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Michel Henry et la technique. Brève présentation.
 
 Brève présentation de l’auteur : 

M. Henry est un philosophe français (1922-2002), travaillant dans le courant de la phénoménologie post-husserlienne et post-heideggerienne. A partir de lectures très originales des œuvres de Maître Ekchart, Descartes, Maine de Biran, Kierkegaard, Marx et Nietzsche (entre autres), Michel Henry a refondé radicalement le projet de la phénoménologie à partir d’une conception de la Vie, conçue comme auto-affection.
 
 
L'origine de la technique comme savoir-faire.

Quelle est l'origine de la tekhnê, qui désigne d'une manière générale un « savoir-faire » ? C’est-à-dire qu'est ce qu'un savoir qui consiste dans le faire, c'est-à-dire un faire qui porte en lui son propre savoir et le constitue ? Voici la question à partir de laquelle part M. H.

Pour lui, le " faire " constitue un savoir et s'identifie à lui, en tant qu'il se sent lui-même et s’éprouve à lui en tant qu'il s'éprouve en chaque point de son être, en tant que radicalement subjectif, puisant son essence dans la subjectivité et rendu possible par elle. Le savoir-faire originel est la praxis dont parle brillamment Marx, et ainsi la vie elle-même, puisque c'est dans la vie que la praxis se connaît.

En tant que praxis s'auto-affectant elle-même, l'essence du savoir-faire est une expérience à chaque fois singulière et individuelle qui se détermine dans cette auto-affection et par elle. Cette praxis auto-affectée, c'est notre Corps subjectif et vivant, dans l'actualisation de sa force qui vient buter dans les résistances qu'il rencontre dans une sorte d'être-donné-à-l'effort.

L'instrument n'est donc rien d'autre originellement que le prolongement du Corps subjectif s'auto-affectant dans l'effort qu'il déploie contre ce qui lui résiste (corps organique, Terre)
[1] .

Notons au passage, qu'il faut bien entendu au yeux de la phénoménologie matérielle, élargir cette conception de l'origine du savoir-faire technique, à l'ensemble de l'extériorité. Car " la Terre ne se meut pas " disait Husserl
[2]. C'est-à-dire « il n'y a pas de Terre pensable sinon comme ce sur quoi nous posons ou nous pouvons poser les pieds, pas d'air concevable sinon celui que nous respirons, et qui peut-être va nous brûler, pas de surface, de volume ou de solide sinon celui que nous pouvons toucher, pas de lumière sinon celle qui s'illumine dans la subjectivité de notre Œil ». On ne peut contempler un paysage sans y voir l'effet d'une praxis. Corps et Terre sont liés par une " Corpropriation ". Le Monde que nous croyons percevoir comme tel - en soi - (croyance qu'Husserl a appellé « attitude naturelle »), est d'abord le Monde-de-la vie, un monde sensible. Une détermination subjective modifie l'étant naturel. La Nature n'existe pas, pas plus que le monde physico-mathématique. La seule Nature véritable est la nature corps-propriée.

L’autonomie de la technique : la science seule.

  Tout se complique, quand la praxis va devenir dans la conscience sujet d'une réflexion autonome et séparée. La représentation de la praxis va  devenir alors " idéologique ", et va prédiquer en lieu et place du Corps subjectif, des éléments disjoints : " cause ", " effet ", " moyens ", " fins ", " relation ", soit les catégories de la pensée rationnelle.

Le savoir-faire ne se recouvre désormais plus avec la praxis individuelle, singulière et spontanée. L'action vivante cesse d'obéir aux prescriptions de la vie auto-affective. L'action devient objective car sujet de réflexion rationnelle, c'est-à-dire qu'elle n'est plus déterminée intérieurement par le Savoir-de-la-Vie, mais par le savoir de la science galiléenne. Et cette action inhumaine déterminée par l'omnipotent savoir galiléen définit non plus par les hommes ordinaires mais par les specialistes, experts, ingénieurs, bureaucrates, manageurs, etc. : c'est la technique moderne. Parce que cette technique a comme condition de possibilité le savoir galiléen, M. H. dit qu'elle est : " la science seule ", d'où toute Vie subjective a été occultée. Cette forme d'action déterminée par les représentations irréelles de la praxis vivante (recherche des " causes ", des " fins ", des " moyens ", etc. ce qui va donner les impératifs d'efficacité et d'efficience), c'est de la mort à gogo... De l'action cohérente, finalisée, efficace et efficiente. L'individu vivant n'est plus que le Spectateur de sa propre non-action, puisque celle-ci est désormais entièrement déterminée intérieurement par l'extériorité transcendante des techniciens, experts, ingénieurs et autres sujets-supposés-savoir. Ce monde des actions objectives prise dans la visée de la conscience comme une Totalité d'actions cohérentes et efficientes, permet de nouer entre elles des connexions artificielles, s'épaulant l'un l'autre, s'ajoutant l'un à l'autre. Il est le " système technicien " dont a parlé J. Ellul
[3], la Méga-machine, le Léviathan techno-économique de la représentation et de l'irresponsabilité de l'individu. Le faire ne répond plus au savoir de la Vie se sentant elle-même, et qui sait dans l’immédiation de son pathos ce qu’il est nécessaire à sa durée. Le savoir de la science qui se croit seul au monde, est désormais à la barre. « La technique fonce en avant, droit devant elle, telle une fusée interplanétaire », écrit Henry.

Cependant on ne peut pas dire pour Henry que la vie ne fonde plus le règne de l'action objective, c’est-à-dire de la technique. Elle est toujours plongée dans son procès, mais si la vie auto-affective est toujours la condition de possibilité de la technique, elle est toujours refoulée dans une sorte d'underground ontologique, ou elle n'est jamais pris en compte (pas de hiérarchie inversée chez Henry, ce n'est pas possible, la vie reste toujours là comme la méta-condition de possibilité même quand elle est plongée dans son underground. En des termes proches d’Heidegger qui parle d’ « Oubli de l’Etre », Henry qui reconnaît en l’auto-affection de la vie immanente l’Etre de l’étant, parlera plutôt, d’ « Oubli de la Vie »).

Marx disait déjà que la loi de la baisse tendancielle du taux de profit n'est que le phénomène du processus de valorisation capitaliste, consistant dans le double mouvement inverse de son invasion par la technique et de l'expulsion hors de lui de la vie. On l'aura compris, la réalité économique, c'est la technique moderne pour Henry. L'invention de l'économie n'est que l'instrument devenu dispositif objectif mécanique, qui prolongeait hier la corporéité vivante. Le savoir-faire (la tekhnê) est devenu visée rationnelle déterminant une sphère (de plus en plus mondiale à mesure de son intégration planétaire) des actions objectives.

[1] Cette conception est ainsi assez proche de celle de Leroi-Gourhan pour qui la technique est une « projection organique ». Cependant M. Henry, ne reprends pas une conception organique (et mécaniste) du corps, comme Leroi-Gourhan. M. Henry a développé une phénoménologie du corps vivant dans, Philosophie et phénoménologie du corps, Puf, 2003 (1965). M.H. avec son concept de " corps subjectif ", rompt bien entendu avec le corps biologique et mécanique de Leroi-Gourhan. Pour corriger la formule de l'anthropologue, il faudrait ainsi parler de l'outil comme " projection du corps subjectif ".
[2] Husserl, La terre ne se meut pas, Les éditions de Minuit, 1989.

[3] Notons que l'on pourrait faire un parallèle entre la vision de la technique chez Henry et chez Jacques Ellul. Ce dernier en effet distingue nettement les " opérations techniques ", qui correspondraient au savoir-faire henryen déterminé par le Savoir-de-la-vie, et le " phénomène technique ", qui ressemble au " faire " déterminé unilatéralement par le savoir galiléen ou post-galiléen.

Tag(s) : #Sur Michel Henry
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