MODERNISATION DE RATTRAPAGE
Capitalisme d’Etat, « socialisme réellement existant », U.R.S.S., développement
« La modernité n’est pas un stade d’évolution vers lequel tendraient toutes les sociétés, mais une forme spécifique de vie sociale qui trouve son origine en Europe occidentale et s’est développée en un système-monde complexe »
Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx
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Modernisation : Concept (Robert Kurz, Der Kollaps der Modernisierung. Von Zusammenbruch de Kasernensozialismus zur Krise der Weltökonomie, 1991). Synonymes : capitalisme d’Etat, reproduction capitaliste d’Etat, fordisme périphérique, socialisme réellement existant, marxisme d’Etat, développement, progrès.
1. Conditions : un développement asynchrone du capitalisme.
La forme moderne de vie sociale structurée par la production de marchandise, constitue depuis le XVIIIe siècle sur la planète, diverses formations sociales historiquement asynchrones. Aux cours des XIXe et XXe siècles, les nations connaissaient différents stades de développement capitaliste qui coexistaient les uns à côté des autres. La « modernisation de rattrapage » est alors un phénomène aux XIXe et XXe siècles de modernisation immanente à la société marchande-capitaliste, lié à cette non-synchronicité historique des nations capitalistes. Les pays de la périphérie capitaliste (à l’Est et au Sud de l’Occident capitaliste, c’est-à-dire dans le Deuxième monde soviétique et le Tiers Monde) cherchent à rattraper le décalage interne au capitalisme creusé par son propre développement. La « modernisation de rattrapage » tentée par l’Est et le tiers monde au cours du XXe siècle, n’est donc que le propre passé des centres capitalistes occidentaux. C’est un phénomène qui permet aux périphéries du capitalisme de rentrer dans l’horizon global du capitalisme. « Ce qui, pour les uns, relevait encore de l’avenir constituait le présent, voire le passé, pour les autres. Cette disparité du temps historique engendra quasi spontanément le paradigme du " développement ", qui se traduisit par la course folle à laquelle se livrèrent, à l’intérieur des catégories capitalistes, les retardataires historiques pour combler leur retard » (R. Kurz, Avis aux naufragés, p 161).
2. Principes
A la différence de la lutte des classes immanente aux formes sociales capitalistes qui se bat simplement pour la reconnaissance des travailleurs salariés dans un capitalisme déjà établi, le phénomène de « modernisation de rattrapage » consiste à rattraper le retard de certaines nations non-capitalistes en instaurant les formes et catégories sociales capitalistes – marchandise, travail abstrait, forme-valeur, forme-argent, forme-capital – qui ne sont pas encore établies dans la structuration de la vie sociale des individus. La « modernisation de rattrapage » est une version accélérée de l'installation des formes sociales de bases du capitalisme, et notamment en réagençant les vieilles structures sociales précapitalistes pour y imposer la socialisation des individus par le travail comme activité socialement médiatisante (travail abstrait). Il faut donc combler le retard dans la socialisation capitaliste moderne en mettant en forme les nouveaux rapports sociaux fétichistes. Dans ces pays du « tiers monde », les classes bourgeoises nationales trop réduites n’ayant pas les moyens d’installer les formes sociales capitalistes dans la vie des gens, ce sont alors les nouveaux Etats nationaux qui ont joué le rôle de « capitaliste collectif en idée » (Engels) afin de « moderniser » et « développer » l’appareil de production, notamment au travers d’un modèle de « développement » endogène fondé sur l’industrialisation. Cette modernisation se manifeste par une course au développement des forces productives et par l’économicisation de la vie sociale. Cette modernisation de rattrapage est un préalable à la constitution des classes sociales et de leurs luttes dans le cadre immanent du système qui les constitue en tant que classes. « Le programme de l’aile radicale du marxisme traditionnel s’était présenté avec des accents martiaux sous le mot d’ordre de " dictature du prolétariat ". Ici, au moins, l’organisation sociale occupait encore une place centrale – quoique, il est vrai, liée à la fausse ontologie du travail abstrait. Fondé sur une telle base idéologique, ce programme se transforma en une simple nationalisation des catégories capitalistes – tout le contraire donc de l’émancipation sociale. […] Dans la pratique historique des systèmes de la " modernisation de rattrapage " (URSS, Chine, etc.), la notion d’Etat ouvrier ne servait plus qu’à légitimer la reproduction capitaliste d’Etat » (Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme, p. 151). « Le paradigme de la modernisation de rattrapage ne fut dominant que dans quelques sociétés capitalistiquement " sous-développées " à la périphérie du marché mondial (Russie, Chine, tiers-monde). Ces sociétés étant également des systèmes de production marchande – bien qu’en situation de " rattrapage " -, la dynamique capitaliste de la marchandise et de l’argent avec sa médiation anonyme via le marché (qui comporte toujours le principe de concurrence) y était forcément opérante, mais sur un mode différent de l’Occident : c’était l’Etat qui y tenait le rôle d’entrepreneur collectif » (R. Scholz, « Le sexe du capitalisme », p. 94)
3. Contre-sens.
Cette modernisation de rattrapage sous la forme d’un capitalisme d’Etat a été (mal) interprétée comme étant un « contre-système socialiste ». C’est ainsi que les régimes soviétiques (1917), les satellites de l’URSS en Europe de l’est (1947), chinois (1949), cubain (1959), algérien (1962), vietnamien (1954), yougoslave, etc., se présentèrent de manière erronée pour des formes non-capitalistes de vie sociale.
4. Vagues historiques
Une nouvelle course historique à la modernisation va se dérouler à la périphérie du capitalisme au XXe siècle, mettant progressivement en place la société marchande-capitaliste à l’échelle mondiale. On distingue deux vagues historiques de modernisation de rattrapage : Au XIXe siècle, les cas de l’Allemagne, du Japon (l’ère Meiji par exemple) et de l’Italie ; au XXe siècle, la révolution russe de 1917 inaugure dans la périphérie du capitalisme, une seconde vague qui se scinde à son tour en deux mouvements liés entre eux : on assiste d’une part, à l’Est, à l’arrivée du « communisme d’Etat » (capitalisme d’Etat) qui élabore son système mondial propre et, d’autre part, dans le Sud, au mouvement de libération nationale des colonies après la Seconde guerre mondiale. Dans ce cadre, les centres capitalistes élaboreront et exporteront l’idéologie du « développement » qui sera appliquée aux pays « en retard » dits « sous-développés » (selon les critères capitalistes où la valeur d’usage n’existe que corrélativement – en tant que support et « mal nécessaire » - à la valeur d’échange). Puisque cette seconde modernisation de rattrapage doit faire face au cercle des superpuissances mondiales capitalistes hautement industrialisées et dotées d’équipements de pointe, la concurrence ne peut être que précaire avec eux, et c’est ainsi que le cadre de ces modernisations de rattrapage sera circonscrit à un territoire national (et nationaliste) et nécessairement protectionniste, on verra ainsi des pays engagés dans des « développements endogènes » (par substitution des importations par exemple) voire quasiment coupés des centres capitalistes (quasi en autarcie) à partir des années 1950. L’identification de ce marxisme périphérique avec les différentes nations (généralement inventées de fraîche date et totalement artificielles dans les ex-colonies) prend alors un caractère encore plus intensif qu’à l’Ouest. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les partis ouvriers marxistes nationalistes de la périphérie capitaliste deviennent des machines bureaucratiques au service de la mise en forme de sociétés qui ne sont encore que partiellement pénétrées selon les situations coloniales, des formes de vie et de socialisation capitalistes. Ces partis marxistes sont alors obligés de « jouer à la bourgeoisie » dans un sens social global abstrait, parce que les bourgeoisies sociales de la périphérie du capitalisme sont encore trop dérisoires pour remplir cette fonction et opérer par elles-mêmes la constitution du fétiche de la valeur s’autovalorisant au travers de la mise en forme de l’activité sociale sous la forme du travail. L’opérateur de la « modernisation de rattrapage » est alors l’Etat qui sous la forme du fétichisme du Plan, met en forme la vie sociale capitaliste en jouant le rôle de « capitaliste collectif en idée », la bureaucratie est l’autre face de cette mise en forme du fétiche-capital.
5. Conséquences.
Dans ces « modernisations de rattrapage » on voit deux phénomènes qui forment le propre passé des centres capitalistes occidentaux : l’apparition de bureaucraties du travail, de l’argent et du marché, mais aussi les crimes, les barbaries et le ravage écologique liées à la modernisation capitaliste (souvent sous la forme d’une accumulation primitive accélérée).
6. Echec de la modernisation de rattrapage
Pour différentes raisons, entre les années 1950 et 1980, cette modernisation de rattrapage est un immense échec dans les périphéries du capitalisme occidental. Les Etats ont accumulés des dettes très importantes qui vont plonger de nombreux pays dans la crise des dettes souveraines à partir des années 1980. Cet échec de la « modernisation de rattrapage » plonge dans les années 1990 de nombreux pays de la périphérie dans des crises brutales, la barbarisation des rapports sociaux proto-capitalistes, les guerres civiles, les famines politiques. L’Algérie, la Yougoslavie, l’Irak des années 1990, comme le sort d’une vaste partie de l’Afrique marginalisée dans le cadre du système-monde capitaliste, ne sont que des exemples parmi tant d’autres. « Le ‘‘ socialisme réel ’’ était essentiellement un système de capitalisme d’Etat ayant pour finalité la ‘‘ modernisation de rattrapage ’’ et […] son effondrement ne pouvait être que la manifestation d’une limite historique de la valorisation du capital et du marché mondial dans son ensemble (Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme, p. 110). « C’est cette même dynamique de la forme-valeur abstraite fonctionnant en boucle (y compris dans les pays du bloc de l’Est) qui – à travers des processus induits par le marché mondial et la course au développement des forces productives – finit par mettre à bas ‘‘ le socialisme réellement existant ’’ (alias capitalisme d’Etat) et qui, dans toutes les régions du globe, devait aboutir aux scénarios de crises et de guerres civiles des années 1990 » (R. Scholz, « Le sexe du capitalisme », p. 94)
7. Barbarisation et tournant néolibéral de la modernisation de rattrapage.
Cependant dès le milieu des années 1970, les centres capitalistes connaissent l’épuisement du cycle d’accumulation fordiste fondé sur la restructuration du processus de production autour de l'extraction de la survaleur relative. Les immenses investissements à faire dans la technologie de production, qui ne cessent, sous la forme de « faux frais » et d’un accroissement vertigineux du travail improductif, d’étouffer la reproduction de la survaleur, rendent désormais rentables d’autres solutions d’extractions de la survaleur. Les immenses masses de marchandises issues du mode de production constituée autour de l’extraction de la survaleur relative, se retrouvent également à l’étroit dans les marchés saturés des centres capitalistes. Si durant la Guerre Froide, Plan Marshall et accords du GATT en 1950 avaient commencé à transnationaliser les marchés nationaux, la structure objective de la crise de centres capitalistes à la fin des Trente Glorieuses pousse nécessairement au néolibéralisme. Une des solutions pour les centres capitalistes pour trouver une issue à la crise, va être d’ouvrir les marchés des pays de la périphérie capitaliste aux produits occidentaux, et d’organiser des unités de production dans cette périphérie pour y extraire la survaleur absolue (et non plus une survaleur relative). Les politiques néolibérales ne seront que la mise en forme de cette contrainte structurelle que subit la dynamique contradictoire du mouvement de la valorisation. Les pays de la périphérie qui ont connu l’échec de la modernisation de rattrapage dans sa forme étatique n’ont pas tellement le choix au vu des masses des dettes des Etats qui se sont accumulés. Dès 1979, la « politique de l’ouverture » de zones franches sur le littoral chinois inaugurée par Deng Xiaoping, symbolise cette translation de la crise de la valeur dans les centres capitalistes vers les périphéries en échec. Les pays qui connaissent l’échec de la modernisation rencontrent les centres capitalistes plongés dans la crise du cycle d’accumulation fordiste, et tentent de se restructurer par l’organisation d’une mondialisation fondée sur l’exploitation de la survaleur absolue dans les périphéries. Les régimes marxistes du capitalisme d’Etat issus des luttes de la décolonisation se transforment plus ou moins en s’ouvrant aux politiques néolibérales qui vont permettre une modernisation non plus endogène mais exogène, fondée sur l’afflux des capitaux occidentaux (IDE : investissements directs étrangers) qui cherchent à rentrer dans une rotation du capital fondée sur l'extraction de la survaleur absolue. La continuité entre les régimes marxistes du capitalisme d’Etat et le capitalisme d’Etat-marché actuel, est totale. Si beaucoup ne vont pas réussir, certains pays vont tirer leurs épingles du jeu. Notamment en Chine, où une capitalisme hybride, d'Etat et de marché, se met en place, sous l'égide du parti communiste chinois. Dès que le cadre social de la pratique sociale est établi, c’est-à-dire dès que les « conditions muettes » capitalistes sont en place et permettent l'afflux des investissements directs étrangers transformant la Chine en atelier du monde, dès lors on peut voir que la lutte d’intérêts des classes commence à s’effectuer (lutte pour les salaires, pour les conditions de travail, pour l’établissement d’un droit des travailleurs, pour les congés payés, etc.). Cependant ce « miracle chinois », comme tous les autres « miracles » dans ces périphéries des centres capitalistes, est intrinsèquement lié à son fondement dans la translation de la crise de la valeur des centres capitalistes vers la périphérie mondiale, et sur l’immense bulle de valorisation fictive sur laquelle s’est constituée la croissance dans les centres capitalistes. Dans les années 2000, quand les centres capitalistes ne peuvent de plus en plus difficilement ajourner la crise de la valorisation par différents modes de compensation, les périphéries « miraculeuses » ne peuvent à aucun moment prendre le relai de la reproduction-mondiale du capital, et dans le sillage des centres capitalistes, elles plongent à leur tour dans la récession mondiale et la possibilité d'une grande dévaluation. « L’effondrement de la " modernisation de rattrapage " n’a cependant pas débouché, loin s’en faut, sur une quelconque " perspective réformatrice " menant vers l’ " économie de marché et la démocratie " (c’est le terme dont le capitalisme pur de l’Occident se voit désormais affublé jusque dans le jargon de la gauche conformiste), mais à condition que le système marchand et ses critères soient maintenus, sur la seule " perspective " de la barbarie. C’est dès les années 1980 que les espoirs d’une vie meilleure s’estompèrent aussi dans le tiers-monde. Grâce au crédit, la perspective du prétendu développement, toujours pensée dans la forme-marchandise fétichiste et qui – liée à une euphorie modernisatrice – caractérise le Zeitgeist [esprit du temps] jusqu’au milieu des années 1970, parut réalisable pendant quelques temps. Cependant, ce concept limité au cadre du système-monde capitaliste s’effondra au cours des années 1980 et de nombreux pays furent précipités dans la misère par la pression néolibérale, dont l’une des conséquences fut l’endettement auprès du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondial. Les conditions imposées par ces institutions pour le remboursement de la dette entraînèrent des « processus d’adaptation structurelle » (tel était l’euphémisme en usage) et une aggravation dramatique de la situation sociale pour une large majorité de la population. On peut d'ores et déjà prévoir que ces conditions de vie précaires s’étendront également aux nations occidentales hautement industrialisées. La valeur, le travail abstrait, la médiation marchande sur la base de la fin en soi capitaliste deviennent obsolètes ; l’ " effondrement de la modernisation " apparaît de plus en plus clairement » (R. Scholz, « Le sexe du capitalisme », p. 94-95)
Bibliographie indicative sur le concept de « modernisation de rattrapage » :
Robert Kurz, Der Kollaps der Modernisierung [L’effondrement de la modernisation]. Vom Zusammenbruch des Kasernensozialismus zur Krise der Weltökonomie, Eichborn, Frankfurt a. Main, 1991 ; Robert Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus [Le Livre noir du capitalisme]. Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft, Frankfurt a. Main, Eichborn, 1999 ; Robert Kurz, Lire Marx, La balustrade, 2002 ; Robert Kurz, Le Capital-monde. Mondialisation et limites internes au système moderne de production marchande (Allemagne, 2005) ; Robert Kurz, Avis aux naufragés, Lignes, 2005 ; Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme. Chroniques de la crise, Lignes, 2011, notamment les textes « La Bulle chinoise » et « Puissance mondiale et monnaie mondiale » ; Roswitha Scholz, « Le sexe du capitalisme. Remarques sur les notions de ‘‘ valeur ’’ et ‘‘ dissociation-valeur ’’, dans Richard Poulin et Patrick Vassort (dir.), Sexe, capitalisme et critique de la valeur. Pulsions, dominations et sadisme social, M éditeur, Ville Mont-Royal (Québec), 2012 ; Gilbert Rist, Le développement : histoire d’une croyance occidentale, Presses de Science Po, 2001 ; Moishe Postone, « La théorie critique et le XXe siècle », dans Moishe Postone, History and Heteronomy : Critical Essays, Presses de l’Université de Tokyo, 2009 (traduction de Sinziana – sur internet).