Compilation
« Critique de la valeur »
Le site Esprit 68 publie une compilation de textes réalisée pour une impression en mode livre.
SOMMAIRE
A propos de cette compilation.............................................................................. 5
Qu’est-ce que la « valeur » ? Qu’en est-il de la « crise » ? ................................. 9
Remarques sur les notions de « valeur » et de « dissociation-valeur » ............ 23
Qui est Big Brother ? George Orwell et la critique de la modernité ................... 37
Quelques bonnes raisons pour se libérer du travail........................................... 43
Antisémitisme et national-socialisme ................................................................. 57
La Princesse de Clèves, aujourd'hui.................................................................. 75
« Crédit à Mort »................................................................................................. 91
Sur l’immense décharge du capital fictif........................................................... 111
A propos de cette compilation
Avec cette compilation de textes, nous proposons de donner un aperçu de différents aspects remarquables de la « critique de la valeur ». La « critique de la valeur » ou « Wertkritik » en allemand, est une proposition théorique qui a pour ambition de renouveler la critique radicale de l’économie politique à partir d’une relecture de Karl Marx. Elle s’est développée à compter de la fin des années 1980, en Allemagne, en Autriche et en France, au sein des groupes et des revues Krisis et Exit, sous l’impulsion d’auteurs comme Robert Kurz, Roswitha Scholz, Norbert Trenkle ou Anselm Jappe. Elle est également représentée aux Etats-Unis, notamment par Moishe Postone.
La critique de la valeur envisage le capitalisme comme une forme historique de fétichisme, le fétichisme de la marchandise. Le sujet du capital n’est plus identifié à la bourgeoisie ou au prolétariat, mais plutôt au processus de valorisation capitaliste lui-même que bourgeois et prolétaires entretiennent mutuellement, sans toutefois en tirer les mêmes avantages. Le travail humain est critiqué comme une catégorie historiquement déterminée, dont la part abstraite détermine la valeur, qui doit être distingué de la richesse véritable et qui, devenant son propre but et imposant sa forme à la société toute entière, conduit à produire non pas ce qui est utile, mais ce qui est rentable. La wertkritik peut alors reprendre à Marx son expression de « sujet automate » pour désigner le processus autonome de production capitaliste, qui échappe aux grands capitalistes eux-mêmes, pour n’obéir qu’à sa logique propre[1]. A noter que cette compilation peut être lue en relation avec le texte « Manifeste contre le travail », du groupe Krisis, également disponible sur cet infokiosque.
La critique de la valeur permet d’identifier les causes du caractère inefficace, destructeur et injuste du capitalisme. Elle complète les analyses d’autres aspects de la domination, comme la critique du patriarcat, du racisme ou de la technologie et fournit des éléments convaincants pour comprendre la crise économique actuelle. Nous ne tenterons pas de détailler ici ses limites qui existent également[2]. Nous souhaitons plutôt exposer les arguments, les tactiques et les stratégies que ce courant de pensée peut offrir ou suggérer dans la lutte pour l’amélioration des conditions d’existence et contre les menaces et les nuisances qu’entretiennent les différentes formes de dominations. On pourra donc considérer les quelques textes ici présentés comme une initiation aux principaux thèmes traités par la critique de la valeur.
Dans « Qu’est-ce que la ‘‘valeur’’ ? Qu’en est-il de la crise ? », paru en 1998, Norbert Trenkle analyse le travail, rattaché à la sphère du « masculin », comme un processus de séparation et d’expulsion des moments de non travail vers des sphères sociales séparées, relevant principalement du « féminin ». Ce règne du travail, qui a été imposé par la force à des individus privés des moyens de subvenir à leurs besoins, requiert le règne d’un temps abstrait, linéaire et homogène, à partir duquel « le temps de travail » pourra constituer la substance de la valeur. Ce fétichisme de la valeur devient une « abstraction réelle » qui produit ses horribles effets, des crises économiques et écologiques à la folie plus générale de notre monde.
Dans « Remarque sur les notions de ‘‘valeur’’ et de ‘‘dissociation-valeur’’ » initialement paru en 2000, Roswitha Scholz revient de manière très synthétique sur la notion de « valeur », comprise comme l’expression d’un rapport social fétichiste qui conduit à chosifier des êtres humains gouvernés par leur production et à faire de l’argent la fin sociale générale. Elle note qu’un certain « marxisme du travail » s’est contenté d’exiger la justice redistributive sans remettre en cause le fétichisme de l’argent qui finit toujours par la contredire. Cette illusion a suscité les aménagements keynésiens aujourd’hui taillés en pièces et a servi de légitimation au capitalisme d’Etat des pays dit « socialistes » considéré comme une « modernisation de rattrapage » sur l’horizon du marché mondial. Cette « modernisation » a démontré dans les pays du tiers-monde que les espoirs de vie meilleure étaient anéantis par la logique fétichiste propre au capitalisme réel. Mais Roswitha Scholz pousse encore plus loin sa critique en dévoilant le lien entre le fétichisme de la valeur et les rapports entre les sexes. Car pour que fonctionne le capitalisme, il faut encore qu’en dehors de la production marchande, des tâches de reproduction soient majoritairement assurées par les femmes.
Robert Kurz, récemment décédé en juillet 2012, expliquait en 2003 dans « Qui est Big Brother ? George Orwell et la critique de la modernité », que le totalitarisme décrit par George Orwell dans son livre 1984 sous la figure de « Big Brother » s’est réalisé dans le règne de l’économie de marché, sous la forme d’une intériorisation de la logique du capital qui exige de chaque être humain qu’il s’opprime lui-même. La « Novlangue » économique néo-libérale comme « le bêlement assourdissant des brebis démocratiques » camouflent ce « lugubre pouvoir anonyme de la machine sociale du capital devenu rapport mondial total » qui viole les ressources naturelles et humaines.
Dans « Quelques bonnes raisons de se libérer du travail », initialement rédigé en 2005, Anselm Jappe analyse le travail comme une catégorie typiquement capitalisme, quoique dérivée des anciennes formes d’esclavage, qui n’a pas pour but la satisfaction des besoins réels, mais devient sa propre fin, comme fondement de la valeur marchande, avec comme inéluctable conséquence, la crise écologique et l’abandon de l’activité concrète et utile.
Dans « Antisémitisme et National-Socialisme », paru en 1986, Moishe Postone désigne le nazisme comme un faux anticapitalisme, prisonnier des catégories de la société marchande, qui tente vainement de s’affranchir de l’abstraction de la valeur, en la projetant sur la figure du juif honni. Ce texte difficile permet de comprendre comment et pourquoi les critiques tronquées de la mondialisation marchande, débouchent si fréquemment sur la désignation d’un bouc émissaire idéalisé (juif, franc-maçon ou même « illuminati ») qui conduira à s’affranchir d’une remise en cause véritable du rapport social à la base du capitalisme.
A l’espérance bi-centenaire d’une émancipation généralisée conquise par la révolte de la majorité des dominés contre la minorité des dominants, Anselm Jappe, dans « La princesse de Clèves aujourd’hui », initialement paru en 2007, oppose une critique plus radicale. Il considère que dominants et dominés sont liés par les catégories capitalistes de la marchandise, de l’argent, de l’état, de la nation et par le « sujet automate » présent en chacun d’eux qui entretient ces fétiches. Mais la concurrence généralisée qui motive ce « sujet » s’avère invivable, tandis que le processus de valorisation capitaliste tend à s’épuiser. Au-delà des contestations partielles, culturelles ou sociales, maintes fois récupérées et, comme La princesse de Clèves, utilisées par des camps apparemment opposés, la dissolution de la société capitaliste est en cours. Reste à construire un monde meilleur sur les ruines qui s’amoncèlent, avant que la barbarie ne s’y déchaine.
Dans « Crédit à mort », Anselm Jappe montre que l’anticapitalisme tronqué, qui impute la responsabilité de la crise à la « finance », au « crédit » opposés à « l’économie réelle », renouvelle la dangereuse pratique du bouc émissaire et dissimule le fait que la financiarisation de l’économie a permis la survie d’un capitalisme moribond. Ce prétendu anticapitalisme ne dépasse pas les catégories de la marchandise, de l’argent et de l’état, catégories à l’origine de la crise économique, écologique, énergétique et humaine, qui menace désormais l’existence de la plus grande partie de l’humanité devenue superflue à l’aune de la valorisation capitaliste. Il faut donc oser espérer le dépassement d’un monde agonisant, ultimement entretenu par la pratique du crédit à mort.
Après avoir rappelé l’ampleur de la financiarisation de l’économie, Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, dans « Sur l’immense décharge de capital fictif », paru en 2012, rappellent que la crise financière n’est qu’un symptôme de la crise plus générale de la valorisation capitaliste, qui n’a d’autre choix, pour se perpétuer, que d’hypothéquer des profits à venir. Mais cette marchandisation d’un futur déjà consommé, exige la multiplication incessante de produits financiers détachés du réel. Malgré l’intervention de la puissance publique qui rachète ces titres pourris en entretenant sa crédibilité au prix de désastreux programmes d’austérité, la dévalorisation du capital fictif est inéluctable. Au final, c’est avec le but « misérable de la valorisation de la valeur » que ce texte nous engage à rompre : « Savoir si des logements seront construits, des hôpitaux entretenus, de la nourriture produite ou des lignes de chemin de fer maintenues ne peut pas dépendre du fait de savoir s’il y a assez d’argent. Le seul et unique critère doit être la satisfaction des besoins concrets. »
Esprit68 mars 2013
D'autres compilations de textes sur la critique de la valeur existent, notamment :
Sexe, capitalisme et critique de la valeur
En anglais
Marxism and the Critique of value
Illustrations de cette page : Tableaux de David Dalla Venezia
[1] Comme il est écrit sur le site « Critique de la Valeur » (http://www.palim-psao.fr/) qui rassemble un grand nombre de textes de la Wertkritik traduits en français et que nous vous recommandons pour prolonger la lecture de cette compilation : « Travailleurs et capitalistes ne sont que les fonctionnaires d'un processus fétichiste qui à la fois les dépasse et ne cesse d'être constitué par eux. La lutte des classes si elle existe bel et bien, en affirmant positivement le travail et le point de vue de la classe prolétaire, n'est en réalité qu'une lutte d'intérêts toujours constitués à l'intérieur des formes de vie et de socialisation capitalistes. »
[2] Parmi celles-ci, on peut rapidement mentionner le manque de perspectives de luttes concrètes offertes par cette approche, qui va de paire avec une possible dérive idéaliste, débouchant sur un fatalisme démobilisateur.