collection « Cahiers Libres, 2001.
Décédé en 2004, Jean-Marie Vincent fut des philosophes français à l’école de Marx qui ont cherché avec constance à ouvrir des voies nouvelles face aux impasses du marxisme orthodoxe qui dominait non seulement le PCF mais également les divers courants trotskistes. Chez lui, la recherche théorique n’a jamais été séparée de l’action politique. Militant d’une tendance trotskisante du PSU, il a fini par rejoindre la LCR en compagnie de Denis Berger, Christian Leucate et Jacques Kergoat (ce dernier deviendra aussi l’un des fondateurs de la « Fondation Copernic »). Il rompra avec la LCR au début des années 80, à la suite de nombreux désaccords dont le moindre ne fut pas le soutien de la direction de la LCR à l’invasion soviétique de l’Afghanistan, en 1979. Son ouvrage majeur, Critique du travail, est paru en 1987. J-M. Vincent a été fortement marqué par la « théorie critique » (l’école de Francfort de Horkheimer et Adorno) ; cette proximité explique aussi l’attention qu’il a portée à l’œuvre de Max Weber, notamment dans un ouvrage intitulé Max Weber ou la démocratie inachevée (éditions du Félin, 1998). Concernant l’œuvre de Marx, il met l’accent sur la question du fétichisme et sur la critique du travail abstrait et il développe des thèses assez proches de celles que l’on retrouve dans la Wertkritik (la critique de la valeur) dont les travaux d’Anselm Jappe et Moishe Postone sont des représentants marquants.
Un autre Marx est un recueil d’essais et d’interventions couvrant une assez large période et il est bien dommage que l’éditeur n’ait pas cru bon de le mentionner – sauf en trois occasions. Ainsi l’article « Comment se débarrasser du marxisme » avait été publié dans les actes du premier « congrès Marx International » qui s’était tenu en septembre 1995. L’article sur Ernest Mandel parut d’abord dans la revue Critique Communiste de l’hiver 1994-1995. D’autres essais consacrés à l’URSS datent de 1982 et 1983. L’introduction situe le problème posé : nous sommes dans une période où le marxisme semble définitivement obsolète et où, cependant, la théorie de Marx est d’une actualité brûlante. Le développement des médias et des échanges du capital aboutit à ce que « le réel devient en quelque sorte le double de son dédoublement ». Les « effets hallucinatoires » de la marchandise, brillamment analysés par Guy Debord atteignent aujourd’hui à une radicalisation dont la grande crise financière ouverte en 2007 avec la crise des « subprimes » pourrait constituer une autre illustration saisissante. Pour comprendre ce dont il s’agit, on devrait faire fonds sur la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise. Or, cette théorie n’a été « retenue par personne », dit J-M. Vincent, même du vivant de Marx. Le seul ouvrage qui discute sérieusement des questions soulevées par Marx n’est pas l’œuvre d’un marxiste ; c’est la Philosophie de l’argent de Georg Simmel, un livre effectivement remarquable que J-M. Vincent remet justement en lumière. L’incompréhension de Marx s’exprime d’abord dans l’économisme dominant chez la plupart des marxistes. Mandel, par exemple, dont J-M. Vincent souligne les qualités révolutionnaires et les « élaborations théoriques remarquables » (p.220) a échoué à construire un marxisme révolutionnaire à la hauteur de notre époque parce qu’il est resté prisonnier des élaborations d’Engels, et a toujours voulu construire une « économie marxiste » concurrente de l’économie bourgeoise et devant affirmer face à elle sa supériorité scientifique – voir justement de Mandel, le Traité d’économie marxiste. J-M. Vincent rappelle qu’au contraire Marx s’est placé d’emblée sur le terrain de la « critique de l’économie politique » et non sur celui de la construction d’une nouvelle économie politique « révolutionnaire ».
En quoi consiste cet économisme du marxisme ? D’une part dans la détermination par l’économique (en dernière instance, pour reprendre une expression d’Engels particulièrement appréciée d’Althusser), d’autre par l’identification de la contradiction principale comme la contradiction entre le développement des forces productives et le maintien des rapports de production. De ces deux thèses découle une apologie du travail : les travailleurs sont les représentants des forces productives et donc naturellement voués à réorganiser la société sur de nouvelles bases, les capitalistes n’étant plus que des parasites et le mode de production capitaliste engendrant le chaos et l’irrationalité. J-M. Vincent démonte cette idéologie qui, d’une part, idéalise la classe ouvrière en négligeant complètement les difficultés extrêmes qu’ont les travailleurs pour se saisir de leur propre réalité de classe en vue d’une réorganisation totale des rapports sociaux, et, d’autre part, a interdit de percevoir ce qui était en cause dans l’économie étatisée de l’URSS et des autres pays dits « socialistes ».
Comment mieux résumer le propos de l’auteur que par le titre de l’avant-dernier essai : « comment se débarrasser du marxisme ? » Se débarrasser du marxisme mais pour retrouver les intuitions et les analyses lumineuses de Marx. J-M. Vincent rappelle que Georges Sorel, repoussé par le dogmatisme du marxisme orthodoxe avait appelé à un « retour à Marx ». J-M. Vincent cependant se méfie du « retour à » : « Il ne faut toutefois pas s’y méprendre, s’il faut revenir à l’œuvre de Marx, ce n’est ni pour qu’elle fournisse des réponses avant qu’on lui pose de nouvelles questions, ni pour qu’elle fournisse un cadre de référence invariable et rassurant. L’œuvre de Marx doit être interrogé, de façon iconoclaste, irrespectueuse, sans lui accorder de privilèges particuliers. Marx, en effet, ne peut être complètement innocent des fourvoiements du marxisme. » (p. 229) Programme théorique que je partage pleinement.
Au total, un ouvrage riche qui peut donner une bonne introduction à la pensée d’un auteur en marge des grands courants et du marxisme orthodoxe et du marxisme universitaire, mais qui développe une pensée forte et originale.
Denis Collin