Retranscription des Rencontres du café des décroisseurs berrichons le 25 mai 2011
Je vais essayer de justifier en quelques mots l’invitation que nous avons faite à Serge Latouche et Anselm Jappe pour ces rencontres du café des décroisseurs berrichons à l’Ecole des Beaux-Arts de Bourges.
Serge Latouche que nous avons le plaisir d’accueillir dans notre ville, est connu bien sûr pour être un des penseurs du mouvement de la « décroissance ». Mais c’est depuis une quarantaine d’années qu’il critique le « développement » en tant que tel, c’est-à-dire une vaste idéologie occidentale qui naît après la Seconde guerre mondiale dans le contexte de la guerre froide[1]et dont l’idéologie du « développement durable » n’est que l’ultime avatar contemporain. Pour autant, dans le cadre de ces rencontres nous ne voulions pas l’inviter sur ce thème bien connu. Ce que l’on connaît moins chez Serge Latouche, c’est qu’il a enseigné de manière critique durant toute une carrière à l’université, l’épistémologie des sciences économiques, c’est-à-dire la manière dont ces sciences construisent leur objet et le cadre général de leur réflexion. En se penchant de manière critique sur les fondements épistémologiques de ces sciences économiques, ce franc-tireur atypique dans la tribu des économistes qui s’est lié à l’aventure de la Revue du M.A.U.S.S. (le mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), s’est rendu compte que l’ensemble des présupposés de l’économie était finalement très mal assuré. Nourri de la lecture de grands anthropologues du XXe siècle dont nous parlerons, il en est venu à mettre en doute la théorie substantiviste de l’économie chez Karl Polanyi[2], et en 2005 dans un ouvrage intitulé L’invention de l’économie[3], il a élargi et systématisé la critique de la naturalité, de la transculturalité et de la transhistoricité de l’objet même que se donnaient pourtant à penser les économistes depuis le XVIIe siècle : l’économie.
Qu’est-ce qu’au juste que « l’économique », se demande-t-il ? Est-ce que l’objet même de la réflexion des économistes n’est pas plutôt une « trouvaille de l’esprit », une invention des économistes, l’émergence historique d’un imaginaire qui nous a désormais colonisé l’esprit et nos vies ? La vie économique que nous menons aujourd’hui et qui nous apparaît comme étant la base naturelle de toute vie humaine et le fondement depuis la nuit des temps de toute vie sociale, existait elle véritablement dans les sociétés précapitalistes ? Le travail, l’échange de marchandises, l’argent, la raison utilitaire, les fonctions biologiques du corps individuel, le rapport métabolique de l’homme à la « nature », la distinction entre la nature et la culture, la production de marchandises et leur consommation, les « besoins » individuels même dits fondamentaux, l’imaginaire économique qui nous habite fait de rareté et de maximisation des coûts, etc., sont-ils de véritables invariants anthropologiques qui seraient nicher au fondement de la structuration de toute vie sociale ? Suite à d’autres auteurs comme Louis Dumont, ou de manière moins directe, Jean Baudrillard, il a développé cette idée que les sciences économiques développaient finalement de manière artificielle leur propre objet de réflexion. Toute son œuvre va ainsi être marquée par ce profond mouvement de dénaturalisation de l’économie.
Notre deuxième intervenant est lui aussi directement lié à cette thématique. Anselm Jappe est philosophe, nous avons déjà eu le plaisir de l’accueillir en 2010 dans le cadre de ces rencontres pour une réflexion autour de la critique marxienne de la valeur[4]. Comme un ensemble d’auteurs issus de cette mouvance, Anselm Jappe est souvent arrivé à des conclusions très proches de celles de Serge Latouche sur l’émergence historique de l’économie comme forme particulière de vie sociale spécifiquement liée aux rapports sociaux capitalistes. Avec des différences bien sûr qui nous serons probablement exposées dans le cours des exposés et de nos échanges, mais il y est toutefois arrivé à partir d’un tout autre cheminement intellectuel. Anselm Jappe a participé avec tout un ensemble d’auteurs comme Robert Kurz, Norbert Trenkle et Roswitha Scholz en Allemagne ou Moishe Postone aux Etats-Unis[5], à une relecture d’une partie de l’œuvre de la maturité de Karl Marx. Une relecture notamment au travers d’une définition qui se veut rigoureuse des catégories de l’économie qui sont en même temps des formes de vie sociales, telles que la marchandise, le travail, l’argent ou la valeur. Cet espace de discussion a une filiation théorique très particulière parmi les marxismes du XXe siècle. Ces théoriciens font partie d'un courant minoritaire, l’hégéliano-marxisme. Ils ont développé leurs œuvres et reformulations de la théorie critique du Marx de la maturité (contenue dans deux ouvrages, les Grundrisse et Le Capital), au travers des lectures de théoriciens marxistes restés souvent inconnus du marxisme français et plus encore du marxisme orthodoxe voire même hétérodoxe, à quelques rares mais notables exceptions près (Jacques Valier, le milieu de la revue Critique de l’économie politique dans les années 70, Jean-Marie Vincent, et à sa suite Antoine Artous…). Pour n’en citer que quelques-uns, György Lukacs, Isaac Roubine, Evgueni Pashukanis, Theodor Adorno, Hans-Jurgen Krahl, Alfred Sohn-Rethel, Lucio Coletti. Mais il faut aussi penser à des théoriciens engagés dans une relecture philologique très poussée de l'oeuvre du Marx de la maturité, comme Roman Rosdolsky, Hans-Georg Backhaus, Helmut Reichelt, etc. Cette mouvance de discussion qui tente de repenser une théorie radicale de la société capitaliste, notamment en recentrant la théorie sur les concepts de fétichisme objectif et de travail abstrait, voire de « sujet automate » (Marx) (voir le lexique marxien progressif), on l’appelle habituellement la « critique de la valeur ». Critique de la valeur, parce qu'elle se décentre de la lecture réductrice, simplement sociologique et économiciste, en termes seulement de classes et de rapport travail/capital, qu'a représenté le marxisme traditionnel dominant. Ce mouvement de décentrement (qui ne nie pas l'importance du niveau des classes constituées par le capital), cherche alors à aller plus en profondeur dans ce qui est le noyau social de la forme de vie sociale capitaliste-marchande, en attaquant directement les formes sociales de base du capitalisme.
Entre les œuvres de nos deux intervenants, il y a comme une résonance qui se fait continuellement entendre, deux pensées qui peuvent donc se rencontrer sur de nombreux points pour discuter. Nous voulions justement ce soir leur poser quelques questions. Si l’économie est pour eux une invention historique finalement assez récente, comment alors fonctionnaient les sociétés pré-économiques, c’est-à-dire précapitalistes ; comment s’est inventée historiquement cette économie dans la pratique comme dans la réflexion ; et puis dans le cadre d’une réflexion vers un futur différent de celui sans avenir contre lequel vient déjà s’écraser la société moderne, comment alors penser l’impensable et réaliser l’improbable, comment selon le mot de Serge Latouche « sortir de l’économie »[6].
[2] Serge Latouche, dans l’annexe « En-deçà ou au-delà de l’économie », de son livre, La déraison de la raison économique, Albin Michel, 2001.
[3] Serge Latouche, L’invention de l’économie, Albin Michel, 2005.
[4]Le texte de cette rencontre a été publié dans son ouvrage Crédit à mort (Lignes, 2011), sous le titre « Décroissants, encore un effort… ! »
[5]Anselm Jappe a publié Guy Debord. Essai (Denoël, réédition en 2001), Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur (Denoël, 2003), avec Robert Kurz, Les habits neufs de l’Empire. Remarques sur Negri, Hardt et Rufin (Lignes et Manifestes, 2003), L’avant-garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord (Lignes et Manifestes, 2004), et dernièrement Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques (Lignes, 2011). Sur la critique de la valeur on pourra aussi se reporter en Français au Manifeste contre le travail du groupe Krisis (Lignes, 2002), à l’ouvrage de Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx (Mille et une nuits, 2009), ou encore au recueil de textes de Robert Kurz récemment publié, Vies et mort du capitalisme. Chroniques de la crise (Lignes, 2011). Une bibliographie complète et de nombreux textes sur la critique de la valeur sont disponibles sur le site < http://palim-psao.over-blog.fr/ >
[6]C’était là le titre d’un article de Serge Latouche dans le magazine Politis « Réinventer la gauche. Sortir de l’économie », le 9 janvier 2003. Mais dès 2001 dans l’important chapitre «En deçà ou au-delà de l’économie : retrouver le raisonnable » de son livre La déraison de la raison économique (Albin Michel), Serge Latouche critiquait fortement l’ensemble du courant dit du substantivisme économique porté par Karl Polanyi. C’est ainsi que désormais le formalisme des économistes bourgeois, le substantivisme comme le fonctionnalisme postmarxiste d’un Maurice Godelier étaient tous trois à dépasser vers un au-delà de l’économique. Autour de ces réflexions et de la théorie de la double nature du travail que l’on retrouve dans la critique de la valeur, quelques individus ont créé en 2007 une revue intitulée Sortir de l’économie. Bulletin critique de la machine-travail planétaire, dont quatre numéros sont sortis (http://sortirdeleconomie.ouvaton.org/). Plusieurs des participants à cette revue sont à l’origine de cette rencontre à Bourges.