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A propos du livre d'Emmanuel Faye,

Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée

 

*

Benoit Bohy-Bunel

 

Introduction

 

   On connaît le travail rigoureux de M.Faye à propos de la dimension profondément antisémite de la pensée heideggérienne. Déjà en 2005, avant la parution des Cahiers noirs, le philosophe français dénonçait la tentation heideggérienne, dont ont été victimes trop de penseurs de la postmodernité.

 

   Après la parution des Cahiers noirs, en 2014, les analyses de M.Faye montrent qu’elles furent plus que justifiées : on a pu découvrir en effet, en lisant ces écrits posthumes de Heidegger, que toute la question de l’être qu’il pose rejoue un conflit « ontologique » entre quelque axe gréco-allemand et quelque esprit de calcul qui serait intrinsèquement juif. La métaphysique « geistig » de Heidegger, qui revient par la porte de derrière, serait la métaphysique destinale du peuple allemand, cherchant son « enracinement » propre, et ayant pour ennemi assumé un « peuple juif » hypostasié et réifié. Il s’agit bien là d’une pensée de la destruction, et donc d’une destruction de la pensée, si la pensée a bien pour vocation la critique radicale de toute entreprise de terreur.

 

   Ce nouveau livre de M. Faye envisage un nouvel aspect de cette question heideggérienne, toujours aussi brûlante : dès l’introduction de cet ouvrage, il indique que ce fut une philosophe allemande, Hannah Arendt, qui fut aussi son élève, qui contribua, à partir de 1945, de façon éminente, à la diffusion planétaire de l’oeuvre de Heidegger.

Une question s’impose naturellement : comment une même auteure a-t-elle pu concilier la défense hyperbolique de Heidegger et la description critique du « totalitarisme » national-socialiste ?

 

   Déjà dans ses analyses à propos du totalitarisme se dévoileraient certaines tendances pernicieuses, selon Faye. Sa référence acritique au penseur nazi Carl Schmitt, par exemple, révélerait déjà une relation équivoque à la pensée allemande national-socialiste de son temps.

Surtout, elle ne mentionna que très rarement la relation entre ce totalitarisme nazi et ses penseurs « éminents » comme Heidegger, Schmitt, ou Walter Frank, mais elle récupéra au contraire, trop souvent, de telles pensées, précisément pour critiquer un tel totalitarisme. Cette démarche obscure et assez pernicieuse, Faye se propose de la déconstruire pour la critiquer.

 

   Pour compléter cette analyse, on pourrait aussi considérer qu’Arendt, à sa manière, s’inséra dans la logique nationaliste allemande en quête de quelque filiation antique grecque fantasmée. Elle ne revint pas aux présocratiques mystiques, à la manière d’un Heidegger développant ses délires étymologisants, mais proposa tout de même une pensée transhistorique « du » politique qui devait avoir sa « source » au sein des premières expériences grecques de la cité athénienne. Elle était ici, au fond, assez fidèle à l’élan germanique qui voulait, comme « peuple des philosophes », renouer avec une Grèce idéalisée, pour constituer son « sol » ontologique « propre ».

 

1. Victimes et bourreaux : l’image de l’enfer

 

   A propos de la recension arendtienne de l’ouvrage Le livre noir : Le crime nazi contre le peuple juif (1946) Faye fait une mise en perspective éloquente. D’un côté, le Livre noir insiste sur le fait que le désastre subi par les victimes n’a pu leur ôter leur humanité propre, déchirée mais digne. D’un autre côté, Arendt insiste sur la déshumanisation à l’oeuvre dans les camps. L’image de l’enfer, pour Arendt, c’est lorsque les individus sont ramenés à leur condition animale, et perdent toute dignité spécifique. Un nivellement par l’horreur se produirait ici.

 

   Faye reproche à Arendt d’avoir le point de vue amoral sur les camps d’extermination qu’eurent les bourreaux eux-mêmes. A tel point qu’Arendt finit d’ailleurs par confondre presque la déshumanisation subie par les victimes et la déshumanisation consentie des bourreaux. Faye oppose à Arendt un point de vue moral de base, qui ne peut supporter le point de vue politique cynique qui tente de regarder le désastre avec le regard de ceux qui l’ont accompli.

 

   On pourrait ici nuancer Faye, tout en conservant le noyau de sa critique : constamment, lorsqu’elle décrivit les sociétés de « masse », la « populace », l’écrasement totalitaire, Arendt se permit de passer du point de vue cynique des destructeurs au point de vue des victimes ou des humains en chair et en os. Lorsqu’elle indique par exemple, dans Qu’est-ce que la politique ?, que la spécificité du politique est la pluralité humaine, elle se met du côté des individus en chair et en os, qui ne sauraient être réduits à quelque « masse » indifférenciée. Mais lorsqu’elle évoque la réduction de l’homme moderne à l’animal laborans, elle épouse aussi les évaluations des idéologues de la destruction. Ces deux perspectives sont présentes chez Arendt. On peut dire que la seconde, la perspective des destructeurs, elle l’épouse non pas parce qu’elle la cautionne, mais pour mieux suggérer sa dimension asociale, amorale, purement mécanique et automatisée. Et qu’elle développe soigneusement la première, par ailleurs, pour créer un contraste. Néanmoins, les remarques de Faye doivent être prises en compte : ce qu’on peut et doit reprocher à Arendt, c’est de n’avoir pas toujours clairement stipulé quel point de vue elle adoptait pour développer ses analyses, ce qui crée des confusions certaines, et ce qui peut même choquer parfois. Certes, selon un principe de charité peut-être trop bienveillant, on pourrait dire qu’Arendt utilisa des matrices nationales-socialistes (Walter Frank, Carl Schmitt, Heidegger) non pas pour épouser strictement ces points de vue destructeurs, mais pour décrire « de l’intérieur » le désastre organisé, pour mieux comprendre ses mécanismes, et pour mieux le critiquer. Un tel principe de charité sûrement excessif irait certainement à l’encontre des intentions conscientes de la philosophe, certes. Car elle fut explicitement, par exemple, une proche de Heidegger, et défendit ses travaux. Mais pour des lecteurs futurs d’Arendt, s’ils existent, une telle possibilité herméneutique permettrait au moins de ne pas congédier la philosophe politique purement et simplement, pour des raisons morales douloureuses.

 

Les élites académiques allemandes dédouanées

 

   Pour revenir aux intentions réelles de la philosophe, et son implication politique concrète, on peut dire avec Faye qu’elle dédouana les élites académiques allemandes compromises dans le national-socialisme.

 

   Arendt recensa le livre de Weinreich, Les Professeurs de Hitler. Certes, elle reconnaît l’implication impardonnable d’un Heidegger et d’un Schmitt, par exemple, dans le nazisme. Mais elle ajoute que leurs idées n’auraient pas « influencé » ce nazisme. Les nazis n’auraient été que des techniciens sans idées. En outre, elle précise que Heidegger ne se serait pas vraiment investi directement dans la politique nazie. C’est oublier qu’il institua le « principe du Führer » à l’université de Fribourg.

 

   Arendt considéra également que l’historien nazi Walter Frank, à la différence de Rosenberg, n’aurait pas été un charlatan. Elle utilisera même de façon acritique ses travaux à propos de l’histoire de l’antisémitisme.

 

   Au final, Arendt réaffirme son point de vue : les élites intellectuelles n’auraient pas de « responsabilité » réelle dans la politique national-socialiste. C’est oublier que l’idéologie, qui émane d’une situation sociale déterminée, est toujours coupable de consolider, rétroactivement, les aberrations de cette situation matérielle, et que lorsqu’elle accompagne sa logique destructrice, elle est aussi éminemment coupable de ne pas avoir voulu l’enrayer, la critiquer, l’abolir. Lorsque cette situation s’appelle national-socialisme, hitlérisme, la culpabilité de tels « théoriciens », qui ne sont pas que de « purs théoriciens », dans un monde où l’on tue aussi à cause des mots, est immense, chose qu’Arendt refuse d’admettre après la seconde guerre mondiale.

 

2. Deux interprétations successives de la genèse de l’antisémitisme nazi

 

   Après avoir ciblé le romantisme nationaliste allemand comme vecteur de l’antisémitisme moderne, Arendt, dès 1945, tente de disculper la pensée allemande et le romantisme politique dans la genèse de l’antisémitisme exterminateur du national-socialisme.

 

Von Gentz et Müller

    1932 : Arendt écrit dans la Kölnische Zeitung à propos de ces figures du romantisme politique. Arendt critique ici les hypostases romantiques, la négation romantique de la pluralité, qui annonce le phénomène totalitaire.

 

Rahel Varnhagen

    En 1933, Arendt écrit à propos de cette femme juive qui vécut durant l’époque romantique. Elle aurait intériorisé l’antisémitisme pour « s’assimiler », au point de vouloir abolir toute « judéité » en soi. Arendt développe sa dialectique entre une intériorité privée, non mondaine, non tangible, et l’extériorité mondaine de la sphère publique, qui peuvent se conditionner mutuellement, mais qui entraient en conflit, déjà à l’époque romantique, autant du côté des romantiques antisémites que du côté des personnes juives ayant « assimilé » l’antisémitisme.

 

L’antisémitisme réinterprété en 1951, dans les Origines du totalitarisme

 

   Pour Arendt, c’est l’ambition impérialiste, concept flou sous sa plume, qui fait naître « l’ambition totalitaire d’une domination absolue ». Elle noie, en 1951, la question de l’antisémitisme, sous ces considérations à propos du totalitarisme, sans cerner la spécificité de l’antisémitisme. A présent, elle ne reconnaît plus les relations entre le romantisme politique, la pensée allemande, et le phénomène meurtrier et antisémite national-socialiste. Elle ne thématise pas non plus les relations entre ce phénomène et l’idéologie du « sang », du « sol », ni ne thématise l’antijudaïsme millénaire chrétien, pourtant résurgent au moment des manifestations totalitaires qu’elle doit décrire.

 

3. L’égalité naturelle entre les hommes récusée

 

   De la nouvelle de Conrad, « Au coeur des ténèbres », Arendt ne retient, en 1951, que le point de vue déshumanisé de Kurt, l’européen en Afrique qui perd la raison face à l’horreur. Elle envisage le phénomène raciste du point de vue de celui qui porte l’identité du raciste, et perd son humanité et sa dignité. De ce fait, elle confond la détresse des populations colonisées et exploitées avec la déshumanisation que le colon s’impose à lui-même, et il semble presque qu’elle « plaigne » les deux sortes de « dépossessions » de la même manière. Ici encore, la perspective adoptée par Arendt n’est pas claire, on ne sait pas d’où elle parle. Ce manque de sens pédagogique, ce manque de clarté, font que ses propos deviennent très choquants, d’autant plus qu’elle n’aura pas su se dissocier explicitement des pensées racialistes des théoriciens allemands du national-socialisme.

 

   En outre, pour thématiser le fait du racisme et de l’exploitation, Arendt affirme, dans Les origines du totalitarisme, que « Les hommes sont inégaux en fonction de leur origine naturelle, de leurs organisations différentes et de leur destin historique ».

 

    Arendt ici veut bien sûr décrire un fait, une pure facticité implacable et insupportable, qui s’oppose à un droit et à une exigence légitimes. Mais la convocation des termes tendancieux tels que « naturelle », « organisations », « destin », semble aussi figer cette facticité au sein d’un « cours naturel » du monde, qui ne serait presque plus contestable. On songera au « destinal » heideggérien, ici, par exemple : comme exigence ontologique, comme marche résolue devant soi pour atteindre un « sens de être » qui est toujours déjà voilé, ce « destinal » est aussi la quête, pour le peuple allemand, ici « élu » ou « privilégié », vers sa fin « propre », « authentique ». Les Cahiers noirs ont confirmé cela, même si Faye pouvait apercevoir de telles « dérives » heideggérienne, déjà en 2005. Qu’Arendt convoque la notion de « destin » pour affirmer un anti-égalitarisme très pernicieux ne peut qu’effrayer, de ce fait. Le « naturel » en outre, ici, ou l’organisation peut-être « organique », s’associant à une telle naturalité, évoque les notions romantiques de « peuple » et de « nation », qu’Arendt critique pourtant par ailleurs. Ces propos pernicieux sont ciblés à très juste titre par Faye, et il est bon de les mentionner à nouveau, avant de lire d’autres travaux de la philosophe moins équivoques. Elle aura été ici victime d’une tendance organiciste et téléologique de son temps, alors qu’elle critiqua ces tendances par ailleurs, dans ses remarques sur la question sioniste par exemple, ou dans le chapitre 2 de La Crise de la culture.

 

   Arendt propose aussi une thèse communautariste : ce n’est que dans et par la communauté que les individus se constituent collectivement, et elle entend réfuter l’idéalisme associé à la conception d’une « humanité » « en général ». Cette critique des hypostases, Arendt l’a menée toute sa vie. Elle confirme d’ailleurs le fait que les idées de « masse », de « peuple », de « populace », qu’elle convoque parfois de façon ambiguë, ne sont pas « ontologisées » par elle, comme hypostases, mais qu’elles sont simplement des mentions critiques, jamais des usages au premier degré. Néanmoins, retournant à un particularisme de fait en critiquant l’universel-abstrait effectivement pernicieux, et potentiellement totalitaire, Arendt semble ignorer l’exigence d’un universel-concret, en lequel le local et le fédéral s’articulent sans s’abolir mutuellement. C’est aussi donc parce qu’elle n’articule pas précautionneusement le fait (une non-égalité, par exemple), qu’elle assimile à quelque « nature organique ou destinale » et le droit (égalité universelle-concrète) qu’Arendt propose des conceptions très ambivalentes, et dangereuses potentiellement. Comme conseilliste, sur un plan politique, néanmoins, elle aurait pu trouver une issue plus heureuse face à de telles antinomies.

 

   Ce qui est le plus choquant, néanmoins, c’est lorsqu’Arendt, dans le même ouvrage, affirme que la pensée raciste national-socialiste pourrait avoir été influencée par la notion juive de « peuple élu ». Ici encore, une confusion entre l’universel-abstrait luthérien, qui viendra accompagner idéologiquement les religions nationales du capital de la modernité « travailliste », et l’universel-concret judaïque, émancipateur et anti-autoritaire, s’opère de façon coupable. La récupération par un Hegel, par exemple, d’un messianique talmudique, via son inversion, au profit de la nation allemande, est confondue par Arendt avec une intention juive initiale qui aurait été presque « colonisatrice ». Confondant le phénomène messianique originaire avec son inversion nationaliste-allemande et son instrumentalisation antisémite, elle aura liquidé de façon « cohérente », mais non légitime, dans ses propos sur le totalitarisme nazi, les « sources » réellement romantiques et allemandes, et elle remonte finalement à la tradition juive que ces sources ont voulu écraser et abolir, et ce pour constituer une généalogie mensongère.

 

    Arendt veut finalement, contre toute hypostase totalitaire, récuser l’idée même de « droits de l’homme ». Dans une perspective critiquant la modernité capitaliste, selon la perspective de Marx, par exemple, cette récusation est audible. L’humain universel-abstrait, en effet, sera ici l’exploiteur qui s’arroge toute l’humanité possible pour mieux exploiter. Plus largement, il aura été l’individu s’assignant lui-même au masculin, à l’occidental, au rationnel, pour mieux définir des tutelles et des dominations. La critique du « sujet transcendantal » kantien ici se ferait de façon légitime. Néanmoins, la perspective d’Arendt, qui souhaite partir d’un fait organique et destinal, presque de façon romantique, empêche que son point de vue soit complètement émancipateur.

 

   Faye oppose à cette perspective qui part du fait, l’exigence universelle, l’idéal régulateur, ou le droit kantiens. On pourrait lui reprocher cette perspective axiologique pour plusieurs raisons :

- d’abord, la critique anticapitaliste, qui désigne le totalitarisme capitaliste comme fait à dépasser, comme patriarcat, racisme, classisme structurels, à abolir, se doit de critiquer le sujet kantien, qui accompagne idéologiquement un tel totalitarisme ;

- ensuite, Kant est un héritier de Luther, lequel, après son échec à convertir les juifs à la Réforme, préconisa le port d’un signe distinctif pour les juifs et l’incendie des synagogues. Comme héritier de Luther, Kant assigna « le » Juif à l’hétéronomie et à l’impureté du précepte littéral et sans vie, et diffusa une pensée profondément antisémite[1]. Lorsque Heidegger assimile « le » Juif à l’esprit de calcul, il est aussi un héritier de Kant et de Luther. Choisir une perspective axiologique kantienne pour critiquer les courants antisémites qu’Arendt a trop bien protégés, c’est choisir un auteur qui est aussi à la source de ces antisémitismes, et c’est donc manquer de cohérence. Cette faiblesse de l’ouvrage de Faye est assez dommageable, et elle peut être ciblée en prenant pour point de départ les rappels que fait Di Cesare à propos de l’héritage antisémite allemand dans Heidegger, Les juifs, La Shoah. Faye est le premier à vouloir reconnaître dans la pensée allemande une source idéologique pour le national-socialisme antisémite. Mais alors il faut remonter à Luther, Kant, Fichte, Schopenhauer, Hegel, et Nietzsche, selon nous, et non pas s’en tenir simplement aux contemporains de Heidegger.

 

4. Troublante pertinence des régimes totalitaires

 

   Arendt confère aux Protocoles l’importance qu’ils n’ont pas eue : ce qui lui permet aussi de disculper davantage les élites intellectuelles nazies.

 

   Arendt considère les camps de concentration et d’extermination (qu’elle ne distingue pas assez strictement selon Faye), comme des « laboratoires » qui nous en disent long sur notre condition moderne. La superfluité de l’humain, phénomène totalitaire par excellence, mais aussi proprement moderne, serait mise en oeuvre dans les camps de façon atrocement rationnelle, ce qui annoncerait un paradigme plus général.

 

   Faye critique la mise sur le même plan, par exemple du biopouvoir capitaliste, et des camps d’extermination. Des différenciations morales, et politiques, devraient être faites selon lui, pour penser la spécificité atroce des camps d’extermination nazis.

5. L’être comme « mot couvert »

 

   Faye précise ici que la question de l’être posée par Heidegger est bien un combat « ontologique », mais qui peut aussi s’exprimer politiquement, d’une nation allemande qui lutterait contre l’esprit « métaphysique » juif, ou quelque « ère de la technique » qui arraisonne les étants en fonction d’une rationalité calculatrice, instrumentale, obstruant la voie vers quelque « sens de être » « destinal ». La pensée de Heidegger, même la plus abstraite, est une pensée antisémite de la destruction : pour conquérir son destin, le Dasein, ou le peuple allemand, doit anéantir l’esprit de calcul qui n’est rien d’autre que le « peuple juif » hypostasié.

 

   Nous ne reviendrons pas en détails sur les propos (brillants) de Faye relatifs à l’oeuvre antisémite de Heidegger, dont les conclusions sont proposées ci-dessus, et ce pour mieux tenter de comprendre la philosophe Arendt elle-même.

 

6. Au coeur de la philosophie arendtienne

 

   Finalement, Faye montre qu’au coeur même de la philosophie d’Arendt vient se nicher une tentative de sécularisation de l’ontologie heideggérienne. L’arrière-fond n’est bien sûr pas nazi, mais il reste tendancieux, malgré tout.

 

   La référence arendtienne à la natalité comme principe d’émergence, de nouveauté, comme principe politique, renferme une forme « destinale » et communautaire qui pourrait être le pendant « sécularisé » de l’être-pour-la-mort heideggérien.

 

   La dimension aristocratique, la référence à la cité athénienne pourrait-on dire aussi, accompagnant la distinction arendtienne public/privé, ou ses conceptions politiques « généalogiques », évoquent aussi une hiérarchie dans « l’être » potentiellement dangereuse. Ce « fait » qu’elle a invoqué auparavant à propos d’une non-égalité « naturelle » entre les hommes n’est que consolidé, et presque « institué », à travers de telles propositions. Très dangereusement, il pourrait presque sembler qu’un tel « fait » pourrait s’enraciner à son tour dans une exigence ou dans un droit qui devrait s’adapter à lui.

 

   L’idée arendtienne que le totalitarisme moderne nous réduit à la condition d’animal laborans, en outre, n’est pas claire : cette animalité, chez Heidegger, est pauvre-en-monde. Un tel anthropocentrisme est connu. Mais si des individus humains deviennent eux-mêmes pauvres-en-monde, tels les prolétaires, les individus soumis au racisme ou au patriarcat, et si ce fait devient une condition « naturelle », n’y a-t-il pas là une façon d’instituer des faits proprement scandaleux ? Les interrogations de Faye sont ici tout à fait légitimes, selon nous, et même salvatrices.

 

    On pourrait néanmoins, ici encore, appliquer un principe de charité déterminé pour tenter de comprendre la notion arendtienne d’animal laborans. Marx, dans le chapitre 1 du Capital, indique que la valeur a pour substance le travail abstrait, soit le travail humain « en général », ramené à l’unité abstraite indifférenciée. Ce travail abstrait renvoie au « temps de travail socialement nécessaire », il renvoie à un standard de productivité moyen. Mais pour être ramené à l’unité indifférenciée, une réduction épistémologique, en amont, s’impose. C’est le travail intellectuel gestionnaire de l’autovalorisation de la valeur qui produit, empiriquement, cette réduction épistémologique : le travail, pour être saisi conceptuellement comme « travail abstrait », doit être réduit à n’être qu’une pure dépense de muscles, de nerfs, de cerveau, d’énergie humaine, indifférenciée. Autrement dit, la société capitaliste, ou travailliste, pour définir les critères de sa valeur, doit aussi devenir une société « biologiciste » : idéologiquement, puis matériellement, elle finit par réduire les activités humaines à de pures activités physiologiques indifférenciées. D’une certaine manière, les individus seraient réduits à la condition d’animal laborans, si l’on analyse avec Marx la question du travail dans la société capitaliste. Or, comme le précise Dagenais, commentateur d’Arendt, il se trouve qu’Arendt considérait que le capitalisme était la condition de possibilité de tout totalitarisme moderne. Pour dire cela, néanmoins, on n’est pas obligé de « comparer » de façon équivoque le camp d’extermination à l’usine, mais on se contente de saisir des structures idéologiques et sociales générales de la modernité.

 

    Cela étant, ayant dit cela, il faut clarifier les choses : les individus en chair et en os, dans le monde vécu, sont multidimensionnels, et ils ne sont pas dans les faits les automates déshumanisés que le système veut faire d’eux. C’est précisément parce qu’il leur reste un noyau subjectif vivant complexe qu’ils peuvent lutter contre ce système unidimensionnel. Arendt ne fit pas assez clairement la distinction entre le système unidimensionnel et le monde vécu multidimensionnel, et c’est ce qu’on peut lui reprocher essentiellement. Elle confondit en outre trop souvent, sans le stipuler, le point de vue déshumanisé du bourreau avec la déshumanisation subie des victimes. Elle confondit aussi le fait et le droit, ou voulut les adapter, de façon dangereuse. Pour ces trois raisons, les précisions et rappels de Faye sont plus que précieux, et doivent être écoutés, avant que de relire la philosophe.

 

7. Elargissements proposés

 

   Finalement, on pourra élargir la proposition de Faye avec Moishe Postone : les capitalismes nationaux, soumis à des crises cycliques au sein de l’autovalorisation morbide de la valeur, développent lors des crises un antisémitisme structurel. Les juifs, dits « errants », « calculants », seront assignés au capital financier mondial lui-même « sans attache », « déraciné », et menaceront les économies nationales « victimes » des mouvements « délirants » de ce capital financier, selon les idéologues altercapitaliste et nationalistes. Ainsi, d’un point de vue social, le national-socialisme aura radicalisé une telle dialectique du particulier national et de l’universel-abstrait mondialisé, au point de développer une politique meurtrière. Les idéologues nazis, tels Heidegger et Schmitt, ont certes une spécificité radicale, que rappelle Faye à juste titre : on ne peut dire qu’ils sont simplement des bourgeois défendant l’économie nationale, car ils ont une pensée politique et métaphysique de la destruction dont la radicalité est inédite. Néanmoins, ces penseurs sont aussi récupérés aujourd’hui par des bourgeois nationalistes qui obéiront à des mécanismes sociaux analogues (Alain de Benoist, Francis Cousin, etc.). Autrement dit, les dangers que soulève Faye pourraient être non simplement derrière nous, mais aussi devant nous, si nous n’identifions pas leurs structures sociales au sein même de la modernité capitaliste, pour mieux promouvoir leur abolition. Nous ne pouvons dire que le national-socialisme fut une brèche désastreuse aussitôt refermée : elle surgit dans des conditions politiques et sociales déterminées, conditions qui n’ont toujours pas été abolies (ce pourquoi Heidegger est d’ailleurs toujours « pris au sérieux » aujourd’hui). Avec Dagenais commentant Arendt, donc finalement, on reprendra une intuition peut-être importante qu’aurait eue la philosophe : le fond totalitaire moderne est bien le capitalisme en tant que tel. Ce qui ne signifie pas pour autant la pure et simple confusion des phénomènes meurtriers modernes, mais ce qui signifie néanmoins qu’on exige enfin de sortir de cette préhistoire.

 

Benoit Bohy-Bunel, mai 2017

 

Voir également : 

- Moishe Postone, Antisémitisme et national-socialisme (in Critique du fétiche-capital. Le capitalisme, la gauche et l'antisémitisme, PUF, 2013). 

- Moishe Postone, « Les antinomies de la modernité capitaliste. Réflexions sur l'histoire, la Shoah et la gauche » (in Critique du fétiche-capital.op. cit.)

- A propos de Donatella di Cesare, Heidegger, les Juifs, la Shoah. Les Cahiers noirs, par Benoit Bohy-Bunel

 

 

 

[1] A ce sujet, ces deux citations de Kant sont éloquentes

« La foi juive est, d’après son institution primitive, un ensemble de lois uniquement statutaires sur lequel était établie une constitution d’Etat ; quant aux compléments moraux qui lui furent ajoutés déjà à cette époque, ou même par la suite, ils ne relèvent nullement du judaïsme comme tel. Celui-ci, à vrai dire, n’est pas une religion, il est simplement constitué par la réunion d’une foule de gens qui, appartenant à une même souche particulière, formèrent un Etat commun, sous des lois purement politiques et en aucune façon par conséquent une Eglise ; ce devait être bien plutôt un Etat temporel en sorte qu’à cet Etat, au cas où il se trouverait morcelé par la suite du hasard des circonstances contraires, il restât néanmoins la foi (qui en était partie intégrante) en son rétablissement futur (à l’apparition du Messie) », in Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Paris, Vrin, 2010 ; p. 214

 

« Les Palestiniens qui vivent parmi nous en sont venus, à cause de l’esprit d’usure qu’ils ont acquis depuis leur exil, et pour la plus grande masse, à obtenir une réputation de tromperie qui n’est pas sans fondement. Certes il semble singulier de se représenter une nation de trompeurs ; mais il n’est pas moins singulier d’imaginer une nation faite exclusivement de marchands, donc de loin la plus grande part, à cause d’une antique superstition reconnue par l’Etat où ils vivent, qui ne cherchent pas d’honneur civil, mais veulent compenser cette perte par les avantages de la supercherie exercée vis-à-vis du peuple qui leur donne asile, et même les uns vis-à-vis des autres », in Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, §46, note. 

Tag(s) : #Racisme - homophobie - antisémitisme
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