Le « Junktim » comme symptôme
ou : « En relisant les ˝Thèses sur Feuerbach˝ de Karl Marx ». [1]
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Frank Grohmann
Contribution à la Biennale internationale de la psychanalyse à partir des travaux de René Lew, sur le thème « De la praxis de la théorie à la pratique de la psychanalyse — et inversement », 4-6 juin 2022 à Marseille.
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Je suis ici une indication de René Lew : « je conseille à tout un chacun d’en relire le texte pour reconsidérer l’optique de Marx, qui se développe selon moi à bon escient. » [2]
Les psychanalystes peinent toujours à s’accorder sur la question de la crise. La réticence de la plupart d’entre eux à prendre position sur les questions brûlantes de leur époque avec les moyens de leur propre enseignement semble inchangée. [3]
On est occupé ‒ pour ainsi dire par tous les moyens ‒ à ne pas glisser dans ce qu’on appelle une vision du monde (une Weltanschauung). Mais ce faisant, les psychanalystes oublient que leur propre « vision scientifique du monde » est, dans le meilleur des cas, une « explication unitaire du monde » différée, comme le disait déjà Freud. [4]
Cette aversion ne fait pas qu’éluder la question de la place du psychanalyste dans la société. Elle témoigne aussi, dans le pire des cas, d’une conception de sa pratique comme un procédé d’adaptation à l’ordre existant : il s’agit d’immuniser l’individu contre le monde qui l’entoure. Comment ne pas voir qu’il ne résulte alors de cette conception rien d’autre qu’une trahison fondamentale du sens de l’activité analytique ?
Prenons donc le sens de l’activité analytique comme point de départ. La psychanalyse est une pratique sociale. Dans cette pratique sociale s’affirme, selon Freud, un rapport logique de conditionnalité, à savoir : « traiter » et « apprendre quelque chose de nouveau », trouver un « effet bénéfique » et un « éclaircissement », associer « succès » et « connaissance ». [5]
D’une part, la logique qui est ici en jeu n’entraîne pas une prétendue unité immédiate de la théorie et de la pratique. D’autre part, la « précieuse coïncidence » (S. Freud) du rapport de conditionnalité signifie
(1) qu’il ne peut y avoir de solution théorique à l’analyse ‒ dans la mesure où chacun ne fait que « se construire sa propre psychologie, avancer ses présupposés particuliers sur le contexte et les finalités des actes psychiques » [6] ;
(2) mais en même temps qu’il n’y a pas de solution seulement pratique ‒ car pris isolément, « chaque besoin pratique » ne va que dans une seule direction et se crée « l’idéologie qui lui convient ». [7]
La position du psychanalyste face à la psychologie et à l’idéologie, telle qu’elle est esquissée ici, implique nécessairement que son attitude psychanalytique doive doublement résister : le psychanalyste exclut pareillement de céder à la psychologie et à l’idéologie (S. Freud).
Freud appelle cette « précieuse coïncidence » un Junktim entre « soigner » et « chercher », et souligne que celui-ci ne caractérise que le procédé analytique.
Toutefois, le « Junktim » de la psychanalyse ne tombe pas du ciel. Il est apparu au début du vingtième siècle au cœur des rapports de la modernité productrice de marchandise. Est-ce exagéré de dire que nous avons à faire à une crise du « totalitarisme de la socialisation par la valeur » [8] qui va en s’approfondissant ?
La condition sociale de la psychanalyse étant le système moderne de producteur de marchandises, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que le divan et le fauteuil du psychanalyste soient exemptés de ce totalitarisme environnant.
Après Freud et avec Lacan
Avec le mot Junktim, Sigmund Freud attire donc l’attention en 1927 sur le fait que dans le processus psychanalytique, « traiter » et « apprendre quelque chose de nouveau », « effet bénéfique » et « éclaircissement », « succès » et « connaissance » sont nécessairement liés. Dans le sens où l’un ne va pas sans l’autre.
Ce n’est pas par hasard que cela se produit dans le contexte de la réponse de Freud à la question de l’analyse dite profane.
Cette question est pour Freud celle du fondement de la psychanalyse en tant que discipline autonome.
Et la réponse de Freud à cette question témoigne du fait que pour lui, il est (également) exclu de céder sur l’exigence que la formation du psychanalyste se fasse fondamentalement en accord avec le sens du procédé analytique. [9]
Le mot freudien de Junktim représente le sens du procédé analytique. Il désigne ainsi un autre schibboleth de la psychanalyse. [10]
Le lien entre la prise de position de Freud sur l’analyse profane et son Moise et le monothéisme est le suivant : en 1926, il veut protéger la psychanalyse des médecins ; en 1939, il tente de la sauver des nazis. [11] Mais les deux fois, il veut surtout la sauver des psychanalystes !
Freud pense en effet pouvoir exiger des psychanalystes qu’ils sachent ce qu’il en est de leur pratique (J. Lacan). Savoir ce qu’il en est de la pratique de la psychanalyse devient ainsi le noyau de la question de la formation du psychanalyste.
Quarante ans plus tard, le plus rigoureux de ses lecteurs ne se contente pas de rejeter la thèse selon laquelle Freud aurait rompu avec le scientisme de son époque, mais affirme que — bien au contraire — c’est ce scientisme lui-même « qui a conduit Freud à ouvrir la voie qui porte à jamais son nom ». [12]
Une voie sur laquelle Freud s’oppose en même temps de toutes ses forces à l’empreinte de ce même scientisme. Peut-on s’étonner qu’il découvre ainsi « le sujet pris dans une division constituante » [13] ?
Une voie qui conduit Lacan ‒ en quoi il prend la suite ‒ à conclure : que la pratique de la psychanalyse « n’implique d’autre sujet que celui de la science. » [14]
De là vient ce clivage dans la pratique de la psychanalyse, à savoir de devoir « admettre qu’il nous faille renoncer dans la psychanalyse à ce qu’à chaque vérité répond son savoir » [15]. C’est la seule raison pour laquelle Freud peut demander à ses analysants d’en dire plus que ce qu’ils savent.
Mais il en va de même avec la pratique : pour le sujet de la science, dit Lacan, savoir et vérité ne sont que des « ombres » — « mais non pour le sujet souffrant auquel nous avons affaire » [16] : le sujet divisé entre vérité et savoir.
Le mot de Sigmund Freud de Junktim témoigne du sujet de l’inconscient ‒ et indique ainsi un point de rupture entre la vérité et le savoir, habituellement occulté dans la science.
Une critique de la forme-théorie moderne
Ce point de rupture voilé dans la science s’attaque également à « la dialectique immanente du rapport entre théorie et pratique dans la société capitaliste » [17]. Il est ici dissimulé parce que non seulement l’action pratique, mais aussi la réflexion théorique se meuvent à l’intérieur de l’enveloppe du système moderne producteur de marchandises.
Cela signifie que « la forme de théorie moderne ne peut jamais être qu’une interprétation du lien social ontologiquement présupposé » [18]. Telle est l’interprétation du reproche de Marx aux philosophes par la critique de la valeur-dissociation.
De son côté, Marx a certes touché le point de rupture voilé dans les Thèses sur Feuerbach, mais en même temps il n’a pas réussi à le saisir suffisamment.
Car la séparation de la réflexion théorique et de l’action pratique, critiquée selon une compréhension naïve dans la thèse de Feuerbach, « n’est en aucun cas, sous le capitalisme, une séparation absolue et extérieure », mais plutôt : « la reproduction capitaliste est une pratique sociale globale, dans laquelle entre la réflexion théorique. » [19]
C’est pourquoi la réflexion théorique apparaît inévitablement comme une sphère subordonnée à la pratique pratique et, en ce sens, séparée de celle-ci. Et la pratique théorique reproduit en elle-même, sous forme théorique ou en tant qu’expression théorique, les modes d’action des relations sociales et de la production qui sont constitués de manière fétichiste. [20]
Le contraire de l’interprétation (« les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ») n’est pas la pratique (« ce qui compte, c’est de le transformer »), mais la critique. En ce sens, le problème de la onzième thèse de Feuerbach de Marx soulève la question du critère de distinction entre théorie affirmative-interprétative et théorie critique ou critique théorique.
Voici le critère de cette distinction dans « l’optique de Marx » (R. Lew, voir ci-dessus) et du côté de la critique de la valeur-dissociation : la critique ne devient radicale que par un tournant dans la critique elle-même, qui la fait devenir critique catégorielle [21]. La critique catégorielle ‒ comme « ontologie négative », comme critique de l’ontologie capitaliste ‒ vise en ce sens la rupture avec « l’ensemble du champ historique de la modernité capitaliste » [22].
Le « point de rupture de la science » (J. Lacan) est voilé, car la science fait elle-même partie du voile dans ce champ et ne peut donc pas avoir de concept (positif) de la « rupture ontologique » [23] nécessaire (R. Kurz).
L’analyse d’une formation de compromis
Les Thèses sur Feuerbach indiquent seulement que la critique de l’économie politique de Marx se transformera par la suite en une « révolution théorique » [24] : plus la théorie de Marx se développe, moins elle « se laisse enfermer dans le schématisme de l’entreprise académique » et plus elle « se situe épistémiquement en travers de la soi-disant compréhension scientifique des méthodes » [25].
Marx a donc effectué une « rupture paradigmatique » [26], mais la révolution théorique qui a accompagné cette rupture reste inachevée, et ce jusqu’à aujourd’hui. Cette appréciation est en contradiction ouverte avec les représentants du « marxisme », qui considèrent la révolution théorique comme achevée depuis longtemps.
L’histoire de l’interprétation marxiste elle-même a donc besoin d’être expliquée. Elle témoigne du refoulement non seulement « du caractère idéologique et métaphysique de son propre positivisme (bourgeois) », mais aussi du refoulement « du caractère métaphysique réel de la société fétiche capitaliste » [27].
Le reproche que Marx adresse aux philosophes s’adresse donc également aux marxistes : les fondements catégoriels de la critique de l’économie politique sont « seulement interprétés différemment par les marxistes, mais pas développés plus avant » [28].
Au cours du vingtième siècle, plus les rapports capitalistes imposés réclament une critique radicale, plus les voix marxistes se font discrètes et leur critique se montre de plus en plus paralysée. A la fin du vingtième siècle, à la « rupture paradigmatique » de Marx répond la « paralysie du paradigme » marxiste [29].
Surmonter cette paralysie présuppose la « prise en compte du point de vue catégoriel » [30]. Cela ne peut signifier que : aller avec Marx au-delà de Marx.
Une telle poursuite de cette révolution théorique inachevée ne peut toutefois — si elle veut rester fidèle à « la rupture paradigmatique » de Marx — qu’être « fondamentalement critique à l’égard de la science » du point de vue épistémique et doit « en finir avec toute compréhension positiviste du capital » [31].
Et la psychanalyse alors ?
Le Junktim freudien extrait de sous son voile, au début du vingtième siècle, le point de rupture de la science (J. Lacan, voir ci-dessus).
Au sens d’une « précieuse coïncidence », la pratique de la psychanalyse et la pratique de la théorie de la psychanalyse se conditionnent mutuellement : l’une ne va pas sans l’autre. Ici, la brèche s’ouvre sur une réflexion théorique qui ne serait pas dérivée de la pratique et donc subordonnée à celle-ci.
Toutefois, cette brèche ne s’est ouverte que temporairement. Déjà chez Freud lui-même, elle commence à se refermer autour de son propre idéal scientifique. Et après Freud, on a préféré, au cours du vingtième siècle, céder à un refoulement de la radicalité de ce « paradigme » qui caractérise uniquement la psychanalyse. Un curieux parallèle avec l’histoire de l’interprétation marxiste (voir ci-dessus).
Le Junktim reste donc un symptôme !
Sans l’intervention de Jacques Lacan, la « rupture paradigmatique » freudienne aurait sans doute été complètement enterrée. En reconnaissant le « sujet de la science » comme le sujet de l’inconscient de la psychanalyse, Lacan pose en même temps la question de savoir quelle serait la science qui serait capable de porter (en elle) l’hypothèse freudienne de l’inconscient.
Nous ne pouvons pas dire que cette question ait trouvé une réponse aujourd’hui. Mais nous trouvons notre point de départ chez Lacan : « Il n’y a pas de science de l’homme, parce que l’homme de la science n’existe pas, mais seulement son sujet. » [32]
Ce défi pour la psychanalyse au vingt-et-unième siècle se pose au moment même où « le capitalisme s’est développé jusqu’à la conscience de sa nature fétichiste et de sa maturité de crise » [33]. Cela résonne comme la célèbre ironie de l’histoire. Une histoire dans laquelle Marx et Freud ne se rencontrent qu’à travers un fossé. C’est pourquoi les traces de cette rencontre sont les nôtres.
Frank Grohmann, 19 mai 2022
Source : Grundrisse. Psychanalyse et capitalisme
[1] Contribution à la Biennale internationale de la psychanalyse à partir des travaux de René Lew, sur le thème « De la praxis de la théorie à la pratique de la psychanalyse — et inversement », 4-6 juin 2022 à Marseille.
[2] René Lew, La civilisation contre la culture, Lysimaque, Paris, 2019.
[3] Paul Parin avait déjà attiré l’attention sur cette aversion en 1978 : » Warum die Psychoanalytiker so ungern zu brennenden Zeitproblemen Stellung nehmen «, Psyche — Zeitschrift für Psychoanalyse und ihre Anwendungen, 29. Jg., 1978, Heft 5/6.
[4] Sigmund Freud, « XXXVe Conférence d’introduction à la psychanalyse », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Galimard, Paris, 1984 [1932-1933].
[5] Sigmund Freud, « Postface de 1927 », La question de l’analyse profane, Galimard, Paris, 1985.
[6] Sigmund Freud, La question de l’analyse profane, op. cit.
[7] Tiré d’après un passage non publié de Freud de la Postface à L’analyse profane. Cité d’après Ilse Grubrich-Simitis, Zurück zu Freuds Texten. Stumme Dokumente sprechen machen, S. Fischer, Frankfurt am Main, 1993.
[8] Robert Kurz, Raison sanglante. Essais pour une critique émancipatrice de la modernité et des Lumières bourgeoises, Albi, Crise & Critique, 2004.
[9] C’est en ce sens que Freud traduit la question de l’analyse profane : « L’analyste a-t-il acquis la formation particulière dont il a besoin pour exercer l’analyse ? ». Voir Sigmund Freud, L’analyse profane, op. cit.
[10] Outre, déjà cité par Freud lui-même, (1) le « premier schibboleth de la psychanalyse » : « l’idée d’un psychique qui n’est pas conscient », (2) le rêve ou plutôt la « doctrine du rêve » et (3) le « facteur sexuel inconfortable » sous la forme de l’hypothèse de la « psychosexualité ».
[11] Voir à ce sujet la lettre de Freud à Oskar Pfister du 25.11.1928, dans laquelle il attire l’attention sur « le lien secret » entre son texte La question de l’analyse profane et son écrit L’avenir d’une illusion, publié un an plus tard : « Dans le premier, je veux protéger l’analyse des médecins, dans l’autre des prêtres. Je veux la conduire à un état qui n’existe pas encore, un état de pasteurs laïques qui n’ont pas besoin d’être médecins et qui n’ont pas le droit d’être prêtres ».
[12] Jacques Lacan, « La science et la vérité », Écrits, Éditions du Seuil, Paris, 1966 [1965].
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] Ibid.
[17] Robert Kurz, Gris est l’arbre d’or de la vie, verte est la théorie, Albi, Crise & Critique, 2022 [2007]
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] Ibid.
[23] Robert Kurz, « Der ontologische Bruch », 2004. http://www.exit-online.org.
[24] Robert Kurz, »Die unvollendete theoretische Revolution«, introduction à Geld ohne Wert. Grundrisse zu einer Transformation der Kritik der politischen Ökonomie, Horlemann, Bad Honnef, 2012.
[25] Ibid.
[26] Ibid.
[27] Ibid.
[28] Ibid. Souligné par moi.
[29] Ibid.
[30] Il s’agit du « niveau catégoriel du rapport de forme social fondamental ». En d’autres termes, l’« analyse du caractère fétiche de la socialisation capitaliste ». Ibid.
[31] Robert Kurz, « Die unvollendete theoretische Revolution », op. cit.
[32] Jacques Lacan, « La science et la vérité », op. cit.
[33] Robert Kurz, « Die unvollendete theoretische Revolution », op. cit.