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Le réchauffement climatique ne m’intéresse pas. Parlez-moi d’autre chose

Sandrine Aumercier

Alors que les objectifs admis en matière de réduction des gaz à effets de serre ne cessent de ridiculiser leurs porte-paroles et que les alarmes scientifiques se multiplient — en parallèle des événements climatiques extrêmes ou inquiétants, comme les températures de cet automne — il ne manque pas d’autres rapports pour tendre à la communauté internationale le miroir des solutions qui sont « à portée de mains » à condition de « volonté politique ».

L’un d’entre eux est le Rapport 2022 sur l’écart entre les besoins et les perspectives en matière de réduction des émissions publié par l’ONU [1]. Ce rapport — qui s’inscrit lui aussi dans la littérature catastrophiste de notre temps — commence par montrer que la trajectoire actuelle nous conduit vers un réchauffement de 2,8° à la fin du siècle, et que le respect des engagements pris nous conduirait « seulement » vers une fourchette de 2,6 à 2,8° de réchauffement. La première conclusion à en tirer est qu’avec ou sans engagements, conditionnels ou inconditionnels, ça ne fait pas de grosse différence. On ne voit pas pourquoi on ne continuerait pas sur la même lancée, si l’énormité des efforts à fournir « à l’échelle du système », selon les termes du rapport, promet un résultat aussi médiocre. Mais quel expert peut se contenter d’une conclusion pareille ?

C’est là qu’interviennent immanquablement les recommandations d’usage en vue d’atteindre lesdits « objectifs » fixés par l´Accord de Paris. Parmi les solutions envisagées, on trouve les perles suivantes : électrification de l’industrie et du parc automobile, promotion de l’hydrogène vert, amélioration de l’efficacité énergétique, mise en place de « flux matériels circulaires », « carburants durables » pour l’aviation, modification du régime alimentaire, transformation du système financier, etc. C’est l’addition de toutes ces améliorations sectorielles qui conduirait selon le rapport à un changement « à l’échelle du système », c’est-à-dire le maintien de l’ensemble de ses présupposés de base. On aboutit ainsi à une curieuse figure de rhétorique où la prétendue nouveauté est en fait la conservation du même.

À quoi bon se lancer une fois de plus dans la réfutation de ce tissu d’inepties, qui est identique à d’innombrables autres, et qui revient à proposer de maintenir justement ce qu’il faudrait abolir ? Il faut se rendre à l’évidence que de telles réfutations ont fait long feu elles aussi. Il est aussi impossible de convaincre de l’absurdité de ce discours quiconque voulant y croire, que de convaincre un fétichiste de l’absurdité de son fétiche. Car le fétiche, à en croire Freud, n’est pas une erreur de goût, mais bien une construction élaborée, destinée à faire tenir ensemble deux perceptions opposées[2] Comme ce fétiche soutient toute la construction psychique, ses effets ne peuvent être effacés.

Freud distingue au cours de son œuvre plusieurs figures du déni selon les structures en jeu. L’un de ses exemples paradigmatiques en a été le mécanisme à l’œuvre dans la constitution psychique du fétichisme : une chose perçue — en l’occurrence le pénis maternel — existe et n’existe pas à la fois. Le fétiche permet de faire tenir cette contradiction en prenant la place de la perception désagréable, dont l’effet est un clivage dans le moi. Freud ne postule pas une erreur de perception ou un simple refus de perception, mais une véritable création psychique intermédiaire qui permet de maintenir les deux côtés de la contradiction.

C’est bien ainsi que nous devrions « lire » le genre de rapport présenté plus haut. Or la conception ordinaire du « déni climatique » comprend le déni d’après la célèbre figure de l’autruche qui se met la tête dans le sable : elle n’a rien vu. À partir de cette méconnaissance du mécanisme du déni, se multiplient les exhortations à sortir la tête du sable et « entamer enfin les transformations nécessaires exposées noir sur blanc dans tel et tel rapport ». Ceux qui appellent à la fin du déni estiment en général, en bons sujets des Lumières, ne pas être touchés par cette tare de la vision.

Qui ne voit pourtant que cette exhortation est elle-même un déni ?

De même que ce n’est pas en martelant la « réalité » de la castration féminine au fétichiste qu’on le convaincra de son « erreur », de même ce n’est pas en martelant la « réalité » factuelle du changement climatique qu’on produira les changements nécessaires. Le problème est précisément dans les constructions qui nous sont présentées comme la solution au « déni », alors qu’elles sont des pièces à part entière de ce déni. Tout cela n’irait pas en effet sans la multiplication des expertises fétiches pour continuer à croire que le système capitaliste en a un, de phallus [3] (et à l’occasion aussi ses représentants), c’est-à-dire qu’il détiendrait les instruments performants de résolution des effets de son propre caractère fétiche, mais sans toucher à son caractère fétiche.

Il n’est plus permis de dire aujourd’hui que nous aurions un problème de « mauvaise perception » du changement climatique à corriger, à l’aide d’informations plus précises et de solutions plus claires. La forme du diagnostic et le remède correspondant sont au contraire des éléments de ce déni, et ils ne font que le renforcer dans leur exhortation même à le lever : tel est le problème autrement plus grave auquel l’humanité est confrontée. Chaque « solution » apportée par une clique d’experts tous plus alarmistes les uns que les autres doit être considérée comme une « formation de compromis » au sens freudien, destinée à maintenir à tout prix les conditions du capitalisme en crise ; et c’est pourquoi il ne fait à peu près aucune différence à un niveau systémique que la « solution » soit mise en œuvre ou non.

Certains psychanalystes n’ont pas manqué de repérer la proximité du déni freudien et du déni climatique, mais pour déceler par exemple une « agence de corruption dans notre tête » ou un état psychique pervers occupé « à la poursuite du plaisir individuel au détriment des autres » [4], comme si la poursuite du bonheur individuel n’était pas déjà la profession de foi des premiers libéraux et la matrice psychique même du fonctionnement capitaliste, exigeant donc d’aller au bout de l’analyse de ce fonctionnement.  La psychologisation du déni, comme ailleurs celle de l’anxiété environnementale ou de la culpabilité, sans parler de la description des « obstacles inconscients au soin à porter à la planète » [5] ou de notre amour inné de la nature qui serait attaqué par le néolibéralisme [6] constituent les ingrédients de cette recherche, qui veut contribuer à la solution du problème climatique en l’analysant du point de vue des blocages psychiques.

Mais il y a aussi ceux des psychanalystes qui se mettent à parler du réchauffement climatique pour l’accoler à une conception intemporelle du déchet [7] (réfutée par l’étude historique [8]) ou à « un désir d’en finir et d’en finir avec ladite nature » [9]. Occupant l’un des pôles du grand partage idéologique entre freudiens et lacaniens, ceux-là visent plutôt non des « mécanismes psychologiques » repérables, comme les précédents, mais le réel de la structure que le « discours de la science » porterait à sa pointe. La science ferait exister sur le mode de l’après-coup ce qui avait toujours été là sans le savoir.

L’establishment psychanalytique d’aujourd’hui ne semble donc pas avoir autre chose à proposer que le choix entre la déclinaison des mécanismes psychologiques de déni à une extrémité, et l’invocation d’un réel aussi mystifiant qu’intemporel à l’autre extrémité. Tout ceci évacue entièrement la dialectique de la constitution moderne de cette psyché et de son pendant objectif, ainsi que le problème de la médiation ou de la non-médiation entre les deux.  

On entrera peut-être un peu mieux dans ce qu’il s’agit de cerner si on se pose la question de la position à adopter. Rappelons-nous ce psychanalyste qui accueillait Marie Cardinal, souffrant d’hémorragies continuelles, en lui disant dès la deuxième séance : « Cela ne m’intéresse pas. Parlez-moi d’autre chose. » [10] Outre le fait que les saignements cessèrent immédiatement (ce qui n’était déjà pas si mal), l’analyse put commencer à ce moment-là. Il va de soi que le psychanalyste ne prenait pas les troubles somatiques de sa patiente par-dessus la jambe, mais qu’il lui indiquait l’impasse d’un traitement focalisé sur le symptôme et son intérêt pour « le reste » justement. De même, il faudrait avoir le courage de dire à la face du monde : « Le réchauffement climatique ne m’intéresse pas. Parlez-moi d’autre chose. » Dans cet « autre chose » auquel invite le « discours analytique » (pour parler comme Lacan), gît aussi toute l’histoire d’instauration du capitalisme et la mise en place des rapports de production qui nous ont menés là où nous en sommes. Certes, ce n’est pas une affaire de divan, mais Lacan ne disait-il pas à longueur de temps que la position analysante n’est pas réductible au divan ?

Le fatras de courbes et d’avertissements, et l’avalanche de catastrophes climatiques martelée par les médias sont destinés à nous distraire de l’essentiel et à nous enfoncer dans le pire. Opposons-leur une abstinence inflexible, tout comme le psychanalyste ne dispense ni médicament, ni conseil, ni affection. Ce n’est pas une abstinence cynique, tout occupée à regarder de son fauteuil arriver la fin du monde, non, c’est une abstinence résolue à mener le discours vers un certain point de convergence critique ; cette abstinence est donc elle-même pleine d’attention. Nous devrions résolument affirmer que le changement climatique n’est pas le problème et même oser dire que nous ne voulons plus en entendre parler ! Il faudra peut-être endurer qu’une flopée de gauchistes sincèrement « écoanxieux » et amoureux des panneaux solaires nous soupçonnent de négationnisme climatique, persuadés qu’ils sont de participer à la levée du déni et à l’implémentation d’un futur meilleur. Mais que faire ? On ne peut rien faire d’autre que de tenir cette position, même à l’égard des activistes qui jettent de la soupe sur un tableau de Van Gogh ou se collent les mains chez Volkswagen. Aussi salutaires que paraissent ces actions pour « attirer l’attention » sur le problème, elles prétendent encore cibler des acteurs individuels du désastre sans thématiser « l’autre chose » : l’impasse radicale du système capitaliste dans son entier.

Sandrine Aumercier, 29 octobre 2022

Autrice de Le Mur énergétique du capital (Crise & Critique, 2021).


[1] Voir file:///Users/admin/Dropbox/Mac/Desktop/EGR2022.pdf

[2] Ce sujet a été évoqué dans un précédent article de Grundrisse : https://grundrissedotblog.wordpress.com/2022/07/08/plus-vert-tu-meurs/

[3] Le terme de phallus est utilisé ici comme signifiant de l’absence ou du manque de pénis, lequel ouvre aux substitutions symboliques.

[4] Paul Hoggett, « Climate change in a perverse culture », dans Sally Weintrobe (sous la dir.), Engaging with climate change, Routledge, London, 2013, p. 60 et p. 63.

[5] John Keen, « Unconscious obstacles to caring for the planet », dans Sally Weintrobe (sous la dir.), op. cit.

[6] Sally Weintrobe, « On the love of nature and on human nature », dans Sally Weintrobe (sous la dir.), op. cit. Voir aussi Luc Magenat, La crise environnementale sur le divan, Paris, In Press, 2019; Sally Weintrobe, Psychological roots of the climate crisis, Bloomsbury academic, New York, 2021; Cosimo Schinaia, La crise écologique à la lumière de la psychanalyse, Paris, Imago, 2022.

[7] Voir par exemple Geert Hoornaert, « Malaise dans l’alèthosphére », La Cause du désir, 2020/3, n°106.

[8] Baptiste Monsaingeon, Homo detritus, Paris, Seuil, 2017.

[9] Martine Versel, « Edito : crise climatique et psychanalyse », L’Hebdo-Blog, n°275. En ligne : https://www.hebdo-blog.fr/category/lhebdo-blog-275/?print=pdf-search

[10] Marie Cardinal, Les mots pour le dire, Paris, Grasset, 1975, p. 35.

 

Tag(s) : #Effondrement écologique et dynamique du capital
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