Le cynisme d’un Mandeville[2] n’est surpassé que par le célèbre marquis de Sade (1740-1814) qui, non sans raison, jouit de l’honneur douteux que le plaisir de torturer qu’est le sadisme, porte son nom. C’est en prenant la relève directe de Hobbes et sur un ton plus dur que celui-ci que Sade, en des phrases aussi sèches que claires, a critiqué, lui aussi, la forme monadique de l’homme capitaliste et ce dès les débuts de cet ordre social, jusqu’à aujourd’hui le plus monstrueux. « Ne naissons-nous pas tous isolés, je dis plus, tous ennemis les uns des autres, tous dans un état de guerre perpétuelle et réciproque. »[3] Et tout comme Mandeville, Sade a exprimé les convictions fondamentales du libéralisme capitaliste, qui toujours sont voilées tant bien que mal, avec une franchise qui même dans les idéologies racistes ultérieures n’a pu ressurgir que sous une forme segmentée.
L’ouvrage le plus répandu de Sade, l’histoire allégorique de Justine[4] est étroitement apparenté à la Fable des abeilles, tant par le contenu que par l’histoire de sa composition. Mince volume à l’origine, l’ouvrage, dans ses versions successives parues entre 1787 et 1797, prit par la suite toujours plus d’ampleur, l’auteur y ajoutant, outre de nombreux épisodes supplémentaires, également des digressions philosophiques toujours nouvelles. Si, dans les premières moutures, Sade avait fait comme si son histoire avait été écrite à des fins dissuasives, il devait laisser tomber finalement aussi ce voile (bien léger de toute façon). C’est à l’unisson de Mandeville qu’il fait dire, en l’approuvant, à un de ses personnages, un riche scélérat libéral : « Tout ce qui s’appelle aumône est une chose qui répugne si tellement à mon caractère, que me vît-on trois fois plus couvert d’or que je ne le suis, je ne consentirais pas à donner un demi-denier à un indigent ; j’ai des principes faits sur cette partie, dont je ne m’écarterai jamais. Le pauvre est dans l’ordre de la nature […]. Le soulager est anéantir l’ordre établi, c’est s’opposer à celui de la nature, c’est renverser l’équilibre qui est à la base de ses plus sublimes arrangements. C’est travailler à une égalité dangereuse pour la société, c’est encourager l’indolence et la fainéantise »[5].
À l’objection que de telles idées signifient la perte des faibles (au sens capitaliste), Sade rétorque froidement : « Qu’importe ? Il y a plus de sujets qu’il n’en faut en France ; le gouvernement qui voit tout en grand s’embarrasse fort peu des individus, pourvu que la machine [!] se conserve »[6]. Et aux soupirs d’une victime de l’iniquité sociale (« Il vaudrait donc mieux qu’on nous eût étouffés en naissant »), la voix tranchante de la raison éclairée[7] répond : « À peu près, mais laissons… »[8]. Dans son pamphlet La Philosophie dans le boudoir, Sade se laisse même aller jusqu’à une sorte de haine existentielle contre les « travailleurs pauvres » et leur trop nombreuse progéniture « superflue » et se déchaîne, surpassant en cela Mandeville, contre la moindre aide publique pour les maisons de pauvres : « Détruisez, renversez sans aucune pitié ces détestables maisons où vous avez l’effronterie de receler les fruits du libertinage de ce pauvre, cloaques épouvantables vomissant chaque jour dans la société un essaim dégoûtant de ces nouvelles créatures, qui n’ont d’espoir que dans votre bourse. À quoi sert-il, je le demande, que l’on conserve de tels individus avec tant de soin ? […] Ces êtres surnuméraires sont comme des branches parasites qui, ne vivant qu’aux dépens du tronc, finissent toujours par l’exténuer. Souvenez-vous que toutes les fois que, dans un gouvernement quelconque, la population sera supérieure aux moyens de l’existence, ce gouvernement languira. […] Point d’asile pour les fruits honteux de sa débauche : on abandonne ces affreux résultats comme les suites d’une digestion. »[9]
Nous trouvons ici déjà le fil de la froide argumentation qui, seulement quelques décennies plus tard, lors de la grande crise de transformation qu’a été la révolution industrielle, devait être élevée au rang de « science » par le « démographe » Malthus – toujours en se réclamant de cette « voix de la nature » telle qu’elle avait été formulée auparavant par Hobbes. Mais Sade va encore plus loin. En « libertin » éclairé, il anticipe des idées terriblement efficaces, que seul le darwinisme social, à l’aube du XXe siècle, devait systématiser pour finir par les appliquer, sur le sol allemand, sous la forme du meurtre perpétré par une société entière. « Dans les républiques de la Grèce, on examinait soigneusement tous les enfants qui arrivaient au monde, et si l’on ne les trouvait pas conformés de manière à pouvoir défendre un jour la république, ils étaient aussitôt immolés : là l’on ne jugeait pas qu’il fût essentiel d’ériger des maisons richement dotées pour conserver cette vile écume de la nature humaine. Il faut espérer que la nation réformera cette dépense, la plus inutile de toutes ; tout individu qui naît sans les qualités nécessaires pour devenir un jour utile à la république n’a nul droit de conserver la vie, et ce qu’on peut faire de mieux est de la lui ôter au moment où il la reçoit. […] L’espèce humaine doit être épurée dès le berceau ; c’est ce que vous prévoyez ne jamais être utile à la société qu’il faut retrancher de son sein […]. »[10]
Comme chez Mandeville, on s’est souvent demandé si une franchise aussi caustique ne devait pas être lue comme une critique radicale – bien qu’elle ne soit rien d’autre que la radicalisation de la logique capitaliste ordinaire. Ce que l’on voit apparaître ici est un trait bien particulier de l’intellectualité bourgeoise moderne : le mépris à l’égard des « belles âmes » moralisatrices, aussi justifié soit-il, car, à travers une éthique misérable, elles ne font que dissimuler la loi régissant la forme irrationnelle et destructive des relations sociales du capital, dont ils voudraient malgré tout ne pas se priver et qui sert leurs intérêts bourgeois – ce mépris devient des plus ambigus dès lors que face à cela l’adhésion ouverte et cynique aux conséquences mêmes de cette concurrence capitaliste apparaît comme une sorte de prouesse. Le fait que la vérité négative est exprimée de manière affirmative (« Je persiste et signe ») semble rendre tout à coup toute critique presque superflue.
Cette ambiguïté a subsisté jusqu’à nos jours pour fêter de nouveaux triomphes dans « la critique sociale par hyperaffirmation » de l’époque postmoderne, des triomphes qui, à tout moment, peuvent verser dans une idéologie mortifère « innocente », se réclamant d’une prétendue nature de la nature. On ne parle pas de ces sujets avec un sourire en coin. Et Sade ne le fait pas ; il est, conformément à son sujet, parfaitement dépourvu d’humour et ne recourt nulle part à l’ironie : au contraire, de toute évidence il pense ce qu’il dit tout banalement et c’est tout aussi banalement qu’il se délecte de sa propre scélératesse « mise en scène », de manière déjà presque postmoderne. Que la haine cynique à l’égard des « travailleurs pauvres » et le fantasme d’extermination sociale contre les « inutiles », handicapés, etc. ne fassent que traduire les conséquences d’un discours contemporain, cela ressort de suffisamment d’autres sources (Mandeville par exemple) et, ce que nous devons en conclure, c’est que toutes les autres idées de Sade, y compris son éloge de la cruauté, doivent, elles aussi, être comprises comme des affirmations positives, sans double-fond. Des générations entières d’intellectuels bourgeois de gauche se sont excités là-dessus et ont fait toute une littérature, jouant avec le cynisme de Sade pour lui trouver des potentialités critiques « indirectes ».
Que la bourgeoisie n’ait jamais pardonné à Sade, au contraire de Mandeville, sa franchise, est surtout dû au fait que le premier l’ait poussée jusqu’à l’insupportable, allant au-delà d’une paisible idéologie de légitimation économique (la prospérité économique par l’amoralité égoïste, bridée par l’État). Ce caractère impardonnable concerne, d’une part, la question de la « sécurité » et de la propriété. Bien évidemment, Sade ne met pas en question la forme même de la propriété privée capitaliste mais, une fois de plus, il en tire les conséquences ultimes en autorisant le vol (qui en réalité ne nie pas la propriété privée bourgeoise en tant que telle mais constitue, au contraire, sa présupposition logique). Voilà pourquoi, dans La Philosophie dans le boudoir, il dit du vol que le voleur « n’a fait, en s’y livrant, que suivre le premier et le plus sage des mouvements de la nature, celui de conserver sa propre existence, n’importe aux dépens de qui »[11]. L’idéologie libérale du « droit du plus fort » apparaît ainsi pour la première fois sous une forme radicalisée qui entend ne plus se laisser limiter ou domestiquer de quelque façon que ce soit : « Vous nous parlez d’une voix chimérique de cette nature, qui nous dit de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’il nous fût fait ; mais cet absurde conseil ne nous est jamais venu que des hommes, et d’hommes faibles. L’homme puissant ne s’avisera jamais de parler un tel langage. […] Croyons-le, la nature, notre mère à tous, ne nous parle jamais que de nous ; rien n’est égoïste comme sa voix, et ce que nous reconnaissons de plus clair est l’immuable et saint conseil qu’elle nous donne de nous délecter, n’importe aux dépens de qui. Mais les autres, vous dit-on à cela, peuvent se venger… À la bonne heure, le plus fort seul aura raison. Eh bien, voilà l’état primitif de guerre et de destruction perpétuelles pour lequel sa main nous créa […]. Pour que ce qui sert l’un en nuisant à l’autre fût un crime, il faudrait démontrer que l’être lésé est plus précieux à la nature que l’être servi : or tous les individus étant égaux aux yeux de la nature, cette prédilection est impossible ; donc l’action qui sert à l’un en nuisant à l’autre est d’une indifférence parfaite à la nature. »[12]
En toute logique, Sade recommande de punir le « négligent » qui s’est laissé voler et non pas le voleur. Et c’est fatalement qu’il en vient aussi à justifier le meurtre : « À Sparte, à Lacédémone, on allait à la chasse des ilotes comme nous allons en France à celle des perdrix. Les peuples les plus libres sont ceux qui l’accueillent davantage [= le meurtre]. »[13]Ainsi, les citoyens devaient avoir « reçu de cette mère commune [la nature] l’entière liberté d’attenter à la vie les uns des autres », au moins dans certains cas[14], « voie libre pour des citoyens libres » en quelque sorte[15]. L’être humain, simple amas de matière lui aussi, peut à chaque instant « être transformé » sous la loi de la concurrence et le droit du plus fort, comme il est dit dans Les Infortunes de la vertu : « Toute forme est égale aux yeux de la nature, rien ne se perd dans le creuset immense où ses variations s’exécutent, toutes les portions de la matière qui s’y jettent se renouvellent incessamment sous d’autres formes […]. Eh, qu’importe à la nature toujours créatrice que cette masse de chair conformant aujourd’hui une femme, se reproduise demain sous la forme de mille insectes différents ? […] Que peut lui faire que par ce qu’on appelle le crime d’un homme, un autre soit changé en mouche ou en laitue ? »[16]
Vu ainsi, la nature, au fond, autorise tout ce qui est faisable ; car tout ce qui est possible en pensée et réalisable, relève donc également de la nature : « Nous pulvériserions cette catin qu’il n’y aurait pas encore le soupçon d’un crime. »[17] Et dans une vision à laquelle on ne peut dénier le caractère prophétique pour ce qui est du XXe siècle, Sade laisse aller « la nature » à l’extrémité : « Aveugles instruments de ses inspirations, nous dictât-elle d’embraser l’univers, le seul crime serait d’y résister. »[18] En réalité, les idées que Sade répète à satiété reviennent à une « continuation de la concurrence par d’autres moyens » qui fait sauter le cadre de la société bourgeoise en laissant libre cours à sa contradiction interne irrationnelle. Cela peut se manifester par une décharge vers l’extérieur, une guerre impériale (et y en a t-il une, à ce propos, parmi toutes les horreurs que Sade décrit avec délectation, dont nous aurions été épargnés depuis ?), ou bien comme intériorisation du Léviathan de la part des sujets de la concurrence mêmes. Cette variante aussi a été parfois soutenue par des tenants extrêmes du libéralisme, quoique sous une forme moins compromettante que chez le vieux maître « libertin ». Lorsque, dans le monde néolibéral d’aujourd’hui, services de sécurité privés et body guards se chargent toujours des fonctions élémentaires du Léviathan, ce sont là les signes d’une décomposition réelle du social à l’intérieur de la société, telle que Sade ne l’avait dépeinte que dans ses fantasmes les plus échevelés.
Ce qui était insupportable pour la conscience normale libérale bourgeoise n’était peut-être même pas le fait que le Léviathan fût ainsi mis radicalement en question. Car tout cela ne se faisait pas sous la forme d’une proclamation d’un mouvement d’émancipation sociale mais au contraire comme blindage propagandiste du sujet même de la concurrence, préfigurant, bien avant Nietzsche, le droit souverain du surhomme et de la race des seigneurs. Ce qui ne pouvait trouver aucune grâce pour le fait que Sade ait développé les conséquences nihilistes de cette logique avec la naïveté du monstre. On ne pouvait lui pardonner cette compromission précoce et totale de la raison des Lumières.
La deuxième chose, peut-être encore plus impardonnable, était que Sade pénétrait avec un malin plaisir jusque dans le cœur sexuel tabouisé même de l’individu capitaliste, pour en éventer également les secrets avec une innocence affirmative. Il ne relève, bien entendu, nullement du hasard que « les infortunes de la vertu » surviennent à un être du sexe féminin, Justine, et que ce sont en priorité des femmes, des jeunes filles et des jeunes garçons qui sont livrés comme objets du « sadisme » aux fantasmes (et à l’occasion aussi à la réalité) de massacres sexuels. Certes, la sexualité humaine contient toujours un certain plaisir à être agressive, et inversement un certain plaisir à se donner passivement (ce qui, cependant, n’est nullement distribué unilatéralement entre les différents sexes et âges, d’une manière qui serait intrinsèque et quasi biologique). De même, il est vrai que la soumission patriarcale des femmes caractérise de nombreuses sociétés dans l’histoire (mais pas toutes). Mais là aussi, le capitalisme montant avec sa raison éclairée[19] n’a non seulement pas diminué la soumission de la femme et l’agressivité sexuelle de la part de l’homme, mais les a, au contraire, brutalisées d’une manière jusqu’alors inouïe. Et ce fait, Sade l’a poussé à l’extrême avec la clairvoyance du fou, dans des fantasmes toujours plus échevelés, qui ne représentent que les conséquences les plus extrêmes du rapport entre les sexes sous le capitalisme.
Ce n’est donc pas d’une exploration des abîmes de la sexualité humaine au sens général dont il s’agit, mais du reflet aveugle d’un changement structurel. Et dans ce sens aussi on appelait un chat un chat dans la phase primitive du capitalisme au XVIIIe siècle. À ce propos-là l’abaissement des producteurs à l’état de matériel humain pour la fin en soi capitaliste, le déchaînement de la concurrence anonyme et le changement survenu dans la structure du rapport entre les sexes entretiennent un rapport dialectique étroit. Déjà, Mandeville avait dénoncé la compassion sociale comme un sentiment méprisable « de femmes et d’enfants » ; mais Sade élargit (dans la Nouvelle Justine) le problème en en faisant une « qualité naturelle » négative de la femme : « La faiblesse de ses organes, la rendant plus propre que nous au sentiment pusillanime de la pitié, la porte machinalement, et sans qu’elle y ait aucun mérite, à plaindre et à consoler les maux qu’elle voit [...]. Mais rien de vertueux, rien de désintéressé dans tout cela : rien, au contraire, que de personnel et de machinal. C’est une absurdité révoltante que de vouloir lui composer des vertus de ses besoins, et de trouver ailleurs que dans sa débilité, dans ses craintes, tous les motifs de ces belles actions, dont notre aveuglement nous rend dupes. »[20]
C’est donc la « nature », idéologiquement responsable de tout, qui est de nouveau sollicitée pour attribuer à la femme cette compassion tant exécrée comme une simple « qualité naturelle » involontaire, et pour la mépriser à ce titre, parce qu’elle semble « déranger les cercles » du sujet froid et masculin de la concurrence. Depuis, l’équation femme = nature et homme = culture, dont les premiers débuts remontent au bas Moyen Âge et au protestantisme, est devenue un topos de l’idéologie masculine capitaliste, la « culture » représentant les abstractions sociales vides de l’argent. La « constitution dégoûtante » (Sade, loc. cit.) de la femme comme obstacle naturel à la logique concurrentielle mâle, va même jusqu’à soulever des doutes quant à sa qualité d’être humain ; selon Sade elle est « une créature si perverse, enfin, qu’il fut très sérieusement agité, au concile de Mâcon, pendant plusieurs séances, si cet individu bizarre, aussi distinct de l’homme que l’est de l’homme le singe des bois, pouvait prétendre au titre de créature humaine, et si l’on pouvait raisonnablement le lui accorder »[21].
Mais à quoi est due cette classification absurde et haineuse, alors qu’il est évident que tant l’homme que la femme sont à la fois « nature » et « culture » ? Avant le début de la modernité capitaliste (dont les tout premiers débuts remontent à la Renaissance), quand l’économie basée sur le marché et l’argent ne jouait encore qu’un rôle marginal, la reproduction matérielle et économique était concentrée essentiellement sur les foyers des paysans, des artisans et des propriétaires terriens. Dans ce cadre, les différents sexes étaient en charge de domaines délimités et jouissant plus ou moins des mêmes droits ; le modèle patriarcal se limitait à la représentation sociale extérieure de ce foyer. En revanche, avec le déchaînement de l’économie monétaire, on a vu se développer une « économie dissociée » au-delà du foyer – non pas pour satisfaire de nouveaux besoins, mais précisément en tant que fin en soi abstraite (à l’origine pour les « besoins » des machines militaires proto-modernes), à laquelle les producteurs immédiats furent soumis par la force. Le système moderne de la production marchande, alias le capitalisme, créait donc, pour la première fois à grande échelle sociale, quelque chose comme une « économie publique » qui, à ses débuts, était imbriquée dans le développement militaire – et c’est aussi pour cela qu’elle devenait structurellement « une affaire d’hommes ».
Les femmes durent alors se contenter du « reste » – secondaire – de l’ancien foyer avec tous les aspects émotionnels qui y étaient liés et que les sujets de la concurrence masculins émergents considéraient comme inférieur. La dégradation aggravée de la femme à l’époque moderne et la dévalorisation des producteurs immédiats sont donc les aspects réciproques d’un seul et même processus, liés de manière structurellement inséparable à l’économie autonomisée de l’argent et de la concurrence. Le féminisme moderne, même quand il a reconnu ce phénomène, en général ne l’a fait que sur le plan de sa manifestation extérieure, sans en tirer les conséquences ultimes, car, de la Révolution française à nos jours, le mouvement des femmes n’a jamais voulu s’émanciper que dans le cadre du système de production de marchandises. Ce n’est que tout récemment, dans le contexte d’une critique féministe du féminisme même, qu’a pu être formulé ce lien comme une unité logique de la critique du capitalisme et de la critique du patriarcat : « La contradiction fondamentale […] entre matière (contenu, nature) et forme (valeur abstraite) est déterminée de manière sexo-spécifique. Tout contenu sensible qui ne se laisse pas ramener à la forme-valeur abstraite, mais qui reste néanmoins une condition préalable à la reproduction sociale, est délégué à la femme (sensibilité, émotivité, etc.) […]. Cette structure de base […] correspond à la constitution d’une sphère privée et d’une sphère publique. Partant, la sphère privée est connotée idéal-typiquement comme “féminine” (famille, sexualité, etc.), tandis que la sphère publique (“travail” abstrait, État, politique, science, art, etc.) est connotée comme “masculin”. Ainsi, idéalement, la femme serait le “reposoir” de l’homme qui agit dans la sphère publique. »[22]
De fait, la femme se voit ainsi cantonnée non seulement à la sphère privée et familiale, et donc rendue responsable d’activités capitalistiquement insaisissables (« les tâches domestiques ») et de « fonctions compassionnelles » (éducation des enfants, soins apportés aux personnes âgées, etc.), elle devient également la représentante de prétendus « aspects naturels ». Et par là aussi une nuisance structurelle, car sa simple existence rappelle constamment au sujet autocrate de la concurrence qu’il existe quelque chose dans le monde qui se soustrait à la prétention totalitaire de la fin en soi capitaliste, quelque chose qui occasionne des dépenses et cause des ennuis. À l’époque de Sade, ce problème n’était pas encore socialement généralisé ; il concerna d’abord la bourgeoisie possédante et la noblesse intégrée dans l’économie financière, c’est-à-dire les familles mêmes des sujets dominants. Tant les « travailleurs pauvres » que leurs propres femmes et enfants leur apparurent tout à coup comme « matériau » d’une « nature » à domestiquer sous la forme d’une « non-nature » encombrante. Les femmes et les « travailleurs pauvres » doivent donc être éduqués de la même façon pour se soumettre au sujet masculin de la concurrence, comme l’affirme Jean-Jacques Rousseau dans son roman d’éducation Émile : « Ainsi toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. »[23]
Mais comment la soumission de la femme s’accorde-t-elle avec les principes de l’égalité bourgeoise ? Il ne s’agit nullement d’une simple exclusion inconséquente et formelle, qui permettrait qu’après la « liberté », l’« égalité » et la fameuse « fraternité », on pourrait revendiquer la « sororité ». Car l’égalité concerne toujours uniquement ce qu’à chaque fois la nature, cette « mère à tous » a prétendument proposé, et la femme fait partie de l’égalité bourgeoise justement parce qu’on l’oblige, si c’est nécessaire, à se comporter conformément à ce que serait sa nature. Dans la version de Rousseau, c’est le rôle de l’innocent grillon au foyer que prend l’être naturel féminin, pour la rendre apte à la famille. Mais ce qui, dès le début, fait pendant à l’image de la Maman c’est celle de la putain, l’autre versant (sexuel) du même être. Ce n’est pas pour rien que les idées de Sade ont parfois été comprises comme un « rousseauisme maquillé de noir », car c’est précisément ce côté sexuel qu’il a poussé jusqu’à ses dernières conséquences.
C’est que la sexualité constitue justement cette part du sujet masculin de la concurrence qui elle-même ne peut nier sa naturalité et qui ne peut manquer de paraître inquiétante aux yeux du rapport-monde abstrait et désensibilisé de l’économie dissociée. Dès lors que la sexualité est connotée comme féminine et tributaire de la nature, le sujet masculin de la concurrence sous la forme de sa propre sexualité se voit contraint de faire une concession fâcheuse à ce qui lui est soumis, une concession qui menace sa souveraineté sociale. La femme « dissociée » se transforme ainsi en objet de haine et ce non seulement, d’une façon générale, en tant qu’être naturel et porteuse des sentiments de compassion exécrés, mais avant tout en tant que représentante de la sexualité (y compris de la sexualité masculine).
Ce qui, au fond, se révèle ici est une notion de la nature double et contradictoire en elle-même propre à l’idéologie moderne. Car, d’un côté, la femme représente la nature à dominer mais, de l’autre côté, le sujet masculin capitaliste en tant que représentant de la « culture » doit, lui aussi, être nature ou déterminé par la nature, et ce sous la forme du prédateur de la concurrence stylisé et solitaire. La « culture » capitaliste est excipée de la nature dans un double camouflage, mais seulement pour retransformer tout ce qui relève de la culture en nature (idéologisée), tandis qu’en même temps la forme sociale capitaliste est projetée sur la nature. Dans la répartition sur les sexes, les deux notions de nature opposées de cette idéologie apparaissent comme les « natures » totalement différentes et opposées de l’homme et de la femme. Par conséquent, les deux sexes sont « par nature » aussi étrangers l’un à l’autre que des êtres d’espèces différentes ou venus d’autres mondes.
Bien entendu, personne n’est jamais vraiment identique à ce rapport entre les sexes aliéné d’une façon inquiétante et les êtres humains, contre toute logique du capital, continuent de tomber amoureux les uns des autres. Et pourtant, chaque relation amoureuse, aussi tendre et apparemment idyllique qu’elle soit, contient l’aspect corrosif de cette dissociation et de la haine entre les sexes qui lui est liée, une haine qui peut éclater violemment à chaque moment.
Et Sade s’est fait le porte-parole inégalé de cette face obscure de la sexualité surdéterminée par le capitalisme. Afin de contrôler l’inévitable forme sexuelle de la sensualité, telle est son idée de base, il faut la réduire, si possible, à un acte purement physiologique. Ainsi, dans la version primitive de Justine, on peut lire : « Je me sers d’une femme par nécessité, comme on se sert d’un vase dans un besoin différent… »[24]. Il s’agit donc de purger la sexualité domestiquée de tout élément émotionnel dangereux, de la transformer en quelque sorte en un processus machinal (analogue au procès de production capitaliste). Et en toute logique, la femme obéissante de La Philosophie dans le boudoir est séduite par ce processus mécanique : « Quand on pense comme moi, on veut être foutue partout et, quelle que soit la partie qu’un engin [!] perfore, on est heureuse quand on l’y sent. »[25]
La réduction physiologique-machinale de la sexualité implique aussi logiquement que les objets soient échangeables à volonté, là encore de façon analogue à la logique de la production marchande et de la concurrence anonyme. La sexualité doit par principe être une marchandise et la jouissance être solitaire, comme il sied à la monade sociale : «Tant que dure l’acte du coït, je peux, sans doute, avoir besoin de cet objet pour y participer ; mais sitôt qu’il est satisfait, que reste-t-il, je vous prie, entre lui et moi ? Et quelle obligation réelle enchaînera à lui ou à moi les résultats de ce coït ? […] Mille autres objets semblables, et souvent bien meilleurs, nous consoleront de la perte de celui-là ; tous les hommes, toutes les femmes se ressemblent : il n’y a point d’amour qui résiste aux effets d’une réflexion saine. […] Que désire-t-on quand on jouit ? Que tout ce qui nous entoure ne s’occupe que de nous, ne pense qu’à nous, ne soigne que nous. Si les objets qui nous servent jouissent, les voilà dès lors bien plus occupés d’eux que de nous, et notre jouissance conséquemment dérangée. »[26]
En souvenir de Hobbes, le rapport sexuel entre l’homme et la femme se présente comme une sorte de zoophilie : « La destinée de la femme est d’être comme la chienne, comme la louve : elle doit appartenir à tous ceux qui veulent d’elle. »[27] Car « naturellement », l’être naturel soumis doit jouer ici le rôle passif de la « bête baisée », tout comme, du reste, les hommes et les jeunes garçons soumis comme objets sexuels (c’est à cette forme que se résume, pour Sade, le libertinage homosexuel). Et quand l’objet se refuse, quand il se défend, quand il réclame de dangereux liens émotionnels, voire les déclenche ? Alors le « plaisir de la cruauté » doit entrer en action. Mais cela fonctionne seulement si la sex machine est assurée d’un large anonymat, et ainsi Sade en arrive aussi à l’apothéose de la « liberté sexuelle de la femme », en imaginant l’utopie négative d’une prostitution généralisée qu’il faudrait mettre en œuvre dans des « maisons publiques » hygiéniques : « Jamais un acte de possession ne peut être exercé sur un être libre ; il est aussi injuste de posséder exclusivement une femme qu’il l’est de posséder tous les esclaves ; tous les hommes sont nés libres, tous sont égaux en droit : ne perdons jamais de vue ces principes ; il ne peut donc jamais être donné, d’après cela, de droit légitime à un sexe de s’emparer exclusivement de l’autre. […] Une femme même, dans la pureté des lois de la nature, ne peut alléguer, pour motif du refus qu’elle fait à celui qui la désire, l’amour qu’elle a pour un autre, parce que ce motif en devient un d’exclusion, et qu’aucun homme ne peut être exclu de la possession d’une femme, du moment qu’il est clair qu’elle appartient à tous les hommes. […] Il est incontestable que nous avons le droit d’établir des lois qui la contraignent de céder aux feux de celui qui la désire ; la violence même étant un des effets de ce droit, nous pouvons l’employer légalement. […] Un homme qui voudra jouir d’une femme ou d’une fille quelconque pourra donc […] la faire sommer de se trouver dans l’une des maisons dont j’ai parlé […]. Mais, objectera-t-on, il est un âge où les procédés de l’homme nuiront décidément à la santé de la fille. Cette considération est sans aucune valeur ; dès que vous m’accordez le droit de propriété sur la jouissance, ce droit est indépendant des effets produits par la jouissance ; de ce moment il devient égal que cette jouissance soit avantageuse ou nuisible à l’objet qui doit s’y soumettre. »[28]
Ce n’est qu’apparemment que l’affirmation ambiguë selon laquelle « tous les hommes sont nés libres » et que pour cette raison « il ne peut donc jamais être donné de droit légitime à un sexe de s’emparer exclusivement de l’autre », est en contradiction avec les fantasmes sociaux et sexuels de Sade, des fantasmes de boucher. Car de même que la liberté bourgeoise ne peut consister que dans la soumission inconditionnelle (pouvant aller jusqu’à l’abandon de soi) aux prétendues « lois naturelles de la société », de même l’« égalité » ne peut se manifester en ce que tous les sujets peuvent vivre de la même façon selon leur « nature » fondamentalement inégale : les faibles leur faiblesse, pour se faire écraser, et les forts leur force, pour écraser les faibles.
Les hommes et les femmes étant censés être de « nature » foncièrement différente, leur liberté et leur égalité respective ne peuvent revenir, en conséquence, à se comporter en fonction de chaque « nature ». Les hommes n’ont pas le droit de posséder une femme de façon exclusive ; mais ce n’est pas parce que la femme serait reconnue comme sujet autonome d’une relation amoureuse, mais parce que cette prise de possession unilatérale serait contraire à la « nature » sexuelle, celle des hommes et celle des femmes. Ainsi, la liberté et l’égalité de la femme consistent justement, conformément à la « nature » qui lui est attribuée, à servir d’esclave sexuelle à tout le monde ; toute brutalité étant permise dès lors qu’elle nie cette « nature ».
Ce qui se manifeste ici, n’est pas seulement le fantasme originel de tous les violeurs modernes, mais la dialectique perfide de la liberté bourgeoise en général. Le « libertin » Sade a pensé logiquement le libéralisme comme un fantasme sexuel violent jusqu’à ses dernières conséquences ; et même si sa « doctrine économique sexuelle » est invivable dans la réalité, elle ne guette pas moins, comme sa conséquence ultime, dans la structure du rapport capitaliste entre les sexes, dont le noyau, en dépit de toutes les modifications de surface, demeure indépassable dans le cadre du système moderne de la production de marchandises.
Robert Kurz
Sur la critique de la valeur-dissociation :
- Sade, prochain de qui ? (Anselm Jappe)
- Le côté obscur du capital. "Masculinité" et "féminité" comme piliers de la modernité (Johannes Vogele)
- Remarques sur les notions de "valeur" et de "dissociation-valeur" (Roswitha Scholz)
- Marie, étends ton manteau. Production et reproduction à l'heure du capitalisme de crise (Roswitha Scholz)
- Théorie de la dissociation sexuelle et théorie critique d'Adorno (Roswitha Scholz)
- Vertus féminines. Crise du féminisme et management postmoderne (Robert Kurz)
- Le côté obscur de la valeur et le don (Anselm Jappe)
[*] Il s’agit de la traduction des pages 53 à 65 de l’ouvrage de Robert Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus. Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft, Frankfurt a. M., Eichborn, 1999.
[2] Bernard Mandeville (1670-1733), écrivain anglais d’origine hollandaise, est l’auteur de la célèbre Fable des abeilles (1705), apologue de la modernité libérale qui prétend démontrer que « les vices privés sont des vertus publiques ».
[3] Marquis de Sade, La Philosophie dans le boudoir, Paris, Éditions 10/18, 1972, p. 141.
[4] Marquis de Sade, Justine ou les malheurs de la vertu, Paris, Gallimard, 1994.
[5] Marquis de Sade, Les Infortunes de la vertu, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, pp. 157-158.
[6] Ibidem, p. 62.
[7] Dans le texte : Aufklärungsvernunft
[8] Marquis de Sade, Les Infortunes de la vertu, op. cit., p. 62.
[9] Marquis de Sade, La Philosophie dans le boudoir, Paris, Éditions 10/18, 1972, pp. 62-63.
[10] Ibidem, pp. 261 et 264
[11] Ibid., pp. 223 et 224
[12] Ibid., pp. 122-123 et 171.
[13] Ibid., p. 258
[14] Ibid., p. 216
[15] Slogan des chrétiens-démocrates allemands dans les années 1970 pour défendre la non limitation de la vitesse sur les autoroutes allemandes.
[16] Marquis de Sade, Les Infortunes de la vertu, op. cit., pp. 86-87.
[17] Marquis de Sade, La Philosophie dans le boudoir, op. cit., pp. 301-302.
[18] Ibidem, p. 302.
[19] Dans le texte : Aufklärungsvernunf
[20] Marquis de Sade, La Nouvelle Justine, Tome 2, Paris, Éditions 10/18, 1978, pp. 167-168.
[21] Ibidem, p. 165.
[22] Roswitha Scholz, « C’est la valeur qui fait l’homme », in Krisis. Contributions à la critique de la société marchande, n° 12, 1992, pp. 23 sq.
[23] Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, Paris, Bordas, 1992, p. 455.
[24] Marquis de Sade, Les Infortunes de la vertu, op. cit.
[25] Marquis de Sade, La Philosophie dans le boudoir, op. cit., p. 141.
[26] Ibidem, pp. 173-174 et 277.
[27] Ibid., pp. 67-68.
[28] Ibid., pp. 230 sq.