Ci-dessous une importante brochure qui critique la pensée autogestionnaire. Cette critique s'adresse notamment mais pas seulement, aux 300 manifestants de la Fédération Anarchiste qui le 21 mai 2011 ont défilé dans Paris pour réclamer l'autogestion de la forme de vie présente, c'est-à-dire de ses usines et entreprises, sans les mettre en cause en tant que tels avec le travail, la valeur, la marchandise, le temps abstrait et l'argent qui forment leur monde. Même si les auteurs de cette brochure ne vont pas trop dans les détails de la théorie critique de la socialisation capitaliste-marchande (double nature du travail sous le capitalisme, critique de la valeur d'usage, etc.), beaucoup se retrouveront dans sa critique des catégories marchandes en elle-mêmes (saisissant des formes de cohésion sociale qui n'existent qu'en tant que socialisation structurante dans la seule société présente). Ils abordent leur sujet dans le cadre d'une double critique de l'autogestion : d'une part en tant qu'elle reprend les catégories/formes de cohésion sociale marchandes, d'autre part en tant qu'elle signale un mouvement de conservation contre-révolutionnaire, même si ce dernier point pose parfois question [1] . Le texte a une première partie historique qui met en oeuvre ces deux critiques (révolution espagnole de 1936-1937 - on ne peut d'ailleurs rater sur ce sujet l'excellent livre de l'historien anglais Michael Seidman « Ouvriers contre le travail. Barcelone et Paris pendant les Fronts populaires » publié par Senonevero [2] -, l'usine autogéré Lip et surtout l'Argentine des années 2000 [3]) et une deuxième partie plus théorique. Leur point de départ est clairement insurrectionnaliste quoique pas vraiment dans le sens des textes de la mouvance de Tiqqun.
Dans la pensée autogestionnaire qui en cherchant à incarner son énième cadavre n'a jamais rompu avec le marxisme traditionnel (elle n'a finalement essayé que de s'opposer à une vision autoritaire de ce même marxisme traditionnel), le travail est toujours sanctifié comme déjà chez Pierre-Joseph Proudhon, car il reste bel et bien le substrat de la société autogérée qui n’a finalement rien d’alternatif. Dans la vision proposée on est toujours clairement dans l’imaginaire d’un égalitarisme dans le travail qui reste la médiation sociale au sein de la « société alternative ». Ainsi le penseur autogestionnaire et critique du développement, François Partant écrivait à l'image de tous les théoriciens de l'autogestion (citons rapidement Pierre Naville, Henri Lefebvre, Victor Fay, Victor Leduc, Daniel Guérin chez les « communistes libertaires », ou Cornélius Castoriadis - ce dernier dans une perspective bien sûr non-marxiste mais toute aussi idéaliste [4] -, etc.) que finalement dans la société d'autogestion, « le travail du boulanger n’est pas inférieur à celui de l’ingénieur, dès lors que la collectivité a également besoin de ce que l’un et l’autre produisent. […] Seule l’utilité sociale des tâches seraient à prendre en compte », car vis-à-vis du grand tout de la collectivité, celles-ci sont d’une utilité égale : « dans le cadre d’une entreprise où toutes les tâches sont indispensables et où elles sont toutes accomplies conformément aux prévisions, la productivité du travail n’est à apprécier que comme un résultat global » (F. Partant, « La ligne d'Horizon », La découverte, p. 221).
Ce marxisme là comme l’a montré Moishe Postone, a toujours pensé que la valeur est une simple mystification réduite à une simple forme de la distribution, car elle est indépendante de ce qu’elle dissimule (le travail). Comme si il y avait entre les deux qu’une relation contingente et artificielle, et non pas intrinsèque. La fin du fétichisme réduit ici par le marxisme traditionnel à une simple mystification artificielle (un voile d’idées), imposée et inutile, a ainsi toujours été compris comme l’apparition ouverte et directe de l’essence de la société présente comme future sans la nécessité de ce voile : l’affirmation glorieuse du travail et du processus de production (et donc de l’industrie) supposés être au fondement de toutes les sociétés humaines depuis la nuit des temps. Comme si le capitalisme, ancré sur une ontologie à ne surtout pas remettre en cause (le travail, la production, l'industrie), n'était qu'un simple mode de distribution de cette ontologie au travers de rapports sociaux de distribution inégalitaires (qui eux apparaissent spécifiquement pour les marxistes comme capitalistes). Pour les marxistes traditionnels le procès productif est non-spécifiquement capitaliste et il est considéré comme purement technique et donc éternel et transhistorique ! C’est là l’erreur de ce marxisme traditionnel que d’avoir interprété le rapport social de production chez Marx seulement en termes de mode de distribution, en disant que finalement seule la survaleur (le marxisme s’étant focalisé et fossilisé sur la seule théorie de l’exploitation du surtravail/survaleur) n’était pas normale car elle était le signe d’une mauvaise distribution fondée sur la propriété privée et l’expropriation du surtravail par une classe oisive non productive. Comme si le capitalisme était quelque chose qui regardait simplement la sphère de la circulation, en tant que mode non conscient et anarchique de distribution sociale. Dans ce cadre là le problème n’est pas la sphère de la production matérielle dans son organisation comme sphère séparée à laquelle le reste de la vie est subordonnée, mais seulement le fait que certains sans travailler peuvent s’approprier les fruits du travail d’autrui. Jamais le marxisme traditionnel ne put saisir que la production elle-même (l'économie), comme sphère détachée et autonomisée du reste de la vie (où elle était auparavant encastrée dans les rapports sociaux précapitalistes comme dirait Karl Polanyi dans une perspective substantialiste toutefois contestable [5]) n’a jamais été hétérogène à l'émergence logique et historique du capitalisme. Il y a eu dans le marxisme la volonté de toujours réduire la production et le travail à une sorte de substrat ontologique transhistorique, comme si les rapports sociaux capitalistes n’étaient qu’une sorte de subjectivité expropriatrice artificielle qui venaient, de l’extérieur seulement, distribuer et agencer la production et le travail en tant que sphère distincte du reste de la vie et se la subordonnant. Cette séparation (cette émergence radicale de l'économie dans nos vies) est au contraire la conséquence et la forme phénoménale de la forme-valeur (pureforme) dans la vie sociale. La production sous le capitalisme qui apparaît pour la première fois de l'histoire comme une sphère détachée, autonome et extérieure au reste de la vie n'est pas extérieure aux rapports sociaux (donc l'économie n'a pas une existence transhistorique et éternelle), elle « les détermine [les rapports sociaux] et est déterminée par eux » [6].
Mésinterprétant le noyau sociau au fondement de la société capitaliste-marchande, toutes les solutions revendicatives du mouvement ouvrier et de la social-démocratie comme la pensée autogestionnaire ont ainsi visé un mode de vie social consciemment et rationnellement régulé, avec une distribution plus juste, plus solidaire, plus égalitaire au sein de toujours la même ontologie capitaliste. Dans cette même ontologie, par la planification (autogérée et non plus bureaucratisée) du travail, le principe social spécifique à la seule société moderne (le travail) sera enfin reconnu comme ouvertement régulateur de la vie sociale et cela constituera une émancipation. Le travail est donc toujours identifié aux intérêts généraux et naturels de toute société humaine, et s’est toujours en son nom que seront critiqués dans ce marxisme traditionnel les intérêts particuliers compris comme artificiels de la classe capitaliste (ils s'en mettent plein les poches !). Depuis le dix-neuvième siècle la critique sociale veut simplement l'égalité sociale et économique dans le cadre de la forme de vie collective capitaliste-marchande. Que le travail, principe non hétéronome au capitalisme, distribue la valeur de manière planifiée, cela ne fait pas problème pour la gauche et l'extrême-gauche autogestionniste. La « société alternative » autogérée reste identifiée en tant que tout, au travail, principe évident, éternel et transhistorique pour ces personnes. La théorie bourgeoise de la modernisation comme les marxismes (y compris ses variantes anarchistes, voir encore le livre de Michael Seidman) ont eu une vision comparable de glorification du travail et de la soumission ouvrière au travail. L'esthétique du réalisme socialiste – c’est-à-dire la glorification des producteurs et de la production – dans les pays du capitalisme d'Etat en URSS se substituait directement aux sirènes consuméristes de la publicité qui dissocie tout ce qui peut entraver cette glorification du travail (le corps gras, le corps vieux, le corps pas plus musclé que vigoureux, etc) de tout ce qui peut l'exalter (le mouvement, le jeunisme, l'efficacité, la responsabilité, celui qui est dur déjà avec lui même et qui le sera avec ses concurrents, l'agressivité, etc). La religion moderne du sport dans les grandes cérémonies olympiques opposant les fractions de gauche et de droite du même camp mondial du travail abstrait, était un creuset commun à cette exaltation d'une vie totalement réglée par la dynamique folle et autodestructrice du mouvement sur lui-même du travail et de la valeur.
La pensée autogestionnaire est ainsi restée complètement prisonnière des formes sociales marchande et capitaliste : une prétendue alternative emmurée dans une vie toujours autant réglée par l'argent et le travail, la marchandise et la valorisation, l'Etat, le marché et la société industrielle. Très loin de constituer un anticapitalisme quelque peu rigoureux en passant par-dessus bord le vieux ballast du marxisme traditionnel, la pensée autogestionnaire ne discutait toujours que de la dimension prolétarienne de la gestion collective des moyens de production et de la distribution des salaires (« on travaille et on se paie »), c’est-à-dire en mettant l’accent seulement sur la redistribution de toujours les mêmes catégories sociales capitalistes (marchandise, travail, argent, capital) et sur la place de la démocratie au sein d’entreprises qui restent des acteurs économiques qui doivent encore produire des marchandises et réussir à les vendre sur un marché anonyme. La production autogérée, dans le système de contraintes impersonnelles et muettes constitué par des pratiques socialisées au travers de formes sociales très particulières, ne pourra jamais constituer un monde social post-capitaliste et post-marchand. La constitution d'un Etat ouvrier régulant la production marchande ne sera jamais une solution pour dépasser la forme collective de vie capitaliste. Trop marquée par la théorie de la domination directe (dont le livre d'Etienne La Boétie est encore aujourd'hui la référence) qui n'est pas adéquate pour saisir réellement la forme inédite et spécifique qu'exerce le temps et le travail dans la société capitaliste, la théorie de la gauche est totalement impuissante depuis deux cents ans. Un monde de contrainte abstraite, indirecte et impersonnelle se constituera toujours dans le dos de la pratique individuelle socialisée de telle manière, présentant l'agir même de l'individu comme une force extérieure et étrangère, autorégulation, planification bureaucratique, planification autogérée, ou pas. Il faut rompre avec la vision traditionnelle à gauche et à l'extrême-gauche du capitalisme, et repenser une théorie critique radicale du non-monde présent. Aujourd'hui la revendication d'avoir plus de « démocratie » au sein de la société présente ne peut plus être l'alpha et l'oméga du « démocratisme radical » (pour reprendre un terme de la revue « Théorie Communiste ») qui constitue ces dernières décennies la majeure partie au moins de l'imaginaire des luttes simplement revendicatives à la gauche de la gauche.
« La lutte remarque Robert Kurz du groupe allemand " Exit ", pour des gratifications qui restent dans les limites du système : pour le salaire, pour des prestations sociales et contre le démantèlement, au nom de la compétitivité, de l’Etat providence… reste un moment essentiel pour le mouvement d’émancipation. Mais à la différence de ce qui était encore le cas dans le mouvement traditionnel, il n’est plus possible de passer sans rupture de continuité des revendications se situant à l’intérieur du système à des revendications qui (prétendument) le transcendent. Le contenu d’une lutte pour l’émancipation ne peut être que la critique catégoriale des formes de cohésion sociale du système moderne de production de marchandises… Ce n’est plus la régulation du système par un État ouvrier national qui peut être le but historique, mais une société mondiale au -delà du travail abstrait et de l’argent, au-delà du marché et de l’État. […] La tâche qui s’impose est la rupture catégoriale, c’est-à-dire le passage d’une lutte pour les conditions de vie sur la base de ces catégories à une lutte pour leur suppression. Il faut savoir supporter la tension entre ces deux moments »(R. Kurz, Das Weltkapital, op. cit., p. 471-472. ouvrage non traduit en Français)
Nous ne pouvons plus vouloir la démocratie dans l'entreprise et ses usines, mais seulement vouloir nous arracher à la forme de vie collective présente.
Palim Psao
La brochure en format texte :
Voir le Fichier : Brochure_Contre_le_mythe_autogestionnaire.pdf
La brochure en format cahier :
Voir le Fichier : Brochure_Contre_mythe_autogestionnaire_format_cahier.pdf
Notes de bas de page :
[1] Sur ce point d'ailleurs, et n'en pensant pas moins sur l'autogestion, les interprétations historiques de cette brochure peuvent paraître drôlement arrangées à la sauce unilatéralement insurrectionnaliste - notamment au sujet des mouvements des chômeurs-bloqueurs argentins (piqueteros). La brochure si elle rompt avec les formes catégorielles de la société capitaliste-capitaliste, conserve cependant du marxisme traditionnel, la vieille théorie du prolétariat comme sujet de l'histoire. Plusieurs passages lyriques essentialisent alors drôlement les pures volontés révolutionnaires qui doivent être forcément limpides du prolétariat mais qui sont enfumées par la vilaine autogestion. L'autogestion est alors souvent interprétée à plusieurs reprises dans une perspective étroitement fonctionnaliste, comme une sorte de fonction de piège contre-révolutionnaire dans lequel le sain et combatif (insurrectionnaliste) prolétariat tombe à posteriori. Comme si le problème de l'autogestion était d'abord celui d'un os à mordre pour éviter que le prolétariat ne se concentre sur la lute insurrectionnelle. Donc que l'autogestion devrait forcément être comprise dans le cadre d'une théorie du complot et du détournement du prolétariat de sa véritable essence insurrectionnelle. C'est dans cette brochure fort sympathique au demeurant, cette interprétation qui prévaut sur la Guerre d'Espagne (1936-1939). C'est particulièrement l'interprétation qui prévaut aussi dans les passages historiques sur le mouvement protéiforme des piqueteros en Argentine. Comme si les luttes revendicatives pour la bouffe, des planes de trabajo et leur gestion, les usines récupérées, etc., n'étaient venues qu'après les belles émeutes montrant la pureté éternelle de l'essence du prolétariat. Pour un meilleur aperçu des mouvements argentins, voir la brochure de Bruno Astarian qui montre bien l'erreur de cette interprétation, dans " Le mouvement des piqueteros. Argentine 1994-2006 ", Echanges et Mouvement, mai 2007. Il me semble qu'il ne faut pas enfourcher cette vision d'une instrumentalisation de l'autogestion, en disant plus platement qu'avec l'autogestion il y a là simplement que l'idéologie du marxisme traditionnel (sous les traits du communisme libertaire qui fut l'idéologie de la CNT par exemple) qui ne réussit pas à saisir totalement la société présente et qui a de fortes ressemblances avec le proudhonisme. Les camarades qui pensent et ont pensé que l'émancipation est dans l'autogestion le pensent donc sincèrement, au travers d'une théorie inachevée et erronée en partie, du capitalisme. Il est donc à peu près inutile (et anachronique) de les comprendre comme des " jaunes " (ou alors dans le seul but de purifier le camp des insurrectionnalistes, comme pourraient le penser les auteurs de la brochure), mais au contraire de les inviter à reconsidérer de manière très critique la pratique ouvrière de gestion des formes capitalistes et par là à refonder une théorie critique radicale qui ne déboucherait plus sur l'autogestion.
[2] A cette réserve près que cet historien britannique partage la vision d'un toujours très ridicule Paul Lafargue appelant à l'utopie cybernétique de l'automatisation technologique dans l'appareil de production futur (son texte sur le droit à la paresse ne constituant pas vraiment une critique, à sa racine, du travail). Il suffit de citer ici la dernière phrase de la conclusion de son livre (fort important par ailleurs) : " Les historiens pourraient conclure que l'Etat pourra être aboli seulement lorsque l'utopie cybernétique de Lafargue sera réalisée " (p. 359). La critique de la valeur (même s'il n'avait pas échappé à l'Encyclopédie des Nuisances que certains auteurs étaient toujours marqués eux-aussi, pendant un moment, par ces idées), saisissant la société industrielle comme la forme spécifique que revêt la logique de base de la valeur, ne partage pas du tout ce vieux topos du mouvement ouvrier traditionnel qui pensait se libérer du travail par les machines. Chez au moins Robert Kurz, Norbert Trenkle, Anselm Jappe ou Moishe Postone, pour parler des personnes les plus connues, la critique de la société de la valeur est aussi une critique de la société industrielle (cf. la mise au point de Norbert Trenkle à l'EDN dans " Critique du travail et émancipation sociale. Réplique aux critiques du Manifeste contre le travail ", publié chez Pirefiction). La polémique de Jean-Marc Mandosio sur ce terrain est largement mal renseignée (cf. la réponse d'Anselm Jappe dans " D'or et de sable ", EDN).
[3] Il faut aussi remarquer sur le sujet du mouvement des chômeurs des piquetros argentins, et notamment sur sa frange radicale, la brochure importante de Bruno Astarian sur le mouvement des piquetros, que l'on peut se procurer par correspondance auprès du réseau " Echange et mouvement ".
[4] Michel Henry dans son important livre sur Marx, interprétant les marxismes en tant qu'ensemble des contre-sens fait sur Marx, comme un idéalisme de la matière.
[5] Pour une critique du substantialisme de Karl Polanyi et de ses successeurs, voir dans le livre de Serge Latouche, La déraison de la raison économique, Albin Michel, 2001, l'annexe " En deçà ou au-delà de l'économie : retrouver le raisonnable ", pp. 167-188.
[6] Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, 2009, p. 94.