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L'Etat, de Bernard Charbonneau, Economica, réédition 1987.

Premier livre : de la nature à la Révolution

« …l’organisation politique n’a pas toujours été notre univers, que d’immenses espaces lui échappaient : des océans et des monts, des forêts et des villages, des confréries dans les villes et des pirates sur les eaux : inconcevable origine pour cette inconcevable fin d’un monde parfaitement clos dans ses frontières. Et la méditation m’apprend que si l’Etat vient de loin, il n’est pas dans la nature des choses; qu’il n’était pas à l’origine et qu’à chaque instant il fut mis en question. Ce que je décris dans le progrès de l’Etat, c’est le combat et la défaite des hommes […]


Première partie : l’origine

I. Le despote et la cité

Alors il n’y avait point d’Etat mais des rois glorieux et débiles. […] Pas de capital grandissant siècle après siècle d’une volonté de puissance méthodiquement poursuivie par delà les hommes et les générations, mais un palais dans le désert. Pas de bureaux pour administrer les provinces mais des scribes pour tenir les comptes des jardins royaux. Pas d’impôts, mais le produit du pillage ou le tribut infamant qui pèse sur le vaincu détesté; pas de budgets mais des trésors secrets amoncelés pour l’avarice. S’il fallait au souverain une chair servile pour satisfaire son désir, il était trop possédé par le démon de la luxure pour concevoir ce que nous nommons une politique nataliste. Et s’il crevait les yeux à ses ennemis, il ne prélevait pas systématiquement la part du sang sur tout son peuple. […]

Ce que nous nommons empire n’était que la razzia du guerrier avide d’or et de puissance.[…] Au point extrême atteint par sa course, il dressait des stèles que plus tard les historiens des états devaient confondre avec des bornes frontières stables.

Le roi était le despote tout puissant, mais sa toute puissance s’arrêtait au lieu et à l’instant le plus proche. Ses expéditions ne laissaient rien de durable sauf la misère et la mort. […] Situées pourtant sur les grandes routes de l’invasion, les villes de Phénicie conservèrent intacte leur civilisation. Et si un maître particulièrement avide s’avisait non seulement de conquérir, mais de transformer la coutume, alors, pour soumettre un canton, il lui fallait engager des guerres plus terribles que celles qui lui avaient donné un empire. […]

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ils [les citoyens grecques] ne payaient pas d’impôts parce qu’ils payaient de leur personne. Pas besoin de propagande pour expliquer ni de police politique pour contraindre; et s’il y avait malgré tout des bureaux, les plus hauts postes administratifs étaient laissés à des esclaves. […]

Si les rois n’avaient pu fonder que d’immenses dominations superficielles, les cités grecques, elles, furent impuissantes à se transformer en empire pour étendre durablement leur pouvoir. L’amour de la patrie, la haine du voisin et toute les passions humaines : l’avarice, la volonté de puissance, pouvaient lancer la cité sur le chemin de la conquête, elle était incapable du calcul qui permet de conserver. Incapable de surmonter les passions de l’homme pour créer l’appareil abstrait de l’Etat; incapable de sacrifier la volupté de la vengeance personnelle à une politique d’assimilation qui peut seule définitivement détruire. […] L’empire de l’Egée et avec lui la cité athénienne s’écrouleront parce qu’Athènes pour créer l’empire ne sut pas mourir en tant que cité. Elle ne sut pas créer la loi qui fait de tous les sujets d’un seul maître : l’armée, l’impôt, l’administration pour tous. […]

Et plus tard les historiens des nations modernes attribuèrent les malheurs des Hellènes aux querelles de leurs cités, ils rêvèrent d’une nation grecque qui aurait dominé le monde antique. Certes, si les cités grecques s’étaient confondues dans un état, la Grèce aurait vaincu Philippe et conquit la Perse, mais les historiens modernes ont le tort d’identifier la grandeur à la puissance politique. Là n’était pas la vocation des grecques ; une Grèce d’administrateurs et de soldats aurait peut être dominée le monde et transmis la civilisation hellénistique, elle n’aurait pas été capable de l’essentiel : de la créer. Ce n’est pas malgré le pullulement anarchique de sa vie sociale que la civilisation grecque s’est épanouie, c’est en lui. […]

Lorsque l’heure du déclin sonna, le conquérant paru. Ce n’était pas un conquérant vulgaire, il admirait la Grèce et voulait son bien ; il voulait unir ses habitants pour les convier à une vaste entreprise. Il se heurta à leur esprit d’autonomie. Alors, avec l’énergie paternelle d’un maître, il leur imposa quand même la loi. Il mit fin aux querelles entre cités, donnant à la liberté de justes bornes. Contre l’ennemi commun, il fit l’union ; jusqu’aux abords de l’Inde, il porta le nom grecque. Pour toujours, la Grèce était morte. […]


II. César

Ce que construisait la prévision du fondateur d’Etat [Alexandre] était détruit par la folie du héros.[…] Alexandre n’était qu’un homme, l’empire périt avec lui. C’est dans un royaume aux souverains impersonnels : l’Egypte des Ptolémées, que devait s’accomplir la tradition administrative qui allait se transmettre à Rome. […] elle a fondé ce que l’Occident met instinctivement au premier plan : le pouvoir souverain, l’armée. Le droit et les routes droites. Rome c’est le camp et le général, la province et la frontière ; l’organisation politique. Notre univers. […]

Pour la première fois, l’Armée. A la place de l’homme libre le spécialiste payé ; s’imposant à l’exaltation belliqueuse, la discipline ; à l’exploit individuel, l’arme et la stratégie. A la place du guerrier, le soldat. […]

Parce que chez les Romains, l’instinct de conquérir céda le pas à la volonté de conserver l’acquis, ils surent définir la guerre : un moyen politique ; et la politique : le gouvernement des hommes à des fins de puissance. Continuellement dans le détour des circonstances se poursuivit la volonté dominatrice du Sénat, les plans d’une diplomatie qui sût être aussi étrangère au ressentiment qu’à la sensiblerie inutile ; et qui ; plus sur que Machiavel, sut se justifier par la religion et la morale. […]

Au lieu de s’épuiser à contenir l’adversaire, par l’assimilation le vainqueur sut ajouter aux siennes les forces du vaincu. Tous romains, tous contribuables, tous citoyens, tous sujets. Grâce à l’organisation politique, César avait réussi là où les despotes d’Orient avaient échoué par le massacre et la déportation. De la diversité des peuples il ne restait qu’un nom : l’Empire, dont les frontières se confondent avec les bornes du monde : l’universel Etat.[…]

Rome crée la science de l’administration et celle du droit, déjà si parfaites qu’elles continueront de progresser même lorsqu’elles agiront dans le vide. Et l’administration et le droit créent l’instrument humain qu’elles supposent : le fonctionnaire, l’être neutre, efficace et incorruptible comme un rouage de métal. […] En vain, Caligula délire à Rome, dans les provinces la raison gouverne l’Etat. Le Christ meure sur la croix, mais Pilate administre. […]

Avec l’empire se réalise un état social absolument nouveau : l’ordre politique. Là où pullulait la diversité, l’unité. Là où se déchaînait une vie désordonnée, la prévision […] L’Empire répondait à une des plus profondes tendances de l’homme : à son besoin d’en finir avec les luttes d’une existence hasardeuse. Désormais, il pouvait s’abandonner au repos, au-dessus de lui était un maître tout puissant qui justifiait chaque jour son pouvoir par des œuvres raisonnables. ; car si la contrainte était lourde, elle était également explicable, et il l’imposait également à tous. […] il avait pris sur lui les charges de la liberté des hommes. […] Grâce à César, le drame de la condition humaine était fini. […]

Rome n’a donné que ce que l’Etat peut donner : la fin de la guerre entre les groupes, une administration, un droit, quelques commodités (l’eau, les voies romaines), et des jeux ; -bien peu de choses pour faire une civilisation. […] L’art devenu académisme, la littérature rhétorique […] Un monde figé dans des formules, l’atonie de vivre dans une paix vide où les individus connaissent déjà les formes modernes de l’ennui […] Car si la paix romaine répondait à l’aspiration des hommes, elle ignorait en eux la part la plus profonde et la plus secrète ; et l’empire fut détruit par ce qui lui avait échappé : par le barbare par le chrétien. Par la jeunesse du corps et l’esprit éternel.

L'EtatLa victoire de César fut trop complète pour la solidité de l’empire. L’anéantissement des groupes et des coutumes ne laissa dans les cadres extérieurs de l’Etat qu’une masse amorphe d’individus : un troupeau qui se dispersa quand les barrières furent brisées. Parce qu’il y avait un maître, il n’y avait point de peuple, et parce qu’il ordonnait, il n’était point d’élan. L’avenir ? L’envahisseur ? Cela ne concernait que César et ses fonctionnaires. Alors pour durer, dans la mesure où s’affaiblissait la vigueur des hommes, l’Etat devait durcir son appareil, achevant ainsi de la détruire. […] Les pouvoirs de l’Etat ne cessaient de grandir, monstrueux parasite qui se nourrissait de la substance d’une vie de plus en plus débile.[…]

Car l’instant n’était pas venu pour l’Etat d’être tout. Cette énorme organisation politique était aussi fragile que gigantesque, parce qu’elle était uniquement politique. Les techniques de l’administration et du droit étaient déjà presque parfaites, mais il manquait au pouvoir les machines et la puissance économique qui aurait armé sa contrainte, la propagande qui l’aurait devancée. »

(Merci à Dams pour avoir retapé cette sélection de citations des premiers paragraphes du livre - fort épais par ailleurs)
Tag(s) : #Charbonneau - Illich et Ellul
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