitaliste. Le détournement de la notion de « fétichisme » par Marx, ne consiste donc pas, comme on le pense trop souvent, dans la transposition de l'analyse faite par les Lumières (ou Feuerbach) du phénomène religieux, aux sociétés contemporaines. Autre point, le fétichisme dont parle Marx, ne concerne pas ce que l'on appelle malencontreusement la « marchandise » de manière transhistorique, mais la marchandise telle qu'elle se présente dans la spécificité historique de sa forme sociale sous le capitalisme. La marchandise dont il est question est donc historiquement située. Pour le dire avec Moishe Postone, c'est avec la « fonction historiquement spécifique de médiation sociale qu'a le travail sous le capitalisme » (racine sociale de la société capitaliste), que se déploient la forme valeur et le fétichisme de la marchandise. Le fétichisme contemporain est donc lui aussi historiquement situé.
Palim Psao
Voir le Fichier : Lorigine_de_lhomme_est_encore_de_vant_nous.pdf
On peut Ecouter l'allocution en Français de Gérard Briche (sur Anarsonore)
J’ai donné à mon exposé le titre « L’origine de l’homme est encore devant nous ». Bien sûr c’est une plaisanterie, mais comme toutes les plaisanteries, elle contient un peu de sérieux. Ce titre est une référence à Darwin, un homme de science, admiré par Marx, Marx qui aurait pu lui dédier Le Capital, et de nombreuses pages que Marx a écrite, sont dans un style darwinien. Au sens où elle présente comment l’évolution des formes sociales, abouti à la société productrice de marchandises. Ces deux grands auteurs ont aussi un malheur commun, trop de lecteurs ont transformé leurs œuvres en fétiche. Mais le titre de mon exposé fait surtout référence à une phrase célèbre de Marx dans l’Introduction à la critique de l’économie politique, un texte qu’il a rédigé juste après les Grundrisse. Dans cette phrase, Marx suggère que seule l’émancipation humaine sera la fin de la préhistoire de l’humanité.
La notion de fétichisme n’est pas une notion simple. La raison en est que le terme de fétiche a été utilisé par différents auteurs pour expliquer des phénomènes différents dans des domaines différents. Certaines civilisations présentent bien sûr des ressemblances, mais le problème est qu'elles ne coïncident par exactement. L’usage qu’en fait Marx est exemplaire. Il n’a pas inventé le terme, mais il a su en faire un outil extrêmement efficace. Je voudrai montrer que cette efficacité est toujours intacte. Je commencerai par esquisser rapidement l’histoire de l’utilisation de la notion de fétichisme, et bien sûr, je montrerai en quoi cette notion permet de démasquer le fonctionnement d’une société de production de marchandises. Dans une deuxième partie, j’examinerai comment on peut comprendre la notion d’émancipation, et bien sûr, je commenterai plusieurs fois quelques passages remarquables des Grundrisse.
Le fétichisme de la marchandise et ses conséquences.
La première utilisation critique du terme « fétiche », a été faite au XVIIIe siècle, le siècle des Lumières. Un écrivain, Charles de Brosses raconte que des peuples d’Afrique ont une religion très primitive. Ils sculptent des images taillées, des fétiches, c’est le mot portugais pour désigner des objets fait par l’homme. Et ils attribuent à ces images taillées une puissance divine. Ils les craignent et les vénèrent comme des dieux. La description par Charles de Brosses de cette forme primitive de religion, est méprisante et colonialiste. Elle lui permet surtout de montrer la supériorité des peuples civilisés, qui savent eux que leur dieu est lointain et que les images qui le représentent ne sont que des signes et qu’elles n’ont aucune puissance. De Brosses ne comprend pas que ces fétiches ont une puissance réelle, tous les féticheurs le savent. Mais il a raison sur un point. Cette puissance n’est que la puissance des hommes et pour qu’elle puisse agir, il faut que les hommes ignorent cette origine. Cette ignorance d’ailleurs, n’est pas la conséquence de la stupidité des hommes, c’est la forme sociale même des sociétés primitives qui met l’efficacité des fétiches à l’abri d’une explication rationnelle fournie par les colonisateurs. En revanche De Brosses est aveugle sur un autre point, il ne se rend pas compte que les colons portugais qui méprisent les fétiches africains, sont sous l’emprise, d’un autre fétiche, tout aussi puissant, l’or.
La deuxième utilisation critique du terme fétiche a été faite au XIXe siècle par Karl Marx. Le terme lui-même a d’ailleurs été assez peu utilisé, ce qui a permis à beaucoup des lecteurs de Marx de l’oublier. Mais il a été utilisé en particulier dans le chapitre essentiel du Capital, le chapitre 1 du livre 1, intitulé « La marchandise ». C’est le moment de se souvenir, que contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce texte est l’aboutissement de la pensée de Marx. C’est le dernier texte qu’il a mis au point de son vivant. Tous les autres livres du Capital, ont été édités après sa mort, à partir des brouillons qu’il a laissé. Autrement dit, l’analyse du caractère fétiche de la marchandise, qui est son secret, n’est pas un simple développement que l’on peut ensuite négliger, c’est le cœur même de l’entreprise critique de Marx. Le fétichisme de la marchandise et ses conséquences, est la structure même de la société capitaliste marchande. Le point commun de l’utilisation de la notion par les philosophes des Lumières pour décrire la prétendue religion des primitifs, et l’utilisation de cette notion par Marx pour décrire la société de production de marchandises, est celui-ci. Dans les deux cas, les hommes attribuent à des objets une puissance qui les domine et face à laquelle ils sont démunis. Dans les peuplades africaines il s’agissait de fétiches, et dans les sociétés capitalistes il s’agit des marchandises. Dans les deux cas, les relations sociales que nouent les hommes entre eux, le sont par l’intermédiaire des objets, structurées par la volonté des dieux dans les peuplades africaines et par les « lois économiques » dans les sociétés capitalistes marchandes. Et l’on sait bien que les soi-disantes « sciences économiques » présentent ces « lois » presque comme une volonté divine face à laquelle les hommes sont impuissants. D’ailleurs même les marxistes le disent, ce qui leur permet d’être pris au sérieux par les économistes bourgeois. Dans les sociétés capitalistes marchandes, tout bien, tout service est une marchandise, ou doit être transformé en marchandise. En marchandise, c’est-à-dire très simplement en quelque chose qui s’achète et se vend. Et cet acte banal d’acheter et de vendre, contient le secret de la marchandise, le secret de son caractère fétiche, on va l’expliquer.
Une chose quelconque peut avoir une utilité pratique pour les hommes, mais dans les sociétés capitalistes marchandes, elle se présente sous un double point de vue. D’une part elle présente une utilité pratique, c’est un aliment, c’est un vêtement… Puis d’autre part, elle représente une certaine somme d’argent. L’existence dans une chose quelconque, de ces deux faces, dont l’une est invisible, est ce qui permet l’échange, la circulation des objets. Car pour qu’une circulation des objets soit possible, il faut que tous les objets aient un élément commun, une valeur qui permet de les comparer à d’autres objets. Une valeur, c’est-à-dire cette caractéristique invisible, abstraite, qui se superpose à l’utilité pratique, concrète, d’un bien ou d’un service. Mais cette caractéristique est bien réelle, elle est le germe de la domination de la forme valeur et de la société capitaliste.
La société capitaliste se caractérise donc par la domination de la forme valeur, c’est-à-dire par l’accumulation de choses uniquement considérées pour leur valeur et en particulier pour leur valeur dans l’échange, ce que l’on appelle la valeur d’échange est la valeur quand elle se représente dans l’échange. Les biens, les services et les hommes aussi, ne sont considérés que sous le point de vue de leur valeur d’échange. Dans tout on ne voit que cette caractéristique abstraite, dans tout on ne voit que la valeur, cette caractéristique abstraite est très réelle comme on le voit dès que l’on entre dans l’acte de l’échange marchand. Sous la domination fétichiste de la valeur, on attribue à d’autres marchandises cette puissance mystérieuse, abstraite, invisible mais réelle, la valeur qu’elle possède. La domination de la forme valeur, est ainsi une domination de l’abstraction. C’est un effet du fétichisme, de tout scinder, entre une face concrète, immédiatement pratique et une face propre à l’échange et puis généralement adaptée au procès de la valorisation capitaliste. Par ailleurs, cette scission, cette dissociation, a également lieu au plan du sexe, et là d’autres en parleront [1]. Ainsi la forme valeur transforme tout en marchandise, avec face concrète qui est la valeur d’usage (la valeur d’usage, c’est-à-dire ce qui reste d’utilité pratique dans la marchandise). Et une face abstraite, qui est la valeur d’échange. Bien sûr, la valeur d’usage a de moins en moins d’utilité pratique, sous la domination de la forme valeur, elle n’a aucune espèce d’importance, seule importe la valeur d’échange. On pourrait bien sûr essayer d’oublier qu’il y a une face abstraite. On pourrait vouloir uniquement considérer la face concrète. Faire par exemple l’éloge du concret, vouloir retrouver le sens des choses concrètes, comme on l’entend parfois. Mais c’est illusoire d’opposer les deux faces, abstraite et concrète, car le concret n’apparaît que comme l’autre face de l’abstrait. De même que la valeur d’usage n’est plus l’utilité pratique des choses, mais seulement l’autre face de la valeur d’échange. La seule manière de retrouver la réalité concrète, la seule manière de retrouver l’utilité pratique des choses, c’est d’abolir la forme même des marchandises. De même la seule manière de mettre un terme à une logique qui pille les ressources naturelles et broient les hommes et les femmes pour en faire de la chair à machine ou de la chair à canon, c’est d’abolir un système à l’intérieur duquel aucune limitation de la marchandisation n’est possible.
Il reste à comprendre d’où vient cette puissance que nous nommons la valeur et qui apparaît dans la forme marchandise. Elle vient des hommes, sans aucun doute, mais comment se fait-il que les hommes ne soient pas conscients de son origine ? Et qu’au contraire, ils la prennent pour un attribut même des marchandises. Exactement comme les peuples dits « primitifs », prennent le pouvoir des fétiches pour leurs attributs divins. La réponse se trouve dans l’analyse du travail.
Dans la société capitaliste marchande, un travailleur est une certaine quantité de puissance de travail, et rien de plus. C’est une marchandise parmi d’autres, qui n’existe que par la valeur de sa puissance de travail. Cette valeur est représentée sous la forme du salaire qui permet de l’acheter. Mais, le discours du capitaliste qui achète cette puissance du travail, est trompeur. Il ne dit pas qu’il achète de la puissance de travail. Il dit qu’il achète du travail. C’est un petit détail mais cela a une énorme conséquence, car la vraie nature de la production des marchandises, de cette façon, est dissimulée. En effet, apparemment, ce qui est produit visiblement dans le procès de travail, c’est un bien ou un service, bref quelque chose de très concret. Alors, d’où vient cette valeur qui apparaît brusquement dans l’échange marchand, et qui est considérée par le travailleur comme quelque chose qui n’est pas lié à son travail, et qui est parfaitement normale, parfaitement naturelle ? Pourtant, elle ne peut venir que de lui. Bien sûr, mais pourquoi n’en a-t-il pas conscience ? Parce que de même que la forme sociale des sociétés dites « primitives » mettait les fétiches à l’abri de l’explication rationnelle, la forme sociale capitaliste met la marchandise à l’abri de cette prise de conscience. Dans l’un comme dans l’autre cas, la forme sociale est fétichiste. Elle présente comme naturelle, normale, quelque chose que l’on ne doit pas remettre en cause.
On se rappelle du coup de génie du constructeur d’automobiles Ford, qui en accordant à ses ouvriers le salaire le plus important de l’industrie automobile américaine, leur permettait d’acheter les voitures qu’ils avaient eux-mêmes produites. Ceci est possible, parce que dans la forme sociale capitaliste on dissimule tous les liens entre production et consommation, entre les producteurs et les consommateurs, entre le travail et la marchandise. C’est dans le travail qu’il faut chercher le caractère mystérieux de la valeur d’échange des marchandises, et par conséquent le secret de son caractère fétiche. Sous la domination de la forme valeur, l’activité humaine prend la forme du travail, qui présente une réalité à deux faces. Une réalité dont la face visible, concrète (on peut dire le « travail concret »), n’est que l’autre face du travail invisible, ou travail abstrait. Un travail abstrait qui est l’essentiel, qui est la substance même de la valeur, dont l’accumulation est la seule raison d’être de la société capitaliste. Et ce travail abstrait, invisible, mais commun à tous les travaux particuliers grâce auxquels on produit toutes les marchandises particulières, n’apparaît qu’au moment de l’échange, au moment de l’échange marchand se révèle le point commun à toutes les marchandises, leur valeur d’échange. Et on comprend à quel point la société capitaliste est une société aliénée. Dans la production particulière, l’individu est isolé dans une activité où le produit lui échappe. Il ne noue des relations avec les autres individus qu’au moment de l’échange marchand. C’est-à-dire qu’il ne noue des relations que médiatisées par des marchandises. Ce qui entraîne deux conséquences misérables, il accède à des objets toujours plus pauvres, et il admire dans des objets, une valeur qui est sa valeur, dont il s’est en réalité dépossédé.
Penser la sortie de la société fétichiste : l’émancipation
Le travail, cette activité humaine dégradée par la forme valeur, peut-il être le lieu d’une expression créative ? Pour répondre à cette question, on peut la comparer à la question : la marchandise peut-elle présenter une utilité pratique ? La marchandise c’est un objet dans lequel, la face concrète, la valeur d’usage, n’est plus l’utilité pratique, c’est seulement le résidu dégradé laissé par la face abstraite de la valeur d’échange. On le constate tous les jours, les marchandises sont toujours plus pauvres. Et donc libérer la marchandise, c’est donc libérer un produit misérable. De la même manière, dans le travail, la dimension concrète ne permet qu’une ombre misérable de créativité humaine. Une ombre qui est le résidu laissé par le travail abstrait. C’est la raison pour laquelle il est illusoire de vouloir libérer le travail de la valeur qui pèse sur lui. Le travail concret libéré du travail abstrait est une illusion. Et on ne peut déchaîner la créativité, qu’en abolissant le travail. Le caractère fétichiste de la société capitaliste a pour conséquence que les individus n’ont plus de relations vraies avec les autres individus. Ils n’ont plus de relations sociales, sauf à travers les objets. Et d’ailleurs, ils se considèrent eux-mêmes, de plus en plus, comme des objets. Et en plus, ils considèrent que cette forme de relation est normale, naturelle et au-delà de toute remise en cause. (…)
Abolir les fétichismes, c’est abolir les fétiches qui font de nous des individus sans défense. Abolir le fétichisme, c’est oser penser par soi-même, c’est oser penser l’impensable, c’est oser faire l’impossible. Le situationniste français Guy Debord était conscient qu’il faisait avec ses amis la critique la plus radicale de la société. Mais il a vite constaté que le fétichisme sévissait aussi autour de lui. Lorsqu’il a compris que l’Internationale Situationniste fonctionnait comme un fétiche, qui dépossédait de leur puissance critique ceux qui l’admiraient, au lieu de le penser, il a dissout l’Internationale, car il n’y a pas de sauveur suprême, ni dieu, ni César, ni tribun, ni Marx, ni Debord (rires collectifs). Et c’est vrai que les Grundrisse, sont un exemple caractéristique de la fétichisation d’une œuvre théorique. Je vais en parler en commentant seulement deux paragraphes extraits des Grundrisse. Mais je voudrais expliquer un peu plus ce que l’on peut entendre par la notion d’émancipation.
Comprendre la notion d’émancipation c’est essayer de répondre à trois questions. Par quel mystère peut-on prendre conscience du fétichisme de la marchandise et vouloir s’en émanciper ? Qu’est-ce que c’est que cette émancipation ? Et quels sont les moyens de lutte pour cette émancipation ? La domination de la marchandise et de la forme valeur a plusieurs conséquences graves dans la vie quotidienne des individus et j’en retiendrai une. Lorsque tout est marchandise, lorsque tout est obligé d’être marchandise, en toute chose c’est la valeur d’échange qui est considérée, car des deux faces de la marchandise c’est la face abstraite qui est essentielle. La face concrète n’est que le résidu minimum, le résidu misérable que la valeur laisse, parce qu’il faut bien que la valeur abstraite s’appuie sur quelque chose, même si ce quelque chose a moins de réalité que la valeur d’échange. Valeur d’échange qui est la vérité de la marchandise. C’est cette domination de l’invisible sur le visible, de l’abstrait sur le concret, qui justifie que l’on parle de fétichisme. Le situationniste français Guy Debord, utilise le terme de « société du spectacle » pour désigner la société où tout s’est éloigné dans une représentation. Comme la face concrète des marchandises est peu importante, elle perd de plus en plus l’utilisation pratique qu’elle présente pour les hommes, c’est pourquoi il ne faut pas confondre la valeur d’usage de la marchandise et l’utilité pratique d’un bien. La valeur d’usage de la marchandise est ce qui reste, dégradé par la forme marchandise. C’est pourquoi le situationniste français Raoul Vaneigem, dit que dans la société marchande, la richesse n’est que l’accumulation d’objets pauvres. La société marchande est ainsi de moins en moins capable de satisfaire les besoins des individus. De plus en plus d’individus sont dans le besoin, et cela prend de plus en plus des formes extrêmes. Comment manger ? Comment vivre ? Ces besoins que la société capitaliste marchande peut de moins en moins satisfaire, constituent ce que les situationnistes appelaient la misère. Et la conscience de cette misère, est le levier de la lutte pour l’émancipation. Cette lutte a donc son origine dans le noyau d’humanité qui reste dans les individus qui ne veulent pas se satisfaire de la société présente. Pourquoi « noyau d’humanité » ? Parce que sous la domination de la valeur, les hommes ne sont considérés que comme une certaine quantité de puissance du travail, et que les autres caractéristiques des individus sont détachées de cette caractéristique : c’est la dissociation-valeur, un phénomène tout à fait fondamental (…), mais cette dissociation n’est pas faite une fois pour toute. La forme valeur ne cesse de devoir recommencer cette dissociation, cette mutilation qui frappe les individus, car la résistance à la misère n’a jamais cessé.
Résister ne suffit pas, les formes que peut prendre la résistance ne sont pas spontanément en mesure de dépasser l’ordre des choses et la société de production de marchandises. La capacité de la société de récupérer les formes de résistance est énorme. Le terme de « récupération » a été forgé par les situationnistes. Pour prendre un exemple récent, les révoltes de 1968 ont été largement récupérées par les formes contemporaines d’un capitalisme dans une situation de crise généralisée, un capitalisme qui prélève partout des arguments pour prolonger son agonie, et lui donner l’apparence d’une nouvelle jeunesse.
Résister à la misère, ce n’est pas seulement prendre les moyens de vivre dans un monde qui montre de plus en plus son caractère barbare et son mépris des individus. C’est aussi et surtout résister à la mutilation qu’il fait subir aux individus et chercher à construire l’humain. De même que la valeur d’usage n’est pas l’utilité pratique d’un bien ou d’un service, l’individu tel qu’on le voit dans la société, c’est-à-dire chacun de nous, n’est pas encore l’être humain. Le mouvement d’émancipation n’est pas simplement une libération, c’est surtout une construction. L’émancipation ce n’est pas seulement briser la cage de fer du fétichisme, c’est inventer l’être humain dont les sociétés fétichistes n’ont laissé existé que sa forme mutilée, le travailleur. Présenter le travailleur comme la forme mutilée de l’être humain, il faut le dire, c’est choquant, dans la mesure où cette présentation contredit la vision bourgeoise de l’homme au travail, une vision qui est d’ailleurs partagée par le marxisme traditionnel. La vision de l’homme au travail, qui trouve sa dignité dans le travail, prend l’apparence pour l’essence, et la face concrète du travail pour la vérité du travail. Or la vérité du travail c’est l’abstraction réelle du travail abstrait, qui est la forme que prend la productivité humaine, sous la domination de la valeur. Contrairement aux pages que retient la lecture traditionnelle de Marx, dans lesquelles Marx parle du travail comme une forme générale, et dont le travail salarié ne serait qu’une forme exploitée, et du travailleur comme un créateur exploité qu’il suffirait de libérer, les Grundrisse suggèrent une autre conception. On se fait une fausse idée de l’œuvre de Marx, quand on ne retient de celle-ci que les livres publiés de son vivant. Et aussi quand on considère Le Capital comme l’ouvrage où il dit son dernier mot. En effet, la plus grande partie de ce que Marx a écrit, est resté à sa mort à l’état de cahiers de brouillon, dans lesquels il a jeté sans les développer, des idées qui aujourd’hui nous apparaissent comme des intuitions fulgurantes. Les Grundrisse sont une partie essentielle de ces cahiers de brouillon. Comme je vais essayer de ne pas être trop long quand même, je vais d’abord lire et commenter deux passages des Grundrisse, et ensuite je reprendrai la question, comment lutter pour l’émancipation ? Le premier passage que je voudrais commenter, se trouve tout au début des Grundrisse. Je vais le lire et ensuite j’expliquerai comment le comprendre.
« Toute production est appropriation de la nature par l’individu dans le cadre et par l’intermédiaire de formes de société déterminées »
Ce qui est très intéressant dans ce passage, c’est que, bien sûr, Marx montre qu’il y a entre l’homme et la nature, un phénomène de métabolisme, mais que ce phénomène de métabolisme, ce phénomène de rapport entre l’homme et la nature, ne s’appelle pas forcément le travail, et que le travail c’est bien un cas particulier du rapport de l’homme à la nature. Un cas particulier lié à la société de production de marchandise. Le deuxième passage est beaucoup plus tardif dans les manuscrits, c’est un passage tiré du livre 7. Et c’est à mon avis un des passages les plus fulgurants des Grundrisse. Dans ce passage que je vais lire et qu’ensuite je commenterai rapidement, Marx a déjà l’intuition de la fin du travailleur. Je me permets de rappeler que ces lignes ont été écrites en 1858 :
« De même qu’avec le développement de la grande industrie, la base sur laquelle elle repose, l’appropriation de temps de travail d’autrui, cesse de constituer ou de créer la richesse, de même, le travail immédiat cesse avec elle, d’être, en tant que telle, base de la production, en étant d’un côté transformé surtout en activité de surveillance et de régulation, mais aussi en l’occurrence, parce que le produit cesse d’être produit du travail individuel immédiat, et que c’est au contraire, la combinaison des activités de la société qui apparaît comme le producteur »
Ce qui est remarquable dans ce passage, c’est que au contraire d’une vision du travailleur qui serait une vision fétichisée (on voit par exemple les affiches « réalise-socialistes »), Marx à l’époque de la première révolution industrielle, comprend déjà que la société va évoluer vers ce qu’il appelle aussi « general intellect ». C’est-à-dire qu’en fait, il n’y aura plus le travailleur individuel, mais il y aura une société qui collectivement constituera un phénomène de production. Je vais juste maintenant, suggérer quelques moyens de lutter peut-être pour l’émancipation. Et on pourrait mettre cette lutte sous trois points. Le premier point, c’est bien sûr de ne pas écouter ceux qui recommandent le réalisme, et en particulier les marxistes traditionnels. Pourquoi ? Tout simplement parce que si la lutte reprend des formes réalistes, cela veut dire qu’elle veut remplacer rationnellement un système par un autre, en faisant cela on ne sort pas de la cage de fer qui s’appelle « raison fétichiste ». Le deuxième point, c’est penser autrement. Il est vrai que quand on dit, penser l’impensable, et bien c’est se représenter le monde et les hommes de façon différente. C’est se représenter le monde comme un ensemble de ressources, se représenter les hommes comme un ensemble de besoins. Bien sûr rester à un rapport du besoin aux ressources, est quelque chose de trop court. Parce si je dis, j’ai besoin d’une terre je l’occupe, j’ai besoin d’un logement je l’occupe, c’est déjà pas mal, mais cela reste dans la cage de fer. Il y a à ne pas oublier que l’individu que nous connaissons, est un individu mutilé, et que effectivement prendre possession des ressources n’a de sens que si on veut aussi d’essayer de transformer, de créer l’être humain. C’est-à-dire que ce n’est pas seulement une destruction, mais une construction. Par exemple quand on occupe un terrain, il ne suffit pas de cultiver, il faut aussi peut-être penser à cultiver autrement, ne pas seulement penser à cultiver hors du système de la rentabilisation ou de la marchandise, mais de construire un autre monde. Lorsqu’on occupe un logement, il ne s’agit pas seulement, c’est déjà pas mal, d’avoir un lieu pour habiter, il faut aussi peut-être imaginer d’avoir une autre manière d’avoir une relation avec les autres, un autre urbanisme. Bref là encore, il faut construire. Le troisième point, c’est bien sûr vouloir, mais aussi faire confiance à la créativité de l’homme à construire, et c’est vrai qu’en disant cela, on retrouve le rêve du jeune Marx quand il disait qu’il ne faut pas seulement combler ses besoins, mais inventer des besoins nouveaux, mais peut-être que le mot « besoin » de l’homme à construire, c’est pas seulement produire des biens et des services, mais ce sera aussi être avec les autres, aussi chanter, aussi exprimer sa créativité de manière diverse, et ce sera un besoin. Cet homme total dont Marx a rêvé, Marx l’appelle aussi « l’homme générique », c’est l’homme que l’on construit dans la lutte pour l’émancipation et c’est l’homme que vous allez construire dans l’émancipation. Vous êtes les nouveaux êtres humains (rires collectifs).
Gérard Briche
Transcription de l’oral : Palim Psao
Source : http://www.criticaradical.org/seminario_fetichismo.htm
[1] Dans le détournement qu'opère Marx de la notion de " fétichisme " lors de la période du Capital, ce signifiant appliqué aux sociétés capitalistes, ne renvoit pas au signifié de son utilisation par les Lumières et une certaine anthopologie. Les signifiés n'ont plus rien à voir. En fait comme l'explique Artous, la formation sociale capitaliste, « génère une nouvelle forme d'opacité [des rapports sociaux] dont Marx entend, justement, rendre compte par sa théorie du fétichisme. Et ces formes d'opacité ne relèvent pas d'une " fausse conscience " de la réalité des rapports sociaux, elles ne sont pas le produit d'une illusion de la conscience - qu'elle soit individuelle ou collective - mais renvoient bien à des formes sociales objectives, reposent sur les formes sociales objectives, même si elles ne sont pas " naturelles " mais historiquement situées », Le fétichisme chez Marx, op. cit., p. 25.
[1] On peut voir par exemple le texte de Roswitha Scholz, « Remarques sur les notions de ‘‘ valeur ’’ et de ‘‘ dissociation-valeur ’’ », in revue Illusio, n°4/5, de Robert Kurz, « La femme comme chienne de l’homme », ou l’article de Johannes Vogele « Le côté obscur du capital. ‘‘ Masculinité ’’ et ‘‘ féminité ’’ comme piliers de la modernité », dans le même numéro de la revue Illusio. Ces articles sont disponibles librement sur le site du groupe Exit, rubrique « transnationales » http://www.exit-online.org/ (note de Palim psao)