Ce texte est paru dans le journal français « L'Humanité », le 7 septembre 2000.
Utopie négative
Robert Kurz
Les temps sont révolus où les hommes avaient parfois encore honte d'oser ne penser qu'à leur propre valeur marchande et à celle de leurs produits. Secrètement, sans bruit, en douceur, chaque individu s'est métamorphosé en « homo economicus », ce qui n'était autrefois qu'une pure idéologie de la doctrine de l'économie politique. Quand cela a-t-il réellement commencé ? L'absurde « marchandisation de la conscience » est originairement et fondamentalement un postulat du mode de production capitaliste. Mais il aura fallu un long développement pour qu'il apparaisse naturel à chacun de s'évaluer seulement en tant que marchandise. Le capitalisme d'après-guerre a introduit pratiquement les deux présupposés de l'apparition de ce stade final : la colonisation du « temps libre » par l'automobile ; l'éclatement de la famille fordiste (papa, maman, deux enfants, l'auto, le chien...) et l'atomisation de l'individu en unité postmoderne - monade autoérotique avec ordinateur et portable.
Dans les années quatre-vingt-dix, ces deux tendances ont fusionné pour donner naissance à un nouveau type de socialisation qui pousse l'adaptation de la personnalité au marché à ses limites. Pour les nouvelles « générations », l'économie d'entreprise, le « travail » et le « temps libre personnel » sont devenus des moments indifférenciés, comme le sont le moi et le monde. Dans une certaine mesure, nous avons affaire à un individu technologique hautement concurrentiel qui, tendanciellement, régresse à un niveau d'ego de nourrisson. Même si cela devait passer pour un lieu commun, cela est particulièrement observable dans cette espèce de bouillie « high-tech » du capitalisme Internet : les « employés » de la nouvelle économie sont prêts à travailler 24 heures sur 24 en même temps qu'ils acceptent les salaires les plus bas. Ils s'identifient complètement avec l'entreprise, ses activités, ses produits, même si leurs contenus sont sans intérêt.
On pourrait considérer l'existence de ces nouvelles formes de conscience comme simple curiosité, si elles n'étaient le produit de transformations structurelles de la société tout entière. La lente mais inexorable pression de la concurrence pousse un nombre d'hommes de plus en plus grand à des extrémités telles qu'ils essaient de s'identifier à leur existence marchande (souvent précaire) et à l'exigence qu'ils doivent vouloir eux-mêmes s'y soumettre et s'y accrocher en tant que personnes. Les institutions officielles de « l'économie de marché et de la démocratie » accompagnent un tel développement par l'organisation de campagnes de grande envergure. En RFA [Kurz continue à parler avec cette terminologie pour montrer les nombreux échecs de l'unification allemande, dix ans après la chute du Mur], depuis quelques années, une action concertée du gouvernement et des partis politiques, des banques et des caisses d'épargne, des grandes entreprises et des chambres patronales, des municipalités et de l'administration scolaire, est entrée en vigueur ; ses trois angles d'attaque sont la formation pratique, l'administration de l'état de crise et le lavage de cerveau.
Le but poursuivi est celui de l'utopie négative : il s'agit de fabriquer un « homme nouveau », dont toute la vie serait déterminée par les critères de l'économie d'entreprise. Ces exigences fondamentales sont sans cesse martelées aussi bien aux individus qu'aux institutions par une propagande de masse sans équivalent : le « marché » comme destin et comme chance, le « marché » comme unique contenu de vie et comme identité, le « marché » comme incontournable. Il ne doit plus exister aucune « revendication », ni culturelle ni sociale, adressée à l'État ou à la société, mais uniquement la « responsabilité personnelle » face à la dictature économique. Le mendiant à la rue comme le service public doivent se considérer comme « entrepreneurs ». Du musée jusqu'à l'hôpital, on doit chercher à se vendre et à faire de l'argent. Tous les rapports sociaux doivent être réduits à leur simple expression de demande et d'offre, tous les rapports humains métamorphosés en « rapports marchands ».
Au centre de cette campagne, il y a l'école. Que des jeux de Bourse prennent une part de plus en plus importante dans les contenus d'enseignement est encore assez inoffensif. Plus grave est la mise au point, dans le système d'enseignement, de programmes propageant « l'esprit d'entreprise ». Dès l'enfance, on gave les jeunes des conceptions et façons de voir de « l'entrepreneur », illustrées par des « histoires merveilleuses » de succès de teen-agers. Cette espèce de magie frelatée fait penser au douteux culte du héros, l' « Homme de marbre » du socialisme d'État. Doit se sentir mal tout enfant ne pouvant s'adapter à un tel mode de pensée. Il existe déjà des classes entières où l'on simule la création d'entreprises, les entrées d'entreprises en cotation boursière, les mouvements du marché. Mais avant tout, l'école elle-même est lâchée sur le marché de la « liberté d'entreprise ». Le sponsoring occupe toujours plus de place. L'interdiction de la publicité a déjà été abolie dans plusieurs Länder. Celui qui s'est déjà habitué à la transformation des murs, cahiers d'écoliers et halls d'entrée en surfaces publicitaires, n'y trouvera rien d'autre que lui-même, transformé, comme le sont déjà les stars du sport, en pantin vivant pour réclame. L'utopie de l' « homo economicus » ne peut triompher qu'en développant des formes pathologiques dans la société. Le caractère agressif des campagnes actuelles conduit à ces résultats que des hommes dont les représentations sont irréelles, sont plongés dans une violence aveugle.
Texte traduit de l'allemand par Gilbert Molinier.
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