iBorderCtrl et FOLDOUT en l’an de grâce 2022
Forteresse-Europe et détecteur de mensonge de l'UE
Sandrine Aumercier
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Je publiais le premier décembre 2018 sur le site iatranshumanisme.com un article qui sera actualisé ici, sur la mise à l’essai du dispositif appelé iBorderCtrl. Ce dispositif a, semble-t-il, changé de nom entre temps, ni vu ni connu : il est mentionné actuellement sous le nom de iCROSS. Mais il sera encore décrit sous son premier nom ci-après, parce que c’est celui sous lequel il a reçu des critiques à l’époque, qui sont encore consultables dans la presse en ligne. J’ai fait retirer mon article (ainsi que tous les autres) du site iatranshumanisme.com en raison de l’évolution conspirationniste et lepéniste de ce site durant la pandémie. Il fait partie de l’analyse du capitalisme de crise et de la critique de ses instruments répressifs de devoir aussi expliquer la prise en charge croissante du thème de la « dictature technologique » par l’extrême-droite et les discours conspirationnistes. Manifestement, la gauche a largement failli à en proposer une critique adéquate [1].
L’évolution de ladite Forteresse-Europe durant les deux dernières décennies illustre la logique d’« inclusion excluante » (Robert Kurz) qui transforme peu à peu des îlots de richesse (relative) en forteresses imprenables pour les milliards d’êtres humains situés à l’extérieur des centres capitalistes, surnuméraires du processus de décomposition global. Au moment où le directeur de Frontex démissionne sous le coup des accusations de pushbacks illégaux aux frontières, il n’est que trop tentant de lui faire porter le chapeau d’un système dont il n’est que le dessus du panier. De même le généreux accueil des réfugiés ukrainiens ne devrait pas faire oublier le sort inhumain de milliers d’autres, notamment sur la frontière entre Biélorussie et Pologne. La condamnation formelle par l’UE des refoulements de population sur les frontières polonaise, lettonienne et lituaniennes dissimule mal le fait que les mêmes pratiques ont lieu partout ailleurs aux frontières européennes. Mais l’UE s’est dotée d’un système de refoulement des réfugiés politiquement et juridiquement inattaquable, d’une part en externalisant le traitement des demandes d’asiles hors de son territoire [2] et d’autre part en développant actuellement aux frontières des dispositifs de surveillance qui représentent la quintessence de la technologie de pointe, de la société totalitaire et de la paranoïa sécuritaire.
Commençons par rappeler les informations disponibles sur le dispositif iBorderCtrl. La Commission Européenne a mis au point depuis 2016 une technologie dîte de « contrôle intelligent » qui a été testée pendant neuf mois de janvier à août 2019 sur trois frontières de l’Union Européenne (Grèce, Hongrie, Lettonie) sur la base du volontariat. Ce dispositif était financé par le programme européen de recherche et d’innovation Horizon 2020 (qui a été remplacé ensuite par le programme Horizon Europe) à hauteur de 4,5 Millions d’euros. Aucune loi nationale ou européenne n’autorisant un tel dispositif, les volontaires devaient signer un consentement éclairé. Le projet, « conscient des dimensions éthiques et légales » se targuait dès cette époque de travailler en « étroite proximité avec un conseiller en éthique » [3].
Comme l’expliquait à l’époque le site dédié de la Commission Européenne, la procédure se fait en deux étapes. Le voyageur — dûment informé de ses droits et découragé d’entreprendre des activités illégales — devait remplir d’abord un formulaire en ligne et télécharger ses documents officiels (passeport, visa, preuves de fonds) avant de répondre devant une webcam à des questions personnalisées. Ses réponses allaient être analysées par un système « détecteur de mensonges » qui vérifierait si elles sont en adéquation avec les expressions du visage à l’aide de 38 micromouvements indétectables par un être humain. A partir de ces résultats, le voyageur serait dirigé soit vers une file à « bas risque », soit vers une file à « haut risque » [4].
Les critiques de iBorderCtrl lui reprochèrent principalement son taux d’erreur (le système ne détecterait que 76% des menteurs) ainsi que le risque de répandre des technologies de reconnaissance faciale à caractère racial [5]. De tels arguments semblaient sous-entendre qu’un détecteur de mensonges 100 % fiable et garanti non raciste serait légitime. Par ailleurs, ces objections étaient en voie de résolution, puisque le projet prétendait devoir être encore amélioré afin d’atteindre une meilleure fiabilité, et qu’il n’était pas supposé être destiné à la prise de décision mais seulement à être un « indicateur de risque » et une « aide à la décision ».
Le risque de quoi ? Le projet vise, nous dit-on, à simplifier et accélérer les processus de contrôle aux frontières, à diminuer les coûts, à améliorer la sécurité en combinant différentes technologies, à diminuer l’immigration illégale et les activités criminelles. En effet, expliquait le site de l’époque sans la moindre fausse pudeur, « la croissance continue des flux combinée avec la menace croissante d’immigration illégale exercent aujourd’hui une pression considérable aux postes de frontière. Les passages de frontière ralentis entravent la satisfaction des voyageurs, les affaires et le commerce. » [6]
Le site de l’époque précisait qu’il s’agissait d’un système interdisciplinaire unifié convergeant vers un système global [overall system] comprenant : 1/ un détecteur de mensonge automatique ; 2/ un module biométrique lisant les empreintes de doigts et de veines ; 3/ un outil de reconnaissance faciale ; 4/ un outil de vérification des documents officiels ; 5/ un outil de détection des humains dissimulés ; 6/ un outil d’évaluation du risque aidant à la décision du garde-frontière ; 7/ un outil intégré d’analyse du contrôle des frontières chargé d’analyser l’ensemble des données collectées et d’évaluer l’ensemble du système.
On peut apprécier l’équivoque avec laquelle se terminait à l’époque la présentation du projet : « En tant que projet de recherche, iBorderCtrl vise à élaborer de nouvelles technologies et déterminer si elles ont la capacité d’améliorer la qualité des contrôles de frontière aussi bien pour les voyageurs que pour les garde-frontières, mais ne vise pas à implémenter de nouvelles politiques. » [7] Cela voulait-il dire que les lois qui n’existent pas encore pour encadrer ce système pourraient encore être refusées par les décideurs et citoyens européens malgré ces investissements considérables ? On pouvait en douter. Ou bien cela voulait-il dire que, en vérité, la chose étant acquise, il ne restait qu’à lui donner un vernis démocratique pour obtenir sa légalisation ?
La mise à l’essai devait naturellement être suivie d’un rapport d’évaluation. Sans surprise, la page CORDIS de la Commission européenne affirmait dans un document publié en mai 2020 et toujours consultable : « Les travaux ont été menés à bien et ont permis de valider le concept de base ; l’évaluation pilote et les tests d’usagers ont fourni des résultats très intéressants et prometteurs sur les différents modules et leurs performances. » [8] Ce rapport dit aussi que le développement et la commercialisation du dispositif dépendent maintenant de plusieurs facteurs : 1/ l’évaluation et analyse des implications et de la conformité juridiques et législatives ; 2/ l’appropriation du processus et contrôle sur la transparence de leurs données par les voyageurs ; 3/ l’intégration dans les bases de données existantes [9]. Le projet tente de se rendre juridiquement et politiquement inattaquable en mettant l’accent sur le respect de la législation, de la transparence, de l’acceptabilité sociale, de « l’éthique », etc.
Mais ce n’est pas tout. Cet impressionnant dispositif n’était lui-même qu’une partie de toute une panoplie d’instruments de contrôle voués à se déployer aux frontières européennes (et rien ne dit que ce n’est pas le début d’un déploiement beaucoup plus large). L’un d’entre eux porte le doux nom de FOLDOUT. Malheureusement, le site dédié ne dit pratiquement rien dessus [10]. La page CORDIS présentait en 2017 les idées principales de ce projet de détection dans les feuillages avant sa mise au point : « Alors que les activités seront exclusivement axées sur les applications civiles, une coordination avec les activités de l’Agence européenne de défense (AED) peut être envisagée, des synergies pouvant être établies avec des projets financés par les programmes de l’AED. La complémentarité de ces synergies doit être décrite de manière exhaustive. La coopération en cours doit être prise en compte. » « Le risque croissant de flux irréguliers et d’immigration sur les frontières avec, par exemple, la Turquie, l’Ukraine, le Belarus, la Russie ou le Brésil rend le problème encore plus aigu que par le passé. » « L’acceptation éthique et sociétale doit être abordée de manière appropriée. » [11]
Pour un coût de 8 Millions d’euros, le but de FOLDOUT est de perfectionner le contrôle du passage illégal des frontières, cette fois dans les zones boisées. Voici ce qu’écrivent ses concepteurs dans un ouvrage publié en 2021 : « Cette plateforme doit répondre aux besoins de l’utilisateur final [les garde-frontières] en intégrant des systèmes de capteurs terrestres, aériens, spatiaux et in situ. Plus précisément, la conception de l’architecture de FOLDOUT est axée sur la détection et le suivi des activités dans les zones feuillues, dans les régions intérieures et extérieures de l’UE. FOLDOUT construira un système qui combine divers capteurs et technologies et les fusionne intelligemment en une plateforme de détection intelligente, efficace et robuste. » [12] Ces technologies combinées consistent en une architecture intégrée de satellites, stratobus, drones et capteurs terrestres divers (détecteurs de mouvement, capteurs électromagnétiques, microphones, etc.), comme l’illustre un schéma qu’on peut voir sur le site officiel. La description détaillée de chacune de ces technologies peut être consultée dans le livre cité. Les algorithmes utilisés seront basés sur l’apprentissage automatique. Cette technologie doit aider à analyser les informations des capteurs à la recherche de « modèles inhabituels ». FOLDOUT doit aussi pouvoir fonctionner dans des conditions météorologiques extrêmes [13].
Il nous reste à nous demander comment se peut-il qu’un programme aussi impressionnant de technologies totalitaires (elles prétendent en effet ne rien laisser hors de surveillance) peut à ce point se développer dans la quasi-indifférence générale et au nom des meilleurs principes. Il ne faut pas non plus ignorer le fait que les arguments qui valent aux frontières européennes valent aussi pour la lutte contre le terrorisme, par exemple au niveau du territoire français [14]. Que se passe-t-il si l’on étend un tant soit peu la conception du « risque » et que chaque individu est considéré comme un porteur potentiel de risque ? L’ex-ministre de l’intérieur Gérard Collomb justifiait ainsi sa défense des caméras intelligentes dans la ville : « L’intelligence artificielle doit permettre, par exemple, de repérer dans la foule des individus au comportement bizarre. » [15]
Les démêlés du juriste et eurodéputé Patrick Breyer dans son combat pour dénoncer iBorderCtrl illustrent la pauvreté des critiques adressées à de tels dispositifs, lorsque de telles critiques existent. Breyer fait partie du Parti Pirate Européen qui milite (de manière politiquement transversale) pour davantage de démocratie, de transparence et de partage des données, c’est-à-dire pour un « internet libre ». Patrick Breyer a saisi la Cour Européenne de Justice de l’Union Européenne le 15 mars 2019 en exigeant la publication des détails concernant ce projet (nous avons vu combien le site officiel de l’UE est parcimonieux sur ce point, surtout depuis qu’il a essuyé des critiques). Une audience a eu lieu en février 2021, durant laquelle l’Agence Exécutive européenne pour la Recherche (REA) a refusé de divulguer la moindre information susceptible de nuire aux intérêts commerciaux des entreprises impliquées dans la mise au point de ces dispositifs. « Les documents en question contiendraient des détails confidentiels sur les algorithmes utilisés à des fins de détection de ˝mensonge˝. » [16] Patrick Breyer a réussi à récupérer sur le web des parties de document que la Commission Européenne voulait dissimuler, dans lesquelles étaient prévues des activités de lobbying auprès de différentes parties prenantes en vue de favoriser l’obtention de la base légale sans laquelle le dispositif iBorderCtrl ne pourrait pas être déployé [17].
Le jugement de la Cour de justice européenne a été rendu le 15 décembre 2021. L’argument principal de l’avocat de la défense a été qu’on ne peut pas réclamer un contrôle démocratique sur des activités de recherche et de développement qui ne sont pas implémentées. Patrick Breyer a argumenté que « les systèmes de reconnaissance des comportements apparents créent progressivement une société uniforme de personnes passives qui ne veulent tout simplement pas attirer l’attention. Une telle société de surveillance morte ne vaut pas la peine d’y vivre. Je suis convaincu que cette pseudo-science sécuritaire ne détectera aucun terroriste. Pour les personnes stressées, nerveuses ou fatiguées, un tel générateur de soupçons peut facilement devenir un cauchemar. En Allemagne, les détecteurs de mensonges ne sont pas admissibles comme preuve devant les tribunaux, précisément parce qu’ils ne fonctionnent pas. Nous devons mettre un terme au développement, financé par l’UE, de technologies permettant de surveiller et de contrôler toujours plus étroitement les citoyens respectueux de la loi ! » [18] La Commission Européenne a défendu le projet en arguant d’un rapport d’évaluation éthique indépendant qu’elle refuse pourtant de publier. La Cour a estimé que la protection des intérêts commerciaux exclut bel et bien l’accès du public aux rapports d’évaluation émis sur la technologie iBorderCtrl, notamment sa légalité, son respect des valeurs éthiques, sa fiabilité (faux positifs), le risque de discrimination, la protection de la vie privée, etc [19]. Patrick Breyer a fait appel le 22 février 2022.
Dans ce combat entre un preux chevalier de la « transparence » et de la « démocratie » contre les intérêts protégés du capital, c’est un ordre mondial aux frontières de plus en plus crispées qui en constitue le véritable tabou, ainsi que le rôle de la quatrième révolution industrielle dans cette évolution. Le système numérique de plus en plus asphyxiant qui vise à traquer chacun pour y détecter le geste suspect parachève le processus séculaire d’expansion du capital, qui se brise à présent sur ses propres limites. A la demande des États et des institutions publiques, il faut filtrer toujours plus finement le grain de l’individu, qui justement menace de réclamer ses droits aux frontières (ces mêmes droits qui sont proclamés à longueur de temps comme imprescriptibles) ou peut-être de se faire justice lui-même. La montée des risques n’est pas un vain mot et les documents cités mentionnent plusieurs fois l’accroissement des flux migratoires qu’il s’agit de juguler le plus efficacement possible — mais dans un seul sens, car « les voyages, les affaires et le commerce » doivent pouvoir bouger librement, comme il était écrit noir sur blanc. (Les potentiels demandeurs d’asile, eux, peuvent être remis à la mer dans un canot en plastique ou bien croupir dans des centres fermés à l’entrée de l’Europe.) La montée des partis d’extrême-droite en Europe suggère qu’une bonne partie de l’opinion publique européenne est favorable à cette sorte de fermeture des frontières tout comme à une prise en charge sécuritaire du terrorisme. Cette partie de la population se sent au-dessus de tout soupçon et bien dans son droit. Elle pourrait se mettre dans la position paradoxale d’accepter de telles technologies pour faire la chasse aux migrants mais de dénoncer ces mêmes technologies si on attente à ses propres « libertés ». Or ces technologies sont totalitaires par essence ; elles ne sont pas destinées à s’arrêter à la moitié, même si elles sont installées par étapes. La gauche n’est pas non plus épargnée par des considérations protectionnistes, voire anti-migratoires, témoin les positions de Sahra Wagenknecht en Allemagne ou de Arnaud Montebourg en France. La critique des politiques sécuritaires suppose donc celle de la forme-sujet bourgeoise, qui passe son temps à s’excepter des processus qu’elle réprouve et croit ainsi pouvoir identifier à l’extérieur d’elle des responsables personnifiés et des problèmes compartimentés, au lieu de critiquer l’extension d’un type de rapport social qui inclut chacun, soit positivement, soit négativement, et donc aussi ceux qui se croient encore à l’abri.
La société capitaliste est « paranoigène » dans son essence, en ceci que le producteur est séparé de ses moyens de production, qui se dressent devant lui sous la forme objectivée d’une gigantesque machine de production planétaire, qui semble le réduire à l’impuissance. Toutefois, sa participation, aussi minime fût-elle, y est requise, positivement ou négativement, et c’est là que gît le ressort du passage à la limite entre l’individu atomisé « qui n’est rien » et les processus objectifs « qui sont tout ». Ce « rien » et ce « tout » ne vont cependant pas l’un sans l’autre. Le déchaînement de « l’intégration excluante » planétaire des forces productives produit conjointement une société de masse et un individu qui se font face-à-face comme s’ils n’avaient d’autre lien que le système technicien (coextensif au mode de production capitaliste) qui les englobe et les relie.
L’automatisation et la numérisation intégrale ne sont que le parachèvement du processus de séparation du producteur avec ses moyens de production et l’ultime cristallisation de ce faux face-à-face ; il faut donc les critiquer du point de vue de leur noyau catégoriel et non du point de vue des émotions paranoïaques qu’elles nous inspirent, lesquelles risquent justement de perdre de vue le lien interne de chaque sujet avec le mode de production techno-industriel, qui est davantage qu’une médiation technique. Néanmoins, il est bien naturel que les dispositifs numériques en cours d’implémentation partout dans le monde puissent provoquer de telles réactions, étant donné, comme on a pu le constater, qu’ils sont eux-mêmes les émanations profondément paranoïaques d’une forme sociale qui considère chaque individu comme une sorte de boîte noire, d’où peut surgir à tout moment un risque incontrôlable pour l’ensemble du système. Les phénomènes de l’amok et des attentats-suicides répondent parfaitement à cette crispation en faisant surgir l’imprédictible au cœur même de l’hypersurveillance. C’est pourquoi le transhumaniste Nick Bostrom propose très sérieusement de mettre toute la population mondiale sous surveillance complète pour conjurer un risque croissant selon lui, consistant en l’appropriation par un individu fou ou malveillant de technologies dont la dangerosité est croissante [20]. On remarquera que ce sont les individus qui doivent selon cette proposition être surveillés, mais ce ne sont pas ces technologies mortifères qui doivent être arrêtées, entièrement et inconditionnellement. On voit ainsi dans quel état sont nos chères « libertés ».
La proposition de Nick Bostrom résume bien la raison immanente d’un système qui met tout en œuvre pour tenter de se survivre en surveillant tout ce qui lui rappelle l’existence des périphéries et toutes les violences réelles ou supposées qui menacent à tout moment de surgir en son sein. Les technologies répressives manifestent la tendance croissante à conjurer les risques que produit cette civilisation en contrôlant les individus susceptibles de réclamer concrètement leurs droits ou de déchirer le voile du droit par leur simple existence. Après des siècles d’expansion qui ont vu la totalité du monde entrer sous la coupe des empires coloniaux et lui fournir l’essentiel de ce qui fait sa prospérité, l’Europe barre l’accès de sa forteresse vieillissante aux dépossédés de partout. La dénonciation par Patrick Breyer d’une pseudo-science qui ne donnerait pas les résultats escomptés et d’une injuste surveillance des « citoyens respectueux de la loi » suppose encore un accord fondamental avec l’existence de telles frontières. La défense de nos « libertés » ne veut pas savoir de quel bois elles sont faîtes. La critique du totalitarisme technologique de gauche comme de droite ne sait rien faire d’autre que de viser l’une ou l’autre des dernières avancées technologiques sans la replacer dans l’implacable logique qui nous a menés là. Le perfectionnement indéfini des instruments de mesure et de contrôle, comme de celui des moyens de production, était inscrit depuis l’origine dans les gènes de la modernité ; il était adéquat aux abstractions qui meuvent le capital et il ne peut donc que l’accompagner dans sa fuite en avant. La frontière est aussi le lieu par excellence de son paradoxe constitutif — entre expansion illimitée du marché et établissement d’États armés défendant comme personnes morales leurs intérêts sur la scène internationale. « L’éthique » proclamée à tous les niveaux consiste à remplacer la brutalité ordinaire par la gestion glaciale, impersonnelle et automatisée des personnes en déplacement. Non, la procédure iBorderCtrl n’est pas plus « respectueuse des droits fondamentaux » et plus « éthique » que les barbelés, les murs, les centres de rétention, les pushbacks, les interrogatoires humiliants ou la coopération européenne avec des milices locales. On voit à quoi ressemble le capitalisme lorsqu’il boucle son propre concept, qui est de suivre mécaniquement sa finalité abstraite en laissant peu à peu tout le monde au bord de la route. Les anticapitalistes n’auront bientôt plus que des machines pour recevoir leur vindicte s’ils ne démontent pas les ressorts de cette logique qui à la fois prend les individus au corps et les exclut radicalement de son processus. La critique va bien devoir aussi en repasser par le corps en refusant massivement de servir ces dispositifs toujours plus nombreux, non pas au nom d’une énième protestation humaniste, mais parce que ces dispositifs sont l’expression du capital en train de se refermer sur ses sujets, comme un piège définitif caché dans un sourire biométrique. Il faut envisager un état du monde où toute contestation et toute fuite seraient rendues impossibles par la généralisation de tels dispositifs — comme c’est le cas en maintes régions du monde — et où il ne resterait que la désertion des corps pour dire le refus.
Sandrine Aumercier, 5 mai 2022
Source : Grundrisse. Psychanalyse et capitalisme
[1] Dans la même veine, il est bien malheureux par exemples que les médias qui relayent ces jours-ci la mise à l’essai — sur la base du volontariat — du système de crédit social en Italie soient des médias complotistes ou libéraux (comme Contrepoints en France ou le Frankfurter Allgemeine Zeitung en Allemagne). La gauche n’a donc rien à dire ? Ce cas dément en tout cas les affirmations racistes, imbues de la supériorité européenne et « libérale », selon lesquelles le système de crédit social chinois renverrait à une tradition confucéenne et à une particularité de la civilisation chinoise « qui ne risque pas de nous arriver à nous ».
[2] Voir par exemple Claire Rodier, « Externaliser la demande d’asile », dans Plein droit, n°105, juin 2015. En ligne : https://www.gisti.org/spip.php?article4990
[3] Cette citation est tirée du site officiel qui était accessible en 2018. Ce lien n’est plus accessible aujourd’hui.
[4] Voir https://ec.europa.eu/research-and-innovation/en/projects/success-stories/all/smart-lie-detection-system-tighten-eus-busy-borders
[5] Harold Grand, « Pourrez-vous passer les contrôles aux frontières ? C’est une intelligence artificielle qui décide », Le Figaro, 07/11/2018. En ligne : https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2018/11/02/32001-20181102ARTFIG00196-pourrez-vous-passer-les-controles-aux-frontieres-a-l-aeroport-c-est-une-intelligence-artificielle-qui-decide.php
[6] Comme déjà dit, ce site n’est plus accessible aujourd’hui. Cette citation a été tirée du site accessible à l’époque, qui disait en anglais : « Continuous traffic growth, combined with the increased threat of illegal immigration, is putting nowadays border agencies under considerable pressure. Slow border crossings impact traveller satisfaction, business and trade. »
[7] Le site inaccessible aujourd’hui, disait : « iBorderCtrl as a research project aims at elaborating new technologies and whether they have the capabilities to enhance the quality of border checks for both travellers and border guards, not at implementing new policies. » Le rapport actuellement consultable dit à peu près la même chose.
[8] Voir https://cordis.europa.eu/project/id/700626/reporting/fr :
[9] Ibid.
[10] Voir https://foldout.eu/
[11] Voir https://cordis.europa.eu/programme/id/H2020_SEC-16-BES-2017
[12] Voir Christos Bolakis et al., « FOLDOUT: A Through Foliage Surveillance System for Border Security », dans Babak Akhgar, Dimitrios Kavallieros, Evangelos Sdongos, (sous la dir.), Technology Development for Security Practitioners, Springer, 2021, p. 263.
[13] Voir Matthias Monroy, « Grenze zur Türkei: EU-Kommission will Geflüchtete mit Laubdurchdringung aufspüren », Telepolis, 9 décembre 2019. En ligne : https://www.heise.de/tp/features/Grenze-zur-Tuerkei-EU-Kommission-will-Gefluechtete-mit-Laubdurchdringung-aufspueren-4608218.html
[14] Rapport d’information n° 788 (2015-2016) de MM. François Bonhomme et Jean-Yves Leconte, fait au nom de la commission des lois, déposé le 13 juillet 2016. En ligne : http://www.senat.fr/rap/r15-788/r15-7885.html
[15] Flore Thomasset, « Le ministère fait le bilan d’un an de maintien de l’ordre », La croix, 08/06/2018. En ligne : https://www.la-croix.com/Journal/Le-ministere-fait-bilan-dun-maintien-lordre-2018-06-08-1100945363
[16] Alice Vitard, « Le juge européen exige des détails de Bruxelles sur son projet de « détecteur de mensonge » aux frontières », L’usine digitale, 9 février 2021. En ligne : https://www.usine-digitale.fr/article/le-juge-europeen-exige-des-details-de-bruxelles-sur-son-projet-de-detecteur-de-mensonge-aux-frontieres.N1058774
[17] Voir le document restauré sur le site de Patrick Breyer : https://www.patrick-breyer.de/wp-content/uploads/2021/04/17-D7-3-Dissemination-and-communication-plan-partial-discl_restored.pdf
[18] Voir https://www.patrick-breyer.de/en/press-briefing-transparency-complaint-against-secret-eu-surveillance-research-iborderctrl/
[19] Voir https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf;jsessionid=008867723F4B838EC33D8E2AC1FB6F5A?text=&docid=251282&pageIndex=0&doclang=FR&mode=lst&dir=&occ=first&part=1&cid=2172618
[20] Nick Bostrom, « The Vulnerable World Hypothesis », dans Global Policy, n°10/4, novembre 2019.
En ligne : https://nickbostrom.com/papers/vulnerable.pdf