Ce texte est là pour être discuté. Il contient certainement beaucoup de raccourcis dont l’explicitation demanderait un travail commun de recherche. C’est essentiellement autour de questions de vocabulaire que ce texte s’organise, un peu comme un dictionnaire.
Chacune des notions suivantes sont des points d’entrées pour aborder la critique politique et la sortie de l’économie. L’ordre d’exposition n’a pas je crois tellement d’importance. Ainsi on n’est pas obligé de commencer par le premier point (travail abstrait), bien que cela soit peut-être le plus important.
1) Le travail abstrait
2) La qualification des « alternatives »
3) L’analyse du don face à une critique de l’échange
4) La critique de l’écologisme
5) La propriété d’usage
6) La subsistance
1) Le travail abstrait
Dans cette notion de « travail abstrait », le caractère abstrait n’est pas dans le contenu du travail. Par exemple, le boulanger exerçant à son compte effectue un travail abstrait, bien que son activité et son produit soient éminemment concrets.
La notion de travail abstrait se rapporte à la forme que prennent les activités sous le capitalisme. Cette forme fait que toutes les activités peuvent se rapporter les unes aux autres. Elles possèdent un étalon commun et unique exprimé en quantité d’argent (mais cela pourrait être en quantité d’autre chose, des heures, des points de vie, des tickets de rationnements, cela ne changerait rien à la logique).
En tant que travail abstrait, le travail du boulanger n’est possible que parce qu’il a su se conformer à des paramètres économiques extérieurs [1]. Et c’est en prenant la forme d’un travail abstrait que le travail du boulanger peut entrer dans une formulation marchande incluant ces paramètres (pour se représenter la chose, on peut se figurer un plan de trésorerie ou un bilan comptable).
Autrement dit, ce qui dans la société capitaliste « décide » des possibilités du travail boulanger n’est pas le fruit d’une décision collective en tant que telle, mais le résultat d’alignements réciproques entre un grand nombre d’agents économiques sur la base de leurs travaux abstraits. On peut parler d’ « automatisme » à condition de préciser qu’il ne s’agit pas de facilité mais d’un mouvement d’ensemble échappant aux personnes bien qu’elles y participent.
Postone (2009) écrit donc que c’est le travail lui-même, de par sa forme abstraite spécifique au capitalisme, qui fait office de médiation sociale. Les travailleurs entrent en relations les uns les autres, non pas sur la base de leurs produits (selon un principe de spécialisation et de division social du travail), mais sur celle de leurs travaux abstraits (selon le principe d’un équilibre comptable d’ensemble intégrant des quantités de travaux abstraits).
De ce tableau fait du travail contemporain, on pourrait déduire que la réponse serait un volontarisme politique, de façon à ce que la coordination des travaux de chacun se fasse en connaissance de cause (sur le principe d’un conseil ouvrier par exemple). Cependant actuellement nous ne savons pas « faire de la politique » autrement que dans l’économie.
La critique du travail abstrait n’amène pas en elle-même une forme politique nouvelle. Mais elle est à mon sens cohérente avec une lutte contre le travail, plutôt qu’une lutte du travail contre le capital. Ces formes de résistance ont été décrites dans l’article « le sabotage comme sortie de l’économie » (SDE, n°1). Si elles font partie du mouvement ouvrier, ce n’est que de manière non officielle et illégitime. Il s’agit pourtant de compétences ordinaires chez tout travailleur sachant préserver sa santé.
Le mouvement de la lutte des classes n’a pas su interroger ce qui dans le travail abstrait le limitait. Notre époque semble plus propice à cette interrogation, en partie du fait qu’un grand nombre d’activités économiques n’ont plus qu’un rapport très lointain avec une quelconque utilité sociale (il apparaît alors mieux que la seule épreuve de justification à laquelle elles sont soumises est celle de leur gestion comptable).
2) La qualification des « alternatives »
De quelle économie les alternatives autoproclamées sont-elles des alternatives ? Il y a deux façon de voir cela :
a. La problématique de l’encastrement de l’économie . Pour lutter contre les excès de l’économie devenant autonome par rapport aux besoins des vivants, il s’agit alors de réintégrer les échanges marchands-monétaires dans la socialité quotidienne. Il en découle une vision de l’économie « normale », comme faite de réciprocité par les échanges, du droit d’accès de tous au marché (local) et d’une monnaie au service de tels échanges. Cette économie normale s’oppose à l’économie pathologique, comme faite d’inégalités sociales criantes, de « privatisation des profits et socialisation des pertes », de destruction de l’environnement naturel et des liens sociaux. Dans cette optique, les alternatives sont celles qui se situent dans l’économie normale idéalisée. Je propose de qualifier ces alternatives les « alternatives d’encastrement » (un peu lourd ?), afin de bien les lier à une vision de l’économie normale comme idéal à atteindre.
b. La problématique de la sortie de l’économie . Il s’agit de vivre ensemble en dehors de l’économie. Il en découle une vision de l’économie plus exigeante, car elle doit tenter de caractériser rigoureusement l’économie. L’objet de cette réflexion n’est donc pas de chercher les conditions politiques d’une économie harmonieuse. Par ailleurs, il ne s’agit pas non plus de chercher les conditions d’une société harmonieuse. Dans cette optique les alternatives sont celles qui se situent en dehors de l’économie. Je propose de qualifier ces alternatives d’ « alternatives de subsistance », afin de les définir positivement, plutôt qu’uniquement par opposition à quelque chose (il faudrait néanmoins discuter ce terme de subsistance). Au final, on ne peut vraiment pas dire que ces alternatives sont plus « radicales » que les alternatives d’encastrement : leur projet est différent (mais encore faut-il l’expliciter), leurs difficultés et les critiques qu’on peut leur faire également.
Il faut noter qu’en s’auto-qualifiant d’« alternatives », une activité, un projet, une entreprise se placent d’emblée dans une espace public, donc soumis à la critique. L’absence de critique ne signifie pas forcément que ces alternatives sont vraiment des alternatives. Au contraire, elle peut signaler la faiblesse de cet espace public, l’absence de lieux de débat et de publications portant sur ce thème.
3) L’analyse du don face à une critique de l’échange
On peut schématiquement distinguer la production de biens de leur circulation, tout en faisant attention aux implications d’un tel schéma.
Si le travail abstrait est un premier point d’entrée à la critique de l’économie, la circulation des biens par l’échange monétaires-marchand en est un autre. L’article « les communautés entre elles » (SDE n°3) montre le biais que constitue la naturalisation de l’échange comme seul mode de passage du proche au lointain. Ce biais conduit à opposer l’économie pathologique soit à une économie rendue normale parce que relocalisée (avec l’idée d’emplois non délocalisables), soit à une sortie de l’économie comme recherche d’autarcie rurale. Cela participe de l’idée que la seule façon de faire circuler des biens entre inconnus est que ces biens prennent la forme de marchandises. Les seules façons de lutter contre une économie totalisante sont alors soit de relocaliser l’économie, soit de « revenir » à une autarcie démonétarisée rendant l’échange marginal par rapport aux activités d’autoproduction. Dans les deux cas on laisse dans l’angle mort le monde moral commun (quel que soit sa dimension) servant d’appui à de tels échanges. En particulier, l’article de SDE montrait que la généralisation de l’échange exigeait une formulation morale cohérente à l’endroit des personnes comme des choses.
En raison de l’insuffisance de ce schéma assimilant l’échange au global, une partie de la réflexion sur la sortie de l’économie peut donc consister à documenter ou à inventer des modes de circulations de large portée (c’est-à-dire non limité au local et au domestique) mais non échangistes.
Dans cette optique, une première critique peut être est apportée au don, en tant qu’il se distingue insuffisamment de l’échange (cf. l’ambiguïté de la notion du contre-don, popularisée par Mauss en soutien des politiques sociales et opposé au don charitable, Weber, 2007). Le don ne présente donc pas d’alternative à l’échange dans des situations favorisant l’explicitation d’une contrepartie. C’est plutôt le foisonnement des liens qui empêche cette explicitation, et c’est cela qui caractérise la forme-don par rapport à l’échange (Latour, Callon, 1997). Cependant ces liens sont fréquemment critiqués à cause de la dépendance qu’ils créent à un groupe, de la fermeture de ce groupe sur l’extérieur (c’est le cas de Jappe, 2009) ou bien à cause des liens interpersonnels inégalitaires à l’intérieur de la chaîne des dons (critique classique du don aristocratique, reprise par Alain Testart dans Critique du don).
Si l’on prend cette critique au sérieux, cela signifie que le don en lui-même n’est pas suffisant pour s’opposer au paradigme comptable-échangiste sur lequel s’appuie l’État social pour à la fois corriger les inégalités et maintenir le travail abstrait comme seule forme de participation aux activités.
Le foisonnement des liens, propice au format du don, ne s’opposent pas tant à l’économie (qui ne saurait se passer du don), qu’il s’oppose à l’échange, dans sa forme juridique idéale (transaction ponctuelle entre inconnus égaux sans attaches). Reste qu’à un premier niveau, le don permet d’élargir les limites normales du domestique, ce qui peut permettre à certaines conditions d’avantage d’autonomie matérielle. Mais non seulement ces conditions ne sont pas évidentes, mais il ne paraît pas raisonnable de faire porter sur les « communautés de base » (familiales ou plus) le poids d’un espoir de sortir de l’économie.
4) La critique de l’écologisme
Les alternatives de subsistance rencontrent directement la thématique écologiste de par l’attention à la fragilité des conditions de subsistance dans les sociétés industrielles. Mais elles se différencient d’elle sur l’analyse des causes et sur la vision d’une sortie de crise. Le souci de l’environnement et des non-humains, faute d’être précisé, ne porte pas en lui-même d’alternative à la rationalisation économique [2]. A l’opposé de l’écologisme, on peut dire que l’économie n’est pas un « simple voile » posé sur la relation des humains avec le monde, mais le biais à partir duquel ces relations s’opèrent au nom des humains mais sans eux. L’écologisme ne sait qu’ajouter de nouvelles délégations par lesquelles il espère piloter à distance et à grande échelle de nouveaux êtres ou phénomènes à prendre en compte. La notion de travail abstrait rejoint ici notre propos : c’est la réification des activités humaines par la gestion économique, plutôt qu’une gestion défaillante, qui est le principal obstacle à la prise en compte des limites matérielles.
A la place de l’écologisme qui ne rompt pas avec les paradigmes gestionnaires et scientifiques (la lutte pour/contre les OGM devenant alors une guerre intestine à l’intérieur de la Science), peut-on formuler la mise en commun des vivants dans un même projet, en tant qu’ils construisent leurs conditions d’existence les uns sur les autres ?
5) La propriété d’usage
La notion de propriété d’usage permet de critiquer la marchandisation des biens sans sous-entendre comme réponse une communalisation maximaliste des biens. On peut en effet remettre en question l’opposition souvent faite entre la « propriété privée » et la propriété collective (ou la socialisation des biens), sous prétexte que le lien des choses aux personnes serait l’assise juridique spécifique au capitalisme. Vu sous l’angle d’une critique de l’économie, le problème de la propriété dite privée, mais qui est plus précisément privative et marchande, est le caractère marchand des relations entre les choses et les personnes (dont la condition est de déconnecter l’usage de la propriété). La notion de propriété d’usage permet la prise en compte des nécessaires attaches entre choses et personnes, sans renoncer à une critique du mode d’appropriation de ces attaches par l’argent. Une propriété d’usage par définition ne peut se transférer contre une somme d’argent (ce qui laissent ouvertes les façons dont on peut construire et transmettre ce type de propriété).
La notion de propriété d’usage permet d’éviter un autre écueil. Certaines objections à la thématique de la sortie de l’économie se fondent sur l’idée implicite que les choses sont moins importantes que les humains. Est alors développée une critique de l’économie qui met l’accent soit sur la vie « politique » où des humains vivent uniquement entre eux et détachés des biens (avec l’idée de « remettre l’humain au centre »), soit sur la transparence des liens entre les humains et une Nature (dénonçant soit les artifices technologiques et politiques, soit la relativité des opinions humaines face à une Nature objective). A l’opposé de ces différents registres, on peut penser qu’il ne faut pas laisser à l’économie le monopole des discours et des pratiques portant sur les relations des hommes aux produits de leurs activités. La notion de propriété d’usage permet de remettre l’usage au centre de la réflexion, en l’extrayant suffisamment du paradigme de la valeur. En cela, la notion de gratuité paraît moins pertinente, d’abord parce qu’elle s’adosse aux catégories de pensées marchandes qu’elle ne fait qu’inverser superficiellement, et ensuite parce qu’elle développe la vision irréaliste d’une absence de familiarité des humains à ce qu’ils font ou aux choses qu’ils font. Ce glissement de la critique de la marchandise vers la critique de la familiarité avec les choses est assez fréquent omniprésent dans les formes politiques de gauche, ce qui est en partie justifié par le glissement possible du « régime de familiarité » (Thévenot, 1994) vers la thématique fascisante ou nationale. Il convient de se frayer une voie entre les deux !
6) La subsistance
La notion de subsistance permet d’opposer un terme à la notion de marchandise, sans pour autant réhabiliter la valeur d’usage face à la valeur d’échange. En effet, la notion de valeur d’usage (ou de richesse matérielle) est critiquable à plusieurs titres. Elle contient d’emblée une dimension abstraite qui une simple inversion de la notion de valeur d’échange. La valeur d’usage réduit ainsi les choses à une fonctionnalité tout aussi fétichisée que la valeur d’échange. Dans ce fétichisme, les objets sont des ressources prêtes à l’emploi qui contiennent en elle-mêmes leur utilité. On oublie alors l’effort d’appropriation par lequel le monde et la personne s’ajustent réciproquement. De plus, la notion de subsistance contient le principe d’une différenciation entre le nécessaire et le luxe, offrant un angle critique face aux logiques de développement retournant l’exploitation en richesse. Bien entendu le périmètre de ce qu’est la subsistance n’est pas fixé, bien que chacun puisse aisément se figurer que les domaines touchant à l’alimentation, la santé, le soin en font partie.
Auteur : Deun.
Références citées
- Bernard Charbonneau, Le Feu Vert. Autocritique du mouvement écologique, éditions Karthala, 1980.
- Anselm Jappe, « Examen critique de l’ouvrage de Michéa, L’empire du moindre mal », lien web
- Bruno Latour, Michel Callon, « « Tu ne calculeras pas ! » ou comment symétriser le don et le capital », Revue du MAUSS semestrielle, n°9, 1997 lien PDF
- Moshe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuit, 2009 [trad. 1993].
- René Riesel, Jaime Semprun, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, 2008, Encyclopédie des nuisances.
- « Le sabotage comme sortie de l’économie », Sortir de l’économie, n°1, 2007. lien PDF
- « Les communautés entre elles », Sortir de l’économie, n°3, 2009. lien PDF
- Alain Testart, Critique du don. Etude sur la circulation non marchande, 2007, Editions Syllepse.
- Laurent Thévenot, « Le régime de familiarité. Des choses en personnes », Genèses, 1994, n°17.
- Florence Weber, préface de Essai sur le don de Marcel Mauss, 2007, PUF.
Notes :
[1] "Je soutiens que le temps socialement nécessaire de travail est d’une part simplement une déclaration descriptive - combien de temps cela prend pour produire un gadget, par exemple - et d’autre part il décrit une contrainte. Si vous ne produisez pas le gadget dans les paramètres du temps socialement nécessaire de travail, vous n’avez pas produit la valeur décidée par ces paramètres. Il me semble qu’il est le deuxième moment, obligatoire, qui devrait être l’objet de la critique. Parce que nous n’allons pas simplement supprimer le temps constitué par la formation sociale capitaliste - le temps newtonien du temps historique - la question est si ce serait possible pour le temps d’être traité comme descriptif, plutôt qu’abstraitement normatif et obligatoire. Il me semble que la tâche est d’essayer et de démonter les deux.", Postone, « Repenser la théorie critique du capitalisme » : conférence/débat de Moishe Postone. lien web
[2] La dénonciation de l’écologie politique comme menant à une « sur-organsiation » de la société a été faite par Charbonneau (1980) puis plus récemment par Riesel, Semprun (2008)