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Le nouveau parochialisme et la vieille critique des exigences tronquées de la pratique

Frank Grohmann

« Il existe actuellement, notamment au sein de la gauche et au-delà, une tendance à recourir à la psychanalyse pour expliquer tout ce dont la théorie sociale n’a pas réussi à rendre compte. Les mouvements de droite sont éclairés par des personnalités autoritaires ; l’égocentrisme des milleniums est assorti de ses propres psychologismes populaires ; l’échec des groupuscules communistes est im-porté dans les notations algébriques de la psychologie de groupe. La psychologie passe au premier plan et la sociologie est reléguée à l’arrière-plan. Ou bien inversement, la vie d’un individu n’apparaît que comme une fiction bourgeoise, au lieu d’un potentiel étouffé à chaque occasion. De Talcott à Chibber, lorsque la structure sociale est tenue pour irréductible, l’individu disparaît sous une couche de comportements, de motivations et d’attitudes. Dans les deux cas, nous constatons que la relation entre psychanalyse et sociologie n’a pas été examinée, ce qui permet « d’appliquer » une myriade de catégories psychanalytiques là où cela fait sens sur le plan thérapeutique. Ce qui n’a pas encore été étudié, c’est la meilleure manière de saisir la relation entre individu et société, plutôt que de magnifier l’un au détriment de l’autre [1]. »


Il nous paraît particulièrement pertinent de reconnaître avec les éditeurs de Cured Quail la tendance actuelle à utiliser la psychanalyse comme recours tous azimuts à tout ce que la théorie sociale ne peut expliquer, et d’y voir l’expression d’un nouveau parochialisme : quel que soit ce que l’on pense comprendre à l’aide de la psychanalyse, cela en ressort fragmenté, le contexte s’évapore et se dissout, et l’objet à examiner lui-même reste finalement dépourvu de concept.

Il semble également juste de souligner au même endroit qu’il s’agit d’un mouvement de balancier absurde, dans lequel tantôt la psychologie, tantôt la sociologie sont mises au premier plan, et dans les deux cas, la moitié la plus mauvaise est reléguée à l’arrière-plan. Ce va-et-vient ne prive pas seulement la psychanalyse de sa spécificité réfractaire ; il contribue en même temps à la psychologisation et à la sociologisation de la théorie sociale. Cela peut durer indéfiniment mais ne fournira pas une boussole au plus gros défi auquel nous sommes encore confrontés, à savoir un examen de la relation entre psychanalyse et théorie sociale ; cela ne nous permettra pas non plus d’examiner comment le rapport entre individu et société peut être saisi de manière adéquate. En d’autres termes, on ne fait là que répéter indéfiniment le chant funèbre de la théorie critique.

Mais faut-il vraiment enterrer cette dernière ? La revue Cured Quail invite plutôt à répondre à la question de savoir ce qui est nécessaire aujourd’hui pour la raviver.

Inévitablement, la thèse d’un nouveau parochialisme face à la crise mondiale, telle qu’elle est présentée dans l’éditorial du deuxième numéro de Cured Quail, nous ramène directement à la question posée par Theodor W. Adorno en 1955, à savoir pourquoi les « masses, dans les pays hautement industrialisés » s’en remettent « à la politique de la catastrophe plutôt que de poursuivre des intérêts rationnels, au premier chef desquels la conservation de sa propre vie [2] ». Selon Adorno, il ne pouvait déjà pas y avoir de réponse à cette question sans clarification de la relation entre sociologie et psychologie, — dans laquelle se reflète la séparation de la société et de la psyché, une séparation qui « pérennise sur un plan catégorial la désunion du sujet vivant et de l’objectivité, qui règne sur les sujets et en découle pourtant [3] ». « Aucune synthèse scientifique à venir ne peut mettre dans le même sac ce qui, par principe, est scindé en lui-même [4]. »

Mais comment introduire alors — autrement — de la clarté dans « l’opacité de l’objectivité aliénée » ? Le recours à la psychanalyse constituait à cet égard une tentative prometteuse, parce qu’il était lié à l’espoir que « l’insistance sur un élément particulier, dissocié, fasse exploser son caractère monadologique, et aperçoive, en son noyau, l’universel [5] ».

Le fait que cette attente n’ait pas vraiment pu être satisfaite est notamment dû à la propre lecture de la psychanalyse par Adorno. En dépit de son jugement accablant sur une « psychanalyse révisée [6] » qui trahit la raison selon Freud (J. Lacan), il prend lui-même la théorie freudienne des instances trop à la lettre ; et sa conception de la psychanalyse reste encore attachée à l’individu psychologique dans la critique globale qu’il fait de la psychologie psychanalytique du moi. Ainsi, le recours d’Adorno à la psychanalyse n’atteint pas lui-même le « noyau », à savoir le concept de sujet de l’inconscient, un concept qui bouleverse pourtant comme aucun autre le rapport entre l’universel et le particulier.

Adorno ne s’en tire pas beaucoup mieux en partant de l’autre côté, c’est-à-dire à partir de sa lecture de Marx, car il ne comprend pas vraiment le noyau énigmatique de l’universel dans le particulier. Il est d’autant moins capable d’éclairer l’objectivité aliénée en question que son analyse de la scission catégorielle s’enlise à mi-chemin : car si la « tendance a priori à la destruction et à la dissolution de tout le monde sensible dans l’abstraction réelle » est critiquée, en même temps « la constitution de cette forme continue à être considérée comme l’émergence originelle et propre de l’émancipation [7] ».

La tentative, par la théorie critique, de mettre en relation les catégories de la critique de l’économie marxienne et celles de la critique freudienne de la conscience en est finalement restée à une « émulsion théorique [8] », selon Robert Kurz, en raison même de cette aporie — parce que la critique n’atteint pas de cette manière la « forme sujet » qui sous-tend l’objectivité aliénée.

Robert Kurz l’a fait pour sa part en commentant le concept de « pseudo-activité » (Adorno) et a tenté de montrer comment la critique d’Adorno à l’égard des exigences tronquées de la pratique repose elle-même sur une lecture tronquée de Marx.

Adorno a certes insisté sans ambiguïté sur le fait que la 11e des thèses sur Feuerbach de Marx ne doit pas être comprise dans le sens d’une « subsomption de la théorie critique sous des exigences implicites envers l’action telles que la théorie critique doive s’en trouver ligotée [9] ». Adorno refusait de la sorte l’affirmation de l’unité immédiate de la théorie et de la pratique constante dans le marxisme. Cependant il n’a pas problématisé le fait que « la séparation entre réflexion théorique et agir pratique, critiquée selon une conception largement répandue dans la Thèse sur Feuerbach, cette séparation n’est nullement absolue et extérieure, mais, au contraire, enchâssée de manière paradoxale dans le processus pratique englobant du « sujet automate » et de la dissociation sexuelle qui lui est liée [10] . »

C’est précisément à cet endroit — là où Robert Kurz lit Adorno avec Marx contre Adorno — que le terme de nouveau parochialisme rencontre la vieille critique des exigences tronquées de la pratique — et l’on peut en même temps toucher du doigt pourquoi la notion par Adorno de « pratique théorique », mise en avant dans le sens de cette critique, devait finalement rester lettre morte.

Car si la théorisation est elle-même un moment de la pratique sociale sous le capitalisme, il n’en résulte pas l’unité de la théorie et de la pratique, mais plutôt « un rapport entre « pratique pratique » et « pratique théorique », qui sont structurellement séparées l’une de l’autre ». Il s’ensuit que le concept d’Adorno ne peut rester que d’un côté, c’est-à-dire : ne peut trancher qu’à moitié et ne pourra donc pas mettre à jour le rapport catégoriel central.

Toute tentative de répondre à la question de savoir comment il est devenu possible qu’aujourd’hui « la critique se soit repliée sur ce modèle simple et vertueux du rapport d’échange, pour lequel une opinion en vaut une autre : l’idée de l’équivalent général [11] », doit nécessairement se poser la question de savoir pourquoi, déjà à l’époque, même Adorno n’a pas pu franchir le pas décisif, — à savoir : à partir de sa critique, effectuer la rupture avec les conditions mêmes dans lesquelles « la réflexion (théorique) apparaît nécessairement comme subordonnée à la « pratique pratique » et, comme telle, séparée d’elle [12] ».

La proposition selon laquelle « la pratique ne peut être « vraie » que dans la mesure où elle vise la révolution du mode de socialisation négatif et destructeur du capitalisme [13] » attend donc sa réalisation aussi longtemps que la critique catégorielle de la forme de théorie moderne, qui ne peut jamais être « qu’interprétation du rapport social ontologiquement présupposé [14] », n’a justement pas encore été poussée jusqu’au bout.

Frank Grohmann, 22 février 2022

Source : Grundrisse : psychanalyse et capitalisme


Version allemand (PDF)

[1] « Éditorial », Cured Quail, Volume II, 2020, p. 3 (journal of critical theory).

[2] Theodor W. Adorno, « A propos du rapport entre psychologie et sociologie », dans Société : Intégration, désintégration, Paris, Payot, 2011, [1955], p. 315.

[3] Ibid., p. 316.

[4] Ibid., p. 323.

[5] Ibid., p. 325. Adorno ajoute : « plutôt que d’espérer que la synthèse concep-tuelle de ce qui s’est réellement désagrégé mette fin à la désagrégation ».

[6] Theodor W. Adorno, La psychanalyse révisée, Paris, Éditions de l´Olivier, 2007 [1962].

[7] R. Kurz (2005), « Tabula rasa. Jusqu’où peut et doit aller la critique des Lumières ? », dans : R. Kurz, Raison sanglante. Essais pour une critique éman-cipatrice de la modernité capitaliste et des Lumières bourgeoises, Crise & Critique, 2021, p. 217.

[8] « Exkurs II: Die psychoanalytische Dimension in der Warenformkritik », in: R. Kurz (1992), « Geschlechtsfetischismus. Anmerkungen zur Logik von Weiblichkeit und Männlichkeit », Krisis, 12, 1992.

[9] Robert Kurz, »Grau ist des Lebens Goldner Baum und grün die Theorie. Das Praxis-Problem als Evergreen verkürzter Kapitalismuskritik und die Geschichte der Linken«, Exit! — Krise und Kritik der Warengesellschaft, 4, Horlemann, Bad Honnef, 2007, p. 20.

[10] Ibid., p. 23.

[11] « Editorial », Cured Quail, Volume I.

[12] Robert Kurz, « Grau ist des Lebens Goldner Baum und grün die Theorie », op. cit., p. 25.

[13] Ibid., p. 21.

[14] Ibid., p. 27.

 

Tag(s) : #Fétichisme et Spectacle
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