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La « domination de la chose sur les humains »

par Sandrine Aumercier et Frank Grohmann

« En fait, la domination des capitalistes sur les ouvriers n’est que la domination des conditions de travail indépendantes, indépendantes de l’ouvrier (dont font partie, outre les conditions objectives du processus de production, c’est-à-dire les moyens de production, les conditions objectives de la conservation et de l’efficacité de la force de travail, c’est-à-dire les denrées alimentaires), sur l’ouvrier lui-même, bien que ce rapport ne se réalise que dans le processus de production réel, qui, comme nous l’avons vu, est essentiellement un processus de production de survaleur, ce qui implique la conservation de l’ancienne valeur, à savoir un processus d’auto-valorisation du capital qui a été avancé par le capitaliste. Dans la circulation, le capitaliste et l’ouvrier ne se rencontrent que comme vendeurs de marchandises, mais en raison de la nature spécifiquement polaire des sortes de marchandises qu’ils se vendent l’un à l’autre, l’ouvrier entre nécessairement dans le procès de production comme un élément de la valeur d’usage, de l’existence réelle, et de l’essence-valeur du capital, bien que ce ne soit qu’à l’intérieur du procès de production que ce rapport se réalise et que le capitaliste qui n’existe d’abord comme acheteur de travail qu’en puissance [δυνάμει] ne devienne un véritable capitaliste, c’est-à-dire lorsque l’ouvrier, d’abord éventuel transformé en salarié par la vente de sa force de travail passe réellement à travers ce procès sous le commandement du capital. Les fonctions qu’exerce le capitaliste ne sont que les fonctions du capital lui-même — de la valeur qui se valorise en aspirant le travail vivant — exercées avec conscience et volonté. Le capitaliste ne fonctionne qu’en tant que capital personnifié, le capital en tant que personne, de même que l’ouvrier ne fonctionne qu’en tant que travail personnifié, qui lui appartient en tant que tourment, en tant qu’effort, mais qui appartient au capitaliste en tant que substance créant et augmentant la richesse, de même qu’il apparaît en tant que tel, en effet, comme élément incorporé au capital dans le processus de production, son facteur vivant et variable. La domination du capitaliste sur l’ouvrier est donc la domination de la chose sur l’homme, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur, puisque les marchandises, qui deviennent des moyens de domination sur les ouvriers (mais seulement comme moyen de domination du capital lui-même), sont de simples résultats du procès de production, les produits de celui-ci. C’est tout à fait le même rapport, inscrit dans la production matérielle, dans le processus de la vie sociale réelle — car ceci est le processus de production — que celui qui se présente dans le domaine idéologique avec la religion, l’inversion du sujet en objet et inversement.

Historiquement, cette inversion apparaît comme le point de passage obligé pour imposer la création de la richesse en tant que telle, c’est-à-dire des forces productives impitoyables du travail social, qui seules peuvent constituer la base matérielle d’une société humaine libre, au détriment du plus grand nombre. Il faut passer par cette forme opposée, tout comme l’homme doit d’abord organiser religieusement ses forces spirituelles par rapport à lui-même en tant que puissances indépendantes. C’est là le processus d’aliénation de son propre travail. Dans cette mesure, l’ouvrier se trouve d’emblée mieux placé que le capitaliste, car ce dernier s’enracine dans ce processus d’aliénation et y trouve sa satisfaction absolue, tandis que l’ouvrier, sa victime, se trouve d’emblée dans un rapport de rébellion et le ressent comme un processus d’asservissement. Dans la mesure où le processus de production est en même temps un processus de travail réel et où le capitaliste, en tant que surveillant et directeur de ce processus, doit accomplir une fonction dans la production réelle, son activité acquiert en effet un contenu spécifique et varié. Mais le processus de travail lui-même n’apparaît que comme moyen du processus de valorisation, tout comme la valeur d’usage du produit n’apparaît que comme support de sa valeur d’échange. L’auto-valorisation du capital — la création de survaleur — est donc le but déterminant, dominant et global du capitaliste, l’impulsion et le contenu absolus de son activité, en fait seulement l’impulsion et le but rationalisés du créateur de trésors — un contenu tout à fait pauvre et abstrait, qui fait apparaître le capitaliste d’un autre côté tout autant sous la servitude du rapport de capital que le travailleur, bien qu’à son pôle opposé. »

Karl Marx, »Resultate des unmittelbaren Produktionsprozesses. Das Kapital, I. Der Produktionsprozess des Kapitals. VI. Kapitel«, Archiv sozialistischer Literatur, 17, Verlag Neue Kritik Frankfurt, 1970 [1969], p. 19-21.


Cet extrait des travaux préparatoires méconnus de Marx au Capital — dont nous ignorons à ce jour s’il en existe une traduction en Français, sachant que ce texte a été partiellement traduit [1] — est un superbe morceau qui donne à voir le glissement d’un « Marx ésotérique » dans le « Marx exotérique » (Robert Kurz) [2]. Le Marx ésotérique est celui qui s’applique à déployer la logique interne des catégories effectives du capitalisme — le valeur, l’argent, le travail, la marchandise. Le « Marx exotérique » perd le fil de cette articulation pour s’empêtrer ici dans les personnifications qui ne sont qu’un aspect de la phénoménologie du procès de production. Tout à coup les porteurs de fonction — le capitaliste et le travailleur — deviennent des individus psychologiques, dont l’un serait en meilleure position pour accomplir la révolution, du fait de sa souffrance et de son insatisfaction. Marx méconnaît là radicalement — c’est-à-dire au cours du glissement de ce texte qui montre sa pensée en train de se formuler, puisqu’il s’agit de brouillons — deux aspects essentiels. L’un d’eux est que la souffrance ne suffit pas à provoquer la rébellion et que, comme la psychanalyse le mettra plus tard en évidence, la souffrance peut même être une occasion de jouissance paradoxale nommée par Freud « bénéfice secondaire du symptôme » [3]. Freud nous avertit de la non-congruence entre l’exploitation et le désir de libération et vient ainsi remettre en cause la psychologie de la domination dans laquelle Marx s’égare ici. En revanche, il nous manque indéniablement une théorie psychanalytique qui commente le fait que la domination sous le capitalisme n’est pas (c’est-à-dire pas seulement) une domination directe du capitaliste sur l’ouvrier mais, comme le développe Marx, une « domination de la chose sur les humains ». Mais il retombe juste après dans une personnification des porteurs de fonction qui annule le tranchant de la domination sans sujet du capital [4]. (La psychanalyse passera également à côté de cette voie de recherche.)

En outre, le procès historique d’expansion du capital qui voit progressivement le capital élargir sa base de reproduction et mettre en concurrence toute la planète s’applique également aux détenteurs et vendeurs individuels d’une force de travail, ce qui aboutit à ce que l’amélioration relative d’une partie de la classe ouvrière (notamment durant l’époque fordiste) s’intègre au marché capitaliste sous la forme de compromis portés par la social-démocratie et l’économie keynésienne, améliorations qui se payent toutefois de l’externalisation des conditions de production vers le Tiers-Monde, c’est-à-dire de la prolétarisation d’une autre couche de la société mondiale. Bien que Marx ait lui-même connu ce mécanisme inévitable de l’expansion capitaliste qui n’en était qu’à ses prémisses à son époque, il ignore les conséquences qu’elle aura sur l’intégration de la classe ouvrière dans le marché capitaliste et l’effet de paix sociale relative qui s’ensuivit après la guerre dans les pays du centre capitaliste. Il s’ajoute à cette méconnaissance que Marx pose ici la richesse capitaliste comme condition de la future libération de l’humanité, en quoi il accomplit lui-même une inversion qui va être reprise par tout le marxisme orthodoxe jusqu’à aujourd’hui : la richesse capitaliste n’est pas mise en question, elle est pour ainsi dire le mal nécessaire, le marchepied vers une émancipation qu’elle porte en germe. Marx, malgré ici et là des notations éparses qui vont en sens contraire, n’envisage donc pas réellement que cette richesse puisse au contraire être le fossoyeur collectif de cette émancipation.

Or la transition abrupte que ce texte nous donne concrètement à voir entre le Marx ésotérique et le Marx exotérique peut aider à saisir différents points de non-rencontres entre la théorie marxienne et la théorie freudienne. Arrêtons-nous un instant sur ce glissement. Marx écrit : « C’est tout à fait le même rapport, inscrit dans la production matérielle, dans le processus de la vie sociale réelle — car ceci est le processus de production — que celui qui se présente dans le domaine idéologique avec la religion, l’inversion du sujet en objet et inversement. » Marx note ici une sorte d’identité logique entre l’inversion religieuse et l’inversion opérée par le fétichisme de la marchandise : la religion serait en ce sens une sous-catégorie du fétichisme (et non l’inverse, comme le veut la théorie qui voit dans le fétichisme une forme « primitive » de la religion.) Directement ensuite, l’écriture accomplit un saut et passe du niveau logique au niveau historique, ce qui fait ressurgir les figures de la lutte des classes. Toutefois, si l’on s’en tient précisément à cette phrase de Marx, et sans entrer ici dans les débats nombreux et complexes qui distinguent à juste raison la nature religieuse du capitalisme et sa nature fétichiste — il y a au moins une piste qui est ouverte. Bizarrement, les marxistes n’en retiendront que la critique de la religion comme « opium du peuple » et non précisément le caractère matériel affirmé ici.

Mais la psychanalyse apporte également son lot de méconnaissance sur ce point. Car, comme on sait, la critique de la religion — appuyée chez Freud comme chez Marx sur une critique de Feuerbach — est un thème central de la théorie freudienne. Toutefois, il reste à se demander pourquoi la critique freudienne de la religion s’arrête précisément à la religion révélée et ignore — quand bien même Freud n’a pas lu Marx — la thèse marxienne d’une identité de l’inversion propre au phénomène religieux et au fétichisme de la marchandise. Naturellement, ce ne sont pas les phénomènes religieux d’une part, fétichiste d’autre part qui sont identiques — c’est bien « l’inversion du sujet et de l’objet, et inversement ». Il paraît évident que la psychanalyse s’est arrêtée devant la tâche de poursuivre la critique de la religion, ne serait-ce qu’au titre de répondre aux développements de Marx sur ce point. Aujourd’hui encore, la plupart des psychanalystes qui se piquent de critiquer le capitalisme le font au nom d’une critique de la « société de consommation » qui ne veut rien savoir de la structure de reproduction du capitalisme comme système. Les intuitions de Lacan sur une « homologie » entre plus-value et plus-de-jouir ne sauraient valoir pour une avancée significative dans ce champ, car toutes les médiations théoriques restent à faire. Une prise de position sur le fétichisme de la marchandise n’est pas moins du ressort de la psychanalyse que la critique classique de la religion ou de la culture par Freud !

C’est donc à cet endroit qu’il y aurait un intérêt théorique à croiser le « Marx ésotérique » avec une prolongation et un développement — qui restent à faire — de la critique freudienne de la religion. Cette critique est chez Freud elle-même tronquée, c’est-à-dire qu’elle est soit fixées sur les formes classiques du monothéisme (dans L´Avenir d’une illusion) soit renvoyée à des formes considérées comme primitives (dans Totem et Tabou) dont des traces survivraient dans l’inconscient moderne. Mais jamais elle ne répond ou ne traite de ce que Marx donne à lire comme inversion réelle inscrite dans les rapports de production. Cette thématique n’est pas sans rapport ni avec les fondements épistémologiques de la psychanalyse ni avec la question de son historicité.

Sandrine Aumercier et Frank Grohmann, décembre 2021


[1] Le manuscrit a été découvert en 1967 et des extraits en ont été publiés par Maximilien Rubel, dans Economie et société, Cahiers de l´Institut de science économique appliquée, Série Études de marxologie, n°6, juin 1967.

[2] Voir http://www.palim-psao.fr/article-le-double-marx-par-robert-kurz-120538666.html

[3] Voir par exemple : Sigmund Freud, Inhibition, symptôme, angoisse, PUF, 1968 [1926], p. 14-17.

[4] Voir Robert Kurz, « Domination sans sujet », dans Raison sanglante, Crise & Critique, 2021 [1993].

 

Tag(s) : #Fétichisme et Spectacle
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