Fétichisme et dynamique autodestructrice du capitalisme,
entretien avec Anselm Jappe
Paru dans Les Possibles — No. 15 Hiver 2017
Source : France-Attac
1. Jean-Marie Harribey
Tu viens de publier La société autophage, Capitalisme, démesure et autodestruction (Paris, La Découverte, 2017), dans lequel tu prends appui sur la « critique de la valeur », sujet de tes livres précédents, pour analyser comment la société capitaliste produit un type de subjectivité des individus qui les intègre à sa dynamique autodestructrice.
Commençons par le début. La thèse centrale du « courant critique de la valeur » que tu incarnes avec Kurz, Postone, et peut-être Gorz (on y reviendra), est de considérer que le travail, la valeur, la marchandise sont des catégories du capitalisme et de lui seul. De cette hypothèse découlera une proposition politique : pour se débarrasser du capitalisme, il faudra se débarrasser du travail, de la valeur, etc.
S’il s’agit d’un problème sémantique, c’est-à-dire si l’on décide de poser au départ d’appeler « travail » le travail prolétaire salarié, et de dire que la valeur est la valeur pour le capital, la discussion est close, il suffit de trouver d’autres concepts pour rendre compte d’autres réalités hors du capitalisme ou qui subsistent (ou se développent) en son sein. Mais ma question est la suivante : Marx a toujours distingué ce qu’il appelait le procès de travail en général et le procès de travail capitaliste. Faire du travail et de la valeur des catégories exclusivement attachées au capitalisme ne revient-il pas à récuser cette distinction marxienne ? Autrement dit, tout en acceptant l’idée que les formes du travail, son organisation, les objectifs qui lui sont assignés sont le produit de rapports sociaux, donc sont des constructions sociales et historiques, peut-on éliminer toute dimension dépassant un tel cadre, et qui aurait un caractère anthropologique tenant à la condition humaine (non pas à la « nature » humaine) ? Que devient, avec le courant critique de la valeur, l’être humain produisant, par son travail, ses conditions d’existence et se produisant lui-même aussi ? Le concept de « travail vivant » ne porte-t-il pas en lui l’idée de la « reproduction de la vie sociale », tant sur le plan matériel que culturel et symbolique, c’est-à-dire l’idée de la centralité du travail vivant, et cela au-delà de la contingence historique du capitalisme ? Que devient l’être humain dans son rapport métabolique avec la nature, celui-ci toujours entretenu, bien sûr, dans le cadre de rapports sociaux ?
Si cette discussion est de nature méthodologique, voire épistémologique, ne pourrait-on pas considérer que c’est parce que le capitalisme tend à faire du travail une donnée homogénéisée, indifférenciée, abstraite, que l’on peut être conduit à ne plus voir en lui qu’un concept historique lié au capitalisme ?
Ton livre s’inscrit au croisement de plusieurs filiations théoriques, notamment le marxisme et la psychanalyse. Mais au-delà des figures de Marx, de Freud et de quelques autres, il s’inscrit au croisement de plusieurs disciplines au sein des sciences sociales et humaines. Comment prendre en compte alors l’apport de l’anthropologie dont plusieurs auteurs marquants ont souligné, après des études de terrain nombreuses de sociétés pré-modernes, que si le travail ne revêtait pas les formes que nous connaissons, si leurs membres n’avaient pas les mêmes représentations de leurs activités productives, celles-ci étaient du travail. Je pense à Godelier, à Descola, à Deranty, pour des auteurs en langue française, et à Sahlins [1] pour qui les peuples de chasseurs-cueilleurs travaillent moins que nous mais travaillent, même si la frontière avec les autres activités est ténue. Et Polanyi cite Malinowski qui analyse « le travail dans le milieu indigène » comme dissocié de l’idée de son paiement ; il cite aussi Firth : « Le travail pour lui-même est un trait constant de l’industrie des Maori » [2]. Tous semblent ainsi conserver cette dualité du travail soulignée par Marx avec une dimension anthropologique et une dimension historique étroitement mêlées.
On pourrait étendre la discussion à deux autres catégories dont le statut est peut-être incertain chez Marx. On sait aujourd’hui que le marché et la monnaie sont deux institutions sociales bien antérieures au capitalisme et que, si celui-ci leur a donné un développement particulier pour servir l’accumulation du capital, elles ne peuvent lui être réduites. On retrouve alors la discussion au sujet de la production dans la sphère monétaire non marchande. De nouveau, la discussion théorique a des prolongements politiques et stratégiques : une société dépassant le capitalisme ne garderait-elle pas la monnaie mise au service de l’intérêt général ? La même question ne se poserait-elle pas aussi pour le marché ?
Anselm Jappe
On a parfois l’impression que de nombreuses discussions – dans tous les champs et tous les milieux - tournent finalement autour des mots et se réduisent largement au fait que les participants associent des sens très différents aux mêmes mots. Cependant, on se tromperait si on disait alors que les divergences ne sont que sémantiques et qu’au fond ceux qui s’opposent dans les débats sont plus proches qu’ils ne croient. Certains se réjouiraient de pouvoir dissoudre ainsi la réalité dans les discours. Mais ils se trompent, parce qu’en vérité, les différences sémantiques couvrent souvent des différences bien « essentielles ».
Il en est ainsi pour un mot parmi les plus répandus au monde, et le plus chargé de signification : « travail ». On aurait eu le plus grand mal pour expliquer ce mot, dans le sens où nous l’employons, à – je ne dis pas à un Indien d’une tribu amazonienne – mais simplement à Cicéron ou à Thomas d’Aquin. Mais, depuis les quelques siècles – un demi-millénaire au plus, dans plusieurs régions du monde – que dure maintenant la société de travail, ce concept s’est si profondément ancré dans nos têtes, qu’il semble impossible de ne pas l’utiliser. On accepte alors de discuter de ses mille formes particulières, mais en nier l’existence transhistorique semble tout aussi insensé que nier la nécessité universelle de respirer.
Bien sûr, une précision « sémantique » s’impose : le travail dont nous mettons en doute le caractère universellement humain ne peut pas être identique à ce que Marx appelle « le métabolisme avec la nature » ou aux activités productives en général. Ici, nous ne discutons que de la forme sociale qu’ont prise historiquement ces activités. Dire que la forme sociale capitaliste du métabolisme avec la nature n’est qu’une forme spécifique de la nécessité éternelle d’assurer ce métabolisme est un truisme vide de sens : c’est comme dire que l’agriculture capitaliste est un développement de la nécessité humaine d’avoir un apport journalier en calories. C’est indubitablement vrai, mais ne signifie rien. Cette base commune à toute existence humaine n’a aucun pouvoir spécifique d’explication.
La question n’est donc pas de savoir si, dans toute société humaine, les êtres s’affairent pour tirer de la nature ce dont ils ont besoin, mais s’ils ont toujours opéré à l’intérieur de leurs activités une coupure entre le « travail » d’un côté et le reste (jeu, aventure, reproduction domestique, rituel, guerre, etc.). Et je pense qu’on peut dire « non ».
Pourtant, une fois institué le « champ » du travail, à partir du XIVe siècle, et définitivement à partir du XVIIIesiècle, il est devenu difficile de se représenter l’activité productive autrement que sous forme de « travail », quelles que soient l’époque ou la société prises en considération. Même les esprits les plus critiques en subissent l’influence. Ainsi, Marx a oscillé toute sa vie entre une conception transhistorique du travail et une conception critique et historiquement spécifique, lorsqu’il analyse le « travail abstrait ». Il faut dire qu’il n’existe pas de travail qui n’ait pas un « côté abstrait », parce que le travail, dès qu’il est apparu historiquement, a possédé une « double nature », abstraite et concrète. Donc, tout travail est « travail abstrait » ; il n’y avait pas d’abord un travail concret qui serait devenu « abstrait » par la suite).
La critique de la valeur distingue en effet entre un « Marx ésotérique » et un « Marx exotérique ». Ce n’est pas une question de « phases » de sa pensée, mais de différents niveaux de conscience qui se mêlent et s’entrelacent dans toute sa production. D’un côté, Marx appartenait, malgré tout, à la pensée « moderne » issue des Lumières, et plus particulièrement à sa version protestante avec sa fameuse « éthique du travail ». En tant que « dissident du libéralisme » selon Robert Kurz, Marx charrie beaucoup de ses présuppositions, notamment utilitaristes. D’un autre côté, chez Marx apparaît un discours différent, plus fondamentalement critique, plus en avance sur son époque, mais aussi plus difficile à saisir, même pour lui-même : ce discours, qui apparaît dans sa forme la plus concentrée dans le premier chapitre du Capital, mais se trouve par fragments dans toute sa critique de l’économie politique, ne considère pas la valeur et le travail abstrait, l’argent et la marchandise comme des facteurs éternels de tout mode de production quelque peu « développé », dont on peut discuter la distribution, mais non l’existence même. Il les analyse plutôt comme étant la base, et en même temps le résultat, d’une seule formation historique, le capitalisme, et, deuxième élément essentiel, il démontre leur caractère destructeur, situé à un niveau logique plus profond que les rapports de classe avec l’exploitation et la domination qu’ils impliquent. C’est le fait que le concret – la valeur d’usage, le côté concret du travail – se réduit à être le « porteur », la « forme phénoménale » de l’abstrait, c’est-à-dire de la valeur créée par le côté abstrait du travail : la simple dépense d’énergie, mesurée en temps.
Cependant, même à l’intérieur du premier chapitre du Capital, Marx semble hésiter, parfois d’une ligne à l’autre, entre cette conception du travail et une autre, qui voit dans le travail « une nécessité éternelle ». La grande majorité de ses successeurs, les marxistes, ont escamoté tout à fait sa critique du travail et ont bâti un « marxisme » qui est une véritable ontologie du travail et fait du travailleur le représentant privilégié de cette base de toute vie humaine, face auquel les autres groupes sociaux ne sont que des parasites. C’est plutôt à travers les avant-gardes artistiques qu’une certaine critique du travail a fait son apparition dans quelques formes de marxisme hétérodoxe, que ce soient les situationnistes ou dans certaines pages d’Adorno, de Marcuse et de Horkheimer. D’autres formes de critique du travail, et qui se basaient sur des pratiques réelles, sont apparues avec l’operaïsme italien. Mais ces critiques restaient souvent liées à un niveau subjectif ou « phénoménal » : le refus (très compréhensible !) de soumettre sa vie à un travail aliéné et imposé. Ce qui restait absent était une critique « catégorielle » du travail, qui reconnaisse surtout l’identité entre capital et travail en tant que deux formes de la même « substance ».
Même les esprits les plus critiques ont eu des difficultés pour saisir le caractère historique du travail. Dans Les Aventures de la marchandise, je critique justement Marshall Sahlins qui, après sa tentative très méritoire de montrer le peu de temps que les sociétés dites « primitives » consacrent aux activités productives, ne renonce cependant pas à ranger la chasse dans la catégorie du « travail », tandis qu’il s’agit probablement d’une des activités les plus désirables dans une société de chasseurs.
Dans un autre contexte de réflexion, Moishe Postone, qui a élaboré une interprétation de Marx très importante et souvent assez proche de celle donnée par Robert Kurz et la « branche allemande » de la critique de la valeur, tombe dans le même travers : il démontre très bien que ce n’est que dans le capitalisme que le travail est la base de la vie sociale et devient une instance s’auto-médiatisant, où c’est le travail qui crée l’ordre social, tandis que dans d’autres formes de société c’était l’ordre social qui distribuait le travail. Postone indique que le travail jouait un rôle social tout autre dans les sociétés non capitalistes, mais il n’arrive pas à la conclusion que la catégorie elle-même du travail n’existait pas dans ces sociétés-là.
Si cette mise en discussion du caractère transhistorique du travail est extrêmement minoritaire, même parmi les interprètes de Marx les plus critiques, cela démontre-t-il le peu de fondement de notre mise en discussion ? Je souligne cependant dans mon livre que des anthropologues et des historiens comme J.-P. Vernant ou M. Finley ont montré, au-delà de tout préjugé idéologique, l’impossibilité d’appliquer le concept de travail aux sociétés antiques. Cela ne signifie pas du tout que les êtres humains n’y devaient pas faire des efforts – et parfois très grands – pour satisfaire leurs besoins, réels ou symboliques. Mais ces efforts étaient toujours liés aux résultats espérés. Ils étaient le prix à payer pour obtenir ce qu’on désire. Ce n’est que dans le capitalisme qu’une partie de ces activités a été détachée de tout contenu concret et résumée dans une seule catégorie, le travail, en tant que dépense d’énergie qui crée des objets (ou services) sans aucun plan préétabli, mettant en relation post festum les producteurs sur un marché anonyme. C’est ce qu’on nomme le « travail ». Si on veut, au contraire, appliquer ce terme à toute activité humaine, il perd tout pouvoir de distinction, toute capacité heuristique.
On peut faire des considérations parallèles au sujet de l’argent. Le fait que des monnaies existent dans beaucoup de sociétés précapitalistes ne prouve pas leur caractère « naturel » : dans ces contextes-là, l’argent n’était pas la représentation d’un équivalent général qui égalise toutes les activités productives et tous leurs produits, il n’était pas cumulable au-delà d’un certain degré, il n’était pas le véritable but de la production, et il se trouvait toujours « encastré » dans d’autres formes d’échange, souvent dans un cadre sacral. L’argent et le travail vont ensemble. Le travail comme lien social n’est pas possible sans la présence de l’argent, et l’argent n’est pas de l’ « argent » là où le travail ne constitue pas le lien social. Nous pensons spontanément que les Grecs avaient une « économie ». Mais le grand historien de l’Antiquité Moses Finley commence son livre classique L’économie antique (1973) en montrant qu’il n’y avait pas d’économie. On ne voit donc aucunement comment – et pourquoi – continuer avec la monnaie dans une société post-capitaliste, qui ne peut l’être que lorsqu’elle abolit l’équivalent général et l’homologation destructrice qu’il opère.
2. JMH. Dans La société autophage, qui débute par la présentation du mythe d’Érysichthon, cet insatiable « roi qui s’autodévora » (p. 5), tu analyses la crise du capitalisme comme une crise de la valeur et non pas comme une dégénérescence de la loi de la valeur, ce en quoi je suis pleinement d’accord. De même, dans Les aventures de la marchandise (p. 18) [3], tu écrivais : « On reproche souvent à Marx de tout réduire à la vie économique et de négliger le sujet, l’individu, l’imagination ou les sentiments. En vérité, Marx a simplement fourni une description impitoyable de la réalité capitaliste. C’est la société marchande qui constitue le plus grand ’réductionnisme’ jamais vu. Pour sortir de ce ’réductionnisme’, il faut sortir du capitalisme, non de sa critique. Ce n’est pas la théorie de la valeur de Marx qui est dépassée, c’est la valeur elle-même. » Mais peux-tu préciser en quoi le courant critique de la valeur se démarque des thèses des théoriciens du capitalisme cognitif sur ce point, et sans doute aussi de Gorz, parce que même Marx, dans le célèbre passage des Grundrisse abondamment cité, glisse curieusement de l’idée que le travail n’est plus le producteur essentiel de la richesse à celle où le travail n’est plus le producteur de la valeur, ce qui te fait dire que la loi de la valeur est « suspendue » Les aventures de la marchandise, p. 157) ?
La précision est importante car elle implique une caractérisation de la crise actuelle. Sommes-nous, comme tu l’écris (p. 186) « à l’époque de la décomposition du capitalisme » ou bien à la fin d’un cycle de celui-ci marqué par l’impossibilité de faire de la finance un substitut au travail productif de plus-value, mais qui n’implique pas nécessairement l’impossibilité d’un nouveau cycle ? Peut-on savoir quelque chose de l’avenir ? Ce qui renvoie à une question politique : la place de la lutte des classes dans l’avancée vers le dépassement du capitalisme. Peut-on considérer, comme toi et Postone, que, jusqu’ici, le mouvement ouvrier s’est uniquement attaché à la répartition du produit du travail au lieu de s’attaquer au rapport social capitaliste, et qu’« il a accompli sa tâche véritable : celle d’assurer l’intégration des ouvriers dans la société bourgeoise » (Les aventures de la marchandise, p. 109) ? Quand Marx décortique la journée de travail et montre que la lutte pour sa durée et son paiement sont une seule et même chose, ne lie-t-il pas la critique de la domination du travail et celle de la domination dans le travail ? Est-on obligé de choisir entre libérer le travail et se libérer du travail, si ces deux problèmes sont indissociables ? Sinon, en quoi et comment peut-on les dissocier, par la mise en avant de quelle revendication qui fasse sens dans les luttes sociales, plus concrètement que « abolissons le travail » ?
AJ. En ce qui concerne le « Fragment sur les machines » de Marx, il a reçu des interprétations divergentes dans les dernières décennies. Les tenants du post-operaïsme et de sa prolongation dans la théorie du « capitalisme cognitif » affirment que Marx y prévoit le « dépassement » progressif de la valeur comme base de la richesse sociale lorsque l’ « intellect général » devient la force productive principale, que nous sommes arrivés avec la micro-informatique à ce point et qu’il ne manque que sa traduction politique. Pour la « critique de la valeur », ces pages des Grundrisse évoquent plutôt l’une des racines de la crise fondamentale du capitalisme : la divergence toujours croissante – due à l’augmentation du niveau de productivité – entre la richesse concrète, en augmentation, et sa représentation dans la valeur, toujours en baisse à cause de la diminution du travail vivant, seule source de la valeur. Toutefois, la logique de la valeur (on peut dire « la loi de la valeur » si nous n’entendons pas par ce mot une « loi » transhistorique, mais une donnée fétichiste valable dans le seul capitalisme) ne disparaît pas pour autant, mais continue à exercer sa domination et à faire entrer le concret dans la camisole de force de la valeur abstraite. Pour y réussir, cette logique doit (toujours comme processus fétichiste inconscient régi par le « sujet automate », non pas comme décision consciente de quelques « dominants ») de plus en plus tricher avec elle-même. Ainsi, suppléer au manque d’argent « réel » (issu d’une vraie valorisation de la valeur initiale à travers une utilisation productive du travail vivant) avec de l’argent à crédit, du « capital fictif », permet de continuer encore un peu la vie sous perfusion du capitalisme, tout en « suspendant » en pratique une partie de ses lois de fonctionnement. Cela ne constitue pas pour autant une sortie du capitalisme, mais seulement un renvoi du redde rationem.
Toute la critique de la valeur est une théorie de la crise fondamentale du capitalisme. Il bute maintenant contre ses limites internes : la principale étant la diminution de sa substance créée par le travail vivant. Les masses croissantes d’hommes qui deviennent « superflus » en sont la conséquence la plus visible. Ce n’est pas le lieu de répéter ici toutes nos analyses. Je rappelle seulement que, depuis la fin du cycle fordiste vers 1970, on annonce continuellement de nouveaux cycles basés sur de nouveaux modèles d’accumulation. Mais ils ne sont jamais arrivés. Et pour cause : chaque nouveau produit, chaque nouvelle méthode de production se présente depuis le début avec beaucoup de technologie et très peu de travail vivant. Depuis presque un demi-siècle, le capitalisme survit, et se survit, grâce à la simulation financière.
« Est-on obligé de choisir entre libérer le travail et se libérer du travail, si ces deux problèmes sont indissociables ? » Le problème ne se pose vraiment pas, et moins que jamais dans les termes d’une alternative entre réforme et révolution, maximalisme et pragmatisme, bref et long terme. L’abolition du travail et de l’argent n’est plus un programme utopique et extrémiste, mais est réalisée jour après jour par la crise capitaliste. Il y a toujours moins de travail, et moins d’argent « vrai ». Sortir du capitalisme signifie alors faire face à cette situation et inventer de nouvelles formes d’activité et de circulation. Cela implique évidemment une réorientation des « luttes sociales ». Si parfois il peut être justifié, à court terme, de défendre un poste de travail ou un service d’État, à moyen et long terme il n’est ni désirable, ni réaliste de miser sur ces formes fétichistes qui ont toujours été désastreuses et qui en outre aujourd’hui ne fonctionnent plus.
3. JMH. Si la méthode du courant critique de la valeur est retenue, à savoir refuser l’utilisation de concepts « pleinement développés » dans le capitalisme (La société autophage, p. 13) pour d’autres contextes, comment se fait-il que cette méthode soit, sinon abandonnée, du moins relâchée lorsque tu intègres dans ton analyse l’apport de la psychanalyse. Par exemple, tu écris (p. 186) : « Tout comme Marcuse qui a pris au sérieux la “pulsion de mort” et bâti sur cette notion une critique du capitalisme, nous pensons qu’il faut admettre qu’une partie des pulsions destructrices sont bien présentes chez l’être humain depuis le début et ne proviennent pas seulement de la corruption de la nature humaine qui auparavant en aurait été vierge. Le capitalisme ne les a pas inventées, mais il a fait sauter les barrières qui les contenaient, et en a favorisé l’expression, souvent pour les exploiter. »
Si l’on accepte ce « il faut bien admettre… » – de nature (si je peux dire) anthropologique – dans le domaine de la psychanalyse, pourquoi n’est-ce pas possible dans celui de la socio-économie ? Une chose est de dire, comme Postone et comme toi, que « d’après Marx, la forme-marchandise et la loi de la valeur ne se développent pleinement que sous le capitalisme et elles en sont les déterminations essentielles » [4], autre chose est d’en conclure qu’elles n’existent que sous le capitalisme et qu’au sein de celui-ci il n’existe de la valeur que pour le capital. Cela signifie que le travail productif défini comme celui qui produit de la valeur pour le capital représente l’idéal-type du capitalisme. Mais qu’en est-il du capitalisme concret dans lequel des forces de travail produisent de la valeur monétaire mais non marchande pour la société dans l’éducation, la santé, qu’on ne peut considérer comme financée par la production marchande, sauf à tomber dans la croyance libérale ? [5]
AJ. C’est un des aspects centraux de mon livre, et j’espère un des plus novateurs : sortir de la fausse alternative entre la projection des catégories modernes sur toute existence humaine, même passée et future, pour faire de ces catégories une « nature humaine » (base de la vision bourgeoise depuis Hobbes), et, au pôle opposé, un déni, typiquement postmoderne et « déconstructiviste », de toute base naturelle chez l’humain et de toute continuité historique. Je pars du principe qu’il existe des traits récurrents dans à peu près toutes les sociétés et qui, s’ils ne sont pas strictement biologiques, se sont assurément formés avant l’« histoire ». Par exemple, les traits qui dépendent de la naissance prématurée et de la dépendance prolongée du petit humain, et de son angoisse de la séparation de la mère. D’un autre côté, je souligne la grande variété des formes que ces éléments de base ont assumées tout au long de l’histoire, et cela dans un rapport dialectique (et non unilatéral selon un « déterminisme économique », ni vice-versa comme autonomie du symbolique) avec l’évolution des sociétés. Le capitalisme n’a pas inventé les mauvais penchants de l’être humain, tels que le narcissisme, mais il les exploite à ses fins et les fait prospérer au lieu de les endiguer. La logique marchande a démantelé les structures traditionnelles qui ont permis longtemps de freiner les « mauvaises passions », comme l’égoïsme. Sortir du capitalisme ne signifie pas alors de bâtir un « homme nouveau » à partir de zéro, ni d’accepter l’homme contemporain comme le dernier mot de l’histoire. Il s’agit plutôt de revaloriser certaines structures du passé et d’en inventer d’autres.
Cette vision se situe donc entre les truismes vides du genre « l’homme doit toujours se procurer une subsistance, se reproduire, se rapporter à ses semblables », etc., trop générales, et la rétroprojection des catégories modernes comme l’économie, le marché, la monnaie, le travail, l’État sur des sociétés autres.
Il faut absolument garder la distinction entre travail productif (productif de capital, bien sûr, cela n’a rien à voir avec une « productivité » par rapport à l’usage humain) et travail non productif. Pour l’accumulation du capital global (au niveau du capital particulier, la chose peut se présenter différemment, mais cela n’a pas d’importance pour une analyse systémique), l’éducation, la santé, etc., sont « non productives » et constituent une simple déduction du profit industriel, une déduction qu’il faut réduire le plus possible. À sa manière, l’idéologie libérale constate ce fait, mais évidemment sans aucune compréhension des causes. Il est un des grands paradoxes du capitalisme que les activités les plus utiles ou agréables y apparaissent souvent comme « non productives », tandis que la production du Roundup ou d’un smartphone sont « productives » (de capital). Cependant, vouloir valoriser – et en termes marchands, comme argent – les activités vraiment « utiles », tandis qu’on reste à l’intérieur du cadre marchand, est une perspective ni désirable ni réaliste.
4. JMH. Une place très importante est donnée dans ton livre au fétichisme, ce concept de Marx par lequel il nomme la transformation de l’individu en « sujet automate » (p. 20 et suiv.). Tu tires de ce concept l’idée d’aller chercher chez Freud les outils pour « aboutir à une histoire ’matérialiste’ de l’âme humaine ; ’matérialiste’ non au sens où l’on présuppose une prééminence ontologique de la production matérielle ou du ’travail’, mais au sens où l’on ne conçoit la sphère symbolique ni comme autosuffisante ni comme autoréférentielle » (p. 25). Peux-tu expliquer pourquoi la constitution de ce sujet automate est inséparable, dans la société moderne, du renforcement du narcissisme ? Autrement dit, en quoi le fétichisme s’identifie-t-il au narcissisme, non pas par un lien de cause a effet de l’un à l’autre ou inversement, mais comme un « développement parallèle » ou comme les « deux faces de la même forme sociale » (p. 26) ? Si on définit le narcissisme comme « une faiblesse du moi : l’individu reste confiné à un stade archaïque du développement psychique » (p. 27), on comprend bien que cet archaïsme peut dans certaines conditions engendrer les formes de violence que tu analyses par la suite, mais en quoi ce narcissisme forme t-il un couple avec le fétichisme de la marchandise ? Si le conflit œdipien n’est pas surmonté ni même atteint, les choses ne se jouent-elles pas avant même que l’individu ne soit emprisonné dans un quelconque rapport marchand, avant même qu’il ne soit concerné par le travail en tant que médiateur social qui « fait de chaque individu un membre de la société qui partage avec les autres membres une essence commune lui permettant de participer à la circulation de ses produits » (p. 18) ?
AJ. Après Marx, on a dû se rendre compte que le capitalisme n’est pas seulement une affaire d’oppression exercée par une classe identifiable, mais qu’il se reproduit aussi dans les têtes et les âmes. Dans un premier temps, l’attention se concentrait sur le lien entre les structures autoritaires du capitalisme et les tendances autoritaires des individus, et on en retraçait l’origine dans la famille petite-bourgeoise et le rôle du complexe d’Œdipe pour sa formation. Cependant, cette analyse – avancée surtout par le « freudo-marxisme » – n’était exacte que pour une période historique particulière. Par la suite, d’autres structures de la personnalité, et notamment le narcissisme secondaire, ont fini par dominer. Christopher Lasch a été un des premiers à l’évoquer dans son livre La culture du narcissisme (1979). Son explication des origines historiques du narcissisme reste toutefois trop réductrice et n’établit pas de véritable lien avec la critique de l’économie politique. Dans La Société autophage, j’ai tenté de déterminer – ce n’est qu’une première percée – le lien entre le narcissisme et le « sujet automate » créé par le fétichisme de la marchandise. Le fétichisme aplatit le monde, il réduit tout élément concret à n’être que le « porteur » d’une portion de travail abstrait. Il nie donc les spécificités de tout objet et finalement nie le monde lui-même. Tout se réduit au même. Le narcissique fait la même chose : il perçoit le monde seulement à travers ses projections qui doivent satisfaire son désir de toute-puissance, qui est de son côté une compensation de la sensation d’impuissance totale qui est celle du petit enfant. Au lieu d’arriver à une emprise limitée mais réelle sur le monde, à travers la reconnaissance de l’Autre dans le complexe d’Œdipe, le narcissique se satisfait, souvent à son insu, de projections et de phantasmes. Et ce rapport au monde se forme très tôt, à partir de la première enfance, bien avant toute entrée dans la vie sociale ou économique. Elle serait cependant renversable – guérissable – si le sujet contemporain ne rencontrait pas ensuite, à chaque pas de son existence, des facteurs qui renforcent ce narcissisme et l’exploitent, de la publicité aux technologies communicatives, de la concurrence permanente au quantified self… Ce narcissisme n’est pas le propre d’une classe ou d’un segment de la société, mais se trouve, à des taux variables, chez la plupart des sujets contemporains. Mais en ceci réside aussi un espoir : chacun peut commencer, ici et maintenant, à s’en libérer, même par de petits gestes.