Robert Kurz
Il n’est pas de sauveur suprême : n’attendez rien d’un Léviathan
Thèses pour une théorie critique de l’Etat, 1° partie
A l’époque néolibérale de l’économie des bulles financières, l’intervention étatique semblait ne plus jo uer de rôle. Cependant, la nouvelle qua lité de la crise capitaliste a ramené l’Etat au centre des contradictions. Pour la critique sociale radicale, la théorie de l’Etat est devenue une question brûlante. Dès son titre, la critique par Marx de l’économie politique donne comme partie essentielle la question de l’Etat et la sphère politique qu’elle détermine. Mais précisément sur ce point, l’exposition par Marx dans Le Capital resta inachevée. Le marxisme du mouvement ouvrier, devenu historiquement obsolète, est lui aussi l’héritier, l’expression et la conséquence de ce déficit. D’un autre côté, la nouvelle constitution théorique de la critique de la dissociation-valeur reste en-deçà des exigences de porter la critique du capitalisme à la hauteur de l’époque présente, tant qu’elle focalise la transformation théorique sur les catégories économiques du « travail abstrait » et de la forme-valeur, sans y intégrer de manière fondamentale leurs rapports à la question de l’Etat. Le texte qui suit entreprend de traverser tous les aspects essentiels de l’Etat moderne et de sa réflexion théorique. Afin de lui donner le caractère d’une intervention dans le feu de l’actualité, qui pourtant ne néglige pas d’argumenter de manière systématique, on a choisi pour ce texte la forme d’une série de thèses. Les citations limitées à ce quelles ont de plus nécessaire ne sont indiquées que comme dans un essai, par le nom de l’auteur et le titre du texte cité. Etant donné que même sous la forme de thèses, l’ampleur du texte aurait débordé l’espace d’un numéro de la revue, il paraîtra en deux parties. La première partie esquisse d’abord la problématique de départ donnée par l’actualité, et l’importance de définir une théorie de l’Etat. Dans le contexte qui voit la « richesse » abstraite » se développer historiquement comme une fin en soi, on soumettra alors à une critique fondamentale la question de la constitution de l’Etat moderne et la manière dont elle est pensée chez Hobbes, Rousseau, Kant et Hegel, une constitution liée au caractère androcentrique des catégories politiques et économiques, et au problème du pouvoir mondial. On montrera la manière dont la pensée bourgeoise est restée en-deçà de sa propre apologie d’une « volonté générale » transcendantale, et que le mouvement ouvrier, dans une vision de l’émancipation à courte vue comprise comme « intégration sociale », a repris l’ « héritage » de la raison capitaliste des Lumières au lieu de s’en libérer. En conclusion de la première partie, on analysera les fragments ambigus qu’on trouve chez Marx et Engels sur la théorie de l’Etat. La deuxième partie, qui paraîtra dans le numéro 8 de Exit !, continuera cet examen critique en passant par les théories de gauche sur l’Etat, et jusqu’au structuralisme et au post-opéraïsme, ce qui permettra de constater la mise en place d’une « resocial-démocratisation » de la gauche radicale. Ce qui apparaîtra comme décisif pour une reformulation de la critique de l’économie politique, ce sera le rapport entre théorie de l’Etat et théorie de la monnaie, dont la réflexion ramène aux problèmes de la crise et de la critique des catégories.
Avec Gramsci sur des chemins de traverse
Une critique contextualisée des marxismes « gramsciens »
Des parties non négligeables des théorisations de gauche se situent « avec Gramsci sur des chemins de traverse », mais ses catégories sont reprises aussi dans différents champs de la praxis sociale, ainsi dans la « lutte pour l’hégémonie dans la société civile ». C’est une raison suffisante pour que la théorie critique-dialectique aborde ce développement. L’article qui suit a pour objet d’établir une première introduction critique aux marxismes gramsciens. Le but du mode choisi, établir des comparaisons, c’est d’une part de présenter les points nodaux et les discontinuités théoriques vis-à-vis des propres thèses de Gramsci, et d’autre part de constituer une critique déployée des prémisses d’une pensée avec Gramsci. D’abord on étudiera Gramsci lui-même, et on relèvera en particulier les aspects strictement historicistes et politistes de son œuvre. Ces tendances sont aussi les points d’accès pour une continuation divisée de la « philosophie de la praxis » : d’un côté, avec le « néo-gramscianisme » dans l’Economie Politique Internationale, on analyse une tradition plus ou moins historique-analytique et solidement enracinée dans les discours scientifiques, mais qui est en revanche philosophiquement faible. A l’opposé, on trouve la théorie de l’hégémonie « postfondationnaliste », due avant tout à Laclau/Mouffe. Cette théorie, par le biais d’éléments poststructuralistes, s’élève au niveau d’une philosophie sociale et tente, par des voies propres, de constituer une logique politique de l’hégémonie, en quoi sont perdus des pans importants des fondements d’une critique matérialiste. Pour conclure, on résume la critique que l’on peut opérer dans une perspective de la critique de la dissociation-valeur.
Une affaire interne.
A propos de l’Etat comme présupposé non théorisé de la rationalité économique du XX° siècle, et de son rôle dans la théorie néo-libérale
Ce texte prend le contre-pied de l’opinion largement répandue selon laquelle le néolibéralisme serait de la propagande pour une sphère économique aussi dégagée que possible de l’Etat, sans préoccupations social-politiques. Au contraire, les phantasmes de résolution de crise focalisés sur l’Etat, qui au cours de la crise financière sont violemment entrés au centre du débat, sont pris comme l’occasion de prouver que l’Etat moderne n’est pas seulement la violence monopolisée visant à la régulation des formes économiques, même chez les apologètes du capitalisme qui se définissent eux-mêmes comme libéraux. Au cours du XX° siècle, il est même plutôt devenu une affaire interne aux sujets, et interne aux formes économiques fétichistes elles-mêmes. Pour une part, cette réalité objective a été ouvertement propagée dans l’histoire du néocapitalisme et de l’ordocapitalisme1 -- ce à quoi la critique de gauche du néolibéralisme reste largement aveugle. Et pour une autre part, elle est apparue comme un retour des présupposés refoulés de l’ordre social idéalisé sous ces formes elles-mêmes – ce que la critique perçoit encore moins. On en donnera doublement la preuve, d’abord à partir des catégories des sciences économiques du XX° siècle qui ne sont pas spécifiquement néolibérales, mais qui se présentent comme purement objectives (« niveau de prix », « pouvoir d’achat », « produit social » et « conjoncture »), et ensuite à partir de la logique conceptuelle interne de la conception spécifiquement néolibérale de ce qui est « loi », « ordre », « liberté » et « concurrence ». Le texte s’achève sur un bref résumé de ce qui se développe après la fin de la crise (qui fut décidée par un consensus tacite) ; on jugera que le débat autour de l’affaire Sarrazin2 en est un résultat.
Le chemin de fer et l’Etat
Cet article suit le développement du chemin de fer en Allemagne, depuis l’étatisation sous l’Empire, jusqu’à la mise en oeuvre de sa privatisation. Après qu’il se fut révélé qu’il était irréalisable pratiquement de constituer une entreprise strictement capitaliste privée, le chemin de fer fut transformé en un monopole capitaliste d’Etat. A ce titre, il lui a été imposé de travailler de manière rentable, mais aussi, d’un autre côté, d’effectuer, en tant qu’élément de l’infrastructure d’Etat, des tâches qui cependant, pour cette raison, ne pouvaient être sources de profits. Ainsi en allait-il en particulier des objectifs militaires stratégiques, qui avaient conduit à l’étatisation du chemin de fer dans l’Empire Allemand. Tandis que le chemin de fer, en tant que moyen de transport industriel, était tout d’abord sans concurrence, le trafic automobile, depuis la crise économique mondiale au milieu du XX° siècle, était délibérément encouragé par l’Etat. Et l’on s’en tient fermement à ce cours, en dépit de tous les problèmes sociaux et dommages écologiques – comme le montrent les plus récents programmes de conjoncture.
De l’éthique contre la crise
Cette contribution a pour objet le débat éthique qui s’est violemment engagé depuis le début de la crise financière à l’automne 2008, en particulier en Allemagne. Dans le cadre d’un examen de l’argumentation centrale de l’éthique économique moderne, on montrera son conformisme. D’abord, elle présuppose sans le dire les catégories de base de la socialisation capitaliste comme si elles étaient des données naturelles. Ensuite, elle nie que la dynamique capitaliste du développement et des crises montre une logique propre, comme « procès sans sujet », une logique dont pâtissent les bonnes volontés de n’importe quel sujet. Un regard sur les propositions pratiques de célèbres théoriciens de l’éthique économique montre que toutes ces propositions reviennent à des appels à l’Etat, pour qu’il impose à l’économie capitaliste de s’orienter vers un « bien commun ». Pour conclure, on esquisse ce « bien commun » que l’Etat capitaliste est en mesure d’imposer grâce à ses moyens de coercition : la soumission des exigences de mener une vie humaine digne aux contraintes de la valorisation de la valeur. (En cela, le débat autour de l’affaire Sarrazin est la continuation logique du discours tenu sur l’éthique.)
« Le grand jeu, sinon rien »
L’identité postmoderne(-mâle) entre obsession différentialiste et repli sur la théorie marxiste-vulgaire. Une réplique aux critiques de la théorie de la dissociation-valeur
Dix ans après la publication de son livre Das Geschlecht des Kapitalismus [Le sexe du capitalisme], qui va être prochainement réédité, Roswitha Scholz revient sur des objections centrales qui ont été formulées à la théorie de la dissociation sexuelle (critique de la dissociation-valeur). C’est le cas pour Fritjof Bönold, un auteur du magazine de Vienne Streifzüge, présenté comme exemple d’une attitude négative affirmée vis-à-vis de la théorie de la dissociation-valeur. Sous un titre ironique qui fait référence au slogan publicitaire d’un grand organisme touristique, on discutera et on réfutera des points de cette critique qui resurgissent constamment : apparemment, on peut présenter la valeur sans la dissociation, mais inversement (prétend le raisonnement), on ne peut pas présenter la dissociation sans la valeur. De cette manière, l’entendement logique-positiviste se convainc d’entrée de jeu que la valeur, en tant que véritable origine, remporte la victoire, et que la dissociation se révèle n’être qu’un processus dérivé. On pose d’autres questions comme celles-ci : la dissociation n’est-elle pas un reste précapitaliste qui au fond, ne joue aucun rôle dans la formation du capital ? La dissociation-valeur est-elle un principe fondamental qui traverse tous les domaines, ou se réduit-elle à la séparation moderne entre sphère privée et sphère publique ? Est-ce que la théorie de la dissociation-valeur ne part pas naïvement de l’idée qu’il y a deux sexes naturels ? Qu’a-t-elle à dire sur ce qu’on appelle l’hétéronormativité ? Est-ce qu’elle ne néglige pas les différences entre les femmes, et la différence entre les hommes ? Est-elle seulement en mesure d’établir des rapports historiques entre ces niveaux différents que sont le niveau économique, le niveau culturel-symbolique et le niveau socialpsychologique ? L’auteur examine à fond ce catalogue de questions rhétoriques, et montre qu’au fondement de ces critiques, il y a une interprétation bourgeoise-positiviste de la théorie à laquelle la pensée dialectique, que pour sa part la théorie de la dissociation-valeur prend en compte, est complètement étrangère. Une lecture uniquement philologique de Marx ou d’Adorno, et des « évidences » postmodernes non théorisées peuvent alors avoir pour résultat un amalgame éclectique dans le cadre de l’universalisme androcentrique. Mais si le rapport hiérarchique entre les sexes ne joue aucun rôle fondamental, ni dans le corpus théorique de Marx, ni dans les théories sociales bourgeoises, il faut qu’une théorisation innovante « au-delà de Marx » parte vers de nouveaux rivages ; toujours en connaissant la tradition et en sachant quelles sont ses conditions historiques.
1 Il s’agit de ce qu’on appelle l’ordo-libéralisme allemand (Wilhelm Röpke), né dans les années 1930 en réaction au planisme et au libéralisme classique. Aux yeux des ordo-libéraux, le maintien de l’ordre concurrentiel n’est pas naturel et doit constituer un objectif de politique économique parce que le marché est une construction historique qui ne fonctionne que grâce à des règles.
2 Il s’agit de l’ « affaire » du livre de Thilo Sarrazin, qui a publié un ouvrage, devenu rapidement un best-seller, dans lequel il dénonce les dangers de l’immigration musulmane.