Les habits neufs de la peste identitaire à l’âge du capitalisme de crise
« Bien sûr, il y a l’économie et le chômage, mais l’essentiel, c’est la bataille culturelle et identitaire » (Manuel Valls, 4 avril 2016)
Dans les rapports sociaux capitalistes dans lesquels nous sommes tous plongés jusqu’au cou, c’est la lutte de tous les instants pour obtenir le bon diplôme, pour trouver du travail, pour finir la fin du mois, pour s’élever dans l’échelle sociale, pour rester dans la course, pour réussir une bonne carrière, pour éliminer son concurrent, pour ne pas être placardisé, pour se mettre toujours à la page, pour faire front aux « fantasmâlgories » (Klaus Theweleit) masculinistes, pour assumer l’assignation en tant que femme à sa « deuxième journée » à la maison, etc. La peur de l’échec que génère tout cela crée un immense climat d’anxiété et de tension permanente (jusqu’au « burn-out », au suicide et à l’amok-tuerie de masse). L’individu-marchandise pour consolider son statut de sujet particulier isolé qui doit défendre ses intérêts personnels dans le contexte de la concurrence capitaliste en vendant sa force de travail et plus encore pour apaiser son sentiment d’impuissance devant son propre rapport à la société qui ne lui fait face que comme une contrainte collective chosifiée, est ainsi gagné structurellement par un besoin identitaire et subjectif. Il transfigure celui-ci et ces menaces sur sa propre existence en s’identifiant à de vastes identités collectives compensatoires (des « communautés imaginées fictives » pour reprendre le terme de l’historien Benedict Anderson) qui donneront aux dépossédés de tout, le sentiment d’une toute puissance illusoire : c'est là ce que l'on peut reconnaître comme le « narcissisme collectif » du sujet moderne (Erich Fromm [1]). Communautés imaginées dont la genèse aura parcouru toute l’histoire de feu et de sang du capitalisme depuis le XVIIIe siècle et qu’il faut parfois créer artificiellement de toutes pièces par l’invention de « néotraditions » (Éric Hobsbawm) : le peuple, la patrie, la nation, l'ethnie, la « communauté supérieure raciale », la religion, l’Occident éclairé, les meutes sportives des shootés du stade, la communauté du califat, les « tribus » maffessoliennes dites postmodernes (musicales, etc.), la communauté de la « personnalité autoritaire » (Adorno) ou du « leader charismatique » (Max Weber).
Depuis le tournant des années 1980, la crise dans les centres du capitalisme comme l’échec de la modernisation de rattrapage dans ses périphéries, a induit une restructuration radicale des matériaux du Système IKEA de ces identités collectives compensatoires et de légitimation (système non pas extérieur ou prémoderne, mais immanent à la totalité sociale capitaliste) dont s’équipent pour le struggle for life capitaliste les monades caparaçonnées du meilleur des mondes. Nous évoquerons notamment certaines des formes contemporaines de cette nouvelle poussée de peste identitaire qui a surgi depuis les années 1980-90, au travers de ses plus récents bricolages religieux-identitaires :
- le surgissement de l’islamisme dans un monde arabe économiquement effondré,
- le retour en force dans les centres capitalistes du discours fondamentaliste sur les « valeurs occidentales » et autre défense en France dans une loi de 2005 du « rôle positif de la colonisation »,
- le populisme transversal qui de la « gauche de gauche » à l’extrême-droite affirme la tare et l’idiotie du nationalisme et du souverainisme économiques (le « made in France » et le protectionnisme en faveur du « bon capital productif national »),
- la montée partout en Europe de l’extrême-droite depuis 2008, de l’ethno-différentialisme à la Alain de Benoist ou encore les débats en France sur la fameuse « identité nationale » capitaliste.
- l’acceptation de la lecture culturaliste comme fond de sauce commun aussi bien aux partisans du « choc des cultures » qu'à ceux du « dialogue des cultures », qui d’Alain Finkielkraut à Houria Boutelja du Parti des Indigènes de la République affirment tous des identités collectives culturalo-religieuses quand on ne convoque pas avec tambours et trompettes les prétendues valeurs universelles « européennes » et « occidentales ». Même si celles-ci sont toujours plus démonétisées par la logique d’exclusion sociale et raciste produite par le système de la concurrence capitaliste et son jeu de chaises musicales.
Dans cette scène d’effondrement, en quoi cette nouvelle peste identitaire, en tant que nouvelle idéologie de légitimation, constitue désormais, imbriquée au processus de crise interne du capitalisme décrit par Norbert Trenkle et Ernst Lohoff [2], un moteur de l’aggravation du processus de crise ?
Patriotes, nationalistes, populistes, identitaires, racialistes et culturalistes, du balai !
Causerie
Mardi 28 juin, 20h30, Place du Vigan/Bar le Cosy, Albi
Illustration ci-dessus : Frédric Jameson a écrit un remarquable commentaire au sujet du célèbre tableau de Munch, Le cri (1893), expression extériorisée de la souffrance muette au sein de la monade capitaliste : « La peinture d'Edvard Munch, constitue bien sûr l'expression canonique des grandes thématiques modernistes : l'aliénation, l'anomie, la solitude, la fragmentation sociale, et l'isolement, emblème quasiment programmatique de ce que l'on a appelé l'ère de l'angoisse. Nous le considérons ici comme une incarnation non pas simplement de l'expression de ce type d'affects mais aussi, et peut-être plus encore, de la quasi-déconstruction de l'esthétique de l'expression en tant que telle, qui semble avoir largement dominé ce que nous appelons le haut modernisme mais paraît avoir disparu dans l'univers postmoderne - pour des raisons aussi bien pratiques que théoriques. Le concept même d'expression présuppose en effet une séparation au sein du sujet, et, corrélativement, toute une métaphysique de l'intérieur et de l'extérieur, de la souffrance muette au sein de la monade et du moment où, de façon cathartique, cette "émotion" est alors projetée vers l'extérieur et extériorisée comme geste ou cri, comme communication désespérée et dramatisation externe du sentiment interne », in Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Les éditions Beaux-arts de Paris (traduit par Florence Nevoltry), 2011, p. 49.