Le problème de la religion du capital chez Walter Benjamin
Remarques critiques sur le fragment « Le capitalisme en tant que religion »
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Clément Homs
Walter Benjamin est l’auteur d’un fragment inachevé, « Le capitalisme en tant que religion »[1], qui est aujourd’hui au cœur de nombreuses discussions autour de la question du fétichisme de la marchandise. Nous nous pencherons ici sur le fait que Benjamin ne prend pas vraiment appui sur le concept marxien de fétichisme comme triple inversion réelle de la réalité, et semble davantage s’inscrire dans une continuité radicalisée du thème wébérien contenu dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, et ceci en restant marqué du sceau d’une critique toujours entichée d’une certaine forme de « réductionnisme phénoménologique » (Robert Kurz[2]). Même après avoir un peu « approfondi » le fameux chapitre sur le caractère fétiche de la marchandise dans Le Capital lors de la préparation du Livre sur les passages, Benjamin conservera une compréhension limitée, c’est-à-dire marxiste traditionnelle, du concept de fétichisme : une compréhension à dépasser.
Dans les quelques pages inachevées du fragment rédigées au plus tard en 1921, Benjamin affirme qu’il y a « une structure religieuse du capitalisme, non seulement, comme l’estime Weber, en tant que formation religieusement conditionnée [par le calvinisme donc], mais en tant que phénomène essentiellement religieux »[3]. Benjamin se réduit à faire du capitalisme une simple relation avec Dieu (une religion idolâtre), au travers de pratiques cultuelles permanentes (une « religion purement cultuelle » ; « tout en lui a un sens immédiat qu’en rapport à un culte »), un culte déterminé par la volonté d’un assouvissement impossible d’une culpabilité envers le Dieu (la religion capitaliste comme « premier cas d’un culte non pas expiateur mais culpabilisant »).
Car pour Benjamin l’analogie est vraiment prise au premier degré quand il écrit qu’ « il faut voir dans le capitalisme une religion, c’est-à-dire que le capitalisme sert pour l’essentiel à satisfaire les mêmes soucis, tourment, inquiétudes auxquels les religions nommées telles fournissaient autrefois une réponse ». À ses yeux, le phénomène religieux n’est pas une question de dogme, de théologie, d’« intérêt ‘‘supérieur’’, ‘‘moral’’ », mais c’est « un intérêt pratique le plus immédiat »[4]. C’est à ce niveau-là que Benjamin fait du capitalisme un « phénomène essentiellement religieux », il y a un système généralisé de culpabilité fondé sur « l’absence d’issue collective » spirituelle (c’est là la réappropriation très tôt chez Benjamin – dès le début des années 1920 ‒ de la thématique wébérienne du désenchantement du monde et de sa mise en crise de la « religion ») qui génère des « soucis » et le désespoir, entraînant alors le culte capitaliste culpabilisant et sans possibilité de « guérison ». Nous trouvons ici une forme de théorie fonctionnaliste qui présuppose la thèse wébérienne du monde désenchanté fait de désarroi, de doute, d’inquiétude et qui ne sait guère où il va : la religion répond à ces « soucis »[5], au travers d’un culte permanent. Et face à ces soucis, « le christianisme à l’époque de la Réforme n’a pas favorisé l’ascension du capitalisme, mais il s’est métamorphosé en capitalisme »[6]. On voit très bien le plan transhistorique sur lequel se place Benjamin : c’est un substrat religieux ayant toujours existé qui mute du christianisme au capitalisme en tant que religion. Pour répondre aux « soucis » déterminés à chaque fois différemment sur le plan historique, une translation s’opère du Dieu transcendant au Dieu terrestre, l’esprit passant des « saintes icônes des différentes religions » aux « billets de banque des différents Etats ». Benjamin l’exprime ainsi :
« ce système [le capitalisme] est pris dans l’effondrement d’un immense monument [il faut ici entendre le processus wébérien de désenchantement du monde, Nda]. Une immense conscience de la faute incapable de s’expier se saisit du culte non pas pour expier cette faute mais pour la rendre universelle, pour la marteler dans la conscience et enfin et surtout pour inclure le Dieu lui-même dans cette faute, pour enfin l’intéresser lui-même à l’expiation »[7].
Il y a une sorte de dialectique externe-interne qui est implicitement posée ici : d’un côté nous avons « une immense conscience de la faute » qui semble d’abord externe à la nouvelle religion capitaliste et qui « se saisit du culte » depuis l’extérieur, de l’autre ce culte (la religion capitaliste) permet de redoubler cette « immense conscience de la faute » en la rendant universelle et non expiatoire. C’est ici seulement que Benjamin fait une différence dans sa structure transhistorique de la fonctionnalité du religieux, entre le christianisme (pour lui le catholicisme) et « le capitalisme en tant que religion » (d’où ensuite le développement sur Nietzsche que l’on retrouve dans le fragment). Nous sommes dans le cadre de deux formes apparentées d’une continuité fonctionnelle. Cette nouvelle « religion » capitaliste fait de cultes sans dogmes, constitue un substitut de religion dans le monde sans religion, c’est un enchantement qui s’inscrit dans le procès même du désenchantement moderne au sens wébérien. C’est un désenchantement qui fait place à la fantasmagorie de la marchandise.
À la différence de Michael Löwy qui pense que « dans les écrits de Benjamin des années 1930, notamment le Livre des passages, cette problématique du capitalisme comme religion est remplacée par la critique du fétichisme de la marchandise et du capital comme structure mythique »[8] il me semble que c’est aller là un peu vite en besogne, car même dans les années 1930 le concept marxien de fétichisme reste mal compris par W. Benjamin – dans un sens toujours très phénoménologique et superficiel. Il n’est d’ailleurs en rien une « structure mythique » comme l’affirme Löwy sans lui en faire le reproche. Le problème général étant que le concept de fétichisme de Marx – au moins dans le premier chapitre du Livre I du Capital[9] ‒ est un peu plus complexe et se place comme dit Kurz, à un niveau d’abstraction plus profond que le plan où le situe Benjamin.
Le chapitre 5 du livre de Löwy, La cage d’acier s’intitule : « Le capitalisme comme religion : Ernst Bloch, Walter Benjamin et Erich Fromm lecteurs de Max Weber », et il serait intéressant d’y revenir par la suite. Löwy, comme souvent Benjamin quand il parle des « adorateurs », semble renvoyer toutefois le concept marxien de fétichisme « aux formes primitives de l’idolâtrie »[10] comme lui en fait le reproche Antoine Artous, ce en quoi il a raison mais à la condition que l’on conçoive le niveau le plus profond du fétichisme comme inversion réelle et non comme simple représentation inversée de la réalité (travers dans lequel semble retomber Artous lui-même[11]).
Le concept de « fantasmagorie » esquissé par Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle, est quoi qu’il en soit sans rapport précis avec l’usage que fait Marx de ce terme dans sa théorie du fétichisme quand il dit que la valeur est une « fantasmagorie ». Au travers de son projet de « rapporter les objets du livre […] à ce que Marx appelle le caractère fétiche de la marchandise », la méprise benjaminienne est que la notion de fantasmagorie qu’il ne cesse d’employer ne désigne pas ce que Marx appelait le caractère fétiche de la marchandise. Chez Benjamin, la marchandise comme fantasmagorie n’est que la surface de projection d’un mythe[12], d’une rêverie éveillée, d’une illusion, d’une adoration. La fantasmagorie est une chimère, une représentation nébuleuse qui passe pour la réalité, l’inscrivant surtout dans le cadre du monde imaginaire du capitalisme[13]. Walter Benjamin aplatit pauvrement le concept marxien de fétichisme en pensant que les rapports sociaux du travail se reflètent dans les caractères objectivés, réifiés des produits du travail – les marchandises – sous la forme d’une « fantasmagorie », mais perçue encore comme une simple illusion, un leurre, une tromperie, des « images magiques du siècle » (Benjamin, G.S., I, p. 1153), une simple représentation matérialisée de celles-ci sous la forme d’apparition dans les vitrines, les passages de verre, les expositions universelles.
De manière involontaire et sans trop voir le problème, Marc Berdet reprend à son compte cette méprise de Benjamin quand il compare au pied de la lettre le fétichisme à un spectacle de fantasmagorie comme il en existait au début du XIXe siècle (avec l’appareil du fantascope), mais où cette fois « les fantasmagories capitalistes, [apparaissent comme] sources d’un divertissement mythologique par les appareils les plus modernes qui distraient l’homme des supports concrets de son existence objective » (je souligne). Ici « le fantasmagore [c’est-à-dire celui qui anime l’appareil] [est] le bourgeois, les travailleurs étant la clientèle de ce genre de spectacle »[14]. Pour Benjamin note Susan Buck-Morss, le fétichisme ‒ sans s’apercevoir elle aussi de la méprise ‒, est « une fausse conscience illusoire, un inconscient collectif pour lequel la réalité revêt la forme distordue du rêve. […] Benjamin misait sur la force explosive des images dialectiques pour faire émerger l’individu de son état de rêve. », car à ses yeux « les images perçues sont des symboles de rêves »[15]. Dans le Chapitre X (« Marx ») du Livre sur les passages, on voit très vite que Benjamin est tributaire de l’interprétation tronquée du fétichisme faite par Karl Korsch qui est abondamment citée (le premier commentateur vraiment pertinent de cette thématique étant Isaak Roubine en 1923) [16].
Rolf Tiedemann qui a rassemblé et édité l’ouvrage sur les « passages », a bien relevé cette méprise de Benjamin au sujet de la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise (simple « superstructure culturelle du XIXe siècle en France »[17]). Il commente notamment le passage suivant : « La propriété qui s’attache à la marchandise pour lui donner son caractère fétiche, appartient à la société productrice de marchandises elle-même, non pas certes telle qu’elle est en elle-même, mais telle qu’elle se présente elle-même et croit se comprendre lorsqu’elle fait abstraction du fait qu’elle produit des marchandises »[18]. « Ce n’était guère la position de Marx poursuit Tiedemann, pour qui au contraire le caractère fétiche de la marchandise consiste en ceci que les caractères de leur travail apparaissent aux hommes tels qu’ils sont, ‘‘comme des rapports objectifs entre personnes et des rapports sociaux entre choses’’ ; la méprise du fétichisme de la marchandise apparaît dans l’analyse du Capital comme une méprise objective et non comme une fantasmagorie. Marx aurait été obligé de rejeter l’idée selon laquelle la société productrice de marchandises pourrait faire abstraction du fait qu’elle produit des marchandises autrement qu’en cessant de produire des marchandises et donc en passant à un degré supérieur de formation sociale. Il n’est pas difficile de montrer que Benjamin se méprend sur la théorie de Marx »[19]. On reste bel et bien dans le concept tronqué de fétichisme – comme une simple représentation inversée d’une « réalité vraie » - tel qu’il a été compris de manière superficielle par le marxisme traditionnel quand celui-ci n’était pas carrément ignoré.
Si on voulait « sauver Benjamin » on pourrait essayer de dire que sa réflexion se situe sur un autre plan d’abstraction que celui de Marx (le Marx ésotérique), un plan davantage superficiel et phénoménal – et nous pourrions dire qu’il s’intéresse surtout à l’expression visuelle que va prendre le fétichisme qu’il ne comprend pas fondamentalement. Mais sa compréhension du fétichisme est tellement limitée, qu’il vaut certainement mieux jeter le bébé avec l’eau du bain ‒ au mieux tout un travail consisterait à détourner de manière critique les analyses de Benjamin pour les remettre enfin sur leurs pieds.
[1] Nouvelle traduction du fragment dans W. Benjamin, Critique et utopie, Payot et Rivages, 2012, pp. 39-44.
[2] Robert Kurz, La Substance du capital, Paris, L’Échappée, 2019, p. 25-32.
[3] W. Benjamin, Critique et utopie, op. cit., p. 40, je souligne.
[4] Ibid., p. 44.
[5] À ce sujet W. Benjamin ne nous en dit pas suffisamment – ce sont évidemment de simples notes ‒ mais dans le même fragment on lit : « Les soucis : une maladie mentale qui est propre à l’époque capitaliste. Absence d’issue spirituelle (non pas matérielle) dans la pauvreté, dans l’état de vagabond – de mendiant -, de moine. Un état aussi dépourvu d’issue est culpabilisant. Les ‘‘soucis’’ constituent l’index de cette conscience coupable liée à l’absence d’issue. Les ‘‘soucis’’ naissent de l’angoisse de l’absence d’issue collective, non pas individuelle-matérielle » (ibid., p. 43).
[6] Ibid., p. 43.
[7] Ibid., p. 41.
[8] M. Löwy, La cage d’acier. Max Weber et le marxisme wébérien, Paris, Stock, 2013, p. 146. Il poursuit ainsi : « s’il y a des affinités entre les deux approches – par exemple dans la référence à des aspects religieux du système capitaliste -, les différences n’en sont pas moins évidentes : le cadre théorique est devenu clairement celui du marxisme ».
[9] Il est vrai que dans le Livre III du Capital Marx parle du fétichisme à un niveau plus phénoménologique, différent du niveau qu’il évoque dans le Livre I. Voir Anselm Jappe, « Un concept difficile : le fétichisme chez Marx », dans Jaggernaut n°1, Albi, Crise & Critique, 2019 ; A. Jappe, « Aliénation, réification et fétichisme de la marchandise » et « Le fétichisme et la valeur chez Lukacs et Adorno », dans Sous le Soleil noir du capital. Chroniques d’une ère de ténèbres, Albi, Crise & Critique, 2021.
[10] Et ce encore dans La cage d’acier, op. cit., p. 37.
[11] Voir le commentaire d’A. Jappe à ce propos, dans « Aliénation, réification et fétichisme de la marchandise ». Se reporter également à A. Artous, Le fétichisme chez Marx, Syllepse, 2006, notamment la partie « Religion, aliénation, fétichisme », p. 49-50.
[12] Horkheimer parlera de « mythologisation, d’une élévation au rang de divinités naturelles ; les lois du marché ne sont pas uniquement le jour, la nuit et le tonnerre [allusion aux personnifications des divinités] de l’époque victorienne mais la moira, le destin pur et simple », Max Horkheimer, Notes critiques, Paris, Rivages, 2009, p. 39.
[13] Jean-Marie Vincent défend W. Benjamin dans les termes suivants : « À cet égard on peut considérer comme particulièrement significatives et éclairantes les analyses sur la fantasmagorie de la marchandise qui déplacent et amplifient les développements marxiens sur le fétichisme de la marchandise dans le livre I du Capital. […] Benjamin, lui, tente d’aller plus loin en analysant le fétichisme comme lié à des processus d’enchantement aussi bien de la marchandise comme rapport social que des produits matériels. Il y a fantasmagorie dans la mesure où la marchandise est transfigurée et brille de façon ambigüe comme une promesse qui est à la fois tenue et non tenue. En effet la marchandise fascine, parce que les hommes projettent sur elle des images et des forces mythiques qui viennent de rêves éveillés. On pourrait penser que Benjamin s’aventure par-là sur une voie périlleuse, celle d’une conception psychologisante, voire hypnotique du fétichisme. Il n’en est rien, puisqu’il explique la fantasmagorie de la marchandise par l’appauvrissement ou la réduction de l’expérience dans la société capitaliste et de la modernité. Dans les rapports magiques ou religieux du monde [dans les sociétés prémodernes], il y avait une grande profusion de manifestations mimétiques, de mises en relations analogiques, de recherche de correspondances entre les hommes et leur environnement. Le langage lui-même, dans ses aspects poétiques, multipliait lui aussi les constructions analogiques sensibles et suprasensibles dans d’incessants rebondissements. Or, tout cela est profondément atteint par la rationalisation capitaliste, polarisée par la valorisation du capital et les modalités de calcul économique et de production de connaissances qui en découlent. Le désenchantement se fait ainsi dépoétisation du monde, et ce que Benjamin appelle le pouvoir mimétique (cf. Das Mimetische Vermogen in Schriften I, p. 507, 510) cherche à se frayer des voies et des issues dans de très mauvaises conditions en investissant le monde de la marchandise et de la valeur », in Max Weber ou la démocratie inachevée, op. cit., p. 233-234.
[14] Marc Berdet, « La relation base-superstructure chez Walter Benjamin. L’exemple de Grandville », p.4, Congrès international Marx actuel, 2007 : < http://actuelmarx.u-paris10.fr/indexc.htm >.
[15] Susan Buck-Morss, Voir le Capital, Paris, éditions Amsterdam, 2010, p. 67.
[16] Benjamin reprend la citation suivante de Korsch : « Korsch définit la plus-value comme ‘‘la forme particulièrement ‘‘bizarre’’ que revêt le fétichisme de la marchandise comme ‘‘marchandise force de travail’’ » (K. Korsch, Karl Marx, manuscrit II, p. 53, cité par Benjamin, Paris, capitale du XIX e siècle, op. cit, p. 676), voir aussi la troisième citation de la page 678. Benjamin rapporte (p. 683-684) cette citation de Adorno où le fétichisme y est encore conçu comme une représentation inversée de la réalité vraie : « Wisengrund la [la marchandise] définit ‘‘comme un bien de consommation qui ne doit plus en rien rappeler comment il est venu à naître. Il fait l’objet d’une opération magique par laquelle le travail qui y est accumulé apparaît comme surnaturel et sacré à l’instant même où l’on ne doit plus le percevoir comme travail’’ (T.W. Adorno, ‘‘Fragmente über Wagner’’, Zeitschrift für Socialforschung, VII, 1939, 1-2, p. 17) »
[17] Introduction de Rolf Tiedemann (qui a établi l’édition originale allemande), in Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, Les éditions du Cerf, 1989, p. 21.
[18] W. Benjamin, op. cit., p. 683.
[19] R. Tiedemann, in Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, op. cit., p. 23, je souligne.