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Entretien avec Robson de Oliveira 

La critique de la valeur au Brésil

 

En France nous avons pris connaissance de la critique de la valeur surtout à partir du milieu des années 2000, et à part le vaste résumé qu'en a fait Anselm Jappe dans Les Aventures de la marchandise et la traduction d'une grosse partie de l'œuvre de Moishe Postone, la situation de la réception de la wertkritik en France en est encore à ses balbutiements notamment parce qu'aucune œuvre majeure de Robert Kurz (1943-2012) n'a encore été traduite. Ce n’est seulement qu’en 2015 que nous aurons peut-être la traduction du Der Kollaps der Modernisierung de Kurz qui date de 1992… En regardant du côté du Brésil et du Portugal, on serait presque envieux de la situation de la réception de cette critique qui paraît beaucoup plus avancée ! C’est assez extraordinaire le nombre de traductions qui y paraissent (voir le site Obeco-Exit !). Comment s'est faite cette réception dans le monde lusophone depuis les années 90 et à ton avis quelles sont les raisons de cet intérêt ? 

Robson de Oliveira : La critique de la valeur arrive au Brésil au moment où le pays vit la turbulence des années post-dictature militaire. Ce qu'on appelle « la décennie  perdue » résonnait encore dans les années 90. À la turbulence brésilienne du début des années 90 s'ajouta la chute du socialisme de l'Est. J'ai l'impression qu'au sein de la gauche et des intellectuels de gauche tout ce contexte appelait à la réflexion – ce qui ne veut pas dire forcément radicale. Cela ne veut pas simplement dire que la critique radicale de la valeur doit ses débuts au Brésil à ce contexte, mais l'on sait maintenant que dans des endroits différents tels que São Paulo et Fortaleza il y avait des gens qui se posaient des questions. En tout cas, Der Kollaps a été traduit au Brésil un an après sa parution en Allemagne et des rééditions se sont succédé. À mon avis, celui qui a joué le rôle déclencheur pour introduire Kurz au Brésil, c'est Robert Schwarz, un intellectuel très respecté au sein de la gauche et du milieu universitaire. C'est lui qui publia un article dans la Folha de São Paulo (c'est dans ce journal que Kurz en viendra à écrire de longs articles jusque dans le milieu des années 2000), dans lequel il faisait l'éloge du livre qui venait de paraître en Allemagne. Cet article devint en quelque sorte la préface à la traduction brésilienne. Cela ne veut pas dire que les éloges de Schwarz suffirent à rendre ses lettres de noblesse à Kurz. Les polémiques soulevées par le livre ne pouvaient pas laisser la gauche intellectuelle indifférente, et Kurz fit l’objet de plusieurs débats au sein de l'université et fut la cible de plusieurs attaques également. En tout cas, le livre était lu, les professeurs, même ceux qui le critiquaient, diffusaient le livre. Je dirais que c'est d'une certaine manière ainsi que Kurz perça rapidement dans les cercles universitaires – dans les mouvements sociaux, il n'est pas toujours le bienvenu. Simultanément aux efforts de Schwarz – qui ne se réclame pourtant pas de la critique de la valeur –, il faut souligner ceux de Dieter Heidemann au sein du Laboratoire de Géographie Urbaine de l'Université de São Paulo, qui a joué un rôle fondamental dans la traduction, la diffusion et la discussion de l'œuvre de Kurz, ainsi que plus tard des gens autour d'un groupe de Rio de Janeiro appelé Antivalor. Il faut souligner aussi le rôle majeur joué aujourd'hui par les gens autour du site Obeco du Portugal, qui traduisent et diffusent beaucoup de textes en ligne. Dans un cadre non académique, le groupe Crítica Radical de Fortaleza a joué un rôle aussi important que singulier dans la réflexion et la diffusion de la critique de la valeur dans cette région. Aujourd'hui, les discussions autour de la critique de la valeur se font partout. L'engouement universitaire est peut-être moins important, mais, en plus des groupes qui se tiennent debout (comme à São Paulo, à Rio et à Fortaleza), d'autres cercles s'ouvrent. Je crois qu'il y a aujourd'hui plus d'une génération qui a lu Kurz. Il y a ceux qui soutiennent que ce n'était qu'une mode passagère, ceux qui mélangent les approches de la critique de la valeur avec des bribes du marxisme traditionnel, surtout en ce qui concerne la lutte des classes, et il y a aussi ceux qui veulent faire une critique de la valeur adaptée au contexte brésilien. Mais il y aussi ceux, surtout après le bref développement du Brésil ces dernières années, qui veulent mettre en question la théorie de la crise développée par Kurz à partir du Marx ésotérique. En fait, Kurz reste aujourd'hui un auteur incontournable dans les débats de gauche – même s'il n'est pas toujours bien compris. Le développement des dix dernières années au Brésil, soutenu par le boom des matières premières, a entraîné l'arrivée des rapports marchands partout où ils n'étaient que peu développés, ou mélangés à d'autres rapports non marchands. Ce qu'il faut souligner, c'est que le dualisme civilisation et barbarie n'est plus applicable au contexte des pays du tiers monde, notamment au Brésil. Développement de la civilisation veut dire barbarie – c'est le contexte brésilien actuel. Et les thèses de la Critique de la valeur ont beaucoup à dire sur la dialectique entre l'effort de développement soutenu par le capital fictif – et le pompement des matières premières et la transformation rapide e atroce de l'agriculture en agroindustrie – et la barbarie qui signifie en même temps la continuation de la forme sociale marchande.

Tu es toi-même originaire de Fortaleza, je crois, et tu y as côtoyé les activités du groupe Critica Radical qui se fonde depuis plusieurs années sur les analyses, notamment, de R. Kurz. Quelle est l'origine de ce groupe et au travers de quelles activités et luttes nos camarades brésiliens s'y organisent-ils ? 

R de O. : Le groupe Crítica Radical est né des mouvements sociaux issus de la lutte contre la dictature. Au départ, c'étaient des gens qui participaient à la lutte contre la dictature au sein des partis politiques. Je pense que le plus important, ici, c'est de raconter le début de la rupture avec le marxisme traditionnel. Le groupe a été toujours très actif dans les mouvements sociaux ouvriers – à un moment donné, le groupe détenait le contrôle sur des syndicats importants – mais aussi dans des mouvements de professeurs, de sans-abri et de gens affamés de province à cause de la sécheresse. Il ne faut pas oublier les actions au sein de l'Union des femmes – thème tabou au sein de la gauche de l'époque, pour laquelle il n'y avait pas de question féminine, mais seulement une question ouvrière. Le groupe a participé à quelques dizaines d'occupations de terrains en ville, ce qui enrageait les propriétaires qui attendaient la montée des prix. Dans ces occupations, le groupe essayait, en plus de chercher à organiser les gens pour la révolution, de créer des espaces propices à la discussion des formes d'auto-organisation et de solidarité, pour tenter de dépasser la stricte lutte pour un logement individuel. Mais ce n'était pas évident. Aussitôt les gens installés, les discussions perdaient de leur ardeur et la vie marchande l'emportait sur d'autres préoccupations. Mais la victoire venait de la lutte des gens en action, donc il fallait espérer. Une façon d'espérer était de se présenter aux élections. C'est comme ça que le groupe (qui participait aux partis, mais qui s'organisait aussi dans des partis clandestins) a obtenu des postes de députés, de conseillers municipaux, jusqu'à conquérir la mairie en 1985, dans une élection qui a rencontré une énorme participation populaire, et où la première femme de gauche était élue à la tête d’une mairie de capitale de province. À cette époque, le groupe était inscrit au Parti des Travailleurs tout en s'organisant autour d'un autre parti, mais clandestin. Le Parti des Travailleurs voulait, déjà à l'époque, gérer la ville de manière modérée pour faire preuve de responsabilité et pouvoir gagner les présidentielles. Mais le groupe voulait au contraire profiter de la situation de grande mobilisation et faire une gestion radicalement populaire. Cette vision des choses était farouchement attaquée par les médias, la droite, les riches, les chefs d'entreprise qui voulaient des avantages, et même par d'autres partis de gauche. Comment imaginer que la mairie fasse réaliser une BD racontant l'histoire des gens qui se révoltent contre leurs transports en commun en ruines, bondés, toujours en retard et très chers ? C'était quelque chose d'inimaginable. La droite, les médias et les entreprises privées qui contrôlent les transports y virent une incitation à la révolte. Comment l'État pouvait-il inciter à la révolte ? L'expérience à la mairie fut traumatique à cause des conflits avec les patrons et avec le PT, qui finit par expulser tout le groupe de façon expéditive, mais aussi à cause de la prise de conscience dans la pratique de ce que signifie la politique. Même à la mairie, le groupe continuait à faire des occupations de terrains et à participer aux syndicats, notamment celui du secteur de la métallurgie. C'est à partir des doutes survenus devant l'impossibilité de créer un gouvernement populaire pour gérer le capitalisme, la chute du mur de Berlin et l'expérience syndicale au sein des métallurgistes que le groupe a commencé un virage. À cette époque, la fin des années 80, l'industrie métallurgique dans notre ville a dû s'adapter aux standards de productivité mondiaux pour pouvoir exporter. La conséquence directe : le licenciement. Le débarquement de la technologie a chassé un nombre considérable d'ouvriers des entreprises. Ceux qui restaient devenaient plus réticents à faire grève. Tout ce contexte a finalement conduit à ébranler les certitudes du groupe. La voie choisie pour essayer de comprendre ce contexte historique de fin de la dictature à travers la conciliation, de désillusion face à la politique, de désillusion face au socialisme et de changements dans le procès de production qui économisaient du travail dans les secteurs où le groupe avait une implantation syndicale était celle de revenir aux textes de Marx. Dans cette relecture, c'est le texte des Grundrisse qui a particulièrement frappé le premier un des piliers du groupe, Jorge Paiva. À cette époque, ce livre était presque inconnu au Brésil (la traduction brésilienne vient de sortir, en 2011), surtout dans une ville provinciale comme la nôtre. Il y avait même des vieux communistes qui disaient que le livre n'existait pas, que c'était une création du groupe pour faire passer ses idées comme si c'étaient celles de Marx. Ce fut précisément le fragment sur les machines qui retint l'attention. L'idée d'une contradiction interne au capital, la compréhension du capital comme contradiction en procès permanent, l'idée donc d'une crise au sein de la forme de production de la richesse capitaliste, la valeur, au fur et à mesure que le travail mort se substitue au travail vivant, et la compréhension de ce remplacement comme le dernier acte de la société marchande a bouleversé les certitudes du groupe, qui a dû abandonner son interprétation de Marx, donc abandonner le marxisme. Comment comprendre qu'au lieu d'une révolution imminente menée par la classe ouvrière, c'est le capitalisme lui-même qui par sa logique interne entre en crise ? Ce n'était pas évident. Il a fallu quelques années pour digérer cette trouvaille. Mais la publication de l'Effondrement de la modernisation a accéléré les choses. La lecture de ce livre fut difficile, les concepts apportés par Kurz étaient assez étrangers à la lecture marxiste. À titre d’anecdote, dans une réunion d'étude du livre, où était prévue la présentation des éléments avancés par l'auteur, le groupe responsable de la présentation refusa de présenter ces idées considérées comme explosives pour toute la compréhension du capitalisme qu’avait le groupe. Après ce livre de Kurz, on a connu une époque où des textes de Kurz étaient publiés dans le journal Folha de São Paulo, des articles denses et très théoriques. Les années 90 furent des années de mûrissement de cette idée. Le groupe a noué des contacts avec des gens du Labur de São Paulo et, en 1999, on a fait la présentation du Manifeste contre le travail. Après, on a invité Anselm Jappe à venir présenter son Guy Debord et, en 2000, on a organisé un séminaire international intitulé La théorie critique radicale, le dépassement du capitalisme et l'émancipation humaine, auquel Kurz, Jappe, Postone, Heidemann, Trenkle et Lohoff ont participé. Plus de deux mille intéressés et curieux y ont participé. Depuis lors, le groupe connaît de plus en plus de ruptures. La sortie de la politique s'est faite en 1998, et après 2002 on n'était plus dans aucun syndicat. Toutes ces ruptures signifient également une diminution considérable du nombre des participants. Tout le monde n’a pas accepté la sortie de la politique ou des syndicats. On a connu un moment de radicalisation théorique et de retrait d'une praxis directe au début des années 2000. Depuis lors, on s'investit sur les discussions théoriques avec les gens des syndicats, des communautés créées sur les terrains qu'on avait aidé à occuper, dans les universités, etc. On fait des présentations de livres, des séminaires, des débats en place publique. Dernièrement, c'est Argent sans Valeur qui fait l’objet de nos discussions. La question en quelque sorte est la suivante : que faire de cette théorie qui apparemment n'a rien à voir avec la praxis sociale immédiate ? Notre effort se déploie pour que cette théorie critique dise son mot sur des problèmes de la société, qu'elle participe, dans la mesure du possible, au débat, sans jamais perdre sa radicalité. On ne peut pas imaginer que les gens ne vont jamais comprendre, que c'est trop compliqué et qu’ils ont juste besoin de manger et de se loger. Il faut que la critique de la valeur crée une tension avec cette société. C'est pourquoi on essaie de plus en plus de discuter avec les mouvements sociaux, sans vouloir faire office de médiation mouvementiste. On essaye de contribuer à un changement de la base théorique des mouvements sociaux, qui reste toujours marxiste traditionnelle, toujours dans le seul cadre de la lutte des classes. On participe aux grèves, quand il y a un espace possible de discussion, on participe à des mouvements écologistes, aussi, on anime également un mouvement de grève des électeurs. Quand on participe aux mouvements, on fait tout pour que notre position soit claire en ce qui concerne la critique du capitalisme. En tout cas, il est devenu presque impossible de voir un mot d'ordre contre le capitalisme dans les mouvements aujourd'hui. Ou alors c'est contre la finance, contre les riches tout court, ou contre une « élite ». Maintenant aussi on s'engage dans un projet de ferme communautaire. Le but, c'est de produire des choses ensemble et de distribuer les choses produites ensemble. L'idée, c'est que cette ferme contribue à une réflexion sur les rapports marchands en pratique, sans qu'elle soit un exemple de comment dépasser le capitalisme. L'idée, c'est qu'un mouvement qui prône la rupture ontologique avec la forme sociale marchande puisse aussi avoir un espace de partage autre que la discussion théorique. Donc, à la différence des fermes déjà existantes dans le monde, on veut que celle-là garde l'horizon de la critique radicale au lieu de vouloir vivre plus sainement dans le cadre d'une société malade.

Tu as évoqué l’« idée d'une contradiction interne au capital, la compréhension du capital comme contradiction en procès permanent », comme une nouveauté introduite par la découverte des Grundrisse. Or c’est une idée qui est déjà au cœur du Capital. Ce n’était donc pas une nouveauté en soi. Ne s’est-il pas agi alors d’une façon un peu différente d’appréhender cette contradiction ? Dans le contexte français de la fin des années 70, les Grundrisse – et surtout son « Fragment sur les machines » – ont connu une grande vogue, parce qu’ils semblaient fournir une base plus positive à l’activité politique. À une époque où les luttes de classes perdaient de leur lustre, il semblait possible de jouer sur la contradiction interne au capital, en investissant en quelques sorte le pôle de la « richesse matérielle ». Cette démarche inaugurée en Italie, après la plus forte contestation du travail qu’on ait jamais connue, a ensuite évolué, surtout sous l’influence des anciens opéraïstes comme Negri, vers une affirmation d’un pôle radical qui semblait reposer au sein du rapport social capitaliste, celui du General Intellect. Cet investissement qui évoluera vers une position quasiment pro-capitaliste a-t-il connu des équivalents au Brésil dans les années 90 et suivantes ? Et cette orientation ne rencontre-t-elle pas quelques résonnances avec certains débats et choix d’activité pratique au sein du groupe dont tu parles ? "

R. de O. : Il faut dire que le Brésil n'a pas vraiment connu une véritable discussion autour des Grundrisse et son fameux Fragment. Le texte était considéré comme une esquisse intéressante, mais une esquisse. J'ai l'impression que – mais je n'ai pu suivre un peu le débat qu'à partir des années 2000 – l'intérêt porté aux Grundrisse n'a jamais été systématique. On peut voir des articles un peu perdus dans l'amas de beaucoup d'autres thèmes censés être plus urgents, des références dans quelques livres après les années 1990. La traduction brésilienne/portugaise n'est sortie qu'en 2011, ce qui démontre  l'importance accordée au texte. Je ne suis pas un spécialiste et je ne peux pas dire que j'ai lu toutes les revues de gauche de l'époque, mais si on jette un petit coup d'oeil sur quelques-unes, la thématique des Grundrisse n'apparaît pas toujours et, lorsqu'elle apparaît, il y a le côté émancipation basé sur les forces productives libérées du joug du capital, l'apologie du General Intellect, mais aussi le côté mise en garde contre l'idée que le capitalisme œuvre à sa destruction, qu'il puisse s'écrouler sans la lutte ouvrière. Même quand il y a un engouement par rapport au « développement des individualités » grâce au développement de la machinerie, c'est normalement par rapport à la lutte de classes. Je n'ai pas l'impression que ce côté ait joué un rôle dans le changement de l'approche de la pratique politique. La gauche traditionnelle n'a jamais admis le dépérissement de la lutte de classes, parce que pour elle la lutte de classes est une dispute de classes comme l'histoire en a toujours connue. En plus, le contexte brésilien reste un contexte de combat, c'est la fin de la dictature, et la rentrée des partis dans la démocratie qui venait de naître était un indice de la croyance au changement par l'action populaire – les préoccupations théoriques de fond restaient secondaires. Et l'action politique menée par le groupe de Fortaleza était aussi un signe de cette croyance au mouvement – malgré les méfiances par rapport à la démocratie marchande. Je pense que le mérite du groupe de Fortaleza, s'il y en a, c'est de, depuis le début des années 1990, lire les Grundrisse, surtout le célèbre Fragment sur les machines, comme une réflexion sur la contradiction interne au capital, sur sa limite interne. Si on regarde un peu les thématiques abordées dans certaines revues brésiliennes de gauche de l'époque, on peut remarquer que les sujets de prédilection c'est plutôt l'impérialisme, la domination de la classe bourgeoise, la signification historique de la révolution d'octobre, le syndicalisme etc. Les thèses opéraïstes furent aussi l'objet de critiques de la part des marxistes brésiliens, mais toujours du point de vue d'une critique marxiste. Ce qui épouvante les marxistes, c'est la possibilité d'une mise en question du travail. Selon un marxiste traditionnel assez célèbre au Brésil, Ricardo Antunes, farouche défenseur de l'ontologie du travail, le plus important dans les Grundrisse, c'est que Marx prévoit la possibilité de l'émancipation par le biais des machines, parce que le développement des forces productives pourrait rendre le travail[!] moins pénible, moins fatigant et de plus en plus libre, autonome. Ce qui exprime son idée, plus que du romantisme du travail autonome grâce aux machines, c'est le désir inavoué de fonder la société sur les bases du développement capitaliste, seulement libérées de sa gestion irrationnelle. On voit l'ontologie du travail devenir assez vite ontologie de la valeur quand il dit, dans une interview sur les Grundrisse lors de la sortie de la traduction au Brésil, que la science et la technique ne sapent pas le travail dans la production de valeur. Un autre célèbre marxiste, Ruy Fausto, dans une analyse des Grundrisse datée de 1989 – l'écart entre les analyses est toujours frappante –, a le mérite de réfléchir sur la crise de la limite interne, mais toujours d'un point de vue de l'idéologie marxiste. Le point de départ de son article c'est la crise, ce qui est tout à fait remarquable pour cette période-là, mais il n'échappe pas à une vision politique de la crise qu'il analyse. Pour lui, sans vouloir réduire son article à cet aspect, les Grundrisse annoncent l'émergence d'un homme qui n'est plus un simple surveillant du processus de production, mais son maître. Pour lui, c'est la fin de la soumission du travail[!] au capital. Ce n'est pas par hasard qu'il considère la richesse concrète comme produite par le travail concret, et la richesse abstraite – la valeur – comme produite par le travail abstrait. Pour ce qui est du développement de l'auto-contradiction, c'est vrai qu'on peut la saisir dans le Capital, et on ne saurait défendre que ce n'est que les Grundrisse qui contiennent l'analyse de la crise de la limite interne. Bien évidemment, j'ai souligné les Grundrisse plutôt pour dire comment on a commencé à découvrir la critique de la valeur dans un processus qui a pris du temps. Kurz disait par exemple qu'il n'y avait pas eu pour lui de texte de départ, mais que c'était plutôt l'ensemble. Mais pour le groupe de Fortaleza, les Grundrisse sont le point de départ. C'est à partir de ce texte que l'on a relu le Capital d'un regard différent et on a pu remarquer que le développement de la contradiction était déjà dans le Capital, bien que de manière différente. Donc, en effet, c'est une façon différente d'appréhender la chose. Mais il ne faut pas non plus imaginer que les Grundrisse furent une révélation. Pendant plusieurs années, notre critique de la valeur resta mélangée à des bribes de marxisme traditionnel et, comme j'ai voulu l'exposer dans la question précédente, des années de mûrissement furent nécessaires et le sont encore. Pourquoi les Grundrisse furent-ils la porte d'entrée? Peut-être parce que la recherche a commencé par les textes inconnus ou méconnus, dont les Grundrisse. Mais peut-être aussi, je miserais sur cette possibilité, parce que dans le Fragment Marx est beaucoup plus clair sur le pouvoir de la contradiction de faire sauter le mode de production capitaliste. Comme le dit Kurz, dans Argent sans valeur, le Marx du Capital est moins incisif, la limite interne (la borne) apparaît de façon plus erratique que dans le Fragment. Peut-être qu'il y a au sein de notre groupe des gens pour qui le rôle des forces productives, un sujet assez problématique aussi dans les Grundrisse, n'est pas un sujet critiquement dépassé. Mais ce côté, disons, politique des Grundrisse n'est pas considéré comme une base pour une praxis sociale. Il faut aussi dire que le point commun, c'est idée selon laquelle la logique interne du capital sape sa propre existence, c'est l'analyse assez frappante et directe de cette implosion capitaliste que contiennent les Grundrisse. Il est tout de même intéressant de constater que les intellectuels brésiliens en général n'ont pas pris les Grundrisse selon ce prisme de la crise de la limite interne absolue. Apparemment, ils croyaient beaucoup plus, et croient encore, aux contre-tendances comme compensation. On peut imaginer que parler de la limite interne, d'auto-décomposition de la forme sociale capitaliste pourrait démobiliser les mouvements des travailleurs destinés à en finir avec le capitalisme ainsi compris comme éternel et périssable seulement si une attaque de l'extérieur vient à le battre en brèche. Beaucoup de critiques que quelques marxistes traditionnels brésiliens ont essayé de faire par rapport au concept de crise de la critique de la valeur reprochait à celle-ci son abandon de l'idée de révolution au profit d'une conception de la crise vouée à la démobilisation de la classe ouvrière. Ce qui dérange le plus dans la critique de la valeur, et cela saute aux yeux chez beaucoup d'intellectuels brésiliens, c'est le manque de sujet révolutionnaire, le fait que la critique de la valeur souligne des aspects qui n'ont pas de débouchés pratique immédiats – d'après les intellectuels mouvementistes. Ils ne voient de pratique possible que dans la lutte pour la division de la richesse marchande, que dans la lutte pour dérober la richesse de la classe des capitalistes. Pour eux, c'est la pratique la véritable théorie – parfois, n'importe laquelle – c'est la pratique qui donne le sceau d'authenticité à toute théorie. La critique radicale de la valeur, avec son concept de crise et sa critique de la forme-sujet, démobilise, selon les mouvementistes.

 Mars-avril 2015. Entretien avec Robson de Oliveira réalisé par Clément Homs et Vincent Roulet

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