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Populistes et parasites

Sur la logique des populismes productifs

Mark Loeffler

Paru dans Jaggernaut n°1, Crise & Critique, 2019.

1. « Populismes productifs » et critique de la finance en Grande-Bretagne et en Allemagne après 1873

2. Laclau contre Žižek

3. Vers une explication des populismes productifs

4. Conclusions

Le « populisme » est une catégorie particulièrement polysémique et controversée. La raison tient en partie dans des réorientations générales qu'ont connues les sciences sociales et leurs implications politiques. Pendant les années 1960 et 1970, le populisme était souvent défini en référence à ses bases sociales, en tant que caractéristique politique des paysans, des fermiers et/ou de la petite bourgeoisie. Les analyses découlant des cadres téléologiques des théories de la modernisation ou du marxisme traditionnel tendaient à saisir les manifestations du populisme comme une pathologie irrationnelle fondée sur la persistance de caractéristiques sociales « traditionnelles » et leur résistance face à la société industrielle « moderne » ; l'accent était fréquemment mis sur le caractère démagogique des manipulations politiques à l'égard des masses.

En réponse à une accumulation d'incohérences historiques, mais également dans le cadre d'une approche plus large des questions culturelles, les sciences sociales ont eu tendance, depuis les années 1970, à se saisir du populisme comme d'une variété de phénomènes discursifs[1]. Dans le même temps, ces approches contestèrent les hypothèses de longue date réduisant à leur caractère de classe une série de mouvements sociaux historiques[2]. Les recherches à partir d'archives, qui ne furent pas nécessairement entreprises pour étudier le populisme en tant que tel, révélèrent non seulement que les identités politiques n'adhéraient pas systématiquement aux intérêts de classe qui leur étaient assignés, mais également que certains acteurs historiques s'identifiaient au « peuple » dans leurs propres discours. Nous pouvons ainsi dire que le changement d'approche du populisme dans la littérature allait de pair avec un tournant dans les approches culturelles[3].

Les effets de tels changements d'approches concernant l'évaluation politique du populisme ont été ambivalents. Ils ont certes ouvert de nouvelles perspectives à l'analyse du caractère populiste du fascisme aussi bien qu'à la compréhension des manifestations contemporaines de l'extrême droite[4]. En même temps, lorsque ces analyses culturelles et discursives se voulaient une réponse aux explications antérieures qui se focalisaient sur le caractère rétrograde ou irrationnel des populismes, elles conduisaient souvent à des réévaluations plus positives du phénomène. Cela faisait écho à la nécessité de repenser les bases d'une solidarité politique progressiste, occasionnée par l'effondrement de la classe ouvrière en Europe et aux États-Unis et par la montée de nouveaux mouvements sociaux. La réhabilitation la plus radicale du populisme politique aujourd'hui a peut-être été entreprise par Ernesto Laclau, dont la redéfinition ne se focalise pas sur les contenus idéologiques, mais plutôt sur la façon avec laquelle ces contenus s'articulent entre eux au sein de luttes politico-discursives tournées vers l'hégémonie[5]. Le cadre d'analyse de Laclau approfondit l'idée d'un populisme comme phénomène nécessairement généré par des tensions intrinsèques aux démocraties modernes, tout aussi regrettable que soit la voie prise par certaines formes particulières[6].

Mon objectif dans cet article ne sera pas de proposer une nouvelle définition du populisme, mais plutôt de développer des perspectives critiques concernant certains éléments qui émergent de façon récurrente au sein des discours populistes. L'invocation du « peuple » contre ce qui est perçu comme un bloc de pouvoir antagoniste sert souvent de point d'appui essentiel, voire suffisant, aux formes politiques populistes. Comme d'autres histoires du populisme l'ont noté, cet antagonisme s'est fréquemment basé sur l'opposition binaire entre « producteurs » et « parasites ». Ce que j'appellerai discours du « populisme productif » valorise les créateurs vertueux de biens matériels, qu'ils opposent de façon manichéenne, en termes d'amis/ennemis, à une élite non-productive, exploiteuse et souvent conspiratrice. Dans cet article, je me focaliserai sur un exemple plus spécifique mais tout aussi récurrent de cet antagonisme, consistant à voir les travailleurs s’unir au capital agraire et industriel au nom des « producteurs », pendant que les éléments parasites sont principalement identifiés parmi les agents des institutions monétaires – sous les figures du banquier, du financier, du « pouvoir de l'argent », etc.      

Depuis le début manifeste de la crise économique en 2008, la critique du capital financier a proliféré dans le monde entier et a animé deux mouvements présentés comme populistes aux États-Unis. Les discours qui ont eu le plus grand succès se sont souvent structurés sur l'antagonisme évoqué. Ils ont également imputé la crise économique de façon exclusive aux seules causes financières, tendant à se focaliser sur les acteurs plutôt que sur les causes systémiques, jusqu'à dériver vers des théories conspirationnistes pour certaines d'entre elles. À cet égard, ces discours rappellent les formes historiques de la contestation populiste de la finance. Lors de la dénommée « Grande Dépression » des années 1873-1896 par exemple, de tels discours s'intensifièrent à la fois en fréquence et en virulence. Ils ne se limitèrent pas au parti populiste des États-Unis, mais s'étendirent également à des mouvements revendiquant le bimétallisme et des réformes douanières en Grande-Bretagne ou dans les mouvements politiques antisémites qui émergèrent en Allemagne. Le mécontentement à l'égard de la finance atteignit son apogée pendant la période de l'entre-deux-guerres. Dans ce contexte, les tenants d'une réforme monétaire, de la frange hérétique aux courants académiques et politiques dominants, ciblèrent le secteur bancaire dont ils prétendaient qu'il exerçait sa domination à travers l'étalon-or. Un bouillonnement de colère fut relancé au sein des campagnes à l'égard des prêts usuriers sur le foncier tandis que les politiciens de l'ensemble de l'échiquier accusaient les financiers de faire plier les gouvernements. Les formes antisémites de ces discours prétendirent mettre à jour de vastes conspirations financières et devinrent centrales au sein des fascismes européens.

Interroger le sens des discours populistes contemporains demande une mise en perspective historique auquel cet article cherche à apporter sa contribution. D'autres chapitres de l’ouvrage Transformations of Populism in Europe and the American : History and Recent Tendencies se concentre sur les discours populistes producteurs-parasites en France et aux États-Unis[7]. Je présente d'abord des exemples de ces discours en Grande-Bretagne et en Allemagne. De tels phénomènes transnationaux ont des implications dans de nombreuses autres questions historiographiques et théoriques. Ces exemples pourraient être mis directement en relation avec le type d'approche qui serait nécessaire pour expliquer les contestations populaires de la finance. Je cherche à explorer un cadre théorique susceptible d'offrir des armes critiques face à ces formes de contestations et pouvant contribuer à comprendre pourquoi elles devinrent si significatives et convaincantes pour un grand nombre d'acteurs historiques.

J'examinerai d'abord l'apport marquant d'Ernesto Laclau concernant les logiques de formation d'identités populistes, en incluant l'analyse de ces échanges avec Slavoj Žižek sur le sujet[8]. J'estime que les interventions de Laclau sont d'une importance centrale pour problématiser le caractère réducteur des approches matérialistes antérieures du populisme. Cependant, cet échange clarifie également certaines limites de son approche, notamment à la lumière d'une généalogie critique du populisme – une critique qui peut éclairer les conditions historiques d'émergence des discours politico-économiques populistes. Je soutiens qu'à cet égard, les apports de Žižek se justifient par son esquisse de théories sur l'abstraction sociale et la mésinterprétation, mais que ces dernières devraient être étoffées et formulées sur des bases différentes de celles qu'il suggère. Je poursuis l'article en traçant les contours d'une telle théorie. En commençant par les polémiques soulevées par Max Weber concernant les titres et les marchés à termes, et en poursuivant en parallèle par la critique marxienne de l'économie politique, je montre que l'on peut mieux comprendre les possibilités de généralisation d’un discours relevant du populisme productif en saisissant la relation entre ce discours et des formes de pratiques sociales historiquement déterminées, constitutives de la société capitaliste (et qui auraient sinon traversé des cultures, sociétés et régimes politiques fondamentalement différents) et tendant à se développer sous des apparences qui obscurcissent le noyau dynamique du capitalisme.

« Populismes productifs » et critique de la finance en Grande-Bretagne et en Allemagne après 1873

Différents exemples de discours critiques à l'égard de la finance ont émergé de façon transnationale et synchrone et peuvent être examinés dans le cadre d'une histoire globale. Je ne peux ici sélectionner que quelques illustrations relatives à l'histoire de l'Allemagne et de la Grande-Bretagne, mais ces exemples devraient engendrer des réflexions parallèles sur l'ensemble du phénomène. Les observateurs ont souvent saisi ces deux économies politiques, et leurs systèmes financiers en particulier, comme des formes idéal-typiques de capitalisme en opposition[9]. Il y avait en l'occurrence des continuités fondamentales dans la teneur des discours critiques à l'égard de la finance, ainsi qu'une fréquence et une virulence comparable. Au sein des deux contextes, l'approche duale producteurs/parasites alimenta l'imaginaire d'importants mouvements sociaux et conditionna des transformations politiques d'ampleur. Dans les deux contextes émergèrent d'importantes dérives  conspirationnistes et pour certaines antisémites. De telles similarités mettent en lumière le fait que la contestation de la finance relève d'un schéma général qui ne peut être compris adéquatement s'il est saisi comme le résultat de conditions locales ou particulières, au même titre que les deux contextes nationaux particuliers que nous venons d'évoquer. Elles doivent plutôt être abordées à un niveau d'abstraction capable de rendre compte des homogénéités transnationales[10].

Un large éventail de discours a dénoncé la finance en tant que « parasite », dont la critique de la « spéculation », de « l'usure » rurale, et ainsi de suite. Sans tout développer ici, je vais me restreindre dans les exemples que je donne à une construction idéal-typique spécifique dont je vais donner quelques illustrations. Une forme commune de discours structuré par la dualité producteur/parasite associait fortement l'idée de parasite à l'étalon-or. D'après ce discours, les banquiers et financiers auraient établi l'institutionnalisation internationale de ce régime monétaire. Ils se seraient par ailleurs garanti un monopole virtuel sur l'or et en auraient artificiellement limité l'offre afin d'en augmenter le prix. Il était alors bien entendu qu'ils restreignaient l'offre monétaire afin de maintenir les taux d'intérêts élevés et d'exploiter ainsi les « producteurs ». Cette restriction de l'offre monétaire était alors tenue pour responsable des crises et des récessions. Selon certaines thèses, les prêteurs provoquaient volontairement de telles crises, avec l'objectif de saisir les propriétés par exemple. Pendant la période de l'entre-deux guerres, certains discours maintenaient plus particulièrement que les financiers cherchaient à empêcher les gouvernements et/ou les institutions monétaires (par des contraintes ou par des collusions entre conspirateurs) de s'engager dans une gestion proto-keynésienne et contra-cyclique de la crise, à travers un assouplissement des politiques monétaires par exemple. Les recommandations dérivant de ces types de discours étaient variées. Les réformateurs proposaient souvent de libérer l'offre monétaire du contrôle des financiers et d'en renforcer la circulation. Dans la mesure où l'étalon-or apparaissait aussi comme un mécanisme « automatique » de stabilisation des flux du commerce et des taux d'intérêt, pouvant faire l'objet de manipulations des élites financières, de nombreuses recommandations durant cette période allèrent dans le sens de revendications en faveur d'une « gestion monétaire ». Dans une telle gestion, la monnaie pourrait être contrôlée de façon contra-cyclique, afin de promouvoir le développement de l'industrie « productive » et de l'agriculture[11].

Deux autres clarifications conceptuelles sont nécessaires. Premièrement, la plupart de ces recommandations ont des affinités fondamentales avec les formes modernes d'antisémitisme. Dans les nombreux discours antisémites que je présenterai dans les lignes qui suivront, nous pourrons néanmoins les différencier sur les plans analytique et historique. Par ailleurs, je saisis l'antisémitisme comme un phénomène hétérogène, intégrant entre autres des dimensions religieuses et pseudo-biologiques. Et nous pouvons dénombrer d'autre part un grand nombre de discours reposant sur des thèses conspirationnistes concernant la finance qui rejettent l'identification antisémite de finance et de judaïté. Je souhaiterais donc éviter de réduire les analyses à l'une ou l'autre de ces directions. Deuxièmement, l'idée de mettre en évidence la prévalence de la pensée conspirationniste dans les discours populistes n'est pas nouvelle, et cet aspect a certainement été un trait récurrent des populismes productifs que j'examine. D'une façon caractéristique, les théories conspirationnistes mettent en scène l’idée qu'un certain nombre d'acteurs se sont regroupés, dans le cadre d'une collaboration secrète, afin d'atteindre un objectif secret considéré comme malveillant, illégal ou dangereux par la plupart des gens. Elles s'accordent également sur ce qui s'apparente à un degré de pouvoir et d'efficacité excessif de la part des individus participant à ces complots, impliquant des effets de grande ampleur et à grande échelle de leurs projets[12]. En ce sens, les théories conspirationnistes cherchent à expliquer des événements historiques capitaux et/ou des changements de grande envergure sur les bases du pouvoir de ces seuls conspirateurs. Si nous définissons le populisme comme un appel discursif du « peuple » contre les élites, alors la pensée complotiste contient généralement un raisonnement populiste. Cependant, le populisme tout comme la critique de la finance ne s'appuient pas nécessairement sur des théories du complot[13].

Nous pouvons certainement reconnaître des éléments de cet idéal-type au sein des mouvements de la fin du 19e siècle qui ont été qualifiés de « populistes ». Dans une de ses formes les plus remarquables aux États-Unis, William Jennings Bryan revendiqua un renforcement du bimétallisme au nom des « producteurs », contre « la croix en or » qu'il associait à la finance. Mais face à une déflation de longue durée en arrière-plan, s'étalant de 1873 à 1896, des discours comparables émergèrent de façon transnationale. L'histoire d'Arthur Kitson, un ingénieur et inventeur de talent connu pour sa « lampe Kitson » très largement adoptée à la fin du 19e siècle, en donne une illustration concrète. Pendant les années 1890, Kitson s'investit particulièrement dans la question des réformes monétaires. Face à la polémique de l'étalon-or, il affirme que les banquiers et les financiers, de connivence, sécurisent leur monopole sur l'étalon-or afin d'en limiter l'offre et d'en faire monter le prix[14]. Durant les années 1920, Kitson sera connu comme le « Père de la Réforme Monétaire » en Grande-Bretagne. Il devint également rapidement antisémite, et exerça une influence sur la Ligue Fasciste Impériale d'Arnold Leese[15]. Ainsi durant la « Grande Dépression » de 1873 à 1896, les écrits de Kitson l'amenèrent à rencontrer les trajectoires de populistes américains et il se rallia à la campagne de Bryan de 1896 en faveur du bimétallisme[16]. Durant ces mêmes années, le démagogue tristement célèbre Hermann Ahlwardt devint l'un des premiers  politiciens à gagner un siège au Reichstag Allemand sur un programme explicitement antisémite. Peu après cela, Ahlwardt voyagea également aux États-Unis, où il fit aussi campagne auprès de Bryan[17]. Comme il l'exprima lors d’une interview auprès du New York Times peu après, son objectif était de défendre « tous ceux qui étaient à la source de la force de travail » contre la « clique de l'or » qui « détenait l'offre et contrôlait les rendements de l'or »[18]. La convergence des ralliements de Kitson et Ahlwart à la campagne de Bryan est éloquente quant au caractère transnational et synchrone du développement d'un discours relevant du populisme productif au sein duquel la finance prend une part prépondérante pour un nombre important d’acteurs historiques.

Dans cette perspective plus large, il est important de souligner que le bimétallisme, qui fut souvent associé aux populismes aux États-Unis, était un phénomène largement international. Comme l'historien E.H.H. Greene l'a montré[19], le bimétallisme en Grande-Bretagne était structuré autour de la rhétorique binaire producteurs-parasites, tout comme une série de discours des conservateurs britanniques, dont la réforme tarifaire prônée par Chamberlain. Pendant la rencontre annuelle de la Ligue Bimétallique de 1893 par exemple, R.L. Everett, député d'Ipswitch, imputa les difficultés économiques des campagnes des décennies précédentes à « une action combinée des grandes puissances financières visant à renforcer la valeur des marchandises qu'elles détiennent au détriment des classes industrielles ». Il qualifiait par ailleurs cela de « manœuvre au service des faux-bourdons et aux dépens des abeilles travailleuses », les « producteurs vivant de l'industrie tandis que les juifs et les prêteurs vivaient sur leur dos »[20].

Concernant l'Allemagne à la fin du 19e siècle, Paul Massing fut peut-être le premier à mettre l'accent sur la ténacité des discours du populisme productif et leur importance spécifique dans l'émergence de l'antisémitisme politique[21]. Une telle vague de discours atteignit un pic suite au krach boursier de 1873. Otto Glagau a par exemple publié une série célèbre d'articles dans le périodique familial Der Gartenlaube dénonçant la responsabilité des financiers juifs dans la crise. Il  en concluait que la « juiverie… ne créait rien pour elle-même mais laissait les autres travailler pour elle » pendant « qu'elle marchande et spécule avec les produits manuels et sacrés des autres ». Depuis le cœur de la bourse, « elle s'accroche au peuple Allemand et lui suce la moelle »[22]. L'histoire sociale par David Peal du politicien antisémite Böckel et de ses mouvements coopératifs ruraux à Kurhessen affichait des schémas similaires[23]. Peal montre que l'opposition producteur-parasite était au centre des discours de ces mouvements, et effectua par ailleurs des comparaisons avec le populisme agraire aux États-Unis[24]. L'ascension politique de Böckel et son élection au Reichstag furent synchrones de celles d'Ahlwardt, qui lors de son discours devant le Reichstag le 6 mars 1895, déclara que « Nous les Allemands avons les pieds ancrés dans la culture du travail [Kulturboden der Arbeit] ; chacun d'entre nous cherche à travailler pour les autres et demande en retour que les autres travaillent pour lui ». À l'opposé, les juifs « n'ont pas les pieds ancrés dans la culture du travail, ils ne veulent pas créer de valeur par eux-mêmes mais souhaitent s'approprier, sans travailler, la valeur que les autres ont créée »[25]. Ils n'étaient pas « productifs », mais plutôt « exploiteurs » [ausbeuterisch] et « parasites » [parasitisch][26].

Alors que ces exemples montrent comment la critique de la finance se combine avec cette approche binaire courante, nous pouvons aussi noter qu'un grand nombre de discours populaires proposaient une théorisation alternative du conflit de classes et de la domination qui s’opposait aux thèses en vigueur. À titre d'exemple, en 1882, Adolf Stoecker, chapelain de la cour de Bismarck et fondateur du parti antisémite Christlich-Soziale Partei, déclara que « Marx et Lassalle cherchèrent les racines du problème non pas dans les places boursières mais au sein de la production industrielle... Notre mouvement corrige cela. Nous démontrons au peuple que les racines de leur misère se situent dans la puissance de l'argent, dans l'esprit de Mammon [Mammonsgeist] de la bourse »[27]. De la même façon, Theodor Fritsch, un auteur célèbre et éditeur de littérature antisémite, notait que la « question sociale » avait souvent été considérée en termes de conflit de classe entre le capital et le travail. Il défendait que le problème de cette approche était qu'elle négligeait la façon dont ce conflit était lui-même déterminé par l'influence du « capital mobile » sur les industriels. C'était le capital financier mobile et les besoins de crédit qui forçaient les industriels à traiter les travailleurs de façon malsaine et abusive. Dans la perspective de Fritsch, la Social-Démocratie devenait un agent de la finance (qu'il dénommait « l'Internationale Dorée ») en occultant cette forme de domination et en déplaçant la question sociale vers le conflit entre travailleurs et capital industriel[28].

Parmi les formulations les plus célèbres de telles opinions figurent celles de Max Liebermann von Sonnenberg, le fondateur du Deutschsoziale Antisemitische Partei. Pendant les débats au Reichstag concernant les accords commerciaux avec l'Italie et l'Autriche-Hongrie, il chercha à corriger ce qu'il percevait comme des idées fausses se développant à propos des partis antisémites. Selon lui, des craintes avaient émergé selon lesquelles les antisémites n'étaient pas hostiles aux seuls capitalistes juifs, mais agissaient aussi contre le capitalisme en tant que tel. Il contesta cela en déclarant que les antisémites ne s'opposaient « ni au capital juif ni au capital en général », mais qu'ils distinguaient « le capital nuisible [schädlichem] du capital utile [nützlichem] ». Telle qu'il formulait cette distinction, « le capital utile » était employé en « agriculture et dans la saine industrie, où il permettait à des millions de travailleurs de vivre ». C'était un « capital qui augmentait dans des marges modestes à l'issue de travail concret ». Liebermann von Sonnenberg prétendait que son parti cherchait à « cultiver, soutenir et protéger » ce type de capital. À l'opposé, le « capital nuisible » était un « capital qui augmentait sans limite et sans réalisation de travail concret, un capital qui ouvre la voie aux mensonges, aux déceptions et aux escroqueries afin de piller les honnêtes gens ». Un tel capital se retrouvait sur la « place boursière », et selon Sonnenberg, les antisémites n'y étaient pour rien si ce capital était « principalement juif »[29].

Kitson est un bon exemple de la figure du réformateur monétaire, ou « obsédé de la monnaie », qui émergea à la fin du 19ème siècle et vécut un âge d'or pendant la période de l'entre-deux-guerres. À mesure qu'on entre dans le 20ème siècle, de telles figures peuvent servir de point d'analyse utile dans la mesure où elles condensent et cristallisent un certain nombre de formes de pensée et de pratiques qui émergèrent de façon plus fragmentaire et diffuse dans l'espace social. En partant de leurs écrits, il devient possible d'identifier des éléments de ces formes de pensée dans des espaces disparates. Tout comme Kitson, Silvio Gesel commença également à développer ses stratégies de réformes monétaires pendant la Dépression de 1873-1896. Plusieurs mouvements se formèrent autour de ses idées pendant le 20ème siècle, dont le plus important se trouvait en Allemagne, connu sous le nom de Freiwirtscha, mais de tels mouvements existaient en Grande-Bretagne et aux États-Unis également. Gesell expliquait que la monnaie, comme tout bien, ne pouvait avoir de valeur et ne pouvait susciter d'intérêt que si elle était peu abondante. Toutefois, elle ne se détériorait ni ne se dépréciait, générant une forme d’asymétrie par rapport aux autres marchandises ; si bien qu’elle pouvait être retirée de la circulation sous forme de réserves accumulées. De ce point de vue, Gesell tira la conclusion que les banquiers et financiers limitaient intentionnellement l'offre monétaire afin d'accroître sa valeur et de faire payer des taux d’intérêt élevés, laissant ainsi les « producteurs » à cours de crédit[30]. Dans ce cadre général d’analyse, Gesell saisissait l'étalon-or comme une institution qui servait les intérêts du capital monétaire en limitant l'offre monétaire en fonction des disponibilités sous-jacentes en or. En accord avec ses prescriptions, il engagea une controverse en faveur du bimétallisme, bien qu'il préférât alors un système provisoire combinant monnaie fiduciaire et titres monétaires. Sur le long terme, sa proposition était censée permettre de lever les freins de l'accumulation productive, permettant ainsi au capital de s'accumuler à un tel niveau qu'il ne pourrait plus se faire rare. Le taux d'intérêt chuterait ainsi à zéro et les financiers parasites ne pourraient plus gangréner la société moderne. Dans la mesure où Gesell avait défini le « capitalisme » en tant que système monétaire au sein duquel la rareté monétaire engendrait des taux d'intérêts élevés, il était en mesure de défendre le fait que le capitalisme lui-même pourrait être dépassé si ses propositions étaient suivies[31].

Gesell est donc aussi un bon exemple des figures qui s’étaient appuyées sur le schéma binaire « producteurs » contre « financiers » et qui avaient viré vers les théories conspirationnistes, tout en rejetant fermement les idéologies antisémites[32]. Cela n’a malheureusement pas été le cas de l'ensemble des membres du mouvement Freiwirtsch. À la fin des années 1920, certains d'entre eux promulguaient de telles idéologies, et nombre d'anciens adeptes de Gesell se tournèrent vers le national-socialisme, perçu comme une solution. Max Roosen et Werner Kertscher par exemple, exposaient, dans les grandes lignes, que le monopole du pouvoir d'achat exercé par les financiers juifs était responsable de la Dépression. Les « banquiers spéculant sur le métal » avaient « survécu en douce » pendant qu'ils « faisaient payer l'addition aux travailleurs, aux industriels et aux entrepreneurs »[33]. Le 9 avril 1932, ils tentèrent même d'assassiner Luther, le Président de la Reichsbank. Ils tirèrent sur lui à bout portant sur le quai d'une gare mais ne parvinrent qu'à écorcher son épaule[34].

Pour comprendre comment de telles figures pouvaient être attirées par le Nazisme, nous pouvons prendre l’exemple de Gottfried Feder. Feder est surtout connu comme l'un des premiers conseillers en économie d'Adolf Hitler. Ses conférences et pamphlets du début des années 1920 ont beaucoup participé à populariser l'approche binaire opposant schaffendes et raffendes Kapital. Le premier inclut les travailleurs tout comme le capital « fructueux » industriel et agraire, sujet à de multiples formes d'exploitation aux mains du deuxième, le capital « rapace », que Feder identifie à la finance et aux « fonds de crédits »[35]. Feder plaçait également sur un même plan le cosmopolitisme du capital financier et l'internationalisme bolchévique, qu'il percevait comme deux menaces pour la nation allemande. En effet, l'approche binaire de Feder avait pour objectif explicite de contrer les théories marxistes de l'exploitation : il avançait que l'opposition entre schaffendes et raffendes Kapital composait le cœur de l'exploitation et des conflits actuels et que la gauche « juive », incluant Marx, avait tenté d'occulter cela en entretenant une révolte prolétarienne contre le capital industriel. Feder appelait donc à une révolte du capital sain et national allemand contre la finance parasite. Sa revendication principale devint donc la Brechung der Zinsknechtschaft – l'abolition de l'esclavage par l'intérêt. À la suite de la première guerre mondiale, le Reichswehr recruta Feder en tant que maître de conférences dans l'espoir de vacciner les militaires de Bavière contre l'influence socialiste. Au sein des membres de l'audience se trouvait Adolf Hitler, alors exempté, qui précisa plus tard que les leçons de Feder constituèrent un moment formateur pour donner un sens à l'horizon émergent du National-Socialisme : Hitler fut éclairé par « l’importance cruciale » de la distinction entre capital financier et capital industriel pour l'avenir du Volk allemand[36].

L'influence de Feder dans le fameux programme en 25 points du NSDAP est claire, et ces points incluaient l'abolition des revenus non mérités, l'exécution des usuriers et bien entendu la Brechung der Zinsknechtschaft[37]. Je ne pourrai pas ici faire la démonstration que la critique de la finance constitua le cœur du discours du parti Nazi, mais je souhaiterais souligner que, durant la Dépression, Feder devint l’un des premiers partisans d'une politique expansionniste qui a été rétrospectivement qualifiée de « proto-Keynesienne »[38], et que son attention se focalisa de plus en plus sur l'étalon-or dans ce contexte. Selon Feder, l'État établissait la valeur de la monnaie, et dans la mesure où les billets de banque n'étaient que l'expression de la force de travail national, leur seul soubassement nécessaire devait être la production nationale de biens matériels. Pour Feder, cela impliquait qu'il ne devait y avoir aucune contrainte fondamentale exercée sur les capacités de l'État à émettre de la monnaie. Et bien entendu l'étalon-or était précisément perçu comme une telle contrainte. Par conséquent, l'étalon-or devint pour Feder une cause centrale de la Zinsknechtschaft, et il analysait les causes de la Dépression comme le fruit d’une conspiration financière entravant la gestion monétaire de l'État. En Juillet 1932, il avança que « l'ancrage de la monnaie à l'or... ne mène qu'aux plus dangereuses pénuries de moyens de paiement, et ne sert au fond exclusivement que les intérêts des détenteurs d'or, ou la haute finance ». C'était, par ailleurs, « la pensée juive » qui avait « placé l'or au centre », et avait « forcé les gens [Völker] d'occident à payer les intérêts du capital financier et à l'honorer ». « Se désempétrer de l'or » devint alors la précondition pour se libérer de l'asservissement aux intérêts et reconstruire l'économie allemande[39].

Alors que le national-socialisme allemand a opéré très tôt, et sans heurts, une Gleichschaltung regroupant les différents mouvements de réformes monétaires, avec Freitwirtschaft comme alternative organisationnelle principale, la Grande-Bretagne connut quant à elle une prolifération de tels mouvements, le plus célèbre étant le mouvement du Crédit social. La plupart des récits autour des populismes évoque le Social Credit Party au Canada, mais j'aimerais ici revenir aux origines du discours sur le Crédit social en Angleterre, tel que l'a formulé Clifford Hugh Douglas. Tout comme Feder, la revue New Age du Crédit social avance que « la ligne de conflit aujourd'hui, la vraie tranchée de guerre [n'est] pas entre le Capital et le Travail ; mais entre la finance d'un côté, et le Capital et le Travail, plus ou moins dans la même armée, de l'autre côté »[40]. Dans ses écrits des années 1920, Douglas développa un certain nombre de formules plutôt sophistiquées pour démontrer qu'il y avait une pénurie d'argent[41]. Il serait fastidieux de les exposer ici, d'autant plus qu'elles ont été abandonnées au cours du temps, au profit de thèses sur la conspiration bancaire. D'une façon qui doit maintenant vous sembler familière, Douglas prétendait qu'il existait une vaste conspiration de banquiers, opérant à travers l'étalon-or afin de limiter l'offre monétaire et de maintenir des taux d'intérêt élevés. Cette thèse était souvent exprimée dans les termes du « paradoxe de la pauvreté au milieu de l’opulence » : les forces technologiques semblaient capables de produire les nécessités de base pour tout le monde, mais des gens avaient faim malgré tout. Les expériences mettant en évidence ce paradoxe ne firent que se multiplier lors de la période de Dépression et de ses destructions de valeur (grain brûlé, abattage de cheptel), et de telles irrationalités visibles furent soulignées par Douglas au sein de l'édition de 1933 de Social Credit, citant William Jennings Bryan et le « pouvoir de la monnaie » comme explication à ces énigmes[42].

Certaines factions de Social Credit épousèrent initialement le programme d'Oswald Mosley, et ce non sans raison : dès ses premières heures en tant que politicien du Labour, Mosley fit preuve d'un intérêt marqué pour les questions monétaires et financières et développa une critique d’une virulence caractéristique à l’égard de la City de Londres. Cela devint particulièrement saillant au sein de la littérature de l'éphémère Nouveau Parti qu'il forma au moment de son départ du Labour. Dans l'ouvrage A National Policy, Mosley décrivait le retour de l'étalon-or dans la politique Britannique comme une façon de « transférer, de la part des employeurs comme des salariés, un énorme tribut aux rentiers passifs ou aux porteurs de bons en provenance du secteur productif de la Communauté »[43]. Dans l'ouvrage The New Party and the Old Toryism, W.E.D. Allen affirmait que les politiques conservatrices étaient dans une phase de déclin principalement parce que les Tories avaient « cessé de défendre le producteur »[44], qui incluait pour lui a minima « les hommes d'affaires et les professionnels », « les travailleurs de la recherche », et les « syndicalistes les plus jeunes »[45]. Dans le récit d'Allen, ce déclin avait commencé dès le moment où le propriétaire foncier était devenu un rentier traitant son patrimoine comme un simple actif financier. L'industriel avait alors succédé au propriétaire foncier dans la conduite de la politique des Tories, mais cette relève s’estompait aussi car le parti avait été « imprégné par l'influence de ceux qui défendaient les intérêts du capitalisme financier ». Ils étaient maintenant confrontés au choix consistant à prendre la « grand-route » en continuant à être le « parti des producteurs », ou à opter pour la « mauvaise voie » qui mènerait « par de nombreux canaux sinueux et des passages souterrains à la rue qu’on nomme ‘‘Mur’’ »[46]. Poursuivant dans son cadre d’analyse, Allen expliquait que le retour à l'étalon-or après la guerre avait été orchestré dans le cadre d’un « gigantesque COUP MONTÉ DE RENTIERS RÉACTIONNAIRES »[47].

La littérature de l'Union britannique des fascistes de Mosley, tout comme celle de la Ligue fasciste Impériale, est tout aussi traversée de discours sur la finance de la teneur de ceux précités. L'ouvrage The Greater Britain, la première version programmatique de Mosley d'un corporatisme fasciste débridé, commençait par la fameuse opposition binaire. Il expliquait que « le producteur » serait la « base de la nation », que le travail des producteurs pouvait être issu « des mains, du cerveau ou du capital », et qu'il était de la responsabilité de l'État corporatiste de l'épauler pour reconstruire l'économie. La finance représentait « les forces qui contrariaient et détruisaient les initiatives productives » et qui avaient récemment « ébranlé la structure de l'industrie britannique jusqu'à ses fondations ». Par conséquent, sous l'État fasciste, la finance « se heurterait à la force de l'autorité nationale »[48]. Selon Mosley, en adoptant cette position, « après la lâche capitulation de l'ensemble des partis face aux forces de la finance, le gouvernement disposerait pour la première fois au sein de la politique britannique du soutien massif du peuple, salariés comme employeurs, dont l'effort productif avait été contrarié par les pratiques de la haute finance »[49].

En continuant ces développements, nous pourrions, à ce point, revenir sur le cas des États-Unis et penser à Ford ou au Père Coughlin, qui tous deux annonçaient une conspiration cherchant à limiter le pouvoir d'achat, provoquant des crises et restreignant la productivité. Nous pourrions revenir sur l'animosité de J.M. Keynes à l'égard de la City à Londres, tout comme sur le large écho qu'avaient ces idées au sein du Congrès des syndicats britanniques, des plus hautes organisations d'employeurs telle que la Fédération des industries britanniques ou au sein des équipes du département de recherche du parti conservateur, qui faisaient tous reposer leurs idées sur une opposition entre la monnaie et la finance, et ce pas seulement parce que leur base adhérente était inondée de littérature sur la réforme monétaire. Et nous pourrions nous tourner vers les échanges en politique : il y avait des accusations, par exemple, qu'un « coup d’État des banquiers » avait renversé le second gouvernement des travaillistes de Ramsey MacDonald en 1931, pendant que le chancelier Allemand Brüning accusait Oscar Wasserman de la Deutsche Bank de favoriser des scores élevés de l'électorat en faveur des Nazis afin de déclencher une fuite de capitaux et neutraliser ainsi les banques concurrentes plus faibles[50]. Mais pour les objectifs de cet article, les éléments déjà mis en avant suffiront à établir qu'une approche réductrice binaire manichéenne et des théories conspirationnistes sur la domination de la finance circulaient très largement pendant la période sur laquelle j'ai mis l'accent. Dans la suite de cet article, je m'attarderai sur les cadres théoriques qui peuvent nous aider à comprendre en quoi des acteurs historiques pouvaient trouver ces discours convaincants.

 

Laclau contre Žižek

De toute évidence, ces discours ne peuvent être déduits des positions de classe et de leurs prétendus intérêts matériels. Par ailleurs, les hypothèses d’une manipulation descendante, dans le meilleur des cas, écartent la question de savoir pourquoi de tels discours pouvaient sembler vraisemblables pour les sujets ou les objets de cette manipulation. Ainsi, à mon avis, le tournant vers l’approche culturelle a été pertinent afin de rejeter ce type de réductionnisme. En ce qui concerne spécifiquement le populisme, l'argument selon lequel la position sociale objective de la classe ne génère pas d'identité politique était au centre des travaux d'Ernesto Laclau depuis son ouvrage Politique et idéologie dans la théorie marxiste. Bien que Laclau ait également problématisé certaines approches discursives du populisme, en soutenant par exemple qu'elles sont restées des catalogues descriptifs d'un ensemble vaste et imprécis de contenus idéologiques[51], ses récentes formulations à propos du noyau analytique du populisme se concentrent néanmoins sur le discours au sens large, et ses travaux ont été catégorisés et adoptés en tant que partie de ce virage vers une approche culturelle. Je souhaite donc commencer cette discussion sur les cadres théoriques en considérant son travail et ses différends avec Slavoj Žižek. Dans les formulations récentes de l'approche de Laclau, la « revendication » sert d'unité la plus petite et de point de départ théorique[52]. Lorsque des revendications particulières sont initialement adressées au pouvoir, elles fonctionnent dans une logique structuraliste de divergence : elles sont significatives par leurs oppositions avec d'autres exigences. Les destinataires de ces revendications sont souvent locaux et facilement identifiables. Dans la mesure où un grand nombre de revendications sont refusées ou restent vaines, les acteurs ayant des revendications ostensiblement hétérogènes peuvent commencer à former des solidarités. À l’opposé d’une logique de divergence, cela déclenche une logique d'équivalence : les demandes particulières commencent à être considérées comme équivalentes, et une chaîne d'équivalences est formée uniquement dans et à travers l'antagonisme partagé à l’égard du pouvoir qui reste sourd aux revendications. Le « sujet populaire » de ces revendications - c'est-à-dire « le peuple » du populisme - émerge ainsi par la construction d'un ennemi Autre et de la manichéenne « dichotomisation de l'espace social ». Comme le note Laclau : « Il n'y a pas de populisme sans la construction discursive d'un ennemi »[53].

Dans la mesure où il n'y a pas de caractéristique intrinsèque commune mais seulement un désaccord particulier au sein des revendications elles-mêmes, unies dans une chaîne d'équivalences uniquement par opposition à l'ennemi, leur unité tout comme les revendications de ce sujet populaire ne peuvent être représentées directement. Pour Laclau, une demande particulière émerge plutôt pour représenter la chaîne. Dans cette appropriation de Gramsci, c'est le processus d'universalisation d'une demande particulière qui constitue la lutte pour « l'hégémonisation ». Selon Laclau, une tension intrinsèque marque également ce processus. Lorsque la chaîne d'équivalences s'étend pour inclure une prolifération de revendications, la connexion entre cette chaîne et la demande particulière qui a été amenée à la représenter symboliquement va s'affaiblir. Cette demande aura alors tendance à devenir un « signifiant vide ». Il ne peut réaliser l'homogénéisation symbolique de la chaîne qu'en sacrifiant tendanciellement ses propres requêtes et contenus particuliers[54].

Il semble que ces logiques puissent être inhérentes à tout domaine politique, de sorte que tous les phénomènes politiques peuvent être populistes. Laclau accepte explicitement ce résultat, soutenant que le populisme est essentiellement « synonyme de politique »[55]. Il prétend en outre que le fait de se demander si un mouvement est populiste relève déjà de la confusion ; la vraie question devant être « dans quelle mesure un mouvement est-il populiste ? »[56]. Cette évaluation est alors basée sur le degré à travers lequel la logique d'équivalence, avec la construction corrélative d'un ennemi, domine le discours en vigueur (La diminution de cette logique en faveur d'une logique de divergence caractérise « l'administration »).

Le différend entre Laclau et Žižek couvre un large champ et tend à devenir assez acrimonieux. Je ne m'intéresse qu'à quelques-unes des réponses de Žižek à la définition de populisme de Laclau. Tout d'abord, Žižek soutient que dans le discours populiste, la cause des problèmes sociaux n'est « jamais le système en tant que tel, mais l'intrus qui l'a corrompu (manipulateurs financiers, pas nécessairement des capitalistes, etc.) ; non pas un problème fatidique inscrit dans la structure en tant que telle, mais un élément qui ne joue pas correctement son rôle dans la structure ». Ainsi, l'ennemi est « réifié en une entité ontologique positive… dont l'anéantissement rétablirait les équilibres et la justice »[57]. Pour Žižek, l'antisémitisme nazi est l'exemple caractéristique de cette tendance, ce qui est en retour l'une des principales raisons pour lesquelles le fascisme devrait être considéré comme une forme de populisme. Il élabore des réflexions du même ordre avec l'opposition conceptuelle abstrait/concret, affirmant que le discours populiste se caractérise par le « caractère pseudo-concret » de la figure de l'ennemi - « l'agent singulier caché derrière tout ce qui menace les gens ». Ici aussi, l'antisémitisme en fournit l’exemple le plus marqué. C'est ainsi la « figure populiste pseudo-concrète du Juif qui cristallise la grande multitude de forces anonymes qui nous déterminent »[58]. Žižek dans ces arguments insiste sur le fait qu'il est en accord avec la façon dont Laclau traite le populisme en tant que « logique politique formelle, délimitée par aucun contenu ». Il souligne donc que les caractéristiques qu’ils proposent sont complémentaires et qu'elles « restent au niveau ontologique formel ». À partir de cela, Žižek conclut que « le populisme contient par définition un minimum, une forme élémentaire, de mystification idéologique »[59].

Un certain nombre de suggestions de Žižek dans ces passages sont à mon avis perspicaces et importantes. Elles impliquent d'abord que les formes impersonnelles de domination sont des caractéristiques fondamentales du capitalisme et, comme Žižek le souligne explicitement, que la « violence systémique fondamentale du capitalisme » n'est « plus attribuable aux individus concrets et aux intentions ‘‘maléfiques’’ mais est purement objective, systémique, anonyme »[60]. Cela implique une analyse qui pourrait être tout à fait différente d'une critique exclusive de l'exploitation de classe et qui pourrait, de la même façon, rompre avec les analyses en termes de classe dont Laclau s'était démarqué. De plus, s'il existe une « réification » ou une « mystification idéologique » à l'œuvre ici, cela pourrait signifier que les manifestations des entraves et des contraintes impersonnelles « abstraites » sont imputées par erreur à des groupes sociaux spécifiques, et perçues ainsi comme pseudo-concrètes. Cela serait tout à fait différent d'une analyse pour laquelle la mystification reviendrait à déplacer la « vérité » de l'antagonisme du capital-travail vers, par exemple, la logique « idéologique » binaires producteurs/parasites.

La brève synthèse de l'économie politique marxienne de Žižek précise bien ces types de mésinterprétations, ainsi que l'objet principal de la critique sociale. En se référant à la « folle circulation auto-entretenue de capitaux » qui « atteint son apogée avec les actuelles spéculations méta-réflexives sur les futurs », il soutient qu' « il est trop simpliste de prétendre que le spectre de ce monstre auto-engendré qui poursuit sa voie en négligeant toutes les préoccupations humaines ou environnementales est une abstraction idéologique et qu’on ne devrait jamais oublier que, derrière cette abstraction, il y a des gens réels et  des éléments naturels, sur les capacités et les ressources productives desquels la circulation du capital est basée et dont elle se nourrit elle-même comme un parasite gigantesque »[61]. Le problème avec ce type de formulation, soutient Žižek, est que « cette abstraction n'est pas seulement dans notre perception (de spéculateur financier) erronée de la réalité sociale, mais qu'elle est réelle dans le sens précis de la détermination de la structure des processus sociaux très matériels ». Žižek semble ici se référer à des formes de critique sociale qui traitent du caractère impersonnel des relations sociales capitalistes et de leurs logiques d'accumulation comme un fétiche ou un voile qui obscurcit les relations réelles et humaines d'exploitation. De tels points de vue peuvent se retrouver dans certains discours anti-mondialisation, ou dans la théorie de la réification de Georg Lukács par exemple[62]. Contrairement à ces types d'analyses, Žižek souhaite plutôt souligner que ces relations abstraites ne sont pas de fausses apparences, et certainement pas seulement les idéologies mystifiantes des financiers ; mais plutôt, que les relations abstraites impersonnelles sont des abstractions réelles, constitutives du capitalisme[63].

Ces approches pourraient permettre à Žižek de soulever des questions importantes concernant les théories de Laclau. Bien que Laclau insiste sur la construction discursive des identités politiques en opposition à toute réduction à la classe économique ou aux intérêts, ses notions de lutte hégémonique et ses chaînes d'équivalences sont basées sur une compréhension de la domination sociale moderne qui se réduit à l'idée d'un groupe ou à des groupes qui dominent les autres. De plus, Laclau comprend l'abstraction et l'universalité comme les effets discursifs de projets hégémoniques ; il ne développe pas une théorie des abstractions réelles - c'est-à-dire des relations sociales capitalistes impersonnelles qui sont elles-mêmes fondamentalement abstraites et tendanciellement universelles. Žižek pourrait donc soulever la question de savoir si une politique véritablement anti-systémique, qui a pris comme objet de sa critique les structures sociales impersonnelles plutôt que des formes d'exploitation collective, pourrait être compatible avec : 1. La théorie de Laclau ; 2. le populisme, en acceptant la définition de Laclau ; 3. La politique elle-même, si l'ontologie de Laclau reste opératoire. À mon avis, chacune de ces questions serait intéressante à approfondir.

Žižek, cependant, ne semble pas développer ces questions d'une manière claire et soutenue, et d'autres de ses observations semblent être en contradiction avec ce qui précède. Il est clairement déterminé à fonder une approche plus critique des phénomènes populistes. En effet, il cherche à poser les bases d’un scepticisme global à l’égard de toutes les manifestations du populisme, et il tente donc de construire des spécifications critiques au sein de la définition du populisme lui-même, en restant par ailleurs au niveau formel/ontologique de Laclau des logiques politico-discursives dans la formulation de cette définition. Žižek introduit ainsi sa théorie critique du populisme comme un « complément » à la définition de Laclau, et il essaie de formuler des notions de « réification », de « mystification », etc. sur cette base. Je peux ici évoquer deux brèves réserves concernant cette démarche. Tout d'abord, il semble que pour Žižek, ces processus politico-discursifs formels soient eux-mêmes censés générer les formes d’interprétations tronquées des solidarités politiques et de leurs ennemis « autres » auxquels il fait allusion. L'analyse de Laclau montre un certain rétrécissement ou une simplification du champ politique. Cependant, il est difficile de voir comment son cadre pourrait éclairer les orientations spécifiques et les configurations au sein desquelles ces réductions ont fonctionné historiquement. Parallèlement, si ce ne sont pas ces logiques elles-mêmes qui génèrent des interprétations tronquées, alors Žižek devrait rendre compte des raisons pour lesquelles certaines formes de domination apparaissent autrement que pour ce qu'elles sont, et rendre compte de la façon dont cela s’intègre au sein des analyses des processus politico-discursifs formels qu'il accepte par ailleurs de Laclau. Deuxièmement, malgré une intention allant dans une direction systémique, les apports complémentaires de Žižek semblent à d'autres moments accepter implicitement les prémisses d’une domination personnelle associée à la constitution d’une approche binaire amis/ennemis par des logiques politico-discursives. À mesure qu'il formule des problématiques, le populisme par définition « déplace l'antagonisme social immanent vers un antagonisme entre un peuple unifié et son ennemi extérieur »[64]. Ces commentaires signifient qu'il y a un conflit qui fait partie intégrante du capitalisme, vraisemblablement l'antagonisme social entre le travail et le capital, et que dans le populisme cela est « déplacé » vers un antagonisme différent, comme celui qui oppose « producteurs » et « parasites ». Cette approche implique en outre qu'il existe une forme d'identité politique normative à l’aune de laquelle les résultats de la lutte hégémonique pourraient être jugés. À cet égard, l'argument de Žižek semble parfois s'effondrer en posant les identités basées sur la classe comme préexistantes, « objectives » et normatives.

En effet, Laclau a décrit Žižek comme une des « nouvelles versions du marxisme traditionnel », chez lequel « l'identité populaire est réduite à l'unité de classe »[65]. Laclau associe généralement la « réification » à sa bête noire Georg Lukács, qui pour sa part a façonné sa théorie sur l'analyse marxienne du « fétiche ». Pour Laclau, cette catégorie implique nécessairement une opération d'inversion : « les choses… apparaissent comme les véritables agents sociaux »[66]. En retirant ce masque fétichiste, ou en inversant l'inversion, on révélerait alors que, derrière ces fausses apparences, il y a des relations humaines réelles, qu'il faut comprendre comme des relations de classe. Laclau reprend ensuite cette théorie de la réification afin d'avoir une incidence directe sur les types de luttes hégémoniques qu'il a traités comme une ontologie du politique. En supposant qu'une chaîne d'équivalences « devait être exprimée par une forme d'unité symbolique », il soutient qu'il existe deux possibilités opposées pour comprendre cette expression. Dans le modèle de la réification, il pourrait y avoir un « contenu conceptuellement spécifique » qui traverse les revendications populistes, qui pourrait être « directement exprimé ». Laclau se démarque alors de son propre modèle, dans lequel les revendications hétérogènes ne font que partager la caractéristique négative de leur frustration. Il n'y a pas de caractéristique positive commune ou sous-jacente à toutes les différentes revendications, et il ne peut donc pas y avoir de représentation directe de la chaîne d'équivalences ; les équivalences négatives seront plutôt représentées par la demande unique que symbolise la chaîne. Ici, selon Laclau, l'opposition « vrai/faux », qui est une prétendue implication de la théorie de la réification, serait absurde. L'homogénéisation des revendications hétérogènes à travers le signifiant tendanciellement vide n'est pas la « révélation d’une identité sous-jacente véritable », mais plutôt « la construction d'une chose fondamentalement nouvelle ». C'est une « creatio ex nihilo qu'il n'est pas possible de réduire à une réalité antérieure ou suprême ». Par conséquent, « il n’est pas question de vraie ou fausse conscience », et il invite à « oublier la réification »[67].

Pour Laclau par ailleurs, la catégorie de « réification » implique nécessairement celle de « fausse conscience ». Par cette dernière, il a toujours voulu signifier une idéologie qui masque les formes de domination de classe et qui empêche donc le prolétariat de prendre conscience des relations d'exploitation dans lesquelles il est intégré[68]. Selon Laclau, un tel cadre implique des hypothèses téléologiques quant au rôle du prolétariat en tant que sujet révolutionnaire ; la fausse conscience étant ce qui empêche le prolétariat d’avoir prise sur sa position objective de classe qui le ferait l'agent approprié de la transformation révolutionnaire de l'Histoire. Comme le suggère l'utilisation de l'expression creatio ex nihilo, Laclau oppose ces prétendues téléologies à l’affirmation d’une contingence radicale dans la production des identités politiques.

Dans le reste de cet article, je dessine les contours d’une approche différente de ces problèmes. Bien que je partage la motivation de Žižek qui veut développer une approche plus critique des phénomènes qui ont souvent été qualifiés de « populistes », je ne pense pas qu'il soit nécessaire de construire cette critique au sein de la définition du populisme lui-même. Je concède à Laclau sa référence à une logique politico-discursive de formation d’identité. Cela a certainement fait la preuve de son utilité pour les chercheurs[69]. Je soutiens plutôt que les types de critique qu’adresse parfois Žižek sont plus adéquatement saisis au niveau de ce que Laclau considérerait comme le contenu d'au moins certains phénomènes populistes. Mais c'est aussi dire que les types de cadres théoriques que Laclau emploie pour délimiter les logiques politico-discursives formelles de la formation d'identité populiste peuvent ne pas être adéquats aux questions que l'on voudrait soulever à propos de ces contenus. Si nous souhaitons par exemple savoir pourquoi la logique binaire telle que « producteur-parasite » a été crédible pour des acteurs historiques et a constitué des contenus historiquement récurrents, ce qui correspond à se demander pourquoi ils ont été constamment nécessaires à l’articulation politico-discursive populiste, alors je prétends que la meilleure manière d'aborder cette question est de relier ces discours aux formes de pratiques capitalistes.

En tant que point de départ de cette analyse, considérons brièvement comment Laclau traite ces aspects, en prenant l'exemple pertinent sur ce thème de ses commentaires sur le chartisme, qu'il tire de la recherche classique de Gareth Stedman Jones sur le sujet[70]. Stedman Jones s'est penché sur l'historiographie traditionnelle du chartisme, qu'il a traité comme un mouvement social ayant directement réagi à la révolution industrielle et qui a immédiatement exprimé des intérêts matériels. Ces histoires ont échoué à explorer les discours du mouvement lui-même, et ces discours ne le situent pas comme un mouvement de classe proto-prolétaire, mais plutôt dans une tradition de radicalisme britannique  du XVIIIème siècle de l'opposition Tory à l'oligarchie Whig. Une caractéristique récurrente de ce discours était l’imputation des problèmes sociaux aux groupes de parasites et de spéculateurs qui auraient prétendument pris le contrôle de l'État. Laclau s'appuie sur qu'écrit Stedman Jones : « Si la terre pouvait être socialisée, la dette nationale liquidée et le monopole des banquiers contrôlant la monnaie abolie, c'est parce que toutes ces formes de propriété partageaient la caractéristique commune de ne pas être le produit du travail. C'est pour cette raison que la caractéristique la plus couramment identifiée au sein de la classe dirigeante était son oisiveté et son parasitisme »[71]. Laclau interprète cela comme un discours dominant divisant la société en deux « camps », au sein duquel les revendications évoquées ci-dessus constituent des liens au sein d’une chaîne d'équivalences. Ainsi, le discours chartiste n'était pas le discours « d’un groupe » de la classe ouvrière, mais plutôt un discours « populaire » adressé à tous les « producteurs » et se positionnant contre tous les « fainéants ». Étant donné que ces fainéants avaient prétendument monopolisé le pouvoir de l'État, le mouvement portait également des revendications anti-étatiques[72]. 

Laclau résume dans son propre cadre le récit de Stedman Jones sur l'échec de la lutte hégémonique chartiste, saisissant deux moments critiques en particulier. Premièrement, bien que les dimensions anti-étatistes du charisme aient pu « unir la protestation sociale » contre les réformes centralisatrices des années 1830 - c'est-à-dire élargir et nommer la chaîne d'équivalences - les classes moyennes ont finalement cherché des alternatives en s'alliant à des groupes potentiellement menaçants, et le camp populaire s'est rapidement fracturé. Deuxièmement, la politique d'État a changé de manière à tenir compte des besoins tels que le logement, la santé et l'éducation, ce qui a eu pour effet de réduire davantage la chaîne d'équivalences (et de revenir à une logique de différence). En outre, dans la mesure où l'État « a assoupli son emprise sur l'économie », il ne pouvait plus être perçu comme la source de tous les problèmes, compromettant ainsi la construction par le Chartisme de l'ennemi « autre ». Comme l'explique Laclau, cela signifiait que « l'opposition entre producteurs et parasites, qui avait été le fondement du discours équivalent chartiste, perdit son sens »[73].

La première conclusion que nous pourrions tirer de cela est que Laclau n'est pas particulièrement intéressé par les contenus spécifiques qui s’articulent au sein de ces processus. Il a en partie développé l'analyse ontologique/formelle du populisme en s'efforçant de contourner les difficultés à définir le « populisme » en termes de contenu idéologique. Dans l'analyse du charisme, le binôme producteur/parasite semble s’inscrire dans l'analyse comme celui qui unit la « classe moyenne » aux groupes les plus radicaux opposés à l'ennemi. Tout au long de son argument, Laclau semble souvent aborder le contenu de ces constructions seulement au regard de leurs fonctions dans la logique discursive qu'il délimite. 

Deuxièmement, nous nous devons également de constater les types de discours qui attirent son attention. Là encore, l'unité de base de l'ontologie politique de Laclau est la « revendication ». Bien que cela puisse résulter d'une aversion compréhensible à l’idée de privilégier un groupe ou un sujet, cela met également en avant que les contenus des systèmes politico-discursifs sont souvent des manifestations d'intérêts. Typiquement, par ailleurs, ces revendications ressemblent à des expressions relativement directes d'intérêt matériel. Dans plus d'un texte, par exemple, il cite des revendications telles que le logement et le transport[74]. La majeure partie de sa théorie est ensuite consacrée aux façons dont des revendications variées peuvent constituer des chaînes d'équivalences, etc. Ainsi, si la théorie de Laclau représente un tournant vers le discours, la médiation discursive/politique entre souvent dans l'analyse seulement après que la revendication a déjà été formulée. À l’opposé, je me concentrerai sur des aspects en amont sur le plan logique justifiant des matrices discursives et culturelles à travers lesquelles les intérêts et les revendications se situent en première place.

Troisièmement, dans les moments où Laclau commence à discuter en profondeur des discours au sein desquels ces revendications ont été formulées, il tend à les renvoyer aux traditions en cours. Ainsi, dans l'exemple du chartisme ci-dessus, Laclau inscrit le discours producteur/parasite dans la tradition du radicalisme britannique qui remonte au dix-huitième siècle. Bien sûr, toute forme de pensée que nous souhaitons analyser s'inspirera de cadres discursifs passés pour saisir de nouvelles conjonctures. Cependant, cela demande d’approfondir la question pour laquelle les acteurs sociaux dans les années 1830 étaient amenés à trouver ce discours "producteur" particulièrement convaincant. L'approche que je vais décrire maintenant traite plutôt chaque appropriation comme s'il s'agissait d'un exemple de genèse conceptuelle, et s'interroge sur les conditions de leur possibilité[75].

Enfin, comme je l'ai noté ci-dessus, Laclau tient à souligner la contingence d'une articulation hégémonique spécifique. Cela s'oppose à nouveau aux types de déterminismes et de téléologies qu'il a légitimement détectés dans les approches marxistes traditionnelles et de la théorie de la modernisation. Cependant, si la formulation spécifiquement chartiste du binôme producteur-parasite « a perdu son sens » selon Laclau, ce n'est pas le cas de son contenu idéologique. Cela indique en outre que, aussi contingente cette formulation spécifique (comme sa disparition) fut-elle, certains de ses contenus représentaient une formation plus durable. Par ailleurs, j'espère que le bref examen ci-dessus des discours du populisme productif indique qu'un modèle distinct a émergé de manière transnationale et synchrone. Ces types de modèles remettent en cause les thèses d’une contingence radicale. Ainsi, alors que je pourrais accepter les formes de contingence que Laclau situe au niveau de l'hégémonisation, j'insisterai pour que, lors de l'analyse des contenus idéologiques du populisme et de leur usage en faveur d’une articulation hégémonique, nous évitions d'appliquer des ontologies post-structuralistes à la mode totalisante, en restant plutôt attentifs aux mélanges de contingences, de modèles et de contraintes.

Vers une explication des populismes productifs

J'ai présenté des discours anti-financiers qui partagèrent un certain nombre de traits communs, y compris les dichotomies binaires qui opposaient les producteurs aux parasites de la finance, les critiques de l'étalon-or et le raisonnement des théories conspirationnistes. En commençant à développer un cadre pour comprendre comment ces discours pouvaient devenir crédibles pour les acteurs historiques, je me concentrerai principalement sur le premier de ces traits. Dans les imaginaires sociaux exprimés dans ces oppositions, les producteurs étaient engagés dans des processus de travail qui généraient des biens concrets et matériels. Cette production était considérée comme prolifique et saine, et perçue comme satisfaisant les besoins de la communauté. La communauté des producteurs pour sa part était souvent considérée comme homogène et organiquement enracinée dans la communauté nationale. Elle constituait en ce sens une forme de Gemeinschaft. En revanche, le capital financier était identifié comme un capital « mobile », indiffèrent à la communauté ou à la géographie, et ne recherchant que les plus importants retours sur investissements. Ses agents étaient souvent jugés sans racines et cosmopolites. On estimait qu'ils ne produisaient aucun bien matériel, concret ni utile, et qu'ils se concentraient de façon exclusive sur les gains quantitatifs. Leur accumulation de profit était perçue, dans certains discours, non seulement comme dédouanée de travail mais également sans limite. Afin de profiter sans travailler, ils trompaient, escroquaient et exploitaient ceux qui étaient engagés dans des formes concrètes et matérielles de travail. Par opposition à la bonne santé des activités productives et aux communautés à qui elles servaient, la finance était quant à elle jugée insalubre et parasitaire. De plus, dans certains cas, les caractéristiques perçues comme négatives des entreprises productives, tels que les mauvais traitements ou l'exploitation des travailleurs industriels, étaient imputées aux types de pressions exercées sur les employeurs industriels par les relations d'emprunt et la domination des parasites financiers.

En abordant ces modèles d'affirmation et de diabolisation, je veux commencer par un essai peu connu de Max Weber. En 1887, au milieu de la première « Grande Dépression », les conservateurs du Reichstag allemand avaient proposé une enquête afin d'examiner les bourses de valeurs et de marchandises et leurs présumés préjudices à l’égard principalement des intérêts économiques agraires[76]. Les débats qui en découlèrent concernant l'intervention législative eurent lieu pendant une période d'agitation antisémite accrue, où les discours continuaient à opposer le parasitisme financier aux producteurs et à associer la judéité à la bourse. Dans ce climat, Max Weber a rédigé « Die Börse » pour Göttingen Arbeiter-Bibliothek de Friedrich Naumann[77]. Un des éléments de son argumentaire fournit des points de départ particulièrement utiles.

Weber a commencé par indiquer que les critiques récentes des échanges les avaient considérés comme un « club de conspirateurs dont les mensonges et les tromperies se feraient aux dépens du peuple des honnêtes travailleurs »[78]. En réponse à cela, il a observé que les bourses de valeurs et de marchandises étaient indispensables au commerce moderne mondial et que leur nécessité avait surgi « sur les mêmes bases que celles sur lesquelles la forme moderne du commerce elle-même avait grandi ». En identifiant cette croissance, il suggéra que peut-être les individus avaient toujours été dépendants des « relations sociales ». Cependant, lorsque historiquement les individus n'avaient produit des biens que pour répondre à leurs besoins, le « social » relevait de relations familiales immédiates et personnelles, qui « produisaient des biens par du travail en commun et les consommaient en commun ». Contrairement à cette forme de relations sociales, dans les sociétés capitalistes modernes, l'individu « ne produit pas de biens qu'il utilisera lui-même ; mais plutôt ceux dont, selon ses prévisions, d'autres auront besoin ; et donc chaque individu consomme le produit du travail des autres »[79]. Pour Weber, un « processus historique » avait « dissous les anciennes communautés » et, à leur place, « intégré les pratiques économiques entreprises par l'individu » dans une « communauté d'échange ». A mesure que ces relations d'échange s'élargissaient et s’intensifiaient dans la vie quotidienne, les producteurs et les consommateurs devenaient de plus en plus dépendants de leurs homologues distants. 

Weber avait ainsi commencé à rendre compte des sociétés capitalistes en tant que sociétés fondées sur des formes d'interdépendance impersonnelle. Ces formes d'interdépendance ont été médiatisées par le travail : bien que les individus ne produisent pas tout ce qu'ils ont consommé, leur travail a néanmoins servi de moyen principal pour acquérir les biens produits par d'autres. Il a ensuite commencé à intégrer ces types de relations sociales caractéristiques de la société capitaliste en général à celles qui fonctionnent sur les bourses de valeurs et de marchandises, afin de démystifier ces dernières et ainsi désamorcer les critiques au sujet d'un « club des conspirateurs ». Deux aspects de son argumentation sont importants ici. Premièrement, il a soutenu que ce qui semblait distinguer les bourses de valeurs et de marchandises étaient que les biens étaient entièrement fongibles et que seule leur quantité importait. Les marchés modernes de marchandises étaient basés sur la vente et l'achat de produits standardisés, qui n’avaient d’importance pour les acteurs du marché qu’au regard de leurs prix relatifs. De même, les marchés boursiers traitaient de créances sur des revenus futurs et, en tant que tels, ne se concentraient que sur ce qui se manifestait comme de pures quantités de valeur. En opposition à cela, il notait que l'on n'achetait pas une « maison en général », mais plutôt une « maison en particulier ». Ainsi, il semblerait que la production quotidienne et l'échange de biens concrets, et les dispositions subjectives des participants, soient au contraire orientés vers les particularités qualitatives et concrètes d'une marchandise donnée. Cependant, pour Weber, ces différences étaient une question de degré. Bien que les échanges boursiers étaient des cas explicites et extrêmes de pratiques fondées sur la quantification, associées à des dispositions subjectives orientées vers des considérations purement quantitatives de profit, c’étaient là des caractéristiques communes à toute production sociale et échange capitalistes modernes. Selon Weber, il n'y avait là rien d'essentiel qui ne différencie la production et la vente d'une maison de l’échange de quantités standardisées de céréales, de sucre, ou d'obligations et d'actions[80].

Deuxièmement, Weber a procédé à l'analyse de la relation entre le propriétaire d'un produit financier et la personne ou les personnes qui contribuent aux paiements d'intérêts ou de dividendes sur ce produit comme cas spécifique de relations sociales impersonnelles qui, comme il l'avait soutenu, étaient constitutives de la société capitaliste moderne dans son ensemble.[81] L'un de ses arguments était de contrer toute conclusion selon laquelle les propriétaires de tels instruments financiers étaient oisifs, improductifs ou encore immoraux. Il soutenait plutôt la chose suivante :

Une obligation mutuelle de paiement n'est pas nécessairement en soi le signe que quelques « seigneurs de la rente » font face à une masse d'individus tenus de payer ces rentes. L'existence d'intérêts et de dividendes... est plutôt le prolongement de « l'économie d'échange » moderne, érigée sur le fait particulier que chaque personne survit sur la base de la production du travail accompli par les autres ; pendant que l'individu travaille également pour les besoins des autres[82]. Ainsi, les formes impersonnelles d'interdépendance sociale médiatisées par le marché caractérisant les relations de crédit n'étaient pas fondamentalement différentes de celles caractérisant la société capitaliste moderne en général.

Weber soutenait ainsi que la société capitaliste était profondément imprégnée de ce qu'on pourrait appeler des formes « d'abstraction ». Elle se caractérise en effet par des relations sociales impersonnelles et des pratiques d'échange et d'accumulation s'abstrayant des particularités qualitatives des biens et des activités laborieuses. Ces relations et pratiques impliquent des formes de quantification ainsi que des dispositions subjectives orientées vers le gain quantitatif. À cet égard, Weber développait des arguments d'une façon assez proche des traditions de l'économie politique classique. Lorsque Adam Smith introduisit ses catégories de « valeur d'usage » et de « valeur d'échange » par exemple, il ne formulait pas simplement une théorie pré-marginaliste de la détermination des prix. Au contraire, il souhaitait que ces catégories saisissent des formes de pratique sociale et d'interdépendance. Les premiers chapitres de La richesse des nations peuvent être interprétés comme des tentatives de se confronter au caractère de ces formes. Dans la version de Smith de la théorie de la valeur-travail, le produit, considéré comme une valeur d'échange, est uniquement significatif en tant que dépense quantitative de temps de travail ; ses propriétés qualitatives et les caractéristiques particulières et concrètes du procès de travail à l'œuvre n'ont pas d'importance. En revanche, ces propriétés qualitatives étaient directement pertinentes pour le produit considéré en tant que valeur d'usage. Par ailleurs, lorsque les individus produisent, vendent et achètent des valeurs d'échange, ils sont engagés dans des relations d'interdépendance mutuelle impersonnelles fonctionnant à une certaine distance spatio-temporelle. Dans l'exemple de Smith, l'acquéreur d'un manteau est en relation avec des individus (le berger, le cardeur, le tisserand, le constructeur de navires, etc.) avec lesquels il n'entrera jamais en contact, et dont il n'aura jamais conscience[83]. Ces formes d'interdépendance opéraient dans le dos des acteurs sociaux qui les constituaient, ne dépendant ni de leur conscience ni de leurs intentions. Elles étaient également coercitives : la constitution de la valeur par un temps de travail moyen posait une norme à laquelle les producteurs étaient contraints de se conformer et conduisait à la nécessité d'économiser du temps par la division du travail.

Dans ces types de cadres, le monde social capitaliste est constitutivement dualiste : ses relations et pratiques sociales sont caractérisées par une opposition entre abstrait et concret. Bien que Weber ait présenté ces considérations principalement pour démystifier les marchés financiers, ses commentaires peuvent néanmoins être poursuivis en expliquant pourquoi la critique des échanges, et plus largement les populismes, ont saisi le monde dans les modes binaires que nous avons examinés. Weber laissait entendre que, dans la mesure où les relations boursières et médiatisées par le crédit impliquaient des processus d'abstraction capitalistes encore plus significatifs et remarquables, elles pouvaient apparaître comme les sources principales voire exclusives de cette abstraction, tournée vers le gain quantitatif et les rapports impersonnels purs. Comme il le laissa entendre, c’était à tel point le cas qu'elles pouvaient même apparaître comme fondamentalement différentes des autres formes de pratiques capitalistes, telles que les formes de production et d'échange industrielles ou agraires. Les commentaires de Weber commencent ainsi à éclairer les conditions d'émergence d'une approche binaire des populismes productifs. Les expériences quotidiennes de pratiques sociales capitalistes duales rendent vraisemblable un univers social binaire dans lequel l'abstrait s'oppose au concret, et où les formes financières du capital pourraient être distinguées et critiquées comme les principaux exemples et même les causes de ces phénomènes sociaux d'abstraction, tandis qu'à l'inverse, le travail industriel et agraire peut être considéré comme entièrement externe à ces phénomènes - en tant qu'actes de travail concrets, qualitativement spécifiques, produisant des biens pour une communauté immédiate de co-producteurs - une Gemeinschaft.

Certaines approches de l'économie politique marxienne se sont intéressées à des questions similaires, et je vais développer mon point de vue en me référant à ces traditions[84]. Comme il a pu l'exprimer dans la célèbre analyse de la « marchandise » en tant que valeur et valeur d'usage, Marx était soucieux d'examiner les pratiques sociales en tant qu'oppositions duales entre abstrait et concret, de façon similaire aux approches de Smith. Cependant, alors que Smith tentait de déduire les pratiques sociales sur les bases d’une propension transhistorique au troc et à l'échange, les traitant ainsi comme des relations humaines naturelles que les institutions féodales avaient entravées, Marx cherchait à saisir ces relations en tant que relations historiquement spécifiques au capitalisme. Dans le troisième chapitre du Capital, explorant la relation entre valeur et prix, il pointe le fait que les marchandises ont besoin d'un « gardien » pour « leur prêter sa langue ». Il ajoutait que « les sauvages et les semi-sauvages utilisent leur langue différemment », illustrant ses propos par les rapports d'échange entre Esquimaux au sein desquels les participants léchaient les biens au moment de les recevoir[85]. Cette illustration intervient au cours d'une démonstration destinée à éloigner le lecteur des pratiques capitalistes quotidiennes pour en éclairer leur particularité, et ainsi leur absolue contingence historique.

Marx a développé ses catégories et son appareil théorique pour saisir ce qu'il considérait comme une logique de contraintes impersonnelles et une dynamique historique au cœur du capitalisme. Comme il l'a démontré, la détermination de la valeur par le temps de travail socialement nécessaire exerce des contraintes temporelles sur les acteurs sociaux, les poussant à maximiser l'accumulation de valeur en augmentant leur productivité. Ils y parviennent en modifiant la constitution matérielle de leurs activités de travail : ils divisent le travail, appliquent les innovations de la science et la technologie, etc. Chaque niveau de productivité nouvellement atteint sert alors de référence pendant que les acteurs sont de nouveau contraints, par la valeur, d'innover encore. Par conséquent, même à ce stade préalable de l'analyse, ces dynamiques impliquent des interactions dialectiques entre les dimensions abstraites de la valeur capitaliste et les dimensions concrètes de la valeur d'usage. En effet, on pourrait dire que c'est pour saisir cette dynamique fondamentale du capitalisme que Marx s'est approprié de manière critique les catégories de l'économie politique, avec leur théorie de la valeur fondée sur le travail et leur opposition entre abstrait et concret.

Marx se préoccupe également de rendre compte de la manière dont les pratiques sociales apparaissent aux yeux de ceux qui les exécutent et soutient que cette interaction entre les formes d'abstraction sociales et le concret, et donc les origines et les caractéristiques de la dynamique capitaliste, est particulièrement difficile à discerner pour les acteurs. Comme il l'expliquait dans les premiers chapitres du Capital, la valeur était la dimension « sociale » de la marchandise et elle était historiquement spécifique à la société capitaliste. Bien sûr, on ne peut pas observer la valeur en examinant un produit. L'existence de la valeur n'apparaît qu'au moment de la pratique consistant à échanger un produit contre un autre, en incluant l'échange le plus courant : celui d'un produit contre des marchandises-argent. Cette dernière pratique a généré l’évaluation de la valeur des produits par le nom de la monnaie, représentant leur « prix ». Cependant, ces pratiques consistant à échanger un produit contre de l'argent ont tout à la fois fait s'exprimer la valeur tout en semblant masquer son existence, tout comme l'existence de l'abstrait, une dimension constitutive de la valeur du travail[86]. Marx a essayé de rendre compte de la valeur et de ses expressions à plusieurs niveaux, et je ne pourrai ici en aborder qu'un. Le prix monétaire d'une marchandise peut différer de sa valeur et, en pratique, doit même nécessairement différer lorsque le prix remplit sa fonction de ré-allocation du travail social[87]. Les déterminants du prix comprennent alors toutes sortes de contingences, y compris les vicissitudes de l'offre et de la demande. Bien que la valeur « s’exprime » toujours au sein de ces contingences et à travers elles, cela masque en soi le fait qu’il y ait un phénomène tel qu’une valeur déterminée se constituant, au sein du rouleau historique surplombant que constituent les pratiques capitalistes, par le temps de travail socialement nécessaire. Les acteurs continuent néanmoins à s’inscrire dans des pratiques caractérisées par l'abstraction, et l’expérience de cette abstraction tout comme les contraintes sociales qu’elle exerce finissent souvent par être associées à l'argent et à la finance. Dans la mesure où les acteurs perçoivent des formes sociales d'abstraction et de contraintes mais les imputent de manière réductrice à ces derniers phénomènes, leur conscience se trouve dans une situation de « confusion ».

Ce type d'analyse nous informe sur la manière sur la façon dont Marx a appréhendé les socialistes proudhoniens, capables de confondre des réformes monétaire et bancaire avec l'abolition du capitalisme[88]. Toutefois, Marx n'a jamais complètement éclairci les raisons pour lesquelles les caractéristiques et les effets de pratiques sociales saisies par la catégorie de « valeur » avaient historiquement été imputés à la finance. En prolongeant plus loin les réflexions, les commentaires de Weber peuvent amener à un point de départ utile : puisqu’un phénomène tel que le capital financier met en scène des acteurs au cœur de processus d'abstraction particulièrement explicites et avancés, ces derniers peuvent être amenés à symboliser l’ensemble de l'expérience vécue à travers des schémas d’abstraction socialement généralisés. Pour Marx, la confrontation aux crises du capitalisme semble par ailleurs renforcer ces tendances. Dans le cadre du phénomène que nous appellerions aujourd'hui « financiarisation », Marx soutenait le fait que des poussées périodiques de sur-accumulation généraient du capital monétaire qui ne trouvait aucun endroit où s’investir dans la production industrielle, et que ce capital pouvait alors s’orienter là où il pourrait trouver les plus forts retours sur investissement – et ce de façon indifférente aux spécificités qualitatives de la production et de la localisation géographique où il se déployait. Ce déploiement de capital monétaire pouvait alors participer à la création de bulles et de faillites, courantes dans l'histoire du capitalisme. En l'occurrence, ces événements historiques semblaient apparaître aux yeux des acteurs d’une façon particulièrement tronquée : ils voyaient la finance et le « capital mobile » comme seuls responsables des crises capitalistes. Comme Marx le disait en référence à ces formes d'interprétation des crises, « les représentants de l’économie politique qui tentent d’expliquer les soubresauts de l’industrie et du commerce en les attribuant à la spéculation ressemblent à l’école défunte des philosophes de la nature – Naturphilosophen - qui considéraient la fièvre comme la cause fondamentale de toutes les maladies »[89].

Quand seules la monnaie et la finance sont associées aux processus d'abstraction, de contraintes, de crises, etc., elles sont alors opposées de façon binaire aux productions industrielle et agraire. Ces dernières sont perçues comme leur « autre » concret, et comme exogènes à ces processus plutôt qu’intrinsèquement liées à eux. Tout cela a également un impact sur les conceptions du travail. Quand les dimensions médiatisante, abstraite et constitutive de la valeur du travail sont obscurcies, le « travail » au sein du capitalisme ne peut apparaître que comme une pratique concrète et qualitativement spécifique dirigée vers la production de biens matériels socialement utiles, bénéficiant immédiatement à une communauté concrète de producteurs, implantés géographiquement. C'est pour cette raison que Marx décrivait parfois l'effet combiné de ces apparences en termes « d’externalisation » de la forme marchandise[90]. Au-delà de sa résonance hégélienne, l’intérêt de cette catégorie est de montrer que la valeur et la valeur d’usage sont des dimensions intrinsèquement liées entre elles et que  comprendre leur interaction est primordial pour saisir les dynamiques historiques du capitalisme. Mais lorsque ces dimensions sont mal interprétées et perçues de façon binaire comme des oppositions indépendantes entre argent/finance et travail/production, l’origine de ces dynamiques devient alors opaque.

Je soutiens que ces analyses pourraient aider à comprendre l’adhésion à des discours du populisme productif, au sein desquels « le travail » et avec lui « les producteurs » de valeurs d’usage sont posés comme opposition à l’argent et la finance. Par ailleurs, la façon dont ces conceptions obscurcissent les dynamiques centrales du capitalisme permet de comprendre comment la perception de contraintes impersonnelles amenant à d’importantes transformations de la vie sociale est identifiée et assignée à la finance. Les financiers peuvent alors être tenus comme responsables de certains bouleversements sociaux négatifs associés au processus du développement capitaliste. Au sein des discours que j’ai restitués précédemment, Fritsch était par exemple en mesure de soutenir que si les employeurs avaient été contraints de traiter leurs employés de façon nocive et abusive, c’était parce que la finance imposait de tels impératifs à la bourgeoisie industrielle. Ce type de discours laisse parfois entendre que seule la finance est dirigée vers les dynamiques d’accumulation et la recherche de profits, et qu’elle impose son « mammonisme » au le reste de l’économie. À partir du cadre analytique que j’ai exposé, nous pouvons interpréter les conclusions de Fritsch comme un exemple explicite des interprétations tronquées des contraintes impersonnelles, et de leur identification à la finance et ses agents.

Bien que les interprétations tronquées soient un important aspect de ce que j’ai développé, ces analyses restent relativement différentes des analyses marxiennes que Laclau cible, dans la mesure où elle ne se focalise pas sur l’idée de « fausse conscience » ou « d’idéologies » de classe : elles ne cherchent pas à expliquer les discours du populisme productif comme des idéologies qui cachent l’exploitation des travailleurs par le capital, déplaçant les prétendus cadres normatifs des antagonismes de classe et interpellant les sujets en tant que « producteurs »[91]. Les approches que je développe exposent les formes de pratiques capitalistes dans l’effort de rendre compréhensibles certaines constructions binaires des discours populistes, et en ce sens elles se focalisent sur les manières dont les relations sociales et les formes structurelles de domination (plutôt que les formes d’exploitation de classe prétendues plus « réelles ») ont été interprétées de façon tronquée et imputées à la finance et ses agents. Par ailleurs, cette forme de domination impersonnelle peut aider à saisir les origines de la « violence systémique » à laquelle Žižek se réfère, mais j’ai esquissé une explication de cette mésinterprétation qui ne provient pas du processus politico-discursif que Žižek emprunte à la théorie de Laclau, et qui interroge plutôt, à un niveau logique plus en amont, la persistance historique de l’émergence des discours s’appuyant sur le populisme productif dans les processus d’hégémonisation.

Ces différences ont des conséquences politiques de premier ordre dans la mesure où elles traduisent des points de vue critiques très différents. Les types de marxisme que Laclau rejette critiqueraient là encore les opinions politiques du populisme productif car déformant l’antagonisme « réel » entre le travail et le capital. De telles positions sont historiquement cohérentes avec l’idée selon laquelle le travail prolétaire serait le point de départ de la critique du marché et de la propriété privée et que ce travail devrait se réaliser dans une société post-capitaliste. Le cadre que j’ai élaboré implique au contraire l’abolition d’un tel travail, et il problématise les populismes productifs dans des termes tout à fait différents. Au centre de la dynamique capitaliste que j’ai évoquée existe une contrainte structurelle impliquant d’augmenter la productivité à travers la technologie, tendant à remplacer le travail et à l’expulser du processus de production. Ce faisant, le capitalisme commence à créer les possibilités d’une réduction générale et permanente des besoins en travail humain, et ainsi les possibilités pour de nouvelles formes de vie qui ne s’organiseraient pas autour de la dépense d’un tel travail. Pour Marx, cette trajectoire n’est pas linéaire, et ne génère pas automatiquement une société post-capitaliste et post-travail. Au contraire, la concrétisation de telles possibilités est contrainte par des dynamiques antagonistes, reconstituant la nécessité de dépenser du travail humain. Comme Marx le précise : « Le Capital lui-même est la contradiction en mouvement, - en ce sens - qu’il pousse à réduire le temps de travail au minimum, tandis qu’il pose d’un autre côté le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse »[92]. Par cela il entendait que bien que le capitalisme tend à rendre le travail humain superflu pour la production de biens matériels, les individus continuent néanmoins à se comporter selon une logique dans laquelle le temps de travail sert de mesure de la valeur, et au sein de laquelle ils sont contraints de dépenser du temps de travail humain en tant que moyen d’acquisition de biens matériels. Dans cette analyse, le travail est ainsi saisi comme une composante structurelle de la vie sociale capitaliste, et les possibilités de réduire le travail humain ne se réalisent pas. En effet, la catégorie même de « capital » est destinée à représenter ces tendances simultanées et opposées, et c’est en ce sens que le capital « lui-même » peut être une « contradiction » : il est en lui-même générateur de nouvelles possibilités en faveur d’une reconfiguration émancipatrice de la vie sociale, et contraint simultanément en lui-même les possibilités de sa réalisation. Dans ce cadre, la critique émancipatrice aurait pour finalité de saisir ces possibilités historiques s’étant constituées, dépassant la nécessité du travail tel que nous le connaissons et dépassant ainsi le rôle structurel et historiquement spécifique que joue le travail dans les sociétés capitalistes. Ceci transformerait en profondeur la structuration du temps, ouvrant la possibilité de poursuivre des activités plus épanouissantes que le travail sous le capitalisme. En partant de cette perspective, le problème principal que pose un imaginaire social reposant sur l’approche binaire des populismes productifs est que le travail est affirmé comme sain et vertueux ; en tant que point de départ de la critique du parasitisme financier, ce travail est posé en perspective pour le futur. Il semblerait qu’une politique visant à l’abolition du travail restera toujours au-delà de l’horizon des populismes productifs[93].

Conclusions

Dans cet article, j'ai caractérisé les critiques de la finance des populismes productifs, apporté des exemples de leur persistance au sein du phénomène souvent qualifié de « populisme », et esquissé certaines des ressources théoriques qui peuvent nous aider à les aborder de façon critique et à rendre compte de leur émergence récurrente. De cette façon, j'ai insisté sur les homogénéités d'ordre transnationales et temporelles. Il ne s'agit pas de nier qu'il y a eu des transformations importantes de la contestation de la finance comme du populisme, et je conclurai en examinant brièvement un exemple. J'ai examiné les discours sur la finance liés à la critique de l'étalon-or et leurs prescriptions en faveur d'une gestion monétaire. A contrario, des populismes de droites contemporains aux États-Unis cherchent à limiter l'offre monétaire en revenant à l'étalon-or, et ils ont en l'occurrence élaboré ces revendications au sein d'un discours sur la domination financière qui n'est pas éloigné de celui des proto-keynésiens que nous avons examiné, élaborant souvent des théories conspirationnistes.

Aborder adéquatement de telles variations demanderait de traiter un certain nombre de sujets qui sortent nettement du champ que j'examine ici. L'analyse des tensions entre centralisation et décentralisation des institutions bancaires serait, par exemple, essentielle. Tout comme les transformations historiques du capitalisme (du laissez-faire, au fordisme keynésien puis au néo-libéralisme) advenant pendant et entre ces discours. L'approche que j'ai esquissée présente toutefois certains avantages préalables. Premièrement, j'établis mes analyses à un niveau particulièrement élevé d'abstraction historique et conceptuelle. Cela s'avère cependant nécessaire si nous souhaitons éviter de confondre les populismes productifs avec l'une de leur forme historique particulière – avançant, par exemple, des arguments favorables ou défavorables à l'étalon-or[94]. Deuxièmement, si le déploiement de l’approche binaire des populismes productifs a montré certaines variabilités, cela n'est pas sans des motifs généraux redondants (et donc pas complètement contingents). En effet, dans les exemples qui précédent concernant les régimes monétaires internationaux, le type de théorie que j'ai mis en avant serait en mesure d'éclairer les opinions en vigueur et leur interdépendance en les inscrivant dans les tensions intrinsèques des pratiques capitalistes elles-mêmes. L'économie politique, qu'elle soit critique ou affirmative, a toujours présenté une tension entre la nécessité de poursuivre des politiques monétaires et fiscales expansionnistes d'un côté et la nécessité d'éviter l'inflation et de maintenir la valeur de la monnaie de l'autre. Cette tension a structuré les récits d'un grand nombre d'historiens concernant la période de l'entre-deux-guerres en Europe et la crise de 1929[95]. Les marxistes l'ont identifiée comme une « contradiction » - un scénario au sein duquel les acteurs sont contraints de prendre des mesures de compensation, incompatibles entre elles[96]. Dans la formulation non-marxiste peut-être la plus connue, le « Trilemme » de la finance internationale précise que les nations ne peuvent pas maintenir simultanément : 1. des flux ouverts de capitaux transfrontaliers ; 2. un contrôle sur la politique monétaire domestique; 3. un contrôle sur la stabilité du taux de change (y compris un taux de change fixe comme l'étalon-or)[97]. Chacun de ces objectifs et possibilités peut sembler désirable. En effet, des acteurs historiques ont été contraints de les poursuivre tous en même temps. Mais le Trilemme affirme formellement qu'au moins un de ces souhaits doit être sacrifié. Depuis la perspective que j'esquisse ici, l'approche binaire producteur-parasite peut être saisie comme l'affirmation positive d'un pôle de ces contradictions en l'alignant avec les valeurs des « producteurs », tout en alignant le pôle opposé de la contradiction avec les ennemis « parasites ». C'est ainsi que l'affirmation comme la critique de l'étalon-or, tout comme le keynésianisme et l'austérité, ont émergé en tant que populisme productif.

Nous pourrions tenter de faire la lumière sur les théories conspirationnistes sur cette base. Comme je l'ai précisé précédemment, il a souvent été avancé que les théories conspirationnistes associent des facteurs structurels à des forces conspiratrices. Mon analyse met en évidence une forme de confusion très spécifique. Quand les acteurs historiques s'alignent, dans leurs discours, sur les intérêts des « producteurs » en dénonçant les contraintes qui pèsent sur l'offre monétaire comme facteur de récession ou de crise, ils tendent à attribuer de tels effets à la politique monétaire menée. Plutôt que de reconnaître que ces contraintes relèvent de tensions structurelles intrinsèques à un régime monétaire international, ils les identifient à des forces conspiratrices internationales en développement.

Traduction de l’anglais par William Loveluck.

Cet article est une traduction de l'article de Mark Loeffler, « Populists and Parasites: On Producerist Reason » in Transformations of Populism in Europe and the Americas: History and Recent Tendencies, John Abromeit, et al, eds., Bloomsbury Academic, London, 2015.

 

[1] La notion de « discours » insiste ici sur le contenu idéologique, les logiques de leur articulation, leur style rhétorique, etc. Voir par exemple Ernesto Laclau, Politique et idéologie dans la théorie marxiste : capitalisme, fascisme, populisme (Mexico : Sigle XXI, 1978) ; et La Raison Populiste (FCE, Buenos Aires, 2005) ; Margaret Canovan, Populism (London: Junction Books, 1981) ; Paul Taggart, Populism (Buckingham and Philadelphia: Open University Press, 2000) ; Yves Mény and Yves Surel, « The Constitutive Ambiguity of Populism », in Yves Mény and Yves Surel (dir.), Democracies and the Populist Challenge (New York: Palgrave Macmillan, 2002), 1–20 ; Cas Mudde, « The Populist Zeitgeist », Government and Opposition 39: 4 (2004), 541–63 ; Francisco Panizza (dir.), Populism and the Mirror of Democracy (London and New York: Verso, 2005) ; Daniele Albertazzi and Duncan McDonnel, « Introduction: the Sceptre and the Spectre », in Daniele Albertazzi and Duncan McDonnell (dir.), Twenty-First Century Populism: the Spectre of Western European Democracy (Houndsmills, Basingstoke, Hampshire and New York: Palgrave Macmillan, 2008), 1–11. Pour un aperçu de l'évolution des discours se focalisant sur des cas en Amérique Latine, voir Robert S. Jansen, « Populist Mobilization: A New Theoretical Approach to Populism », Sociological Theory 29: 2 (June 2011), p.75–96.

[2] Pour des réflexions sur les tournants culturels qui vont dans le sens de mes analyses, voir William H. Sewell, Jr., Logics of History: Social Theory and Social Transformation (Chicago: University of Chicago Press, 2005).

[3] Pour un essai pointant ce couplage dans l'histoire britannique, voir James Epstein, « The Populist Turn », The Journal of British Studies 32: 2 (April 1993), p.177–189. D'autres ont affirmé discerner des relations internes entre le populisme et les études culturelles (Cultural Studies) menées sur la Grande Bretagne : voir Jon Beasley-Murray, Posthegemony: Political Theory and Latin America (Minneapolis and London: University of Minnesota Press, 2010).

[4] Voir par exemple Peter Frizsche, Rehearsals for Fascism: Populism and Political Mobilization in Weimar Germany (New York: Oxford University Press, 1990) ; Cas Mudde, Populist Radical Right Parties in Europe (Cambridge: Cambridge University Press, 2007).

[5] Laclau (2005), La Raison Populiste, op. cit. ; Laclau (2005), « Populism: What’s in a Name ? », in Francisco Panizza (ed.), Populism and the Mirror of Democracy, op. cit., p.32–49.

[6] Voir par exemple Yves Mény and Yves Surel (eds.), Democracies and the Populist Challenge (New York: Palgrave Macmillan, 2002).

[7] Voir les articles de John Abromeit, Peter Breiner, Ron Formisano, et Charles Postel (2015) au sein de l'ouvrage collectif Transformations of Populism in Europe and the Americas: History and Recent Tendencies, op. cit.

[8] Laclau (2005), La Raison Populiste, op. cit. ; Slavoj Žižek, « Against the Populist Temptation », Critical Inquiry 32:3 (Spring 2006), 551–74 ; Ernesto Laclau, « Why Constructing a People Is the Main Task of Radical Politics », Critical Inquiry 32: 4 (Summer 2006), p.646–680 ; Slavoj Žižek, « Schlagend, aber nicht Treffend », Critical Inquiry 33: 1 (Autumn 2006), 185–211.

[9] La référence classique reste Alexander Gerschenkron, Economic Backwardness in Historical Perspective: A Book of Essays (Cambridge: Belknap Press of Harvard University Press, 1962). Pour une approche du même ordre plus récente, voir Caroline Fohlin, Mobilizing Money: How the World’s Richest Nations Financed Industrial Growth (New York: Cambridge University Press, 2012).

[10] Pour un examen plus approfondi d'une épistémologie de la comparaison en accord avec ma perspective, voir Manu Goswami, « Autonomy and Comparability: Notes on the Anticolonial and the Postcolonial », Boundary 2, 32:2 (2005), 201–225.

[11] Je reviendrai plus loin sur ces types de discours proto-keynésiens avançant des revendications, opposées en apparence, en faveur d'une monnaie forte, qui ont été exprimées dans des discours du populisme productif assez semblables.

[12] La définition formelle ici s'appuie sur les analyses de Brian R. Keeley, « Of Conspiracy Theories », The Journal of Philosophy 96: 3 (March 1999), 109–26; et David Coady (ed.), Conspiracy Theories: The Philosophical Debate (Burlington, V T: Ashgate, 2006).

[13] Pour un examen plus approfondi de ces questions en lien avec mon approche, voir Mark Fenster, Conspiracy Theories: Secrecy and Power in American Culture (Minneapolis: University of Minnesota Press, 2008).

[14] Arthur Kitson, A Scientific Solution to the Money Question (Boston: Arena, 1894).

[15] Arthur Kitson, The Bankers’ Conspiracy! Which Started the World Crisis (London: Elliot Stock, 1933).

[16] Robert W. D. Boyce, British Capitalism at the Crossroads, 1919–1932: A Study in Politics, Economics, and International Relations (Cambridge and New York: Cambridge University Press, 1987), 64.

[17] Richard S. Levy, Entry for “Hermann Ahlwardt,” in Richard S. Levy (ed.), Antisemitism: A Historical Encyclopedia of Prejudice and Persecution (Santa Barbara: ABC-CLIO, 2005), 7–8.

[18] « Ahlwardt for Mr. Bryan », The New York Times, September 15, 1896.

[19] E.H.H. Green, « Rentiers versus Producers? The Political Economy of the Bimetallic Controversy c.1880–1898 » The English Historical Review 103: 408 (July 1988), 588–612 ; et The Crisis of Conservatism: The Politics, Economics, and Ideology of the Conservative Party, 1880–1914 (London and New York: Routledge, 1995).

[20] La Ligue Bimetallique, Report of the Proceedings of the Annual Meeting (London: Effingham Wilson; Manchester: J.E. Cornish, 1893), 47.

[21] Paul W. Massing, Rehearsal for Destruction: A Study of Political Anti-Semitism in Imperial Germany (New York: Harper & Brothers, 1949).

[22] Otto Glagau, Der Bankerott des Nationalliberalismus und die “Reaktion” (Berlin: Friedrich Luckhardt, 1878), 71.

[23] David Peal, « Anti-Semitism and Rural Transformation in Kurhessen: The Rise and Fall of the Böckel Movement » (Thèse, département d'Histoire de l'université de Columbia, 1985).

[24] David Peal, « The Politics of Populism: Germany and the American South in the 1890s », Comparative Studies in History and Society 31: 2 (April 1989), p.340–62.

[25] Discours d'Hermann Ahlwardt au Reichstag, le 6 mars 1895, Stenographische Berichte über die Verhandlungen des Reichstages. 9. Legislaturperiode 3. Session 1894–95, 53 Sitzung, Vol. 2 (Berlin: Julius Sittenfeld, 1895), p.1297.

[26] Ibid., p.1298.

[27]Walther Frank, Hofprediger Adolf Stoecker und die christlichsoziale Bewegung (Hamburg: Hanseatische Verlagsanstalt, 1935), p.77.

[28] Theodor Fritsch, Das A B C der Sozialen Frage (Leipzig: Fritsch, 1892), p.8–9.

[29] Discours de Liebermann von Sonnenberg au Reichstag, le 7 décembre 1893, Stenographische Berichte über die Verhandlungen des Reichstages. 9. Legislaturperiode 2. Session 1893–94, 15 Sitzung, Vol. 1 (Berlin: Julius Sittenfeld, 1894), p.322.

[30] Silvio Gesell, The Natural Economic Order: A Plan to Secure an Uninterrupted Exchange of the Products of Labor, Free from Bureaucratic Interference, Usury and Exploitation, trad. Philip Pye (Berlin: Neo-Verlag and Berlin-Frohnau, 1929).

[31] Ibid., p.110.

[32] Voir par exemple “Nervus Rerum: Forsetzung zur Reformation im Münzwesen,” in Hamburg Stiftung für Reform der Geld- und Bodenordnung (eds.), Gesammelte Werke, bd. 1 (Lütjenburg: Gauke, 1988–2009 [1891]), 69–153; “Ford und die Juden”, Freiwirtscha liche Zeitung 34 (1923).

[33] Werner Kertscher et Max Roosen, Die Entscheidung: Die Wissenscha liche Begründung der neuen Reichsbankpolitik (Hamburg: Hamburger Studiengeselscha für organische Wirtscha , 1933), 56.

[34] « Would-Be Assassin Wounds Dr. Luther », New York Times, April 10, 1932.

[35] Voir par exemple la collection Gottfried Feder, Kampf gegen die Hochfinanz (München: Franz Eher, 1933).

[36] Adolf Hitler, Mein Kampf, Mon Combat (Nouvelles Editions Latines, 1935 [1925]).

[37] Gottfried Feder, Das Programm der NSDAP und seine weltanschauliche Grundgedanken, ed., Nationalsozialistische Bibliothek (München: F. Eher, 1935 [1927]), 166–9.

[38] Pour le discours de Feder, voir son « Grundsätzliches zur finanzierungsfrage des Arbeitsbeschaffungsprogramms. Eine Antwort an Dr. Brüning », Die Deutsche Volkswirtscha 5 (May 1932), réimprimé au sein de Kampf gegen die Hochfinanz. Voir aussi Hauke Janssen, Nationalökonomie und Nationalsozialismus: Die deutsche Volkswirtscha slehre in den dreißiger Jahren (Marburg: Metropolis-Verlag, 1998), p.410–413.

[39] Gottfried Feder, « Goldwährung ? », Völkische Beobachter, July 2, 1932. Réimprimé au sen de Kampf gegen die Hochfinanz, p.348.

[40] « Notes of the Week », The New Age 27: 15 (July 22, 1920).

[41] Voir par exemple Clifford Hugh Douglas, Economic Democracy (New York: Harcourt, Brace and Howe, 1920).

[42] Clifford Hugh Douglas, Social Credit, revised ed. (New York: W.W. Norton & Company, 1933), v–vi.

[43] Oswald Mosley et al., A National Policy: An Account of the Emergency Programme Advanced by Sir Oswald Mosley, M.P. (London: Macmillan, 1931), p.42.

[44] W.E.D. Allen, The New Party and the Old Toryism, New Party Broadcasts (London: The New Party, 1931 [?]), p.4. Copie au sein des documents de Mosley, Université de Birmingham, XOMN/B/7/1.

[45] Ibid. p.8.

[46] Ibid. p.5.  Ndt : en référence à « Wall Street ».

[47] Ibid. L'insistance signifiée en lettres capitales sont le fait d'Allen.

[48] Oswald Mosley, The Greater Britain (London: British Union of Fascists, 1932), p.27–28.

[49] Ibid. p.118–119.

[50] Harold James, « Banks and Bankers in the German Interwar Depression », in Youssef Cassis (ed.), Finance and Financiers in European History, 1880–1960 (Cambridge: Cambridge University Press, 1992), p.263–281 ; Philip Williamson, « A ‘Bankers’ Ramp’? Financiers and the British Political Crisis of August 1931 », The English Historical Review 99: 393 (October 1984): p.770–806.

[51] Laclau (1978), Politique et idéologie dans la théorie marxiste, op. cit.

[52] Voir par exemple Laclau (2005), “Populism: What’s in a Name?”, op. cit.

[53] Ibid. p.39.

[54] Laclau (2005), La Raison Populiste, op. cit.

[55] Laclau (2005), “Populism: What’s in a Name?”, op. cit. p.47.

[56] Ibid. p.45.

[57] Žižek (2006), “Against the Populist Temptation”, p.555.

[58] Ibid., p.556.

[59] Ibid., p.556-557.

[60] Ibid., p.566.

[61] Ibid., p.565–566.

[62] Georg Lukács, « La réification et la conscience du prolétariat », dans Histoire et conscience de classe, Les éditions de Minuit, 1960, pp. 109-256.

[63] Je reviendrai plus loin sur ces notions. Pour des formulations importantes à propos d'une telle théorie de l'abstraction réelle au-delà de celles de Marx, voir Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Mille et une nuits, 2009 (1993) ; Andrew Sartori,“ Global Intellectual History and the History of Political Economy,” in Samuel Moyn and Andrew Sartori (eds.), Global Intellectual History (New York : Columbia University Press , 2013), 110–33; Sewell, Logics of History.

[64] Žižek (2006), “Against the Populist Temptation”, p.555.

[65] Laclau (2005), La Raison Populiste, op. cit.

[66] Laclau (2006), « Why Constructing a People Is the Main Task of Radical Politics », op. cit. p.650.

[67] Ibid. p.653.

[68] Laclau (1978), Politique et idéologie dans la théorie marxiste, op. cit.

[69] Voir par exemple Matthew B. Karush “Populism as an Identity: Four Propositions on Peronism” au sein de l'ouvrage collectif Transformations of Populism in Europe and the Americas: History and Recent Tendencies, op. cit., et Geoff Eley, Reshaping the German Right: Radical Nationalism and Political Change after Bismarck, réimprimé avec une nouvelle introduction (Ann Arbor : University of Michigan Press, 1991).

[70] Gareth Stedman Jones, “ Rethinking Chartism ” in Languages of Class: Studies in English Working Class History, 1832–1982 (Cambridge, New York, Melbourne: Cambridge University Press, 1983), p.90–178.

[71] Ibid. p.157.

[72] Laclau (2005), La Raison Populiste, op. cit.

[73] Ibid.

[74] Ibid., p.73; “Populism: What’s in a Name?” p.37; “Why Constructing a People Is the Main Task of Radical Politics” p.654.

[75] Ma formulation est redevable ici à Andrew Sartori, Bengal in Global Concept History: Culturalism in the Age of Capital (Chicago: University of Chicago Press, 2008).

[76] Pour plus de détails, voir Steven Lestition, “Historical Preface to Max Weber, ‘Stock and Commodity Exchanges’,” Theory and Society 29 : 3 ( 2000 ), p.289–304.

[77] Republié dans Max Weber, “ Die Borse ,” in Gesammelte Aufsatze zur Soziologie und Sozialpolitik (Tubingen: Verlag J.C.B. Mohr , 1924 [ 1894]). Les références ici sont de la traduction anglaise: “ Stock and Commodity Exchanges [Die Borse (1894)] ,” Theory and Society 29 : 3 ( 2000 ), p.305–338.

[78] Max Weber, La bourse, Allia, 2010, p.15-16.

[79] Ibid. Les termes sont soulignés par Weber lui-même.

[80] Ibid.

[81] Ibid.

[82]                    Ibid.

[83] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1995 (ed. originale 1776), PUF, coll. « Pratiques théoriques ».

[84] Ma lecture de Marx dans ce qui suit est redevable à Postone, Temps, travail et domination sociale. Une reinterpretation de la théorie critique de Marx. Op. cit.

[85] Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique. Livre 1, Ch. 3, PUF, 2006 (1867).

[86] Ibid.

[87] Ibid.

[88] Karl Marx, Grundrisse, Editions Sociales, 2011, et Le Capital, Livre 1 op. cit.

[89] Karl Marx, Friedrich Engels, « La crise commerciale en Grande-Bretagne » in La Crise, éditions 10-18, 1978. Pour des développements de cet aspect de la théorie de la crise chez Marx, voir David Harvey, The Limits to Capital, University of Chicago Press, 1982.

[90] Karl Marx (2006), Le Capital, Livre 1 op. cit.

[91] Soit de telles approches sont fonctionnalistes, soit elles supposent une construction intentionnelle des idéologies et une logique descendante de manipulation. Au-delà du fait que la plupart des figures historiques dépeintes ci-dessus étaient bien évidemment engagées dans l’imaginaire des populismes productifs, ces approches parviennent très difficilement à mettre en évidence pourquoi les sujets et les objets de cette manipulation trouvaient ces imaginaires convaincants.

[92] Karl Marx (2011), Grundrisse, op.cit.

[93] En approfondissant un peu ces aspects, j’aurais évoqué quelques rares exceptions à cet argument, tel que le mouvement du Crédit Social évoqué plus en amont. Certaines franges du Crédit Social projetaient une réduction du temps de travail humain, ce qui entrait en vive contradiction avec leurs discours relevant de la logique du populisme productif. Le résultat était une forme d’antisémitisme prétendant que les banquiers juifs conspiraient pour limiter l’offre monétaire, et ainsi maintenir le besoin en travail humain.

[94] A cet égard, mon approche diffère de celle de Charles Postel (voir « The American Populist and Anti-Populist Legacy » in Transformations of Populism in Europe and the Americas: History and Recent Tendencies, op. cit.). Je suis tout à fait d'accord sur le fait que les arguments contre l'étalon-or et les arguments en sa faveur se sont globalement fondus dans une pensée conspirationniste. Cependant, tandis que Postel limite l’idée de « populisme » à des revendications supposées progressistes en faveur de l'expansion de l'offre monétaire, et utilise ensuite les théories et discours démagogiques complotistes  des défenseurs de l'étalon-or pour contrecarrer ces progressistes, je m’appuie de mon côté sur ces similitudes pour justement permettre de repenser la notion de « populisme » et pour investiguer plus en profondeur la question : pourquoi (au-delà des spécificités de la « pratique politique américaine ») des théories conspirationnistes similaires pouvaient-elles se construire autour de revendications apparemment antagonistes ?

[95] Charles Maier, Recasting Bourgeois Europe: Stabilization in France, Germany and Italy in the Decade after World War I (Princeton: Princeton University Press, 1975) ; Barry Eichengreen, Golden Fetters: The Gold Standard and the Great Depression, 1919–1939 (Oxford and New York: Oxford University Press, 1992).

[96] Voir Harvey (1982), The Limits to Capital, op. cit.

[97] Les premières formulations sont habituellement attribuées à : J. Marcus Flemming, “Domestic Financial Policies under Fixed and Floating Exchange Rates,” Staff Papers, International Monetary Fund 9 (November 1962), p.369–379 ; Robert A. Mundell, “Capital Mobility and Stabilization Policy under Fixed and Flexible Exchange Rates,” Canadian Journal of Economic and Political Science 29: 4 (1963), p.475–485.

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