Anselm Jappe
Le travail du négatif
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L’autobiographie de Guy Debord, intitulée Panégyrique, compte un deuxième volume, publié après sa mort. Il contient surtout des photographies, et parmi celles du premier chapitre on trouve l’image d’un mur, noirci par le temps, qui porte le graffiti « Ne travaillez jamais ». La didascalie précise : « Inscription sur le mur de la rue de Seine (1953) ». Le petit livre se clôt avec un « aperçu chronologique », consistant seulement en 16 brèves entrées. Le troisième événement que Debord mentionne dans ce résumé ultra-condensé de sa vie, après sa naissance et son premier film, est « 1953 : Inscription sur un mur de la rue de Seine ». Cette inscription à la craie, exécutée lorsqu’il avait 21 ans et probablement vite disparue, était donc selon le fondateur de l’Internationale situationniste une des étapes marquantes de sa vie. Mais qu’est-ce que cela veut dire : « Ne travaillez jamais » ? Cette toute petite phrase sonnait quand même comme une énormité, presque comme une absurdité. Elle constituait un défi autant aux pouvoirs constitués qu’aux oppositions qui se définissaient justement comme « mouvement ouvrier ». Aujourd’hui, elle apparaît plutôt comme un des points forts du renouvellement fondamentale de la critique sociale avancée par les situationnistes.
Cette photo avait déjà été reproduite dans le numéro 8 (janvier 1963) de la revue Internationale situationniste avec cette didascalie : « Programme préalable au mouvement situationniste. – Cette inscription, sur un mur de la rue de Seine, remonte aux premiers mois de 1953 […] L’inscription que nous reproduisons ici semble être la plus importante trace jamais relevée sur le site de Saint-Germain-des-Prés, comme témoignage du mode de vie particulier qui a tenté de s’affirmer là »1. Ce langage « détournant » celui de l’archéologie pose donc le refus du travail comme un élément central de la vie des jeunes lettristes vers 1953, lequel aurait directement conduit à la formation du mouvement situationniste. En effet, en parlant de ces gens dans son film autobiographique In girum imus nocte (1978), Debord rappelle que « l’existence de tous était principalement caractérisée par une prodigieuse inactivité ; et entre tant de crimes et délits que les autorités y dénoncèrent, c’est cela qui fut ressenti comme le plus menaçant »2. Dans un passage de Panégyrique décrivant le même milieu, il souligne qu’« on y trouvait en permanence des gens qui ne pouvaient être définis que négativement, pour la bonne raison qu’ils n’avaient aucun métier, ne s’occupaient à aucune étude, et ne pratiquaient aucun art »3.
Au-delà d’une critique du travail, nous sommes ici face à un véritable éloge du désœuvrement, du ne rien faire. Cela concerne également Debord lui-même : dans une lettre de 1986, en parlant d’un film sur l’Espagne pour lequel il avait signé un contrat avec son mécène G. Lebovici sans avoir jamais commencé sa réalisation, Debord dit de ne pas « regretter d’avoir tout de suite proclamé le ferme projet de ne jamais réaliser De l’Espagne. Ce titre stendhalien constituera mon véritable chef d’œuvre ; accomplissant enfin pleinement ma tendance la plus profonde, et qui fut moins visiblement présente dans toutes mes ébauches artistiques (tendance plutôt négative, je dois le dire ». Finalement, son film-testament Guy Debord, son art et son temps (1994) commence avec ces vers d’une chanson d’Aristide Bruand : « J’en foutrai jamai’ un’ secousse / Mêm’ pas dans la rousse / Ni dans rien »4.
On pourrait donc en déduire que l’invitation « ne travaillez jamais » dérive de la tradition « bohème » qui, après quelques antécédents chez les romantiques, commence à caractériser dans la deuxième moitié du XIXe siècle les milieux artistiques, autant que les « voyous » si chers à Debord. Tandis que toute la science, la pensée officielle, la religion, mais également les mouvements anti-capitalistes5 encensaient le travail et les travailleurs comme source de toute richesse, mais également de toute morale, il n’y avait que les marges du monde de la littérature et des arts pour exprimer un refus de sacrifier sa vie au travail et au dynamisme forcené de la société moderne. Cela s’exprima autant dans le dandysme de Baudelaire que dans le vers « Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feu ! » de Rimbaud, ou dans la dédaigneuse référence à l’homme qui confie dans ses efforts « car il a consenti à travailler » au début du Manifeste du surréalisme, jusqu’aux éloges de la paresse publiés en 1921 par le dadaïste Clément Pansaers et par Malevitch. Mais ce refus gardait un aspect fortement individuel et exprimait le désir, ou le projet, de se dérober personnellement à la tyrannie du travail. Une société sans travail semblait difficile à imaginer.
Les situationnistes avaient dépassé les avant-gardes artistiques précédentes et évoluaient vers un mouvement révolutionnaire justement dans la mesure qu’ils voulaient lier un effort personnel de libération avec une action collective, visant la société toute entière. Leur critique du travail avait donc partie liée avec la vision d’une société toute autre. En effet, dans le numéro 12 de leur revue, sorti en 1969 et largement consacré aux événements de mai ’68, la photo d’un mur parisien portant le slogan « Ne travaillez jamais » était ainsi commentée : « Un slogan de mai. – Cette inscription, tracée sur un mur du boulevard de Port-Royal, reproduit exactement celle dont le n° 8 de cette revue (p. 42) avait publié la photographie. Elle gagne certainement en force à accompagner, cette fois, une grève sauvage étendue à tout le pays ». Avoir transformé le désir d’un individu dans un mouvement de masse, telle était pour les situationnistes leur plus belle réussite.
Pour Debord, sortir de la société du spectacle signifiait également sortir de la société du travail. Mais comment satisfaire les besoins humains sans travailler ? Dans le bref « aperçu chronologique » déjà mentionné, on lit : « 1963 : Cinq ‘directives’ tracées sur des toiles ». Une de ces directives, qui énonçaient la quintessence de l’agitation situationniste pour les années successives, proclamait : « Abolition du travail aliéné ». Donc, ce n’est pas l’effort en tant que tel qui était à bannir pour les situationnistes, mais le travail que Marx avait appelé « aliéné » : l’activité dont le produit est séparé de son producteur, qui ne reçoit que son salaire. Debord utilise ces catégories également pour qualifier sa propre attitude : « D’où peut-on conclure que je ne travaille pas ? J’ai dirigé douze ans une revue, écrit un livre et nombre d’opuscules, brochures et tracts, tourné et monté six films. En grande partie, le travail du négatif en Europe, pendant toute une génération, a été mené par moi. Je me suis contenté de refuser seulement le travail salarié, une carrière dans l’État, ou le moindre subside de l’État sous quelque forme que ce soit […] Je ne crois pas que l’on puisse dire que je me suis continuellement amusé » écrivit-il en 19856. Le « travail du négatif » : pour Debord, son « travail » consistait essentiellement dans ses activités révolutionnaires, et pour les qualifier il se réfère à la définition hégélienne du côté négateur de l’esprit, celui qui fait avancer la marche de l’histoire…
Et encore plus tard, il renchérit : « Ne jamais travailler demande de grands talents. Il est heureux que je les aie eus […] Le refus du ‘travail’ a pu être incompris et blâmé chez moi. Je n’avais certes pas prétendu embellir cette attitude par quelque justification éthique. Je voulais simplement faire ce que j’aimais le mieux »7. Debord lui-même, dépourvu d’une fortune personnelle, a pu se dérober au travail surtout grâce à une pratique constante du potlatch, donc de la générosité vers d’autres qui parfois la lui ont rendu grandement. Mais qu’est-ce que le refus du travail au niveau social ?
Différemment de l’attitude « bohème » des avant-gardes culturelles, les situationnistes des années 1960 attendaient le salut de la part du prolétariat, même dans sa forme classique de travailleurs d’usine. Cependant, il ne s’agissait plus de la révolte du travail contre ses exploiteurs, comme dans le marxisme traditionnel, encore très présent à cette époque-là, mais de la révolte des travailleurs contre le travail aliéné, telle qu’elle s’exprimait à travers des grèves sauvages, des actes de sabotage, de l’absentéisme, etc8. Et qu’est-ce qui aurait remplacé le travail aliéné ? Pour les situationnistes, il n’était certes pas question d’un simple changement de statut juridique, pour lequel les ouvriers devenaient formellement propriétaires des moyens de production, tout en continuant à travailler dans des conditions aliénantes : c’était ce qui était arrivé dans les pays dits « communistes ».
Comment alors abolir le travail aliéné ? D’un côté, les situationnistes plaçaient, au début de leur parcours, beaucoup d’espoir dans l’automation de la production9. Celle-ci aurait pu, selon eux, libérer l’humanité du joug du travail pour la faire rentrer dans une société basée sur le jeu et les « loisirs », qui était cependant empêchée par les « rapports de production » capitalistes (et finalement spectaculaires) qui perpétuent la domination des propriétaires des moyens de production sur les travailleurs. Ils n’étaient pas les seuls dans les années 1950 à nourrir cette illusion sur une possible émancipation à travers les machines : en témoignent, parmi beaucoup d’autres, les écrits de l’ex-surréaliste, ex-trotskiste et sociologue Pierre Naville portant sur l’automation et le passage « de l’aliénation à la jouissance ». Si l’on ne tient pas compte de cet enthousiasme pour la possibilité de « détourner » l’industrialisation, on ne saurait pas comprendre le projet situationniste initial : ni son côté technophile, avec la « peinture industrielle » de Pinot Gallizio et la ville de « New Babylon » conçue par Constant, ni en général la volonté de réaliser pleinement les possibilités libératrices créées par le développement des forces productives dans l’après-guerre et leur application à la vie quotidienne, toujours déviées vers la continuation de la société de classe. Après 1970, Debord a souligné, au contraire, les dangers que le développement non maîtrisé des forces productives faisait courir à la « planète malade », et donc à tout projet d’émancipation.
Le propos d’abolir le travail grâce à la technologie ne paraît plus aujourd’hui très convaincant. Mais Debord a également ébauché une critique du travail plus actuelle que jamais : en décrivant le spectacle comme la forme la plus développée de la société basée sur la production de marchandises, il a implicitement repris et mis à jour la critique marxienne de la marchandise et de ce qui la fond : le travail abstrait. Un travail qui est « abstrait » dans le sens que tous les travaux concrets, toutes les activités exécutées en vue d’un but spécifique ne comptent que comme simple dépense de temps de travail, d’un temps indifférencié dont n’intéresse pas le contenu, mais la durée – c’est celle-ci qui crée la valeur qui s’exprime dans l’argent10. Si le travail dans la société contemporaine est souvent nocif et inutile, cela est dû essentiellement au fait qu’il ne sert qu’à accroître le capital, à transformer un euro en deux. Produire des carottes ou des fusils, des chaussures ou des game boys n’est qu’un aspect secondaire de ce processus. Voilà pourquoi on travaille beaucoup plus du nécessaire dans le monde contemporain, souvent dans des conditions horribles et pour produire des choses superflus. « Ne travaillez jamais » signifie donc d’abord de se refuser à cette logique, de ne pas se mettre à disposition d’un système qui demande qu’on travaille, à n’importe quoi. Il faut revendiquer une vie pleine pour tous, pas le plein emploi.
1 D’ailleurs, après la publication de cette photo dans la revue, celle-ci se voit sommée de payer des droits d’auteur à celui qui avait pris la photo à son temps et la diffusait maintenant sous forme de carte postale « humoristique », en plus affublée de la légende « Les conseils superflus ». Debord répondit en revendiquant la paternité de « la plus belle œuvre de [sa] jeunesse ».
2 Maintenant dans Guy Debord, Œuvres, Gallimard, collection Quarto, Paris 2006, p. 1365.
3 Maintenant dans Guy Debord, Œuvres, p. 1665.
4 Notons que les vers immédiatement précédents de cette chanson disent : « J’peux pas travailler / ça m’emmerde ».
5 Avec des rares exceptions, comme le pamphlet Le Droit à la paresse de Paul Lafargue (1880), ou certains anarchistes français de la « Belle époque ».
6 Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici (1985), maintenant dans Debord, Œuvres, p. 1573.
7 « Cette mauvaise réputation… » (1993), maintenant dans Debord, Œuvres, p. 1801.
8 En 1974 a été publié le disque « Pour en finir avec le travail – Chansons du prolétariat révolutionnaire » ; le textes de ces chansons « détournées » étaient dus à Debord et à d’autres situationnistes.
9 Au plus haut degré dans « Les situationnistes et l’automation » d’Asger Jorn dans le premier numéro d’Internationale situationniste (1958).
10 Pour une analyse détaillée, voir : Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, Paris 2002.
Les chansons situationnistes de " Pour en finir avec le travail ", la liste des chansons ici.
Ces chansons en écoute :
- La vie s'écoule, la vie s'enfuit
- Les bureaucrates se ramassent à la pelle
D'autres textes sur ce site autour de la théorie des rapports capitalistes (et spectaculaires) :
- Le concept de spectacle et la critique de la valeur (article Wikipedia sur Debord)
- Le spectacle comme illusion et réalité : Guy Debord et la critique de la valeur. (colloque " Dérives pour Guy Debord ", 2007, Strasbourg)